Cass. com., 5 juin 2019, n° 17-31.503
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Mouillard
Avocat :
Me Rémy-Corlay
Attendu, selon l'arrêt attaqué, que le 31 janvier 2013, Mme U... a vendu un fonds de commerce à M. et Mme I..., que la société Fraîchement bon a prétendu avoir repris ; que soutenant avoir été victimes d'un dol, ceux-ci ont assigné Mme U... en paiement de dommages-intérêts ;
Sur les premier et deuxième moyens :
Attendu qu'il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces moyens, qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation ;
Mais sur le troisième moyen, pris en sa première branche :
Vu les articles 1116 du code civil et L. 141-2 du code de commerce dans leur rédaction, alors applicable ;
Attendu que pour rejeter les demandes de M. et Mme I..., après avoir constaté que Mme U... ne leur a pas communiqué les bilans des exercices 2010 à 2012, ni le chiffre d'affaires de l'exercice 2012, l'arrêt retient que le prix du fonds de commerce n'a pas été déterminé sur le seul fondement du chiffre d'affaires de l'année 2011, puisqu'il se compose de sommes au titre des éléments incorporels et du matériel, et que la réalisation de la vente n'a pas été subordonnée à une condition suspensive relative à la production du bilan de l'exercice 2012, de sorte que M. et Mme I... ne démontrent pas que les documents comptables de l'année 2012 constituaient un élément déterminant de leur consentement ;
Qu'en se déterminant ainsi, sans rechercher si le défaut de mise à la disposition de M. et Mme I... des documents comptables et de leur visa lors de la vente par Mme U..., en violation de ses obligations, n'était pas susceptible de constituer une réticence dolosive de sa part quant à la situation financière du fonds de commerce, laquelle n'aurait pas permis aux acquéreurs de consentir à la vente en connaissance de cause, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision ;
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il rejette les demandes de M. et Mme I..., et en ce qu'il statue sur l'application de l'article 700 du code de procédure civile et sur les dépens, l'arrêt rendu le 27 octobre 2017, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ; remet, en conséquence, sur ces points, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée ;
Condamne Mme U... aux dépens ;
Vu l'article 700 du code de procédure civile, la condamne à payer à M. et Mme I... la somme globale de 3 000 euros et rejette la demande de la société Fraîchement bon ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé par le président en son audience publique du cinq juin deux mille dix-neuf. MOYENS ANNEXES au présent arrêt.
Moyens produits par Me Rémy-Corlay, avocat aux Conseils, pour M. et Mme I... et la société Fraîchement bon.
SUR LE PREMIER MOYEN DE CASSATION
Le moyen reproche à l'arrêt attaqué d'AVOIR infirmé le jugement entrepris et débouté Madame P... I... et Monsieur Wahbi I... de leurs demandes ;
AU VISA des « dernières conclusions signifiées le 11 février 2017 » par les consorts I... et la Société Fraîchement Bon ;
ALORS QUE 1°) le juge ne peut statuer que sur les dernières conclusions déposées ; qu'en l'espèce, les exposants ont déposé et signifié de nouvelles écritures le 8 mai 2017, la Cour d'appel en ayant accusé réception le 9 mai 2017, en réponse aux conclusions adverses du 4 avril 2017 ; qu'en visant les conclusions du 11 février 2017, sans que rien ne vienne justifier la mise à l'écart des dernières conclusions des exposants, la Cour d'appel a violé les articles 455 et 954, tel qu'applicable à la cause, du Code de procédure civile ;
ALORS QUE 2°) subsidiairement, le juge ne saurait écarter des conclusions déposées avant la clôture des débats, sans provoquer le contradictoire et caractériser les circonstances particulières qui auraient empêché les autres parties d'y répondre ; qu'en statuant au visa des conclusions du des exposants déposées le 11 février 2017, écartant ainsi implicitement des débats celles déposées le 8 mai 2017, soit après la réouverture des débats à la suite de l'audience le 15 mars 2017 avec ordonnance de clôture fixée au 11 mai 2017, sans qu'aucune discussion n'ait été provoquée sur ce point, la cour d'appel a violé l'article 16 du nouveau code de procédure civile.
