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Décisions

CJUE, 4e ch., 4 septembre 2025, n° C-21/24

COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE

Arrêt

Question préjudicielle

PARTIES

Demandeur :

CP (Sté)

Défendeur :

Nissan Iberia (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président de chambre :

M. Jarukaitis

Président :

M. Lenaerts

Avocat général :

Mme L. Medina

Avocats :

Me Porto Corredoira, Me Guardiola Bas, Me Torras Balcell, Me Zuloaga González

Juges :

M. Gavalec, M. Arabadjiev (rapporteur), Mme Frendo

CJUE n° C-21/24

3 septembre 2025

Arrêt

1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 101 TFUE, lu à la lumière du principe d’effectivité.

2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant CP à Nissan Iberia SA (ci-après « Nissan ») au sujet de la réparation du préjudice prétendument subi du fait d’une infraction au droit de la concurrence commise par plusieurs entreprises, dont Nissan, et constatée dans une décision de la Comisión Nacional de los Mercados y la Competencia (Commission nationale des marchés et de la concurrence, Espagne) (ci-après la « CNMC »).

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

 Le règlement (CE) no 1/2003

3 L’article 16 du règlement (CE) no 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101] et [102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1), intitulé « Application uniforme du droit communautaire de la concurrence », dispose, à son paragraphe 1 :

« Lorsque les juridictions nationales statuent sur des accords, des décisions ou des pratiques relevant de l’article [101] ou [102 TFUE] qui font déjà l’objet d’une décision de la Commission [européenne], elles ne peuvent prendre de décisions qui iraient à l’encontre de la décision adoptée par la Commission. Elles doivent également éviter de prendre des décisions qui iraient à l’encontre de la décision envisagée dans une procédure intentée par la Commission. À cette fin, la juridiction nationale peut évaluer s’il est nécessaire de suspendre sa procédure. Cette obligation est sans préjudice des droits et obligations découlant de l’article [267 TFUE]. »

 La directive 2014/104/UE

4 L’article 10 de la directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 novembre 2014, relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Union européenne (JO 2014, L 349, p. 1), intitulé « Délais de prescription », se lit comme suit :

« 1.04Les États membres arrêtent, conformément au présent article, les règles relatives aux délais de prescription applicables aux actions en dommages et intérêts. Ces règles déterminent le moment à partir duquel le délai de prescription commence à courir, la durée de ce délai et les circonstances dans lesquelles il est interrompu ou suspendu.

2. Les délais de prescription ne commencent pas à courir avant que l’infraction au droit de la concurrence ait cessé et que le demandeur ait pris connaissance ou puisse raisonnablement être considéré comme ayant connaissance :

a) du comportement et du fait qu’il constitue une infraction au droit de la concurrence ;

b) du fait que l’infraction au droit de la concurrence lui a causé un préjudice ; et

c) de l’identité de l’auteur de l’infraction.

3. Les États membres veillent à ce que les délais de prescription applicables aux actions en dommages et intérêts soient de cinq ans au minimum.

4. Les États membres veillent à ce qu’un délai de prescription soit suspendu ou, selon le droit national, interrompu par tout acte d’une autorité de concurrence visant à l’instruction ou à la poursuite d’une infraction au droit de la concurrence à laquelle l’action en dommages et intérêts se rapporte. Cette suspension prend fin au plus tôt un an après la date à laquelle la décision constatant une infraction est devenue définitive ou à laquelle il a été mis un terme à la procédure d’une autre manière. »

5 L’article 21 de cette directive, intitulé « Transposition », dispose, à son paragraphe 1 :

« Les États membres mettent en vigueur les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires pour se conformer à la présente directive au plus tard le 27 décembre 2016. Ils communiquent immédiatement à la Commission le texte de ces dispositions.

[…] »

6 L’article 22 de ladite directive, intitulé « Application temporelle », prévoit, à son paragraphe 1 :

« Les États membres veillent à ce que les dispositions nationales adoptées en application de l’article 21 afin de se conformer aux dispositions substantielles de la présente directive ne s’appliquent pas rétroactivement. »

 Le droit espagnol

7 L’article 1902 du Código Civil (code civil) énonce :

« Quiconque par son action ou son omission cause un dommage à autrui, par faute ou négligence, est tenu de réparer le dommage causé. »

8 L’article 1968 de ce code prévoit :

« Sont soumises à un délai de prescription d’un an :

[...]

2. L’action en responsabilité civile du fait d’injure ou de calomnie, ou fondée sur les obligations résultant de la faute ou de la négligence visées à l’article 1902, à partir du moment où la personne lésée en a pris connaissance ».

9 L’article 1973 dudit code dispose :

« La prescription des actions est interrompue par l’exercice de celles-ci en justice, par la réclamation extrajudiciaire du créancier et par tout acte par lequel le débiteur reconnaît la dette. »

10 Aux termes de l’article 74 de la Ley 15/2007 de Defensa de la Competencia (loi 15/2007 relative à la protection de la concurrence), du 3 juillet 2007 (BOE no 159, du 4 juillet 2007, p. 28848), telle que modifiée par le Real Decreto-ley 9/2017, por el que se transponen directivas de la Unión Europea en los ámbitos financiero, mercantil y sanitario, y sobre el desplazamiento de trabajadores (décret-loi royal 9/2017, portant transposition de directives de l’Union européenne en matière financière, commerciale et de santé, ainsi que sur le détachement de travailleurs), du 26 mai 2017 (BOE no 126, du 27 mai 2017, p. 42820) :

« 1. Le délai de prescription de l’action en responsabilité pour le préjudice résultant d’une infraction au droit de la concurrence est de cinq ans.

