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Cass. ass. plén., 25 juillet 2025, n° 24-84.071

COUR DE CASSATION

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Rejet

Cass. ass. plén. n° 24-84.071

24 juillet 2025

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.

2. Dans le cadre d'une enquête préliminaire diligentée par le parquet de Paris, il a été constaté que M. [Y] [K], dit [Y] [K], ayant la double nationalité française et syrienne, était visé par les sanctions de l'Union européenne à titre personnel en tant que gouverneur de la Banque centrale de Syrie, poste qu'il avait occupé de 2011 à juillet 2016, avant d'être ministre de l'économie et du commerce extérieur jusqu'en avril 2017.

3. Selon l'arrêt attaqué, des montages financiers mis en place par M. [K] pour contourner les sanctions et soutenir le régime ont été mis à jour. En outre, il aurait été établi une coopération entre la banque centrale syrienne et la société impliquée directement dans la conception et le développement de l'arme chimique au profit du gouvernement syrien.

4. M. [K] a été mis en examen le 20 décembre 2022 des chefs de complicité de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre, blanchiment du produit de tels crimes et participation à des groupements formés en vue de la préparation de tels crimes. Il a été placé sous contrôle judiciaire.

5. Par requête du 20 juin 2023, M. [K] a sollicité l'annulation de sa mise en examen.

Examen du moyen

Enoncé du moyen

6. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a rejeté la requête tendant à l'annulation de la mise en examen de M. [K] et a dit n'y avoir lieu à annulation d'un acte ou d'une pièce de la procédure, alors « que la coutume internationale s'oppose à ce que les agents d'un État, en l'absence de dispositions internationales contraires s'imposant aux parties concernées, puissent faire l'objet de poursuites devant les juridictions pénales d'un État étranger, pour des actes relevant de l'exercice de la souveraineté de l'État ; qu'il n'appartient qu'à la communauté internationale de fixer les éventuelles limites de ce principe, lorsqu'il peut être confronté à d'autres valeurs reconnues par cette communauté, et notamment celle de la prohibition des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité ; qu'en l'état actuel du droit international, de tels crimes, quelle qu'en soit la gravité, ne relèvent pas des exceptions au principe de l'immunité de juridiction ; que, pour juger que monsieur [K] ne pouvait se prévaloir de l'immunité fonctionnelle reconnue aux agents d'un État étranger devant les juridictions françaises et rejeter en conséquence sa requête en nullité, la chambre de l'instruction, après avoir constaté que les faits reprochés au mis en examen constituaient des actes relevant de la souveraineté de l'État Syrien et qu'ils avaient été prétendument commis dans l'exercice des fonctions de gouverneur de la Banque centrale de Syrie qu'il occupait (arrêt attaqué, pp.14-16), a retenu qu'en vertu d'une interprétation évolutive du droit des immunités, les crimes de guerre et crimes contre l'humanité constituaient une exception justifiant d'exclure monsieur [K] du bénéfice de l'immunité fonctionnelle à laquelle il pouvait prétendre (arrêt attaqué, pp. 17-18) ; qu'en faisant de la sorte application d'une exception au principe d'immunité de juridiction qui n'est pas consacrée à ce jour par la communauté internationale, la chambre de l'instruction a violé les principes de droit international relatifs à l'immunité de juridiction des États étrangers. »

Réponse de la Cour

7. La question de la compétence de la juridiction est préalable à celle de l'immunité. Or, la question de la compétence de la juridiction française pour connaître de faits de complicité commis à l'étranger par un Français est discutée lorsque, comme en l'espèce, l'auteur principal est de nationalité étrangère.

8. L'article 121-6 du code pénal dispose que le complice de l'infraction sera puni comme auteur. Il convient par conséquent d'énoncer que les dispositions combinées des articles 689 du code de procédure pénale, 113-6 et 121-6 du code pénal permettent de retenir la compétence des juridictions françaises pour connaître d'actes de complicité, commis à l'étranger, par une personne de nationalité française, même si l'infraction a été commise à l'étranger par un auteur principal étranger.

9. L'immunité pénale de juridiction procède de l'égalité souveraine des États.

10. Elle s'applique devant les juridictions nationales. Le principe de l'immunité ne peut être opposé devant les juridictions internationales, dont les statuts écartent expressément toute immunité, et qui agissent au nom de la communauté internationale.

11. L'immunité de juridiction fonctionnelle, distincte de l'immunité personnelle, est reconnue aux agents de l'État agissant dans l'exercice de leurs fonctions. Elle n'est pas limitée dans le temps et subsiste après la fin des fonctions.

12. La Cour de cassation a jugé que la coutume internationale qui s'oppose à la poursuite des États devant les juridictions pénales d'un État étranger s'étend aux organes et entités qui constituent l'émanation de l'État ainsi qu'à leurs agents en raison d'actes qui relèvent de la souveraineté de l'État concerné (Crim., 23 novembre 2004, pourvoi n° 04-84.265, Bull. crim. 2004, n° 292 ; Crim., 19 janvier 2010, pourvoi n° 09-84.818, Bull. crim. 2010, n° 9).