SUR LE DEUXIEME MOYEN DE CASSATION
Le moyen reproche à l'arrêt attaqué d'AVOIR confirmé le jugement entrepris en ce qu'il a dit la SAS Fraîchement Bon irrecevable en ses demandes ;
AUX MOTIFS PROPRES QUE : « Considérant qu'aux termes de l'article L 210-6, alinéa 2, du code de commerce : "les personnes qui ont agi au nom d'une société en formation avant qu'elle ait acquis la jouissance de la personnalité morale sont tenues solidairement et indéfiniment responsables des actes ainsi accomplis, à moins que la société, après avoir été régulièrement constituée et immatriculée, ne reprenne les engagements souscrits. Ces engagements sont alors réputés avoir été souscrits dès l'origine par la société." ; Considérant que la mise en oeuvre de la procédure de substitution rétroactive de la société au cocontractant initial prévue par l'article L. 210-6 suppose que : - l'acte de cession fasse apparaître que son signataire n'agit pas pour son compte personnel, mais pour celui d'une société en formation ; - l'acte mette l'autre partie en mesure d'identifier la société qui reprendra l'engagement, notamment par l'indication de sa dénomination sociale et celle de son siège social ; - la société, une fois constituée et immatriculée, reprenne l'engagement souscrit ; Considérant que la SAS Fraîchement Bon a été immatriculée le 20 février 2013 ; que l'acte de cession du 31 janvier 2013 ne précise, en aucune de ses stipulations, que les consorts I... agissent pour le compte d'une société Fraîchement Bon en formation ; que, si l'article 31 des statuts de la société Fraîchement Bon prévoit que "Ces actes et engagements seront repris de plein droit par la société du seul fait de son immatriculation au registre du commerce et des sociétés. Préalablement à la signature des présents statuts, il a été établi et présenté aux soussignés l'état des actes accomplis pour le compte de la société en formation, indiquant pour chacun d'eux, l'engagement qui en résulte pour la société. Cet état, dont les soussignés déclarent avoir pris connaissance, demeurera annexé aux présents statuts, dont la signature emportera reprise des engagements par la société lorsque celle-ci aura été immatriculée au registre du commerce et des sociétés.", l'état des actes accomplis pour le compte de la société en formation n'est pas produit, de sorte que la preuve n'est pas rapportée que l'acte d'acquisition du fonds a été repris par la société ; que le jugement entrepris sera en conséquence confirmé en ce qu'il a dit la société Fraîchement Bon irrecevable" » ;
ET AUX MOTIFS EVENTUELLEMENT ADOPTES QUE : « les demandeurs prétendent que Fraîchement Bon aurait repris l'acte de cession du 31 janvier 2013 passé entre Madame U... et les consorts I... par le mécanisme de la société en formation Attendu en premier lieu que,- selon une jurisprudence constante, seuls les actes passés explicitement au nom ou pour le compte de la société en formation peuvent être repris par cette société ; Attendu que ces mentions ne figurent pas dans l'acte de cession objet du litige ; que la publication de la vente dans la gazette du Palais du 2 février 2013 ne fait pas mention de la société en formation ; Attendu en second lieu que l'article 31 des statuts de Fraîchement Bon prévoit que l'état des actes accomplis pour le compte de la société en formation demeurera annexé à ces statuts, dont la signature emportera reprise des engagements par la société ; Attendu qu'aucun état des actes qui auraient été accomplis au nom de la société en formation n'est annexé aux statuts produits aux débats par les demandeurs et par Madame U... ; Attendu qu'à la lecture du bilan de Fraîchement Bon, il appert que les consorts I... n'ont pas revendu ni transmis par apport en capital le fonds à la société ; Attendu que la mention du fonds de commerce sur le Kbis de Fraîchement Bon, résultat d'une déclaration de ses responsables au greffe, n'est pas suffisante pour apporter la preuve de la propriété du fonds ; Qu'il en est de même pour le bilan établi par les dirigeants de Fraîchement Bon, sous leur propre responsabilité et en l'absence de commissaire aux comptes ; Attendu qu'il en résulte que l'acte de cession du fonds de commerce par Madame U... à Monsieur I... et Madame I... n'a pas été légalement repris par la société Fraîchement Bon ; qu'ainsi les consorts I... demeurent les seuls propriétaires du fonds de commerce ; Attendu donc que la Fraîchement Bon, qui n'a aucun intérêt à agir dans le litige relatif à l'acte de cession, sera déclarée irrecevable dans sa demande » ;
ALORS QUE, dans ses conclusions du 8 mai 2017, les exposants faisaient valoir qu'à tout le moins, « selon la théorie de l'apparence le fonds appartenait à la société » ; qu'en ne répondant pas à ce moyen, la Cour d'appel a violé l'article 455 du Code de procédure civile.