2. Le délai de prescription commence à courir lorsque l’infraction au droit de la concurrence a cessé et que le demandeur a pris connaissance ou peut raisonnablement être considéré comme ayant connaissance :

a) du comportement et du fait qu’il constitue une infraction au droit de la concurrence ;

b) du préjudice causé par ladite infraction ; et

c) de l’identité de l’auteur de l’infraction.

3. Le délai est interrompu si une autorité de concurrence ouvre une enquête ou une procédure de sanction liée à une infraction au droit de la concurrence à laquelle l’action en dommages et intérêts se rapporte. Cette interruption prend fin un an après la date à laquelle la décision de l’autorité de concurrence est devenue définitive ou à laquelle il a été mis un terme à la procédure de toute autre manière.

4. Le délai est également interrompu par l’ouverture de toute procédure de règlement consensuel des litiges relatifs à la demande en réparation du préjudice causé. Cette interruption ne s’applique cependant qu’à l’égard des parties qui participent ou ont participé à ladite procédure ou y ont été représentées. »

11 L’article 75, paragraphe 1, de la loi 15/2007, telle que modifiée par le décret-loi royal 9/2017, prévoit :

« Une infraction au droit de la concurrence constatée par une décision définitive d’une autorité de concurrence espagnole ou par une instance de recours espagnole est considérée comme établie de manière irréfragable aux fins d’une action en dommages et intérêts introduite devant une juridiction espagnole. »

12 La première disposition transitoire du décret-loi royal 9/2017 transposant dans le droit espagnol la directive 2014/104, intitulée « Régime transitoire en matière d’actions en dommages et intérêts résultant d’infractions au droit de la concurrence des États membres et de l’Union européenne », dispose :

« 1. Les dispositions de l’article 3 du présent décret-loi royal ne s’appliquent pas rétroactivement.

2. Les dispositions de l’article 4 du présent décret-loi royal ne s’appliquent qu’aux procédures engagées après son entrée en vigueur. »

13 Aux termes de l’article 90, paragraphe 3, de la Ley 39/2015 del Procedimiento Administrativo Común de las Administraciones Públicas (loi 39/2015 relative à la procédure administrative commune des administrations publiques), du 1er octobre 2015 (BOE no 236, du 2 octobre 2015, p. 89343), rendu applicable en droit de la concurrence en vertu de l’article 45 de la loi 15/2007 :

« La décision mettant fin à la procédure est exécutoire si elle n’est pas susceptible de faire l’objet d’un recours administratif ordinaire, tout en pouvant prévoir les dispositions provisoires nécessaires pour garantir son efficacité tant qu’elle n’est pas exécutoire, lesquelles peuvent consister dans le maintien des mesures conservatoires adoptées le cas échéant.

Lorsque la décision est exécutoire, elle peut être suspendue à titre provisoire si l’intéressé informe l’administration de son intention d’introduire un recours contentieux administratif contre cette décision administrative définitive. Cette suspension à titre provisoire prend fin lorsque :

a) à l’expiration du délai légal, l’intéressé n’a pas formé de recours contentieux administratif ;

b)  alors même que l’intéressé a formé un recours contentieux administratif :

1. il n’a pas, par ce recours, demandé la suspension provisoire de la décision attaquée ;

2. la juridiction se prononce sur la demande de suspension provisoire, dans les conditions fixées par celle-ci. »

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

14 Le 23 juillet 2015, la CNMC a adopté une décision par laquelle elle a constaté que plusieurs entreprises, dont Nissan, avaient enfreint l’article 101 TFUE et l’article 1er de la loi 15/2007. Le comportement anticoncurrentiel reproché, consistant en des échanges d’informations commercialement sensibles entre ces entreprises, a pris fin au cours de l’année 2013.

15 Le 28 juillet 2015, la CNMC a publié sur son site Internet un communiqué de presse relatif à cette décision.

16 Le 15 septembre 2015, ladite décision a été publiée dans son intégralité sur ce site Internet.

17 La même décision a fait l’objet de plusieurs recours en annulation de la part des auteurs de la prétendue infraction, y compris de Nissan, mais elle a été confirmée, en ce qui concerne Nissan, par le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne) au cours de l’année 2021.

18 Au cours du mois de mars 2023, CP a introduit devant la juridiction de renvoi une action en dommages et intérêts faisant suite à la décision de la CNMC (follow-on damages action) tendant à la condamnation de Nissan à réparer le préjudice qu’il avait prétendument subi en raison de l’acquisition d’un véhicule dont le prix avait été affecté par l’infraction constatée dans cette décision.

19 En défense, Nissan a soutenu, en substance, que cette action en dommages et intérêts était prescrite. Selon cette société, il ressort des règles de prescription prévues par le code civil que le délai de prescription d’un an, qui est applicable à une telle action, commence à courir à partir du moment où la personne lésée a pris connaissance de l’infraction au droit de la concurrence en cause. En l’occurrence, compte tenu du fait, premièrement, que la décision de la CNMC a été publiée intégralement sur le site Internet de cette autorité le 15 septembre 2015, deuxièmement, que la CNMC a publié un communiqué de presse à cet égard et, troisièmement, que l’affaire à l’origine de cette décision a bénéficié d’une large couverture médiatique au niveau national, CP ne saurait prétendre n’avoir pas eu connaissance, à la date de la publication de ladite décision sur le site Internet de la CNMC, des informations indispensables pour l’introduction de ladite action en dommages et intérêts. Ainsi, selon Nissan, dès lors qu’il n’est pas nécessaire que cette même décision devienne définitive pour que le délai de prescription commence à courir, il peut être considéré que ce délai a commencé à courir le 15 septembre 2015.

20 Selon la juridiction de renvoi, les délais de prescription applicables aux actions en dommages et intérêts pour des infractions aux règles de concurrence ne sauraient commencer à courir avant que l’infraction concernée n’ait cessé et que la personne lésée n’ait eu connaissance ou n’ait pu raisonnablement avoir connaissance des informations indispensables à l’exercice de son action en dommages et intérêts.

