CA Lyon, 18 mai 2017, n° 15/01844
LYON
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Manitowoc (Sasu)
Défendeur :
CMP (Sté), Steel & Co (Sté)
La société par action simplifiée unipersonnelle MANITOWOC, qui est un important fabricant de grues, a commandé le 9 janvier 2007 à la société de droit italien CMP, qui exerce une activité de grossiste en produits sidérurgiques, 4900 t de tôles d’acier destinées à la fabrication de pièces entrant dans la composition de ses grues.
La commande, qui devait répondre à des spécifications particulières de dimension, d’épaisseur et de composition de la matière, a été réduite par la suite à 2490 t représentant 1016 tôles d’acier.
La société CMP s’est adressée à son fournisseur habituel, la société de droit luxembourgeois STEEL & CO, qui exerce une activité de négoce d’acier.
Les tôles ont été fabriquées par la société ILVA appartenant au groupe RIVA. Les livraisons ont été réalisées entre le 17 janvier 2007 et le 29 mai 2007.
Le 26 juillet 2007 le mât d’une grue s’est effondré sur le site de la société MANITOWOC au cours d’un test de pliage et de dépliage effectué en sortie d’usine avant livraison.
Estimant, sur la base notamment des constatations de deux sociétés de contrôle technique, que l’accident était imputable à la mauvaise qualité de la tôle d’acier ayant servi à la fabrication de la pièce d’articulation du mât, appelée bielle, en raison d’une résistance à la traction insuffisante, la société MANITOWOC a obtenu en référé le 21 décembre 2007 la désignation de l’expert Alain C., dont les opérations ont par la suite été étendues à la société de droit luxembourgeois STEEL & CO.
Cette dernière a été déclarée en état de faillite par jugement du tribunal de commerce de Luxembourg du 28 août 2008, qui a désigné Maître Gaston S. en qualité de curateur.
L’expert judiciaire a déposé son rapport le 31 décembre 2009.
La plainte pénale avec constitution de partie civile de la société CMP, qui conteste avoir fourni les certificats de contrôle matière, a fait l’objet d’une ordonnance de non-lieu en date du 3 février 2014.
Le 27 avril 2010 la société MANITOWOC a déclaré au passif de la société STEEL & CO une créance de 5 391 060,76 €.
Par acte d’huissier du 6 juillet 2010 la société MANITOWOC a fait assigner devant le tribunal de commerce de Roanne la société de droit italien CMP ainsi que Maître Gaston S., ès qualités de curateur à la faillite de la société STEEL & CO, à l’effet d’entendre déclarer les défendeurs solidairement responsables du sinistre consécutif à la défectuosité des plaques d’acier livrées, désigner un expert aux fins d’évaluation de l’ensemble de ses préjudices, condamner la société CMP à lui payer une provision de 2 millions d’euros à valoir sur son indemnisation définitive et fixer sa créance provisionnelle au passif de la faillite de la société STEEL & CO à hauteur de la somme déclarée.
Par jugement du 31 août 2011 le tribunal de commerce de Roanne a rejeté la demande de sursis à statuer formée par la société CMP dans l’attente de l’issue de la procédure pénale, a débouté la société MANITOWOC de l’ensemble de ses demandes et l’a condamnée au paie- ment de deux indemnités de procédure au profit des sociétés défenderesses.
Le tribunal a considéré en substance que la société MANITOWOC n’avait procédé à aucun contrôle sérieux lors de la réception des marchandises, qu’il n’était pas établi que les tôles incriminées provenaient de la livraison effectuée par la société CMP et que la bielle accidentée n’avait pas été remise à l’expert judiciaire pour examen.
La société MANITOWOC a relevé appel de cette décision et a maintenu intégralement ses demandes.
La société CMP, qui a réitéré sa demande de sursis à statuer, s’est opposée sur le fond à l’ensemble des demandes en faisant valoir que la société MANITOWOC était déchue de son droit de se prévaloir de la non-conformité des marchandises en application des articles 38-1 et 39-2 de la convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises et subsidiairement a demandé à être relevée et garantie intégralement par la société STEEL & CO.
Maître Gaston S., ès qualités, a conclu au rejet des demandes formées à son encontre par la société MANITOWOC et à l’irrecevabilité de l’appel en garantie à défaut pour la société CMP d’avoir déclaré sa créance.