SUR LE TROISIEME MOYEN DE CASSATION
Le moyen reproche à l'arrêt attaqué d'AVOIR infirmé le jugement entrepris et débouté Madame P... I... et Monsieur Wahbi I... de leurs demandes ;
AUX MOTIFS QUE : « Sur les manoeuvres dolosives Considérant que l'article 1116 du code civil dispose que "le dol est une cause de nullité de la convention lorsque les manoeuvres pratiquées par l'une des parties sont telles, qu'il est évident que, sans ces manoeuvres, l'autre partie n'aurait pas contracté" ; Considérant que l'article L 141-2, alinéa 2, du code de commerce, dans sa rédaction applicable à la cause, dispose qu' "au jour de la cession, le vendeur et l'acheteur visent tous les livres de comptabilité qui ont été tenus par le vendeur durant les trois exercices comptables précédant celui de la vente, ce nombre étant réduit à la durée de possession du fonds si elle a été inférieure à trois ans, ainsi qu'un document présentant les chiffres d'affaires mensuels réalisés entre la clôture du dernier exercice et le mois précédant celui de la vente. Ces livres font l'objet d'un inventaire signé par les parties et dont un exemplaire est remis à chacune d'elles. Le cédant doit mettre ces livres à la disposition de l'acquéreur pendant trois ans, à partir de son entrée en jouissance du fonds. Toute clause contraire est réputée non écrite." ; Considérant qu'il est constant que les bilans des exercices 2010 et 2012 n'ont pas été annexés à l'acte de cession du 31 janvier 2013, contrairement aux prescriptions de l'article L 141-2 ; que Madame U... ne conteste pas ne pas avoir communiqué aux acquéreurs le chiffre d'affaires de l'exercice 2012, mais considérant qu'il n'est pas contesté qu'ainsi que l'indique Madame U..., le prix du fonds de commerce n'a pas été déterminé sur le seul fondement du chiffre d'affaires de l'année 2011, le prix de 45.000 euros se décomposant en 35.000 euros au titre des éléments incorporels et 10.000 euros au titre du matériel ; que l'acte de cession n'a stipulé aucune condition suspensive de réalisation de la vente consistant en la production du bilan de l'exercice 2012 ; que Madame et Monsieur I... n'établissent pas que les résultats de l'exercice 2012- dont il n'est, au demeurant, pas établi qu'ils étaient en totalité en possession de la venderesse à la date du 31 janvier 2013 - les auraient manifestement conduits à conclure l'acquisition à des conditions différentes de celles acceptées en leur absence ; qu'ils ne démontrent donc pas que les éléments comptables de 2012 constituaient un élément déterminant de leur consentement ; que l'absence de communication aux acquéreurs des résultats de l'exercice 2012 ne peut, dans ces conditions, être considérée comme dolosive et ne peut justifier la condamnation de la venderesse au paiement de dommages-intérêts sur le fondement de l'article 1116 ancien du code civil ; Que les consorts I... ne sauraient davantage invoquer la dissimulation aux acquéreurs du fonds : - ni d'un état de cessation des paiements de Madame U... en 2012, les seuls avis d'échéance de l'agence immobilière Objectif Immobilier du 26 octobre 2012, pour une somme de 5.985,08 euros, dont il n'est pas contesté qu'elle a été payée le 31 octobre 2012 (pièce U... n° 9), et le commandement de payer de l'Urssaf du 30 janvier 2012 (pièce I... n° 18) étant insuffisants à établir un tel état ; - ni de la déshérence du fonds en 2012 ; si, en effet, l'appelante admet une très sensible baisse d'activité de son commerce en 2012, elle rapporte la preuve, par la production de factures de fournisseurs (pièces U... n° 12 et 13), de la poursuite de l'exploitation du fonds durant cette période ; Qu'en conséquence, la cour déboutera les consorts I... de leurs demandes et infirmera en ce sens le jugement entrepris ; Considérant que l'équité commande de condamner in solidum Madame et Monsieur I... à payer à Madame U... la somme de 2. 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile » ;