21 Dans les cas où cette infraction a été constatée par une décision de l’autorité nationale de concurrence, cette juridiction estime qu’il peut être considéré que les parties lésées ont pris connaissance de ces informations au moment de la publication de cette décision sur le site Internet de cette autorité. Ce serait, notamment, à l’occasion de cette publication que l’existence de l’infraction en cause est connue, que les auteurs de cette infraction sont précisément désignés, que la durée du comportement illicite est mentionnée et que la survenance du dommage peut être établie. Selon ladite juridiction, dès lors qu’aucune règle de droit n’exige qu’une telle décision acquière un caractère définitif pour que le droit à réparation du préjudice causé par l’infraction concernée prenne naissance, le fait que cette décision a fait l’objet d’un recours juridictionnel ne saurait avoir une incidence sur le calcul du délai de prescription applicable à une action en dommages et intérêts visant à obtenir réparation du préjudice résultant de l’infraction en cause.

22 Certes, selon la juridiction de renvoi, le juge saisi d’une action en dommages et intérêts à la suite d’une décision de l’autorité de concurrence ayant fait l’objet d’un recours en annulation ne peut être lié par le constat de l’existence d’une infraction figurant dans cette décision que lorsque ladite décision est devenue définitive. Toutefois, en vertu du droit procédural applicable, ce juge pourrait suspendre la procédure pendante devant lui jusqu’à ce que ladite décision devienne définitive. Par ailleurs, dans l’hypothèse où une action en dommages et intérêts serait intentée pour une infraction aux règles de concurrence qui ferait simultanément l’objet d’une enquête par l’autorité de concurrence, ledit juge pourrait suspendre cette procédure jusqu’à ce qu’une décision soit rendue par cette autorité et devienne définitive.

23 En l’occurrence, selon cette juridiction, il était possible pour CP de connaître l’ensemble des informations indispensables à l’exercice de son action en dommages et intérêts à la suite de la publication intégrale, sur le site Internet de la CNMC, de la décision de cette autorité, de la publication du communiqué de presse à cet égard, lequel invitait explicitement les personnes lésées à intenter une action en dommages et intérêts pour le préjudice résultant de l’infraction concernée, ainsi que de la large couverture médiatique au niveau national de l’affaire faisant l’objet de cette décision.

24 Ladite juridiction ajoute à cet égard que, à la différence des décisions de la CNMC, qui font l’objet d’une publication sur le site Internet de cette autorité ainsi que d’un communiqué de presse publié également sur ce site Internet, les arrêts des juridictions espagnoles rendant, le cas échéant, définitive une décision de ladite autorité ne font l’objet ni d’un communiqué de presse ni d’une publication au Boletín Oficial del Estado (Journal officiel espagnol). En outre, le site Internet sur lequel les arrêts des juridictions espagnoles sont publiés serait difficilement accessible par le grand public.

25 Dans ce contexte, la juridiction de renvoi fait toutefois observer que, contrairement à son interprétation des règles régissant le dies a quo du délai de prescription applicable aux actions en dommages et intérêts pour des infractions aux règles de concurrence, il existe une ligne jurisprudentielle nationale selon laquelle le délai de prescription applicable à de telles actions en dommages et intérêts introduites à la suite d’une décision de la CNMC faisant l’objet d’un recours en annulation devant les juridictions compétentes ne commence à courir qu’à partir du moment où cette décision est devenue définitive à la suite du contrôle juridictionnel. Selon cette ligne jurisprudentielle, il ne serait pas possible pour la personne lésée de connaître les informations indispensables pour l’introduction de son action en dommages et intérêts sur la seule base de la publication de la version intégrale de la décision de la CNMC sur son site Internet, du communiqué de presse et de la couverture médiatique au niveau national de l’affaire concernée. Ainsi, il conviendrait de considérer que le délai de prescription ne commence à courir que lorsque l’arrêt de la dernière instance de recours a acquis force de chose jugée. En tout état de cause, il serait inutile d’intenter une action en dommages et intérêts sur le fondement de la décision de la CNMC pour en demander, ensuite, la suspension afin de pouvoir déterminer s’il y a lieu ou non de s’appuyer sur cette décision pour étayer cette action en dommages et intérêts.

26 Selon cette juridiction, ladite ligne jurisprudentielle semble établir à tort une distinction entre la possibilité et l’obligation d’intenter une action. Or, selon ladite juridiction, si le requérant concerné a connaissance des informations indispensables pour entamer son action en dommages et intérêts, il lui incombe de le faire dans les délais impartis à cette fin.

27 Dans ces conditions, le Juzgado de lo Mercantil no 1 de Zaragoza (tribunal de commerce no 1 de Saragosse, Espagne), qui est la juridiction de renvoi, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1) Existe-t-il en droit de l’Union une base légale permettant d’établir une distinction entre la possibilité et l’obligation d’intenter une action en dommages et intérêts pour une infraction au droit de la concurrence, ou faut-il au contraire considérer que, dès le moment où la personne lésée a eu connaissance ou pouvait raisonnablement avoir connaissance tant du fait qu’elle a subi un préjudice en raison de cette infraction que de l’identité de l’auteur de celle-ci, il lui incombe d’intenter cette action, le délai de prescription commençant à courir ?

2) Pour pouvoir intenter une action en dommages et intérêts devant l’autorité judiciaire, faut-il attendre que la sanction ait été définitivement confirmée en justice ou faut-il au contraire considérer que, dès lors que la décision de la [CNMC)], publiée dans son intégralité, mentionne l’identité des auteurs de l’infraction en cause, sa durée exacte et les produits concernés par cette infraction, l’action en dommages et intérêts peut être intentée devant les tribunaux et que le délai de prescription commence à courir ?

