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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 16, 30 mai 2024, n° 19/01051

PARIS

Arrêt

Autre

PARTIES

Demandeur :

BOUYGUES BATIMENT ILE DE FRANCE (SAS)

Défendeur :

SOCIETE CIVILE PROFESSIONELLE DE MANDATAIRES JUDIC IAIRES VITANI (SCP)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Schaller

Avocats :

Me De Maria, Me Deniza, Me Ingold, Me Culoz

CA Paris n° 19/01051

29 mai 2024

I/ Faits et procédure

1. Le conseiller de la mise en état est saisi d'une demande aux fins de désignation d'un expert judiciaire dans un litige opposant la SAS Bouygues Bâtiment Ile de France (ci-après « Bouygues ») à la SCP Vitani-[K], ès-qualités de liquidateur judiciaire de la société ACMD, (ci-après « SCP Vitani-[K] »), dans l'instance enregistrée sous le n°RG19/01051 relative à l'annulation de la sentence arbitrale interne du 20 mai 2018 par un arrêt du 11 janvier 2022, la cour d'appel de Paris ayant renvoyé les parties à conclure au fond en application de l'article 1493 du code de procédure civile.

2. Dans le cadre du renvoi au fond devant la cour, l'affaire a été renvoyée à la mise en état et Bouygues a notifié au conseiller de la mise en état le 13 juin 2023 des conclusions d'incident aux fins de désignation d'un expert judiciaire.

3. Les parties ont été convoquées à une audience d'incident le 21 septembre 2023 qui a été reportée plusieurs fois jusqu'au 28 mars 2024.

II/ Prétentions des parties

4. Dans ses dernières conclusions d'incident notifiées par voie électronique le 18 novembre 2023, la société Bouygues demande au conseiller de la mise en état, au visa notamment des articles 143 et suivants, 789, 907, 910-4 et 943 du code de procédure civile, 1103 et suivants et 1231-1 du code civil, de bien vouloir :

« IN LIMINE LITIS, SE DECLARER INCOMPETENT pour connaître la fin de non-recevoir présentée par la SCP VITANI [K] tirée de l'article 910-4 du Code de procédure civile au profit de la Cour d'appel

REJETER toutes fins de non-recevoir opposées par la SCP VITANI BRU

DESIGNER tel Expert qu'il lui plaira, lequel pourra s'adjoindre tout sapiteur de son choix, en cas de besoin, avec pour mission de :

- entendre les parties ainsi que tous sachants,

- se faire communiquer tous documents et pièces qu'il estimera nécessaires à l'accomplissement de sa mission,

donner son avis sur :

' la portée de la prestation mise à la charge de la société ACMD au titre de la modélisation mixte globale béton/acier,

' les incidences de la multiplication par la société ACMD des estimations calculs et plants au titre des descentes de charges, des valeurs d'efforts sur la mise en 'uvre de la modélisation mixte globale béton/acier mais également sur le dimensionnent des fondations (pieux) au vu notamment du principe constructif de l'ouvrage et de la Charpente métallique,

' les incidences de l'utilisation de logiciels différents pour procéder à la modélisation acier/béton,

 

' le phasage des tâches à compter de la mise à disposition des ouvrages béton à la société ACMD le 8 juin 2010 et plus généralement, sur l'importance du respect du chemin critique à compter de cette date,

' les incidences des retards de la société ACMD sur l'enchaînement des tâches et sur le chemin critique de l'opération,

' l'impact des retards dans la transmission de la nomenclature des aciers nécessaires au remplissage des poteaux métalliques et des erreurs dans les données transmises sur les prestations de la société BOUGYES BATIMENT ILE DE FRANCE et/ou ses sous-traitants en particulier le bétonnage des poteaux métalliques, les commandes et livraisons du ferraillage et sa pose ou encore sur l'immobilisation des équipes, matériels et engins,