Par arrêt du 27 juin 2013 la cour d’appel de Lyon (troisième chambre A) a confirmé le jugement en ce qu’il a rejeté la demande de sursis à statuer et a débouté la société MANITOWOC de l’ensemble de ses demandes en considérant par motifs propres:
- que la non-conformité des produits livrés par rapport aux spécifications de la commande était certaine,
- mais que les certificats de contrôle par l’usine de production (CCPU) remis lors de la livrai- son, destinés à certifier la conformité des produits livrés, étaient de type 2.2 et non pas de type 3.1 comme exigé par la commande, ce qui devait conduire la société MANITOWOC à contrôler la totalité des produits livrés avant de les accepter,
- qu’il en résultait que le défaut de conformité, qui n’avait été invoqué que postérieurement à l’accident du 26 juillet 2007, n’avait pas été dénoncé au fournisseur dans un délai raisonnable au sens des articles 38-1 et 39-2 de la convention de Vienne.
Sur le pourvoi de la société MANITOWOC la Cour de Cassation, par arrêt du 17 février 2015, a cassé et annulé l’arrêt rendu le 27 juin 2013 par la cour d’appel de Lyon seulement en ce qu’il a rejeté les demandes de la société MANITOWOC.
Il est reproché à la cour d’appel d’avoir dénaturé les documents de la cause en retenant que les certificats d’usine remis lors de la livraison des tôles d’acier étaient de type 2.2 alors que l’ensemble des certificats produits par la société MANITOWOC mentionnaient être de type 3.1.
La SAS MANITOWOC a saisi la présente cour de renvoi selon déclaration reçue le 19 février 2015.
Vu les dernières conclusions signifiées et déposées le 29 avril 2016 par la SAS MANITOWOC qui demande à la cour, par voie de réformation du jugement, de dire et juger que les sociétés CMP et STEEL & CO ont manqué à leur obligation de délivrance conforme et de les déclarer solidairement responsables des préjudices qu’elle a subis, de condamner la société CMP à lui payer la somme globale de 6 317 920,30 € à titre de dommages et intérêts, de fixer sa créance provisionnelle au passif de la faillite de la société STEEL & CO à la somme déclarée de 5 391 060,76 €, subsidiairement de désigner un expert aux fins d’évaluation de ses préjudices directs et indirects et de condamner dans cette hypothèse la société CMP à lui payer une pro- vision de 2 millions d’euros à valoir sur l’indemnisation de son préjudice, et en tout état de cause de condamner la société CMP à lui payer une indemnité de 50 000 € en application de l’article 700 du code de procédure civile.
Vu les dernières conclusions signifiées et déposées le 23 juin 2016 par la société de droit italien CMP qui sollicite la confirmation du jugement en toutes ses dispositions, subsidiairement la condamnation de la société STEEL & CO à la relever et garantir intégralement, plus subsidiai- rement la limitation de la mission d’expertise aux préjudices directs, certains et prévisibles et en tout état de cause la condamnation de la société MANITOWOC à lui payer une indemnité de procédure de 50 000 €.
Vu les dernières conclusions signifiées et déposées le 8 janvier 2016 par Maître Gaston S., ès qualités de curateur à la faillite de la société STEEL & CO, qui demande à la cour de confirmer le jugement en toutes ses dispositions et en tout état de cause de déclarer irrecevable l’appel en garantie formé à son encontre par la société CMP, qui ne pourrait obtenir en toute hypo- thèse que la fixation de sa créance au passif, et de condamner la société MANITOWOC à lui payer une indemnité de 20 000 € en application de l’article 700 du code de procédure civile.