3) La publication de l’intégralité de la décision de sanction sur le site Internet officiel et public de la CNMC doit-elle être considérée comme équivalente, s’agissant du point de départ de la prescription, à la publication, par la Commission européenne, du résumé de la décision au Journal officiel de l’Union européenne, étant entendu que les décisions de la CNMC ne sont publiées que sur ce site Internet officiel ? »

 Sur les demandes de réouverture de la phase orale de la procédure et d’obtention d’éclaircissements de la part de de la juridiction de renvoi

28 Par acte déposé au greffe de la Cour le 17 avril 2025, Nissan a demandé, à titre principal, que soit ordonnée la réouverture de la phase orale de la procédure, en application de l’article 83 du règlement de procédure de la Cour. À titre subsidiaire, elle a invité la Cour à adresser une demande d’éclaircissements à la juridiction de renvoi, conformément à l’article 101 de ce règlement de procédure.

29 À l’appui de ces demandes, Nissan a fait valoir, en substance, d’une part, que, dans ses conclusions, Mme l’avocate générale s’est fondée sur des éléments de fait et de droit, invoqués par CP lors de l’audience de plaidoirie, qui n’ont pas été contradictoirement débattus lors de cette audience et, d’autre part, que la Cour n’est pas suffisamment éclairée sur des questions de fait et de droit national. Il conviendrait, en particulier, de clarifier, premièrement, les modalités d’interruption du délai de prescription applicable aux actions en dommages et intérêts et, en particulier, les effets des réclamations extrajudiciaires sur l’interruption de ce délai. En l’occurrence, il y aurait lieu de demander à la juridiction de renvoi de préciser si CP a introduit une réclamation extrajudiciaire et, le cas échéant, son contenu ainsi que les frais liés à l’introduction de celle-ci. Deuxièmement, il serait utile de préciser le nombre de décisions de sanction de la CNMC qui ont été annulées à la suite d’un contrôle juridictionnel de ces décisions. Troisièmement, il conviendrait de demander à la juridiction de renvoi de préciser certains aspects du droit espagnol concernant, notamment, le caractère exécutoire des décisions de la CNMC, les différences entre les règles nationales régissant la publication des décisions de la CNMC et celles régissant la publication des arrêts des juridictions espagnoles ainsi que les frais liés à l’interruption des délais de prescription.

30 À cet égard, s’agissant, en premier lieu, de la demande de réouverture de la phase orale, il convient de rappeler que, en vertu de l’article 252, second alinéa, TFUE, l’avocat général présente publiquement, en toute impartialité et en toute indépendance, des conclusions motivées sur les affaires qui, conformément au statut de la Cour de justice de l’Union européenne, requièrent son intervention. La Cour n’est liée ni par ces conclusions ni par la motivation au terme de laquelle l’avocat général parvient à celles-ci (arrêt du 19 mars 2020, Sánchez Ruiz e.a., C‑103/18 et C‑429/18, EU:C:2020:219, point 42 ainsi que jurisprudence citée).

31 Il convient également de relever, dans ce contexte, que le statut de la Cour de justice de l’Union européenne et le règlement de procédure ne prévoient pas la possibilité pour les parties ou les intéressés visés à l’article 23 de ce statut de présenter des observations en réponse aux conclusions présentées par l’avocat général. Le désaccord d’une partie ou d’un tel intéressé avec les conclusions de l’avocat général, quelles que soient les questions qu’il examine dans celles-ci, ne peut, par conséquent, constituer en lui-même un motif justifiant la réouverture de la procédure orale (arrêt du 19 mars 2020, Sánchez Ruiz e.a., C‑103/18 et C‑429/18, EU:C:2020:219, point 43 ainsi que jurisprudence citée).

32 Il s’ensuit que, dans la mesure où la demande de réouverture de la phase orale de la procédure présentée par Nissan tend à permettre à celle-ci de répondre à la position prise par Mme l’avocate générale dans ses conclusions, elle ne saurait être accueillie.

33 Cela étant, en vertu de l’article 83 de son règlement de procédure, la Cour peut, à tout moment, l’avocat général entendu, ordonner la réouverture de la phase orale de la procédure, notamment si elle considère qu’elle est insuffisamment éclairée, ou lorsqu’une partie a soumis, après la clôture de cette phase, un fait nouveau de nature à exercer une influence décisive sur la décision de la Cour, ou encore lorsque l’affaire doit être tranchée sur la base d’un argument qui n’a pas été débattu entre les parties ou les intéressés visés à l’article 23 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne.

34 En l’occurrence, la Cour, après avoir entendu Mme l’avocate générale, considère qu’elle dispose de tous les éléments nécessaires pour répondre aux questions posées par la juridiction de renvoi et que la présente affaire ne nécessite pas d’être décidée sur la base d’un argument qui n’aurait pas été débattu entre les intéressés. En outre, la demande de réouverture de la phase orale de la procédure ne révèle aucun fait nouveau de nature à pouvoir exercer une influence décisive sur la décision que la Cour est appelée à rendre dans cette affaire.

35 Il s’ensuit qu’il n’y a pas lieu d’ordonner la réouverture de la phase orale de la procédure.

36 En second lieu, en ce qui concerne la demande, formulée à titre subsidiaire, par laquelle Nissan invite la Cour à demander des éclaircissements à la juridiction de renvoi, il suffit de rappeler que la possibilité dont dispose la Cour de demander des éclaircissements à une juridiction de renvoi en vertu de l’article 101 de son règlement de procédure ne constitue qu’une simple faculté dont l’usage est apprécié par la Cour de manière discrétionnaire dans chaque cas d’espèce (arrêt du 3 décembre 2015, Banif Plus Bank, C‑312/14, EU:C:2015:794, point 32). Or, ainsi qu’il a été relevé au point 34 du présent arrêt, la Cour dispose de tous les éléments nécessaires pour statuer sur la présente demande de décision préjudicielle. Il s’ensuit que cette demande doit également être rejetée.