ALORS QUE 1°) lors d'une vente de fonds de commerce, le défaut de visa et de mise à disposition des documents comptables, et en particulier d'un document présentant les chiffres d'affaires mensuels réalisés entre la clôture du dernier exercice et le mois précédant celui de la vente, laisse présumer que l'acheteur n'a pas reçu l'information nécessaire à la vente et il appartient alors au vendeur d'établir que l'acheteur a été suffisamment informé pour consentir à la vente en connaissance de cause ; qu'en l'espèce il est constaté par la Cour d'appel que les livres comptables pour les années 2010 et 2012 n'ont pas été communiqués, ni visés, ni mis à disposition, non plus qu'aucun « document présentant les chiffres d'affaires mensuels réalisés entre la clôture du dernier exercice et le mois précédant celui de la vente » ; qu'en rejetant les demandes des exposants, aux motifs inopérants que « le prix du fonds de commerce n'a pas été déterminé sur le seul fondement du chiffre d'affaires de l'année 2011, le prix de 45.000 euros se décomposant en 35.000 euros au titre des éléments incorporels et 10.000 euros au titre du matériel ; que l'acte de cession n'a stipulé aucune condition suspensive de réalisation de la vente consistant en la production du bilan de l'exercice 2012 », la Cour d'appel a violé les articles L 141-2, alinéa 2, du code de commerce, 1116 et 1315 du Code civil dans leur version applicable à la cause ;
ALORS QUE 2°) constitue un dol la dissimulation intentionnelle par l'un des contractants d'une information dont il sait le caractère déterminant pour l'autre partie ; qu'en matière de vente de fonds de commerce, les éléments comptables des années précédant la vente sont des éléments déterminants du consentement ; qu'en l'espèce il est constaté par la Cour d'appel que Madame U... n'a pas communiqué aux consorts I... les éléments démontrant l'activité extrêmement réduite du fonds de commerce en 2012, ni les éléments de 2010 démontrant que ce fonds était artificiellement soutenu par des apports de Madame U..., ni informé les acheteurs de ces difficultés ; qu'en disant que la réticence dolosive n'était pas établie au motif que « Madame et Monsieur I... n'établissent pas que les résultats de l'exercice 2012- (...) - les auraient manifestement conduits à conclure l'acquisition à des conditions différentes de celles acceptées en leur absence », la Cour d'appel a violé les articles L 141-2, alinéa 2, du code de commerce, 1116 et 1315 du Code civil dans leur version applicable à la cause ;
ALORS QUE 3°) le juge ne peut dénaturer, fut-ce par omission, les actes remis par les parties ; qu'en l'espèce il est constaté par la Cour d'appel que Madame U... n'a pas communiqué aux consorts I... les éléments démontrant l'activité extrêmement réduite du fonds de commerce en 2012, ni les éléments de 2010 démontrant que ce fonds était artificiellement soutenu par des apports de Madame U..., ni informé les acheteurs de ces difficultés ; qu'il s'évinçait du résultat comptable de 2012 que celui-ci avait été établi le 13 janvier 2013 pour un chiffre d'affaires de référence de 17.075 Euros HT dans le cadre de la déclaration d'impôt sur le revenu de Madame U... au titre des BIC, soit deux semaines avant le jour de cession ; qu'en retenant qu'il n'était pas établi que les résultats de l'exercice 2012 aient été « en totalité en possession de la venderesse à la date du 31 janvier 2013 » a dénaturé par omission ces comptes annuels 2012 établis par la partie adverse au 13 janvier 2013, en violation du principe selon lequel le juge ne peut dénaturer les actes versés au débat ensemble l'article 1134 du Code civil dans sa version applicable à la cause ;
ALORS QUE 4°) constitue un dol la dissimulation intentionnelle par l'un des contractants d'une information dont il sait le caractère déterminant pour l'autre partie ; qu'en matière de vente de fonds de commerce, les éléments comptables des années précédant la vente sont des éléments déterminants du consentement ; qu'en l'espèce il est constaté par la Cour d'appel que Madame U... n'a pas communiqué aux consorts I... les éléments démontrant l'activité extrêmement réduite du fonds de commerce en 2012, ni les éléments de 2010 démontrant que ce fonds était artificiellement soutenu par des apports de Madame U..., ni informé les acheteurs de ces difficultés ; qu'en ne recherchant pas si le défaut de communication des pièces comptables ni d'information sur la situation comptable de l'entreprise depuis 2010 n'était pas en soi constitutif d'une réticence dolosive, la Cour d'appel a manqué de base légale au regard des articles L 141-2, alinéa 2, du code de commerce, 1116 du Code civil dans leur version applicable à la cause.