* * *
Motifs de l’arrêt
La société MANITOWOC fait valoir en substance:
Sur la demande dirigée contre Maître Gaston S., ès qualités de curateur à la faillite de la société STEEL & CO
- qu’elle recherche la responsabilité délictuelle de la société STEEL & CO en se fondant sur le manquement contractuel commis par celle-ci dans ses rapports avec la société CMP, dès lors que ce manquement lui a causé un dommage,
- que la société STEEL & CO a en effet livré des tôles d’acier non qualifié accompagnées de certificats matières attestant qu’il s’agissait d’un acier qualifié, ce qui est directement à l’origine de son préjudice,
Sur la demande dirigée à l’encontre de la société CMP
1. Le manquement à l’obligation de délivrance conforme:
- que la question de la provenance des tôles défectueuses ne relève pas de la recevabilité de la demande, mais de son bien-fondé,
- qu’au sens de l’article 35-1 de la convention des Nations Unies du 11 avril 1980 sur les contrats de vente internationale de marchandises le vendeur est tenu d’une obligation de délivrance conforme de la marchandise au regard des prescriptions contractuelles, qui est une obligation de résultat dont le vendeur ne peut s’exonérer qu’en apportant la preuve d’une cause étrangère présentant les caractères de la force majeure,
- qu’en méconnaissance des spécifications précises de la commande la société CMP a livré un acier déclassé, dénommé RTT, ne présentant pas les garanties de performance de la nuance S355J0 (composition et caractéristiques mécaniques du produit), ainsi que l’a confirmé l’expert judiciaire, tout en accompagnant la livraison de certificats d’usine (CCPU) de type 3.1 B garantissant la conformité de l’acier et dispensant l’acquéreur d’un contrôle à réception,
- que la société CMP a eu connaissance du cahier des charges qui était mentionné dans la commande,
- que tous les bons de livraison étaient accompagnés d’un CCPU de type 3.1 délivré par le sidérurgiste, l’erreur commise par la première cour d’appel provenant très probablement du fait que l’expert a annexé à son rapport un certificat d’usine de type 2.2 qui lui avait été communiqué à titre de comparaison,
- que la mention «Test Report» figurant sur les certificats conformément à une pratique courante des aciéristes n’est pas une anomalie et ne démontre pas que les certificats étaient en réalité de type 2.2,
- qu’il importe peu que les certificats aient été falsifiés, ce qui n’est pas au demeurant établi, puisqu’elle a été induite en erreur par les certificats remis portant la référence 3.1, qui fait seule foi pour le client, les quelques incohérences relevées par l’expert n’étant pas de na- ture à permettre à l’opérateur de détecter facilement la falsification, étant observé que l’indication des dimensions standard «usine» ne modifie pas la portée du certificat quant aux caractéristiques intrinsèques de l’acier livré,
- que le certificat remis de type 3.1 engage la responsabilité du producteur qui atteste ainsi que l’acier a été analysé chimiquement et soumis à des tests de traction et de flexion,
- qu’étant en possession de certificats d’usine de type 3.1, qui lui garantissaient la conformité de l’acier livré, elle n’encourt aucune déchéance sur le fondement des articles 38 et 39 de la convention de Vienne, étant observé que la société CMP, qui ne pouvait ignorer le défaut de conformité, ne peut se prévaloir d’un défaut de contrôle à réception (articles 40 et 80 de la CVIM),
2. Le lien de causalité entre les non-conformités et les dommages subis:
- que les 403 tôles stockées non conformes à la commande proviennent incontestablement de la livraison litigieuse, puisque leur largeur est inférieure à la largeur standard habituellement commandée,
- que la bielle défectueuse à l’origine de l’accident du 26 juillet 2007 provient également sans contestation possible de l’acier livré par la société CMP, puisqu’il est établi que cette pièce a été découpée à partir d’une tôle d’acier d’une épaisseur dérogatoire de 35 mm,
- qu’il ressort des tests effectués dans le cadre des opérations d’expertise une corrélation évidente entre le pourcentage de défectuosité des tôles stockées (58,30%), le taux d’utilisation de tôles non conformes pour la fabrication de pièces usinées (60,33%) et la proportion de grues affectées de défectuosités (62,31%),
- que deux autres expertises judiciaires ont également mis en cause la qualité de l’acier livré par les sociétés CMP et STEEL & CO,
3. La condamnation in solidum des responsables:
- que la société CMP a engagé sa responsabilité contractuelle en livrant un acier non con- forme à la qualité attendue,
- que pour sa part la société STEEL & CO a commis une faute de négligence dans l’exécution du contrat la liant à la société CMP, qui lui a causé un préjudice direct, ce qui engage sa responsabilité délictuelle,
- que les coauteurs d’un même dommage sont condamnés in solidum à le réparer,
4. Les préjudices subis:
- que son préjudice matériel est caractérisé par la valeur d’achat de l’ensemble des tôles livrées non conformes à la commande augmentée des frais de stockage et diminuée du prix de revente (1 120 336,07 €), le coût de fabrication des pièces primaires et des éléments mécano-soudés augmenté des frais d’immobilisation et de stockage et diminué du prix de revente pour ferraille (487 951,18 €), le coût de réparation des grues fabriquées depuis le mois de février 2007 à partir de l’acier livré non conforme (coût des pièces de remplacement, coût logistique, coût de transport , mise en conformité et coût de réclamations des clients) (3 608 843,05 €) et les frais divers d’inspection, de tri et de comptage (100 790 €),
- qu’elle a également subi un trouble commercial, ainsi qu’un préjudice moral et d’image (1 million d’euros).