' les modifications, adaptations et prestations complémentaires réalisées par la société BOUYGUES BATIMENT ILE DE FRANCE et/ou ses sous-traitants pour réduire les incidences des retards sur le chemin critique et notamment les adaptations de phasage mise en place comme par exemple la pose et la dépose de caillebotis pour la réalisation des façades,

' le chiffrage des ces modifications, adaptations et prestations complémentaires réalisées par la société BOUYGUES BATIMENT ILE DE FRANCE et/ou ses sous-traitants,

' la nécessité d'allonger la voirie grue par rapport au plan d'installation de chantier pour les besoins des travaux de la société ACMD,

' la nécessité de procéder à la création de plateformes entre l'IGH et les Satellites pour les besoins de la circulation des nacelles de la société ACMD,

' l'impact de la réduction de l'entraxe des fourreaux des supports de garde-corps et en particulier sur la nécessité d'ajouter en conséquence des platines,

' les écarts résultant des fiches de contrôles de la société ACMD concernant les alignements prévus dans le carnet de détails de l'annexe 6 de la Convention de groupement entre le niveau de sol fini des Satellites avec l'arase supérieure des traverses basse de menuiserie aluminium

- fournir tout élément technique ou de fait de nature à permettre à la juridiction du fond qui serait éventuellement saisie de se prononcer sur les responsabilités encourues et le chiffrage des préjudices financiers réclamés,

- rapporter toutes constatations utiles à l'examen des prétentions des parties,

- déposer une note de synthèse avant le dépôt de son rapport définitif,

DIRE que l'Expert sera saisi et assurera sa mission conformément aux dispositions des articles 163 et suivants du Code de Procédure Civile,

DIRE qu'il en sera référé au juge chargé du contrôle des expertises en cas de difficultés,

FIXER telle provision qu'il plaira au Conseiller de la mise en état de fixer à valoir sur les frais et honoraires d'expertise qu'il conviendra de consigner,

DIRE la SCP VITANI - [K], en la personne de Maître [K], es qualité de liquidateur judiciaire de la société ATELIERS DE CONSTRUCTIONS METALLIQUES DELPOUX (ACMD) supportera les dépens et sera condamnée au paiement de la somme de 5.000 € au titre de l'article de l'article 700 du Code de procédure civile. »

5. Dans ses conclusions d'incident notifiées par voie électronique le 23 janvier 2024, la SCP Vitani-[K] demande au conseiller de la mise en état, au visa notamment des articles 122, 143, 145, 1495 et 910-4 du code de procédure civile, de bien vouloir :

« ACCUEILLIR comme recevables les fins de non-recevoir souleve'es par la concluante,

PRONONCER l'irrecevabilité de la demande d'expertise formée sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile,

PRONONCER l'irrecevabilité ou, subsidiairement, REJETER la demande d'expertise formulée sur le fondement de l'article 143 du code de procédure civile,

REJETER toute demande et argumentation de la socie'te' BOUYGUES BATIMENT ILE DE France,

CONDAMNER la socie'te' BOUYGUES BATIMENT ILE DE FRANCE, au paiement de la somme de 8.000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens de l'instance dont distraction au profit de Me INGOLD. »

III/ Motifs de la décision

Vu les conclusions d'incident susrappelées,

6. La SCP Vitani-[K] soutient que la demande d'expertise formée par Bouygues est irrecevable aux motifs que :

o La demande d'expertise fondée sur l'article 145 du code de procédure civile n'est pas recevable dès lors que l'instance au fond est en cours,

o Au visa de l'article 122 dudit code, la demande d'expertise fondée sur l'article 143 est irrecevable par application des articles 1495 et 910-4 du code de procédure civile, Bouygues n'ayant pas formé de demandes au fond lors du recours en annulation, et le principe de concentration des moyens étant applicable à la procédure,

o La demande de Bouygues ne répond pas aux conditions des articles 143 et 144 du code de procédure civile, en ce qu'elle ne limite pas la désignation de l'expert à la nécessité de caractériser des faits dont pourrait dépendre la solution du litige dont la juridiction est saisie au fond.

