CA Paris, 12 octobre 2000, n° 1999/11308
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Dutch Modules (Sté)
Défendeur :
Eurone (SA)
La société de droit néerlandais Dutch M[...] («M[...]») a passé entre les mois de mars et mai 1997 diverses commandes de matériel informatique à la société de droit français Eur[...] pour un montant de 1.153.100 F dont seules les premières ont été honorées.
La société M[...] ayant, suivant correspondance du 5 décembre 1997, refusé la mise en demeure que lui avait adressé le 20 novembre précédent la société Eur[...], cette dernière a alors saisi le Tribunal de commerce de Paris sur la base de la clause d’élection de for mentionnée sur ses factures pour obtenir le versement de la somme de 995.200 F correspondant au montant des impayés.
Par jugement du 18 mars 1999, le Tribunal de commerce de Paris a:
- débouté, au vu des dispositions de l’article 48 du nouveau code de procédure civile, la société M[...] de son exception d’incompétence au profit du juge néerlandais,
- condamné la société M[...] à payer à la société Eur[...] les sommes de 547.560,20 F avec intérêts de droit à compter du 20 novembre 1997 et de 98.983 F au titre de la T.V.A.,
- condamné la société Eur[...] à verser à la société M[...] la somme de 20.225,59 florins, soit 44.571,33 euros,
- ordonné la compensation entre ces sommes,
- condamné la société M[...] à payer à la société Eur[...] les sommes de 20.000 F à titre de dommages et intérêts ainsi que 15.000 F au titre de l’article 700 du nouveau code de procédure civile,
- ordonné l’exécution provisoire assortie de la fourniture d’une caution par la société Eur[...].
La société M[...] a interjeté appel de ce jugement dont elle sollicite l’infirmation. Elle soutient que la clause attributive de compétence au profit du Tribunal de commerce de Paris lui est inopposable au regard de l’article 17 de la Convention de Bruxelles du 17 septembre 1968 et que le juge français est incompétent sur la base de l’article 5 alinéa 1 de cette même Convention. Subsidiairement, la société M[...] demande à la Cour de dire sans cause au titre de l’article 1131 du code civil et de l’article 30 (et non 20 comme indiqué par erreur dans les conclusions) de la Convention de Vienne du 11 avril 1980 sur les ventes internationales de marchandises, l’obligation de paiement invoquée par la société Eur[...], faute de livraison des marchandises lesquelles ont été remises à des tiers, et de lui donner acte de ce que la société Eur[...] admet lui être redevable de la somme de 20.225,59 florins à laquelle elle demande sa condamnation. La société M[...] demande encore à la Cour de condamner la société Eur[...], outre aux dépens, à lui payer 50.000 F de dommages et intérêts pour procédure abusive et 40.000 F au titre de l’article 700 du nouveau code de procédure civile. Très subsidiairement, elle sollicite le bénéfice de l’article 1244-1 du code civil pour s’acquitter du paiement des condamnations mises à sa charge par le jugement consulaire.
La société Eur[...] conclut à la confirmation du jugement du Tribunal de commerce de Paris. Elle demande à la Cour de déclarer irrecevable sur la base de l’article 75 du nouveau code de procédure civile l’exception d’incompétence soulevée par la société M[...] et de la rejeter en raison de l’existence d’une clause attributive de compétence valable ou de déclarer le juge français compétent sur la base de l’article 5, alinéa 1, de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 et des articles 14 et 15 du code civil. Suivant appel incident sur le fond, la société Eur[...] conclut à la condamnation de la société M[...] à lui payer, à titre complémentaire des condamnations prononcées en première instance, la somme de 541.000 F majorée de la TVA, outre les intérêts au taux légal sur toutes les sommes dues au titre des factures impayées, y compris celle de 541.000 F, ainsi que 4.000 F de dommages et intérêts. La société Eur[...] demande enfin à la Cour la condamnation de la société M[...], outre aux dépens, à lui verser 3.500 F sur le fondement de l’article 700 du nouveau code de procédure civile.
L’ordonnance de clôture du 15 juin 2000 a été rabattue le jour de l’audience pour permettre 6 à la société Eur[...] de rectifier deux erreurs dans ses conclusions, celle-ci sollicitant en réalité 40.000 F de dommages et intérêts et 35.000 F au titre de l’article 700 du nouveau code de procédure civile. La société M[...], qui a donné son accord à la révocation de la clôture, demande à la Cour de statuer immédiatement en l’état de ces rectifications.