 Sur les questions préjudicielles

37 Selon une jurisprudence constante de la Cour, dans le cadre de la procédure de coopération entre les juridictions nationales et la Cour instituée à l’article 267 TFUE, il appartient à celle-ci de donner au juge national une réponse utile qui lui permette de trancher le litige dont il est saisi. Dans cette optique, il incombe, le cas échéant, à la Cour de reformuler les questions qui lui sont soumises. En outre, la Cour peut être amenée à prendre en considération des normes du droit de l’Union auxquelles le juge national n’a pas fait référence dans l’énoncé de sa question (arrêt du 12 janvier 2023, RegioJet, C‑57/21, EU:C:2023:6, point 92 et jurisprudence citée). Il appartient, à cet égard, à la Cour d’extraire de l’ensemble des éléments fournis par la juridiction nationale, et notamment de la motivation de la décision de renvoi, les éléments du droit de l’Union qui appellent une interprétation compte tenu de l’objet du litige (arrêt du 22 juin 2022, Volvo et DAF Trucks, C‑267/20, EU:C:2022:494, point 28 ainsi que jurisprudence citée).

38 En l’occurrence, eu égard à l’ensemble des éléments fournis par la juridiction de renvoi, il y a lieu, en vue d’apporter à cette juridiction une réponse utile lui permettant de trancher le litige dont elle est saisie, de reformuler les questions préjudicielles.

39 En effet, il résulte de ces éléments que celle-ci cherche notamment à déterminer si CP, qui s’estime lésé par une infraction au droit de la concurrence, constatée par une décision de la CNMC publiée sur le site Internet de cette autorité le 15 septembre 2015 et devenue définitive à la suite d’un arrêt du Tribunal Supremo (Cour suprême) rendu au cours de l’année 2021, peut demander réparation pour le dommage qui lui a été causé ou si son action en dommages et intérêts introduite au cours du mois de mars 2023 est prescrite.

40 À cet égard, il ressort du dossier dont dispose la Cour que le décret-loi royal 9/2017 transposant la directive 2014/104 est entré en vigueur le 27 mai 2017, à savoir environ cinq mois après l’expiration du délai de transposition prévu à l’article 21 de cette directive. La juridiction de renvoi expose que, jusqu’à la date de l’entrée en vigueur de ce décret-loi transposant ladite directive dans le droit espagnol, le délai de prescription applicable aux actions en dommages et intérêts pour les infractions au droit de la concurrence était régi par le régime général de la responsabilité civile extracontractuelle et que, en vertu de l’article 1968, paragraphe 2, du code civil, ce délai de prescription d’une durée d’un an ne commençait à courir qu’à partir du moment où la personne s’estimant lésée avait pris connaissance des faits générateurs de responsabilité. Cette juridiction précise que, à la suite d’une modification législative intervenue au cours de l’année 2007, la législation nationale n’exigerait plus que la décision de l’autorité nationale de concurrence acquière un caractère définitif pour que le droit à réparation du préjudice causé par l’infraction concernée prenne naissance. Ainsi, la juridiction de renvoi estime que le point de départ du délai de prescription applicable à l’action en dommages et intérêts de CP coïncide avec la date de la publication de la décision de la CNMC sur son site Internet, à savoir le 15 septembre 2015, et non pas avec la date de la publication de l’arrêt du Tribunal Supremo (Cour suprême) par lequel cette décision est devenue définitive au cours de l’année 2021.

41 Dans ce contexte et compte tenu, notamment, du fait que les règles de prescription du code civil continuaient à s’appliquer environ cinq mois après l’expiration du délai de transposition de la directive 2014/104, il ressort clairement des éléments fournis par la juridiction de renvoi que celle-ci s’interroge sur la compatibilité avec l’article 101 TFUE, lu à la lumière du principe d’effectivité, et, le cas échéant, avec l’article 10 de ladite directive, des règles de prescription qui étaient en vigueur avant la transposition de la même directive, s’agissant notamment de la détermination du dies a quo du délai de prescription.

42 Dans ces conditions, il y a lieu de considérer que, par ses questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 101 TFUE, lu à la lumière du principe d’effectivité, et, le cas échéant, l’article 10, paragraphe 2, de la directive 2014/104 doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation nationale, telle qu’interprétée par les juridictions nationales compétentes, selon laquelle, aux fins de la détermination du moment à partir duquel commence à courir le délai de prescription applicable aux actions en dommages et intérêts pour des infractions aux règles de la concurrence consécutives à une décision de l’autorité nationale de concurrence constatant une infraction à ces règles, il peut être considéré que la personne s’estimant lésée a pris connaissance des informations indispensables lui permettant d’introduire son action en dommages et intérêts avant que cette décision ne soit devenue définitive.

43 À cet égard, il est nécessaire, afin de répondre aux questions posées, de vérifier d’abord l’applicabilité temporelle de l’article 10 de la directive 2014/104, qui établit certaines exigences en ce qui concerne le délai de prescription applicable aux actions en dommages et intérêts pour les infractions au droit de la concurrence, en déterminant, en particulier, la durée minimale de ce délai et le moment le plus tôt auquel celui-ci peut commencer à courir ainsi que les circonstances dans lesquelles il doit être suspendu ou interrompu.

44 Ainsi, il convient de rappeler que l’article 10 de la directive 2014/104 est une disposition substantielle, au sens de l’article 22, paragraphe 1, de cette directive. Or, en vertu de cette dernière disposition, les États membres devaient veiller à ce que les dispositions nationales adoptées en application de l’article 21 de ladite directive afin de se conformer aux dispositions substantielles de celle-ci ne s’appliquent pas rétroactivement [arrêt du 18 avril 2024, Heureka Group (Comparateurs de prix en ligne), C‑605/21, EU:C:2024:324, point 47].