7. Bouygues en réponse soutient que :

o L'irrecevabilité de la demande d'expertise formée sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile est devenue sans objet, la société Bouygues ayant renoncé à ce fondement,

o S'agissant de la fin de non-recevoir de la demande d'expertise fondée sur l'article 143 et opposée par la société Vitani-[K] au visa des articles 1495 et 910-4, le conseiller de la mise en état n'est pas compétent pour trancher cette question qui relève de la compétence de la cour,

o La fin de non-recevoir de la demande d'expertise opposée par la société Vitani-[K] au motif que la cour n'est saisie d'aucune demande au fond doit être rejetée car la cour est saisie au fond par les conclusions au fond de la SCP Vitani-[K] notifiées le 12 juin 2023, avant que la société Bouygues ne dépose ses conclusions d'incident, et le pouvoir de statuer sur le fond du litige conféré à la cour d'appel par l'article 1493 du code de procédure civile en matière d'arbitrage interne n'existe qu'à compter de l'annulation de la sentence puisqu'en vertu du principe de l'interdiction de la révision au fond, la cour ne peut examiner le fond du litige lorsqu'elle statue sur la validité de la sentence ;

o La société Bouygues soutient que les incidences des retards, erreurs et malfaçons de la société ACMD, qui sont à l'origine de sa créance, comportent un aspect technique dont la complexité nécessite un examen par un technicien et que la mission de l'expert aurait notamment pour objet de caractériser les inexécutions contractuelles invoquées au soutien de sa créance.

Sur ce,

8. En matière d'arbitrage interne comme en matière arbitrage international, conformément aux articles 1495 et 1527, alinéa 1er, du code de procédure civile, le recours en annulation d'une sentence arbitrale est formé, instruit et jugé selon les règles relatives à la procédure en matière contentieuse prévues aux articles 900 à 930-1, et par l'effet de l'article 907 dudit code, il est renvoyé aux articles 780 à 807 du code de procédure civile.

9. Aux termes de l'article 1493 du même code applicable à l'arbitrage interne uniquement, lorsque la juridiction annule la sentence arbitrale, elle statue sur le fond dans les limites de la mission de l'arbitre, sauf volonté contraire des parties.

10. La cour de cassation a, par un avis du 11 octobre 2022, rappelé que la cour d'appel était compétente pour statuer sur des fins de non-recevoir relevant de l'appel et que celles touchant à la procédure d'appel étaient de la compétence du conseiller de la mise en état.

11. Elle a indiqué qu'elle était d'avis que les fins de non-recevoir édictées aux articles 564 et 910-4 du code de procédure civile, relatives pour la première à l'interdiction de soumettre des prétentions nouvelles en appel et pour la seconde à l'obligation de présenter dès les premières conclusions l'ensemble des prétentions sur le fond relatives aux conclusions, relevaient de la compétence de la cour d'appel (Avis de la Cour de cassation, 11 octobre 2022, n° 22-70.010).

12. Il résulte de ces éléments qu'il appartient à la cour et non au conseiller de la mise en état de statuer sur les fins de non-recevoir tirées du visa de l'article 910-4 du Code de procédure civile, qui concerne la concentration des prétentions.

13. Il résulte par ailleurs de l'article 789-6° du code de procédure civile que :

« Lorsque la demande est présentée postérieurement à sa désignation, le juge de la mise en état est, jusqu'à son dessaisissement, seul compétent, à l'exclusion de toute autre formation du tribunal, pour (') 6°) statuer sur les fins de non-recevoir.