SUR CE LA COUR:
Sur l’exception d’incompétence du juge français:
Considérant que la société Eur[...] relève l’irrecevabilité de l’exception d’incompétence soule- 7 vée par la société M[...] au vu des dispositions de l’article 75 du nouveau code de procédure civile selon lesquelles la partie qui soulève une telle exception doit la motiver et faire connaître dans tous les cas devant quelles juridictions elle demande que l’affaire soit portée;
Considérant que la société M[...], qui revendique la compétence des tribunaux néerlandais sur la base de la règle de compétence spéciale en matière contractuelle de l’article 5 alinéa 1 de la Convention de Bruxelles, a satisfait à l’obligation de désignation de la juridiction estimée compétente au sens de l’article 75 du nouveau code de procédure civile, une désignation expresse n’étant pas indispensable lorsque le juge français peut seulement renvoyer les parties à mieux se pourvoir sans désigner la juridiction étrangère compétente selon ce qui est exposé à l’article 96 alinéa 1 de ce même code;
Considérant que la société M[...] estime qu’aucune clause d’élection de for en faveur du Tribunal de commerce de Paris n’a été conclue, la société Eur[...] se trouvant dans l’incapacité de justifier d’un quelconque écrit établissant ou confirmant un tel accord;
Considérant que si la Convention de Bruxelles ne règle pas les exceptions d’incompétence qui demeurent régies par la loi du for, elle détermine les conditions de validité des accords de for à l’exclusion des règles internes des Etats contractants qui résultent pour la France des prescriptions de l’article 48 du nouveau code de procédure civile;
Considérant que l’article 17 alinéa 1 de la Convention de Bruxelles énonce qu’une convention attributive de juridiction est conclue:
«a) par écrit ou verbalement avec confirmation écrite, soit sous une forme qui soit conforme aux habitudes que les parties ont établies entre elles, soit dans le commerce international, sous une forme qui soit conforme à un usage dont les parties avaient connaissance ou étaient censées avoir connaissance et qui est largement connu et régulièrement observé dans ce type de commerce par les parties à des contrats du même type dans la branche commerciale considérée»;
Considérant que les factures de la société Eur[...] adressées à la société M[...] comportent en caractères apparents et majuscules les mentions: «LIEU DE JURIDICTION; TRIBUNAL DE COMMERCE DE PARIS», «CONDITIONS GENERALES DE VENTE VR AU DOS DE LA FACTURE», et qu’il n’est pas contesté par la société M[...], bien qu’aucune copie des conditions générales n’ait été versée au dossier, qu’une clause d’élection de for au profit du Tribunal de commerce de Paris est stipulée à l’article 14 de celles-ci;
Considérant qu’il est constant que la société M[...] a reçu plusieurs factures (numéros 96005583 et 96005588) reproduisant cette condition de for et antérieures aux factures litigieuses sans avoir réagi ou s’être autrement opposée à cette clause;
Considérant que les parties sont liées par les habitudes qui se sont établies entre elles, que la clause de for en faveur du Tribunal de commerce de Paris a effectivement fait l’objet d’un consentement entre les sociétés Eur[...] et M[...], lequel s’est manifesté d’une manière claire et précise par l’absence de protestation ou de remise en cause de l’accord de for stipulé sur les factures de la société Eur[...] par la société M[...], celle-ci ne rapportant la preuve d’aucune objection;
Considérant que l’article 17 de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 édicte une règle de compétence impérative en faveur de la juridiction choisie par les parties à moins que l’on ne se trouve en présence d’un chef de compétence exclusive de l’article 16 de la Convention ou spéciale en raison de la matière des articles 12 et 15, mais qu’il n’est ni allégué ni soutenu que l’une de ces hypothèses se trouve réalisée, qu’il convient donc de rejeter l’exception d’incompétence soulevée par la société M[...] et de confirmer le jugement de ce chef;
Sur le paiement du prix des marchandises:
Considérant que la société M[...] soutient que son obligation de payer est, d’après l’article 1131 du code civil, sans cause dans la mesure où la société Eur[...] ne s’est pas acquittée de son obligation de livraison suivant l’article 30 de la Convention de Vienne sur les ventes internationales de marchandises du 11 avril 1980, le matériel informatique ayant été enlevé par des tiers;
Considérant que le contrat de vente conclu entre une société néerlandaise et une société française est régi par la Convention de Vienne du 11 avril 1980, à laquelle les Pays Bas et la France ont adhéré, par application de l’article 1 alinéa 1 point a de celle-ci qui soumet à ses dispositions les contrats de vente de marchandises entre des parties ayant leur établissement dans des Etats contractants différents;
Considérant que d’après les articles 30 et suivants de cette Convention, le vendeur a l’obligation de livrer la marchandise et de remettre les documents s’y rapportant, tandis que l’acheteur a, d’après les articles 53 et suivants, l’obligation de payer le prix et de prendre livraison de la marchandise;
Considérant que la société Eur[...] a produit pour l’essentiel au soutien de ses prétentions:
- les factures 96005920 d’un montant de 230.000 F et 96005927 d’un montant de
193.500 F correspondant à la commande 9714.1289 faite par la société M[...] le 4 avril
1997, les factures 96006282 d’un montant de 123.000 F et 96006305 d’un montant de 85.100 F correspondant aux commandes 9718.1645 et 9718.1653, passées par la société M[...] les 28 et 29 avril 1997 pour enlèvement le 30 avril suivant au matin, les factures 97000060 d’un montant de 336.000 F et 97000061 d’un montant de 205.000 F, soit un total de 541.000 F correspondant à la commande 9719.1715 de la société M[...] du 6 mai 1997 pour enlèvement le 7 mai, un bon d’enlèvement n_ 97098179 du transporteur TTA L[…] de 22 colis effectué le
9 avril 1997 se rapportant à la facture 960005927, deux bons du transporteur MT T[…] faisant apparaître que dans l’après-midi du 30 avril 1997, ce transporteur a pris en charge aux établissements de la société Eur[...] à B[...] deux fois 50 colis de 60 kgs et les a acheminés chez la société C[...] Micro à P[...], les factures 96006282 et 96006305 portant la signature du chauffeur du transporteur, une fiche de livraison de la société MT T[…] datée du 7 mai 1997 attestant d’un transport effectué ce même jour entre la société Eur[...] et la société C[...] Micro à P[...], la mauvaise qualité de la photocopie fournie permettant de discerner la mention 12 colis, le reste demeurant illisible; une correspondance échangée les 20 et 23 octobre 1997 avec le transporteur TTA L[…] dans laquelle cette société déclare à la société Eur[...]: «nous vous confirmons qu’en aucun cas nous n’avons été mandaté par la société Dutch M[...] pour une livraison en Hollande [...] il s’agissait uniquement pour nous d’un simple camionnage de B[...] à P[...] chez la société C[...]»,
une correspondance du 27 octobre 1997 avec la société TSG ayant pris livraison de la marchandise objet des factures 96005583 et 96005588 dont le montant de 380.500 F aurait été acquitté, selon relevé bancaire de la Société G du 22 au 30 avril 1997, à la société Eur[...] par une société Mega M[...] dans laquelle ce transporteur déclare:
«nous tenons à vous signaler que ce n’est pas votre client Dutch M[...] qui nous a confié ce transport, car nous ne le connaissons pas du tout. La demande d’enlèvement nous a été confiée par la société TLCI à P[...]. Nous n’avions nullement connaissance que cette marchandise était destinée aux Pays Bas, et de toute manière nous ne faisons pas ce genre de transport»;
un protocole dressé le 4 juillet 1997 entre les représentants de la société Eur[...] et de la société TLCI pour arrêter le versement échelonné de la dette des sociétés TLCI et M[...] qui s’élève à 2.077.559,67 F selon deux états intitulés «justificatif de solde» présentés agrafés au protocole et où apparaissent, entre autres, les numéros des factures litigieuses;
un cautionnement du 21 avril 1997 donné par M. N[…], identifié dans le protocole cidessus comme représentant de la société TLCI, au bénéfice de la société Eur[...] pour un paiement par la société M[...] à hauteur de 1.500.000 F;