45 Cela étant, à partir de l’expiration du délai de transposition d’une directive, le droit national doit être interprété d’une manière conforme à toute disposition de celle-ci [arrêt du 18 avril 2024, Heureka Group (Comparateurs de prix en ligne), C‑605/21, EU:C:2024:324, point 48].

46 Dès lors, il est nécessaire, afin de déterminer l’applicabilité temporelle de l’article 10 de la directive 2014/104, de vérifier si la situation en cause au principal était acquise avant l’expiration du délai de transposition de cette directive ou si elle a continué à produire ses effets après l’expiration de ce délai [arrêt du 18 avril 2024, Heureka Group (Comparateurs de prix en ligne), C‑605/21, EU:C:2024:324, point 49].

47 À cette fin, au vu des spécificités des règles de prescription, de leur nature ainsi que de leur mécanisme de fonctionnement, notamment dans le contexte d’une action en dommages et intérêts pour une infraction au droit de la concurrence, il y a lieu de rechercher si, à la date d’expiration du délai de transposition de la directive 2014/104, à savoir le 27 décembre 2016, le délai de prescription fixé par le droit national, applicable à la situation en cause au principal jusqu’à cette date, était écoulé, ce qui implique de déterminer le moment auquel ce délai de prescription a commencé à courir conformément à ce droit [arrêt du 18 avril 2024, Heureka Group (Comparateurs de prix en ligne), C‑605/21, EU:C:2024:324, point 50].

48 En effet, en l’absence d’une réglementation de l’Union en la matière jusqu’à la date d’expiration du délai de transposition de la directive 2014/104, il appartenait à l’ordre juridique de chaque État membre de régler les modalités d’exercice du droit de demander réparation du préjudice résultant d’une violation des articles 101 et 102 TFUE, y compris celles relatives aux délais de prescription, pour autant que les principes d’équivalence et d’effectivité étaient respectés, ce dernier principe exigeant que les règles applicables aux recours destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent de l’effet direct du droit de l’Union ne rendent pas pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union [arrêt du 18 avril 2024, Heureka Group (Comparateurs de prix en ligne), C‑605/21, EU:C:2024:324, point 51 et jurisprudence citée].

49 À cet égard, il résulte de ce dernier principe que, même avant la date d’expiration du délai de transposition de la directive 2014/104, une réglementation nationale fixant la date à laquelle le délai de prescription commence à courir, la durée et les modalités de la suspension ou de l’interruption de celui-ci devait être adaptée aux spécificités du droit de la concurrence et aux objectifs de la mise en œuvre des règles de ce droit par les personnes concernées, afin de ne pas réduire à néant la pleine effectivité des articles 101 et 102 TFUE [arrêt du 18 avril 2024, Heureka Group (Comparateurs de prix en ligne), C‑605/21, EU:C:2024:324, point 52 et jurisprudence citée].

50 Dans ce contexte, il convient de rappeler que l’article 101, paragraphe 1, et l’article 102 TFUE produisent des effets directs dans les relations entre les particuliers et engendrent des droits dans le chef des justiciables que les juridictions nationales doivent sauvegarder (arrêt du 5 juin 2014, Kone e.a., C‑557/12, EU:C:2014:1317, point 20 ainsi que jurisprudence citée).

51 La pleine efficacité de l’article 101 TFUE et, en particulier, l’effet utile de l’interdiction énoncée à son paragraphe 1 seraient remis en cause s’il n’était pas possible, pour toute personne, de demander réparation du dommage que lui aurait causé une infraction au droit de la concurrence (arrêts du 5 juin 2014, Kone e.a., C‑557/12, EU:C:2014:1317, point 21, ainsi que du 28 janvier 2025, ASG 2, C‑253/23, EU:C:2025:40, point 61 et jurisprudence citée).

52 Ainsi, toute personne est en droit de demander réparation du préjudice subi lorsqu’il existe un lien de causalité entre ledit préjudice et une entente ou une pratique interdite par l’article 101 TFUE (arrêt du 5 juin 2014, Kone e.a., C‑557/12, EU:C:2014:1317, point 22 ainsi que jurisprudence citée).

53 Le droit de toute personne de demander réparation d’un tel préjudice renforce le caractère opérationnel des règles de concurrence de l’Union et est de nature à décourager les comportements susceptibles de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence, en contribuant de la sorte au maintien d’une concurrence effective dans l’Union (arrêt du 28 janvier 2025, ASG 2, C‑253/23, EU:C:2025:40, point 63).

54 Selon une jurisprudence constante de la Cour, ce droit donne à toute personne lésée la possibilité de demander réparation du dommage causé par un comportement susceptible d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence (voir, en ce sens, arrêts du 20 septembre 2001, Courage et Crehan, C‑453/99, EU:C:2001:465, point 25 ; du 13 juillet 2006, Manfredi e.a., C‑295/04 à C‑298/04, EU:C:2006:461, point 60, ainsi que du 21 décembre 2023, International Skating Union/Commission, C‑124/21 P, EU:C:2023:1012, point 201).

55 À cet égard, les délais de prescription applicables audit droit ont, en principe, pour fonction, d’une part, d’assurer la protection des droits de la personne lésée, celle-ci devant disposer de suffisamment de temps pour rassembler des informations appropriées en vue d’un recours éventuel, et, d’autre part, d’éviter que la personne lésée puisse retarder indéfiniment l’exercice de son droit à l’obtention dedommages et intérêts au détriment de la personne responsable du dommage. Les délais de prescription protègent, dès lors, en définitive, tant la personne lésée que la personne responsable du dommage (voir, en ce sens, arrêt du 22 juin 2022, Volvo et DAF Trucks, C‑267/20, EU:C:2022:494, point 45 ainsi que jurisprudence citée).