La société CMP réplique:
- que la commande litigieuse n°03/298118 du 9 janvier 2007 s’est substituée aux com- mandes directes passées initialement en octobre et novembre 2006 par la société STEEL & CO, lesquelles portaient sur des tôles de type RTT sans certificat d’usine,
- que la société STEEL & CO s’est vu confier l’exécution de divers services logistiques,
- que la société MANITOWOC a accepté sans réserve et en connaissance de cause les marchandises et a renoncé à la délivrance des certificats,
- que l’origine de la bielle défectueuse, qui aurait provoqué l’accident, est plus que douteuse tandis que la pièce présentée à l’expert ne peut être rattachée à une tôle fournie en exécution de la commande,
- qu’à défaut d’établir que les marchandises défectueuses proviennent de la livraison reçue en exécution de la commande litigieuse, la société MANITOWOC est irrecevable en son action,
- que la société MANITOWOC ne rapporte pas la preuve de l’existence d’une traçabilité des tôles, des pièces usinées et des grues susceptibles de la désigner comme étant le fournisseur des matériaux non conformes, une présomption d’origine des tôles incriminées n’étant pas suffisante dans le cadre d’une action en responsabilité contractuelle,
- qu’il n’existe pas en effet de présomption de traçabilité, alors que la société MANITOWOC a reçu livraison de tôles en dimensions non standard provenant d’autres fournisseurs, a fait état après le décompte contradictoire effectué sur place par l’expert le 8 juillet 2008 d’un nombre de tôles supérieur en formats dérogés, a stocké sur son parc des tôles en format non standard de provenances diverses et inconnues et a reconnu que des sous- traitants lui fournissaient également des matériaux, étant observé que selon la norme NF EN 10025 à laquelle le propre cahier des charges de l’acheteur fait référence une traçabilité certaine, et non pas simplement vraisemblable, est requise,
- que la preuve n’est pas rapportée de la prétendue non conformité des tôles livrées, alors que tous les contrôles effectués à réception se sont révélés positifs,
- que la procédure pénale a permis d’établir que les certificats remis lors de la livraison sont des faux, comme comportant des erreurs grossières qui ne pouvaient échapper à un professionnel (mention « test report » incompatible avec la norme applicable, indication de dimensions standards non conformes à la commande modifiée, fautes d’orthographe, absence systématique de la première page permettant d’identifier les matériaux),
- que la société MANITOWOC a donc commis une négligence coupable, emportant déchéance du droit de se prévaloir des non-conformités alléguées en application des articles 38.1 et 39.1 de la convention de Vienne, en ne vérifiant pas la nature et le contenu des certificats qui ne correspondaient pas à la mention «3.1», en ne contrôlant pas systématiquement la marchandise et en ne respectant pas son propre cahier des charges, puisqu’elle a accepté des tôles non poinçonnées ou sans information d’origine producteur,
- que la fourniture de tôles «RTT» n’implique pas une non-conformité à la nuance convenue (S335 JO),
- qu’elle n’est pas l’auteur des certificats remis, puisque les commandes initiales, auxquelles la commande litigieuse s’est substituée, prévoyaient la fourniture de marchandises non certifiées par le fabricant,
- que la société MANITOWOC ne peut exciper des articles 40 et 80 de la convention de Vienne pour s’exonérer de son obligation impérative de contrôle, alors que la fausseté des certificats ne la dispensait pas d’en vérifier la nature et le contenu,
- qu’il est impossible en l’état de quantifier un éventuel préjudice matériel en l’absence de lien de causalité certain entre la prétendue non conformité et les dommages allégués,
- que le quantum du préjudice est par ailleurs contestable,
- qu’en toute hypothèse la société STEEL & CO, qui avait été déléguée afin d’assurer l’entière exécution de la commande, devra la garantir de toutes condamnations éventuelles, alors qu’elle devait procéder à un contrôle de conformité des tôles, étant observé que la créance de garantie, qui ne pourra naître qu’à l’issue de la présente procédure, est nécessairement postérieure au jugement d’ouverture de la procédure collective.