Considérant que la société Eu[...], qui suppute mais sans en rapporter la preuve que la marchandise a été livrée à des sous-acquéreurs français après revente par la société M[...], n’établit pas avoir reçu des instructions de cette dernière de livrer la marchandise à la société C[...] à P[...] par l’entremise des transporteurs TTA L[…] ou MT T[…], que la société Eur[...] ne fait pas la démonstration de l’incidence des rapports entre les société TLCI et M[...] sur la livraison à un tiers de la marchandise commandée par la société M[...] et se trouve plus généralement incapable d’expliquer, au regard de ses rapports contractuels et de ses pratiques habituelles avec son cocontractant, l’intervention des sociétés C[...] ou autres dont le rôle reste obscur;
Considérant que la société Eur[...], qui ne peut démontrer s’être acquittée de son obligation de livraison à l’acheteur, a ainsi commis une contravention essentielle au sens de l’article 25 de la Convention de Vienne du 11 avril 1980 en causant un préjudice privant substantiellement la société M[...] de ce qu’elle était en droit d’attendre du contrat, qu’il convient en conséquence de réformer le jugement du Tribunal de commerce de Paris en ce qu’il a condamné la société M[...] à payer les marchandises afférentes aux factures 96005920, 96005927, 96006282, 96006305 et de le confirmer en ce qu’il a rejeté les demandes de la société Eur[...] relatives au paiement des factures 97000060 et 97000061, celle-ci ne pouvant exiger le paiement du prix par l’acheteur suivant ce qui est prévu à l’article 62 de la Convention de Vienne du 11 avril 1980;
Sur le paiement de la T.V.A., des dommages et intérêts compensatoires et moratoires:
Considérant qu’aucune T.V.A. n’est due par la société M[...] sur le prix des factures ci-dessus dont elle n’est pas redevable, que la société Eur[...] ne justifie par ailleurs pas s’être acquittée du paiement de la T.V.A. pour les montants qui lui ont été réglés;
Considérant qu’en raison du rejet de sa demande principale, la société Eur[...] ne peut prétendre à des dommages et intérêts;
Qu’il convient de réformer le jugement du Tribunal de commerce de Paris sur ces points et de rejeter les demandes de ces chefs;
Sur les sommes dues par la société Eur[...] à la société M[...]:
Considérant que la société Eur[...] reconnaît devoir la somme de 20.225,59 florins correspondant à des factures 9719.1736 et 9725.2311 des 7 mai et 23 juin 1997, qu’il y a lieu de confirmer le jugement du Tribunal de commerce de Paris de ce chef ayant ordonné l’exécution, de cette condamnation en euros;
Sur les dommages et intérêts pour procédure abusive, l’article 700 du nouveau code de procédure civile et les dépens:
Considérant que la société M[...] sollicite la condamnation de la société Eur[...] à lui payer 50.000 F pour procédure abusive, qu’elle n’établit cependant pas de circonstances particulières de nature à avoir fait dégénérer en abus l’appel intenté par la société Eur[...] et doit en conséquence être déboutée de sa demande;
Considérant que, compte tenu du rejet de ses prétentions, la société Eur[...], qui est condamnée aux dépens, ne peut prétendre à une indemnité sur le fondement de l’article 700 du nouveau code de procédure civile mais qu’il ne paraît pas inéquitable de laisser à la charge de la société M[...] les frais qu’elle a exposés et qui ne sont pas compris dans les dépens;
PAR CES MOTIFS:
Révoque l’ordonnance de clôture du 15 juin 2000 et, après accord des parties, prononce une nouvelle clôture le 7 septembre 2000,
Confirme le jugement du Tribunal de commerce de Paris du 18 mars 1999 en ce qu’il a:
rejeté l’exception d’incompétence soulevée par la société M[...],
condamné la société Eur[...] à verser à la société M[...] la somme de 20.225,59 florins soit 44.571,33 euros,
rejeté la demande de la société Eur[...] en paiement des factures 97000060 et 97000061,
Le réformant pour le surplus:
Rejette les demandes de la société Eur[...] en paiement des factures 96005920, 96005927, 96006282 et 96006305, de la T.V.A., des dommages et intérêts compensatoires et moratoires, Rejette la demande de la société M[...] en dommages-intérêts pour procédure abusive, Dit n’y avoir lieu à condamnation au titre de l’article 700 du nouveau code de procédure civile,
Condamne la société Eur[...] aux dépens de première instance et d’appel et accorde à la S.C.P. B - C - C, avoué, le droit prévu à l’article 699 du nouveau code de procédure civile.