56 Il convient également de rappeler que l’exercice du droit de demander réparation du préjudice subi en raison d’une infraction au droit de la concurrence serait rendu pratiquement impossible ou excessivement difficile si les délais de prescription applicables aux actions en dommages et intérêts pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence commençaient à courir avant que l’infraction n’ait pris fin et que la personne lésée n’ait pris connaissance ou ne puisse raisonnablement être considérée comme ayant pris connaissance des informations indispensables pour l’introduction de son action en dommages et intérêts [voir, en ce sens, arrêt du 18 avril 2024, Heureka Group (Comparateurs de prix en ligne), C‑605/21, EU:C:2024:324, point 55 et jurisprudence citée].

57 En l’occurrence, s’agissant de la première condition mentionnée au point précédent du présent arrêt, tenant à la cessation de l’infraction, il est constant que l’infraction a pris fin au cours de l’année 2013.

58 En ce qui concerne la seconde condition visée au même point, à savoir la prise de connaissance par la personne lésée des informations indispensables pour l’introduction de son action en dommages et intérêts, il ressort de la jurisprudence constante que font partie de ces informations l’existence d’une infraction au droit de la concurrence, l’existence d’un préjudice, le lien de causalité entre ce préjudice et cette infraction ainsi que l’identité de l’auteur de celle-ci [voir, en ce sens, arrêt du 18 avril 2024, Heureka Group (Comparateurs de prix en ligne), C‑605/21, EU:C:2024:324, point 64 et jurisprudence citée].

59 En effet, en l’absence desdites informations, il est extrêmement difficile, voire impossible, pour la personne lésée d’obtenir réparation du préjudice que cette infraction lui a causé [arrêt du 18 avril 2024, Heureka Group (Comparateurs de prix en ligne), C‑605/21, EU:C:2024:324, point 65].

60 À cet égard, il appartient au juge national qui est saisi de l’action en dommages et intérêts de déterminer le moment à partir duquel il peut raisonnablement être considéré que la personne lésée a pris connaissance desdites informations. En effet, le juge national est seul compétent pour constater et apprécier les faits du litige au principal. Cela étant, il est loisible à la Cour, statuant sur renvoi préjudiciel, d’apporter des précisions visant à guider celui-ci dans cette détermination [voir, en ce sens, arrêt du 18 avril 2024, Heureka Group (Comparateurs de prix en ligne), C‑605/21, EU:C:2024:324, point 66 et jurisprudence citée].

61 Il ressort de la décision de renvoi que, selon la réglementation nationale, la responsabilité de l’auteur d’une infraction aux règles de concurrence peut, en principe, être engagée soit par l’introduction, par la partie lésée, d’une action en dommages et intérêts devant le juge national compétent, lorsqu’une telle infraction n’a pas été constatée dans une décision de l’autorité nationale de concurrence, soit par l’introduction d’une telle action consécutive à l’adoption d’une telle décision par cette autorité.

62 Or, la juridiction de renvoi souligne qu’aucune règle de droit n’exige qu’une telle décision acquière un caractère définitif pour que le droit à réparation du préjudice causé par l’infraction concernée prenne naissance.

63 Cela étant, cette juridiction précise que, selon la réglementation nationale, le juge saisi d’une action en dommages et intérêts consécutive à une décision de l’autorité nationale de concurrence constatant une infraction, qui a fait l’objet d’un recours en annulation, ne peut être lié par le constat de l’existence de cette infraction que lorsque cette décision est devenue définitive.

64 Ainsi, il apparaît que, à la différence des décisions de la Commission statuant sur des accords, des décisions ou des pratiques relevant de l’article 101 ou 102 TFUE qui, en vertu de l’article 16, paragraphe 1, du règlement no 1/2003, revêtent un caractère contraignant pour les juridictions nationales, de sorte que ces juridictions ne sauraient prendre de décisions qui iraient à l’encontre de telles décisions, en l’occurrence, une décision de l’autorité nationale de concurrence constatant une infraction aux règles de concurrence, dont la validité a été remise en cause par la voie judiciaire, ne revêt pas un tel caractère. Il s’ensuit que le juge saisi d’une action en dommages et intérêts consécutive à une telle décision dispose, en cas de recours introduit contre cette décision, d’informations qui ne revêtent pas un caractère définitif.

65 Ainsi, dans les cas dans lesquels l’auteur éventuel d’une infraction au droit de la concurrence de l’Union constatée dans une décision d’une autorité nationale de concurrence remet en cause, par un recours en annulation, les constats de cette autorité relatifs à la nature ainsi qu’à la portée matérielle, personnelle, temporelle et territoriale de cette infraction, de sorte que le juge saisi d’une action en dommages et intérêts portant sur ladite infraction n’est pas lié par lesdits constats, il ne saurait être considéré que la personne lésée pourrait s’appuyer effectivement devant ce juge sur ladite décision afin d’étayer son action contre l’auteur éventuel de l’infraction.

66 Dans un tel cas de figure, il serait porté atteinte à la possibilité pour la personne lésée d’introduire une action en dommages et intérêts à la suite d’une décision de l’autorité nationale de concurrence (follow-on damages action) et il serait excessivement difficile pour cette personne d’exercer son droit de demander réparation.

67 Dans ces conditions, il y a lieu de considérer que, dans la mesure où le juge saisi d’une action en dommages et intérêts n’est lié par le constat de l’existence de l’infraction concernée que lorsque la décision de l’autorité nationale de concurrence est devenue définitive, la personne lésée ne peut raisonnablement être considérée comme ayant pris connaissance des informations indispensables pour l’introduction de son action en dommages et intérêts sur le fondement de cette décision et, partant, le délai de prescription ne saurait commencer à courir avant que ladite décision ne soit devenue définitive.