Maître Gaston S., ès qualités de curateur à la faillite de la société STEEL & CO, soutient pour sa part:
- que selon lettre de mission du 12 janvier 2007 la société STEEL & CO a été chargée par la société CMP d’assurer divers services logistiques,
- que la cour d’appel de Lyon n’a pas dénaturé les certificats d’usine, mais s’est bornée à considérer qu’ils devaient être qualifiés de type 2.1, et non de type 3.1, en raison des nombreuses anomalies apparentes les affectant,
- que la responsabilité contractuelle de la société STEEL & CO ne peut être recherchée alors que celle-ci n’est pas le vendeur des tôles prétendument non conformes,
- que la société STEEL & CO n’a pas davantage engagé sa responsabilité délictuelle à l’égard de la société MANITOWOC, alors qu’elle a parfaitement exécuté sa mission de logistique par l’intermédiaire de la société GIRARDIERE en triant, marquant et livrant les tôles, dont il ne lui appartenait pas de vérifier la qualité,
- qu’en toute hypothèse les opérations d’expertise ont démontré qu’il n’est pas établi que les pièces de tôle à l’origine de l’accident proviennent de la commande litigieuse en l’absence de traçabilité dans le processus de fabrication,
- que la société MANITOWOC ne peut prétendre faire fixer au passif sa créance de remboursement du prix des tôles non conformes, alors que la société STEEL & CO n’a pas encaissé ce prix,
- que la société MANITOWOC ne justifie pas de l’indemnisation reçue de son assureur au- près duquel elle a déclaré le sinistre,
- que le recours en garantie formé par la société CMP est doublement irrecevable comme se heurtant à la règle d’ordre public de l’arrêt des poursuites individuelles, la créance indemnitaire invoquée ayant pour origine des faits antérieurs à la faillite, et comme n’ayant pas fait l’objet d’une déclaration au passif,
- que le recours en garantie est subsidiairement infondé, puisque les commandes des 12 octobre et 10 novembre 2006 ne peuvent être confondues avec la commande distincte du 9 janvier 2007 et que la société STEEL & CO a parfaitement exécuté sa mission de logis- tique.
Sur ce la cour
En soutenant qu’en raison de l’absence de traçabilité des tôles dans le processus industriel de la société MANITOWOC il ne serait pas établi que les pièces entrant dans la fabrication des grues proviendraient des tôles livrées en exécution de la commande litigieuse, la société CMP soulève un moyen de fond et non pas une fin de non-recevoir.
L’action dirigée contre cette dernière sera par conséquent déclarée recevable.
Selon bon de commande n°03/298118 du 9 janvier 2007 la société MANITOWOC a commandé directement à la société CMP 4990 t de tôles d’acier de nuance normalisée S355JO, garantissant une composition et des caractéristiques mécaniques particulières définies par la norme européenne NF EN 10 025 1 et 2.
Chaque poste de commande fait référence au cahier des charges de la société MANITOWOC désigné par la mention «ST 1011» ou «CONS 1011» et il est expressément prévu que la société CMP devra adresser à l’acquéreur à réception de la commande les «CCPU 3.1B», dont il résulte des opérations d’expertise qu’ils émanent du fabricant et qu’ils sont destinés à garantir la conformité de la marchandise.
Selon le cahier des charges de la société MANITOWOC référencé «ST (spec. Tech) 1011» toute commande de tôles de nuance S355JO doit donner lieu à la remise d’un certificat de réception de type 3.1B.
Il doit être tenu pour acquis que la société CMP a eu connaissance de ce cahier des charges auquel le bon de commande renvoie expressément et dont il est constant qu’il a été communiqué à la société STEEL & CO ayant reçu mission d’assurer différentes prestations logistiques pour le compte du fournisseur.