13. Réaffirmant sa jurisprudence, selon laquelle la coutume internationale s'oppose à ce que les agents d'un État, en l'absence de dispositions internationales contraires s'imposant aux parties concernées, puissent faire l'objet de poursuites, pour des actes entrant dans cette catégorie, devant les juridictions pénales d'un État étranger, elle a ajouté qu'il appartient à la communauté internationale de fixer les éventuelles limites du principe d'immunité, lorsqu'il peut être confronté à d'autres valeurs reconnues par cette communauté. Elle a énoncé qu'en l'état du droit international, le crime de tortures et actes de barbarie, quelle qu'en soit la gravité, ne relève pas des exceptions au principe de l'immunité de juridiction (Crim., 13 janvier 2021, pourvoi n° 20-80.511, publié au Bulletin).

14. Si la Cour de cassation a ainsi admis la possibilité d'exceptions au principe de l'immunité de juridiction fonctionnelle, elle n'en a jamais concrètement reconnu. Elle a statué dans des espèces qui ne concernaient ni des crimes contre l'humanité ni des crimes de guerre.

15. Le présent pourvoi pose la question de savoir si, en droit international, l'immunité de juridiction pénale fonctionnelle connaît des exceptions lorsque les faits poursuivis constituent des crimes internationaux par nature, tels un génocide, des crimes contre l'humanité ou des crimes de guerre.

16. La communauté internationale a pour objectif le renforcement de la lutte contre l'impunité en ce qui concerne ces crimes, lesquels sont caractérisés par des actes contraires aux valeurs, normes et principes juridiques fondamentaux reconnus par ladite communauté et menacent, selon les termes du préambule de la Convention portant statut de la Cour pénale internationale, signée à Rome le 18 juillet 1998, « la paix, la sécurité et le bien-être du monde ».

17. Cet objectif de lutte contre l'impunité, combiné au principe de responsabilité pénale individuelle, a conduit la communauté internationale à rechercher un juste équilibre avec le principe de l'égalité souveraine des États, en vue de concilier divers droits protégés par le droit international, soit, d'une part, celui de l'État de l'agent, consistant en la protection de toute ingérence étrangère des fonctions accomplies par ses représentants, d'autre part, celui de l'État du for, tenant à son pouvoir de juger les crimes internationaux.

18. Ainsi, la chambre d'appel du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, dans un arrêt du 29 octobre 1997, a énoncé que les responsables de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre ne peuvent invoquer l'immunité devant les juridictions nationales ou internationales, même s'ils ont commis ces crimes dans le cadre de leurs fonctions officielles (TPIY, chambre d'appel, arrêt du 29 octobre 1997, Le procureur c/ Blaskic, affaire IT-95-14-AR 108 bis, § 41).

19. Si la Cour internationale de justice, dans son arrêt Immunités juridictionnelles de l'État du 3 février 2012, a relevé qu'en l'état actuel du droit international coutumier, un État n'est pas privé de l'immunité pour la seule raison qu'il est accusé de violations graves du droit international des droits de l'homme ou du droit international des conflits armés, elle a tenu à souligner qu'elle ne se prononçait que sur l'immunité de juridiction de l'État lui-même devant les tribunaux d'un autre État et a réservé la question de savoir si et, le cas échéant, dans quelle mesure, l'immunité peut s'appliquer dans le cadre de procédures pénales engagées contre un représentant de l'État (CIJ, arrêt du 3 février 2012, Immunités juridictionnelles de l'État (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant), § 91)).

20. Diverses juridictions nationales étrangères ont écarté l'immunité fonctionnelle dans le cas de crimes internationaux.

21. Le Tribunal fédéral suisse a écarté l'immunité fonctionnelle d'un ancien ministre de la défense accusé de crimes de guerre et d'actes de torture, en retenant qu'il est généralement reconnu que l'interdiction des crimes graves contre l'humanité, notamment en cas de torture, a un caractère coutumier (Tribunal fédéral, arrêt du 25 juillet 2012 - BB.2011.140).

22. De même, la Cour fédérale de justice allemande, dans son ordonnance du 21 février 2024, a énoncé que l'immunité fonctionnelle générale des agents publics ne s'applique pas aux crimes de droit international, et ce indépendamment du statut et du rang de l'auteur. Elle a relevé que l'exclusion de cette immunité fonctionnelle en cas de crimes internationaux fait partie de l'acquis indubitable du droit international coutumier (Décision BGH 21.02.2024 - AK 4/24, Rn. 53).

23. Par ailleurs, en 2009, l'[3] a adopté une résolution sur l'immunité de juridiction de l'État et de ses agents en cas de crimes internationaux, prévoyant que « hors l'immunité personnelle dont un individu bénéficierait en vertu du droit international, aucune immunité n'est applicable en cas de crimes internationaux » ([3], Session de Naples, 2009, Résolution sur l'immunité de juridiction de l'Etat et de ses agents en cas de crimes internationaux, article III.1).