« Lorsque la fin de non-recevoir nécessite que soit tranchée au préalable une question de fond, le juge de la mise en état statue sur cette question de fond et sur cette fin de non-recevoir. Toutefois, dans les affaires qui ne relèvent pas du juge unique ou qui ne lui sont pas attribuées, une partie peut s'y opposer. Dans ce cas, et par exception aux dispositions du premier alinéa, le juge de la mise en état renvoie l'affaire devant la formation de jugement, le cas échéant sans clore l'instruction, pour qu'elle statue sur cette question de fond et sur cette fin de non-recevoir. Il peut également ordonner ce renvoi s'il l'estime nécessaire. La décision de renvoi est une mesure d'administration judiciaire. »

14. En l'espèce, la recevabilité de la demande d'expertise formée par la société Bouygues devant le conseiller de la mise en état est contestée par la société Vitani-[K] aux motifs que les faits dont dépendrait la solution du litige et notamment la complexité des manquements contractuels allégués à l'encontre de la société ACMD relèveraient du fond du litige et que la cour n'a été saisie au fond d'aucune demande de condamnation par la société Bouygues, cette dernière s'étant limitée à demander l'annulation de la sentence, ce qui rend irrecevable toute demande d'expertise en lien avec le fond du litige par l'application de l'article 910-4 du code de procédure civile, en violation du principe de concentration des prétentions et, par voie de conséquence, toute demande d'expertise sur les faits en lien avec ces prétentions.

15. Or, la recevabilité de cette fin de non-recevoir tirée de l'article 910-4 relève clairement de la compétence de la cour, comme rappelé par l'avis de la cour de cassation du 11 octobre 2022.

16. Il y a lieu par conséquent, de se déclarer incompétent pour statuer sur cette fin de non-recevoir.

17. S'agissant de la contestation de la recevabilité de la demande de mesure d'instruction formée par la société Bouygues sur le fondement de l'article 143 dudit code, aux termes duquel les faits dont dépend la solution du litige peuvent, à la demande des parties ou d'office, être l'objet de toute mesure d'instruction légalement admissible, la société Vitani-[K] soutient que la demande d'expertise est irrecevable, que les faits pour lesquels la mesure d'instruction est sollicitée ne peuvent être caractérisés qu'au regard des faits dont dépend la solution du litige et dont la juridiction doit être saisie au fond, ce qui n'est pas le cas en l'espèce, la société Bouygues n'ayant pas saisi la juridiction au fond, ce que la société Bouygues conteste, rappelant que la société Vitani-[K] elle-même a saisi la cour du fond du litige, et qu'en tout état de cause, elle ne pouvait invoquer le fond tant que le recours en annulation était pendant.

18. S'il ne peut être fait grief aux parties d'avoir soutenu et défendu le recours en annulation sans évoquer le fond, au stade dudit recours, il résulte toutefois de l'article 1493 du code de procédure civile que lorsque la juridiction annule la sentence arbitrale, elle statue sur le fond dans les limites de la mission de l'arbitre, sauf volonté contraire des parties.

19. Il appartient à la cour, et non au conseiller de la mise en état, de déterminer les limites de la mission de l'arbitre qui déterminent sa saisine et qui permettront de déterminer les faits sur la base desquels l'expertise demandée pourra être diligentée, si elle est jugée justifiée.

20. Il y a lieu dès lors, sur cette fin de non-recevoir soulevée par la société Vitani-[K], qui nécessite de trancher au préalable une question de fond, notamment au regard de la mission des arbitres, de faire application de l'article 789-6° du code de procédure civile et de dire que cette fin de non-recevoir sera renvoyée devant la formation de jugement, toutes autres demandes étant réservées pour qu'elle statue sur cette question de fond et sur cette fin de non-recevoir.

21. Les dépens et les frais irrépétibles seront réservés.

IV/ Dispositif

Prenons acte de la renonciation de la société Bouygues à viser l'article 145 du code de procédure civile,

Nous déclarons incompétent pour statuer sur les fins de non-recevoir tirées du visa de l'article 910-4 du Code de procédure civile qui concerne la concentration des prétentions,

Renvoyons l'examen des autres fins de non-recevoir de la demande de mesure d'instruction à la formation de jugement,

Réservons l'ensemble des autres demandes et les dépens.

Ordonnance rendue par Mme Fabienne SCHALLER, magistrat en charge de la mise en état assistée de Mme Najma EL FARISSI, greffière présente lors du prononcé de l'ordonnance au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

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