Le 6 février 2007 la société MANITOWOC a accepté que les tôles livrées soient de largeur inférieure à la commande, mais sans modification de la nuance du produit qui est expressément rappelée dans la dérogation.
Dans le même temps, d’un commun accord, la commande a été réduite à 2490 t représentant 1016 tôles d’acier.
Il est dès lors certain que la société CMP était contractuellement tenue de livrer des tôles d’acier de nuance normalisée S355JO, dont la conformité à cette norme devait être garantie par la remise de certificats d’usine émanant de l’aciériste de type 3.1B.
Il sera observé à cet effet qu’il n’est pas établi que la commande directe du 9 janvier 2007 se serait purement et simplement substituée aux commandes régularisées antérieurement les 12 octobre, 10 novembre et 23 novembre 2006 par la société STEEL & CO portant sur de l’acier déclassé dénommé RTT ne devait pas être certifié par l’usine de production, alors que les quantités, les épaisseurs et les prix à la tonne (supérieur de 30% en moyenne dans la com- mande litigieuse) sont très différents et, surtout, qu’il n’existe aucune confusion possible s’agissant de la qualité de la matière, qui à la différence des commandes antérieures est très clairement définie dans la commande du 9 janvier par sa nuance normalisée et par le certificat de garantie exigé.
Si la société MANITOWOC n’a pas réclamé les CCPU à réception de la commande, il résulte des pièces du dossier, et il a été constaté par l’expert judiciaire (page 16 du rapport), qu’à chaque bon de livraison était joint un certificat d’usine de type 3.1B.
Il résulte cependant des constatations et investigations de l’expert, qui a interrogé le fabricant de l’acier (ILVA) et le représentant de la société GIRARDIERE chargée de la livraison, que les certificats remis à l’acquéreur ont manifestement été falsifiés comme comportant les anomalies flagrantes suivantes:
- fautes d’orthographe qu’un sidérurgiste italien ne ferait pas sur ses papiers à en-tête,
- désignation des certificats par des mentions incompatibles «TEST REPORT et 3.1» alors que selon la norme applicable la référence «TEST REPORT», qui relève exclusivement d’un certificat de type 2.1 ou 2.2, est utilisée lorsque le produit n’a pas fait l’objet d’un contrôle spécifique, ce qui implique que le produit livré n’est pas obligatoirement le produit con- trôlé à la différence du certificat normalisé de type 3.1 valant garantie par le fabricant de la conformité de la livraison à la commande,
- CCPU portant le même numéro de coulée mais avec des compositions chimiques très différentes, ce qui est techniquement impossible,
- CCPU relatifs à des tôles de même épaisseur portant le même numéro de coulée, mais avec des caractéristiques mécaniques complètement différentes,
- CCPU portant des numéros de coulée différents mais avec la même composition chimique.
Cette falsification a également été mise en évidence dans le cadre de la procédure pénale diligentée sur la plainte avec constitution de partie civile de la société CMP, mais l’instruction n’a pas permis de découvrir l’auteur des faux et a dû être clôturée par un non-lieu.
Il résulte des essais mécaniques auxquels l’expert judiciaire a fait procéder par un laboratoire spécialisé sur 12 tôles non usinées stockées par la société MANITOWOC que 58,3% d’entre elles n’étaient pas conformes à la nuance normalisée S355JO, ce qui constitue, selon l’expert, un taux de non-conformité équivalent à celui résultant des mesures de dureté effectuées sur les pièces usinées et ce qui corrobore les résultats des mesures de dureté réalisées par deux contrôleurs techniques à la demande de l’acquéreur (notamment le cabinet T. INDUSTRIES).
L’expert en a conclu, indépendamment de la question de la traçabilité des tôles dans le processus de fabrication de la société MANITOWOC, que les caractéristiques techniques des tôles testées sont très différentes de celles figurant dans les certificats joints aux bons de livraison et qu’il existe donc bien une non-conformité manifeste aux documents contractuels.
Il résulte cependant des articles 38.1 et 39.1 de la convention de Vienne du 11 avril 1980 sur les contrats de vente internationale de marchandises que l’acheteur doit examiner les marchandises ou les faire examiner dans un délai aussi bref que possible eu égard aux circonstances et qu’il est déchu du droit de se prévaloir d’un défaut de conformité s’il ne le dénonce pas au vendeur, en précisant la nature de ce défaut, dans un délai raisonnable à partir du moment où il l’a constaté ou aurait dû le constater.