24. La Commission du droit international des Nations unies, dans son cinquième rapport sur l'immunité de juridiction pénale étrangère des représentants de l'État, a estimé qu'il existe une norme coutumière selon laquelle les crimes internationaux constituent une limite ou exception à l'immunité. Elle a adopté, dès 2017, un projet d'article 7 selon lequel l'immunité ratione materiae à l'égard de l'exercice de la juridiction pénale étrangère ne s'applique pas en ce qui concerne les crimes de droit international de génocide, crimes contre l'humanité, crimes de guerre, apartheid, torture et disparitions forcées (A/CN.4/701, 14 juin 2016).

25. Dans son rapport afférent à la soixante-treizième session, la Commission du droit international a précisé que l'adoption de ce texte est justifiée par la prise en compte « des acquis du droit pénal international que sont l'incrimination et la sanction des crimes de droit international les plus graves, la reconnaissance du principe de responsabilité comme un de ses éléments constitutifs, et le renforcement de la lutte contre l'impunité, considérée comme un objectif de la communauté internationale » (A/77/10, 18 avril-3 juin et 4 juillet-5 août 2022).

26. Le 12 mai 2025, le comité de rédaction de ladite commission a adopté provisoirement ce projet d'article 7.

27. En outre, des législations étrangères ont exclu l'application de l'immunité fonctionnelle pour les crimes internationaux.

28. Ainsi, en Espagne, l'article 23 de la loi organique du 27 octobre 2015 sur les immunités prévoit que l'immunité fonctionnelle doit être exclue pour les crimes internationaux, soit les crimes contre l'humanité, le génocide et les crimes de guerre.

29. Le 5 juillet 2022, l'Autriche a publié un décret précisant que les représentants autres que les chefs d'État, chefs de gouvernement et ministres des affaires étrangères en exercice ne bénéficient pas de l'immunité ratione materiae pour le crime de génocide, les crimes contre l'humanité, les crimes de guerre, le crime d'agression et la torture.

30. En Allemagne, à la suite, notamment, de la décision de la Cour fédérale de justice allemande précitée, la jurisprudence a été codifiée le 6 juin 2024, le code de l'organisation judiciaire prévoyant désormais que l'immunité fonctionnelle n'empêche pas l'extension de la juridiction allemande à la poursuite des crimes visés par le code pénal international.

31. Il se déduit de ces éléments qu'il existe une pratique significative des États tendant à écarter, comme étant le droit, l'immunité fonctionnelle en cas de crimes internationaux.

32. Cette évolution de la coutume internationale, à laquelle la Cour de cassation entend contribuer, définit un nouvel équilibre entre les immunités et la lutte contre l'impunité.

33. Il convient dès lors de juger que, sous réserve des stipulations des conventions internationales, notamment celles relatives aux relations diplomatiques et consulaires, le principe d'immunité fonctionnelle de juridiction en matière pénale ne peut pas être opposé en cas de poursuites des chefs de génocide, crimes contre l'humanité et crimes de guerre.

34. Pour écarter le moyen de nullité de la mise en examen de M. [K], l'arrêt attaqué constate, d'abord, que l'intéressé, naturalisé français en 1993, qui a exercé les fonctions de gouverneur de la Banque centrale de Syrie entre 2011 et 2016, a participé à la répression violente de la population en plaçant l'ensemble des services dont il avait la charge à la disposition des unités de renseignement.

35. Les juges relèvent, ensuite, que la Banque centrale de Syrie ne présente aucune indépendance réelle à l'égard de l'État syrien, dont elle apparaît constituer une émanation. Ils en déduisent que ses agents, dont son gouverneur exerçant ses fonctions sous l'autorité des organes du pouvoir exécutif, sont susceptibles de bénéficier de l'immunité pénale fonctionnelle.

36. En ce qui concerne le blanchiment du produit des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre, ils retiennent que les éléments matériels de ce délit ne s'inscrivent pas dans la continuité des actes relevant de la souveraineté de l'État et sont exclus du périmètre de l'immunité.

37. Ils énoncent en revanche que d'autres actes intrinsèquement liés aux fonctions de gouverneur de la banque centrale, qualifiés de complicité de crimes contre l'humanité et de crimes de guerre, s'analysent, non comme des actes privés de gestion administrative ou commerciale au sens de la jurisprudence, mais comme des actes de puissance publique relevant de la souveraineté de l'État, qui sont dès lors susceptibles de faire bénéficier leur auteur de l'immunité de juridiction.

38. Les juges retiennent que ces derniers crimes des chefs desquels M. [K] est mis en examen relèvent cependant de la catégorie des crimes les plus graves en raison de l'atteinte portée aux populations et aux valeurs fondamentales des États démocratiques.

39. Ils en déduisent que la nature des infractions reprochées à l'intéressé constitue une exception justifiant l'exclusion du bénéfice de l'immunité fonctionnelle devant les juridictions françaises.

40. En statuant ainsi, la chambre de l'instruction n'a pas méconnu les principes visés au moyen.

41. Dès lors, le moyen ne peut être accueilli.

42. Par ailleurs, l'arrêt est régulier en la forme.

PAR CES MOTIFS, la Cour :

REJETTE le pourvoi ;

FIXE à 3 000 euros la somme globale que M. [Y] [K] devra payer à la [2] et le [1] en application de l'article 618-1 du code de procédure pénale.

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