Or, en présence d’une falsification grossière des certificats d’usine comportant de nombreuses anomalies aisément décelables par un opérateur professionnel normalement diligent, s’agissant notamment de la mention «TEST REPORT» totalement incompatible avec la référence de certificat 3.1, il appartenait à la société MANITOWOC de ne pas s’en tenir à l’apparente certification de la qualité de la marchandise par le fabricant, mais au contraire de pro- céder à une vérification générale et approfondie de la qualité de la livraison, qui lui aurait permis de mettre immédiatement en évidence que la nuance commandée n’était pas respectée pour plus d’une tôle sur deux.
L’expert a d’ailleurs lui-même considéré qu’un contrôle à 100% de la nuance s’imposait après avoir constaté que les quelques vérifications effectuées par la société MANITOWOC avaient révélé certaines valeurs anormalement élevées, ce qui, selon lui, «rendait le matériel douteux».
Ainsi, c’est par son fait que la société MANITOWOC n’a pas dénoncé à la société CMP le défaut de conformité dans un délai raisonnable. Ce n’est en effet que de nombreux mois après les livraisons et postérieurement au sinistre survenu le 26 juillet 2007 que sur la base de deux contrôles technique réalisés à sa demande en septembre et décembre 2007 la société MANI- TOWOC a dénoncé les non conformités et fait désigner un expert en référé.
L’appelante n’est pas fondée, en outre, à exciper des dispositions des articles 40 et 80 de la convention, selon lesquelles en substance d’une part le vendeur ne peut pas se prévaloir des dispositions des articles 38 et 39 lorsqu’il est de mauvaise foi, et d’autre part une partie ne peut pas se prévaloir d’une inexécution par l’autre partie dans la mesure où cette inexécution est due à un acte ou à une omission de sa part.
Il n’est nullement établi, en effet, que la société CMP serait l’auteur de la falsification des certificats d’usine, ni même qu’elle aurait été en possession de ces documents avant leur re- mise avec les bons de livraison par la société GIRARDIERE travaillant sous le contrôle de la société STEEL & CO. Aucune preuve n’est par ailleurs apportée de ce qu’elle aurait eu connaissance des défauts de conformité de la marchandise livrée, tandis qu’elle n’a pas manqué à ses propres obligations, puisque la société MANITOWOC n’a pas exigé la remise des certificats à réception de la commande comme cela était prévu initialement.
Pour sa part la société STEEL & CO n’a pas commis de faute dans l’exécution du contrat la liant à la société CMP et n’a donc pas engagé sa responsabilité délictuelle à l’égard de la société MANITOWOC, alors que n’ayant pas vendu la marchandise elle n’était pas tenue des obligations incombant au vendeur et que selon la lettre de mission émise le 12 janvier 2007 par la société CMP elle n’a réalisé, par l’intermédiaire de la société GIRARDIERE, que des prestations logistiques de triage, découpe et marquage des tôles, de déchargement, de chargement et de transport, toutes opérations qui n’impliquaient pas un contrôle de la qualité des tôles livrées.
Enfin les opérations d’expertise n’ont pas permis d’établir avec une certitude suffisante que les pièces usinées réputées défectueuses entrant dans la fabrication des grues ont été pro- duites à partir des tôles d’acier livrées en exécution de la commande du 9 janvier 2007.
Retraçant le processus de fabrication de la société MANITOWOC depuis la réception de la matière première l’expert judiciaire a en effet constaté et estimé:
- que si le stockage initial permettait l’identification de la matière par nuance jusqu’à la découpe des ébauches, chaque nuance se voyant attribuer une couleur spécifique, il n’était plus possible d’identifier individuellement les tôles ni de les rattacher à des livraisons dé- terminées après les opérations de contrôle aléatoire par sondages, les tôles étant alors simplement empilées sur parc pour utilisation,
- que si la provenance des tôles de dimensions réduites était établie, puisque les autres fournisseurs de la société MANITOWOC, interrogés sur ce point, n’ont fourni que du matériel standard, cette dernière a néanmoins reconnu qu’il n’y avait pas d’enregistrement permettant de rapprocher une pièce précise, d’une tôle précise, ni même d’une date de livraison, de sorte qu’après découpe des ébauches il n’existait pas de traçabilité directe entre la tôle de départ et la pièce, qui n’était ni repérée individuellement ni datée en cours de fabrication,
- que la société MANITOWOC avait échoué à démontrer que la bielle pliée au cours du test effectué en sortie d’usine le 26 juillet 2007 était issue d’une tôle de dimension réduite, puisque son raisonnement, dépourvu de rigueur, était basé sur le fait non démontré que la non-conformité de dureté de l’acier conduisait inéluctablement à la matière fournie par la société CMP et qu’il existait donc un doute sur l’origine de la bielle défectueuse présentée à l’expertise, dont il n’était pas établi avec certitude quelle était issue d’une tôle vendue par la société CMP,
- que si les contrôles réalisés par la société MANITOWOC sur les grues livrées ont mis en évidence la présence de pièces non conformes, «aucune relation irréfutable ne peut être faite entre les défauts de dureté constatés et la fourniture du matériel par la société CMP»,
- que l’origine des pièces découpées, y compris la bielle pliée en cours d’épreuve, n’est pas établie par manque de traçabilité, même s’il «semble assez vraisemblable» qu’une grande partie des pièces litigieuses a été usinée à partir des tôles livrées en exécution de la com- mande litigieuse,
- que l’insuffisance de traçabilité fait néanmoins obstacle à l’évaluation du préjudice.
Ainsi, en présence d’une traçabilité seulement hypothétique entre les tôles fournies, les pièces usinées et les grues, la preuve n’est pas rapportée d’un lien de causalité direct et certain entre le défaut de conformité à la commande des tôles livrées et le dommage allégué.
Il résulte de l’ensemble de ces éléments que la société MANITOWOC n’est pas fondée à rechercher la responsabilité contractuelle de la société CMP pour la livraison d’une marchandise non conforme aux spécifications contractuelles, dès lors d’une part qu’elle encourt la déchéance prévue à l’article 39.1 de la convention de Vienne du 11 avril 1980 pour ne pas avoir procédé à un examen complet de la marchandise ni dénoncé en conséquence les défauts de conformité dans un délai raisonnable, et d’autre part qu’elle n’établit pas que les pièces défectueuses entrant dans la fabrication des grues, qui ont été réparées en vertu du principe de précaution, ont été usinées à partir des tôles livrées en exécution de la commande incriminée du 9 janvier 2007.
Le jugement déféré sera par conséquent confirmé en ce qu’il a débouté la société MANITOWOC de l’ensemble de ses demandes et alloué à chacun des défendeurs une indemnité de procédure de 10 000 €.
L’équité commande de faire à nouveau application de l’article 700 du code de procédure civile au profit des intimés.
* * *
Par ces Motifs
La Cour,
statuant sur renvoi après cassation contradictoirement par mise à disposition au greffe, les parties en ayant été avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l’article 450 du code de procédure civile et après en avoir délibéré conformément à la loi,
Confirme le jugement déféré rendu le 31 août 2011 par le tribunal de commerce de Roanne en ce qu’il a débouté la société MANITOWOC de l’ensemble de ses demandes et alloué à chacun des défendeurs une indemnité de procédure de 10 000 €,
Y ajoutant:
Déclare la SAS MANITOWOC recevable mais mal fondée en ses demandes dirigées contre la société de droit italien CMP et Maître Gaston S., ès qualités de curateur à la faillite de la société STEEL & CO,
Déclare sans objet le recours en garantie formé par la société de droit italien CMP à l’encontre de Maître Gaston S., ès qualités,
Condamne la SASU MANITOWOC à payer à la société de droit italien CMP une nouvelle indemnité de procédure de 10 000 €,
Condamne la SASU MANITOWOC à payer à Maître Gaston S., ès qualités de curateur à la faillite de la société STEEL & CO, une nouvelle indemnité de procédure de 10 000 €,
Condamne la SASU MANITOWOC aux entiers dépens, y compris ceux afférents à la décision cassée, ainsi que les frais d’expertise judiciaire, dont distraction pour ceux d’appel dans les conditions de l’article 699 du code de procédure civile au profit des avocats postulants qui en ont fait la demande.