68 Il y a lieu de préciser que cette interprétation n’est infirmée, en l’occurrence, ni par les modalités de suspension et/ou d’interruption du délai de prescription ni par celles concernant la suspension de la procédure devant le juge saisi d’une action en dommages et intérêts, telles qu’elles ressortent du dossier dont dispose la Cour.

69 Premièrement, s’agissant de la suspension éventuelle du délai de prescription, il ne ressort pas de ce dossier qu’une telle suspension puisse être décidée en raison de l’introduction, devant les juridictions compétentes, d’un recours en annulation de la décision de la CNMC en cause ni qu’une telle suspension se poursuive nécessairement jusqu’à la date de la publication de l’arrêt rendant cette décision définitive.

70 Deuxièmement, en ce qui concerne l’interruption du délai de prescription, il ressort dudit dossier que ce délai peut être interrompu par une réclamation extrajudiciaire faite par la personne lésée et invitant l’auteur de l’infraction supposéе à l’indemniser, par le déclenchement d’une procédure de conciliation ou par une demande de mesures préliminaires visant le rassemblement des informations et/ou des documents essentiels pour la préparation de l’introduction de l’action en dommages et intérêts.

71 Cela étant, force est de constater que ces causes d’interruption sont indépendantes de l’introduction, devant les juridictions compétentes, d’un recours en annulation de la décision de la CNMC en cause. Par conséquent, il y a lieu de considérer qu’aucune desdites causes d’interruption ne permet de garantir de manière suffisamment effective que le délai de prescription d’un an, prévu par la réglementation nationale, ne soit pas écoulé avant l’achèvement des procédures judiciaires à l’issue desquelles la décision concernée acquiert un caractère définitif.

72 Troisièmement, quant à la possibilité pour le juge saisi d’une action en dommages et intérêts de suspendre la procédure devant lui lorsque ladite action est intentée à la suite d’une décision de l’autorité de concurrence qui a fait l’objet d’un recours en annulation, jusqu’à ce que ladite décision devienne définitive, il ressort de la décision de renvoi que cette suspension n’est pas automatique, le juge saisi disposant d’une marge d’appréciation à cet égard.

73 En tout état de cause, ainsi que Mme l’avocate générale l’a relevé, en substance, au point 83 de ses conclusions, une demande de suspension de la procédure ne peut être faite qu’après l’introduction de l’action en dommages et intérêts, ce qui implique que cette action doit être introduite avant l’expiration du délai de prescription. Dans ces conditions, il ne saurait être considéré que la possibilité de demander la suspension de la procédure puisse satisfaire aux exigences de l’article 101 TFUE et du principe d’effectivité.

74 Cela étant précisé, il convient de relever que la condition tenant à la connaissance des informations indispensables pour l’introduction d’une action en dommages et intérêts à la suite d’une décision d’une autorité nationale de concurrence exige non seulement que cette décision devienne définitive, mais également que ces informations découlant de la décision définitive aient été rendus publics de manière appropriée.

75 À cet égard, il convient, pour qu’il puisse raisonnablement être considéré que la personne lésée dispose des informations indispensables à l’introduction de son action en dommages et intérêts à partir de la date de la publication d’un arrêt par lequel la décision de l’autorité nationale de concurrence en cause a été définitivement confirmée, que cet arrêt soit officiellement publié, qu’il soit librement accessible par le grand public et que la date de sa publication ressorte de manière claire de celle-ci.

76 En l’occurrence, CP a introduit son action en dommages et intérêts au mois de mars 2023 à la suite d’une décision de la CNMC adoptée le 23 juillet 2015, publiée sur le site Internet de cette autorité le 15 septembre 2015 et devenue définitive en ce qui concerne Nissan à la suite d’un arrêt du Tribunal Supremo (Cour suprême) prononcé au cours de l’année 2021.

77 Il ressort, en outre, de la décision de renvoi que le site Internet sur lequel les arrêts des juridictions espagnoles sont publiés est le site Internet du Centro de Documentación Judicial (Cendoj) (Centre de documentation judiciaire) du Consejo General del Poder Judicial (Conseil général du pouvoir judiciaire, Espagne), qui constitue, en substance, une base de données de jurisprudence librement accessible par le grand public.

78 En conséquence, sous réserve d’une vérification par la juridiction de renvoi, il peut raisonnablement être considéré que, à la date de la publication de l’arrêt du Tribunal Supremo (Cour suprême) par lequel la décision de la CNMC est devenue définitive au cours de l’année 2021, CP a pris connaissance de toutes les informations nécessaires lui permettant d’introduire son action en dommages et intérêts.

79 Il s’ensuit que, ainsi qu’il ressort des points 76 à 78 du présent arrêt, à la date d’expiration du délai de transposition de la directive 2014/104, à savoir le 27 décembre 2016, non seulement le délai de prescription n’était pas expiré, mais il n’avait pas même encore commencé à courir.

80 Dès lors, la situation en cause au principal n’était pas acquise avant l’expiration du délai de transposition de cette directive, de sorte que l’article 10 de cette directive est, en l’occurrence, applicable ratione temporis et que l’action en dommages et intérêts de CP ne semble pas être prescrite.

81 À cet égard, étant donné que le contenu de l’article 10, paragraphe 2, de la directive 2014/104, en ce qui concerne la détermination du moment à partir duquel le délai de prescription commence à courir, reflète en substance la jurisprudence de la Cour relative aux articles 101 et 102 TFUE ainsi qu’au principe d’effectivité, les considérations du présent arrêt concernant le point de départ du délai de prescription applicable aux actions en dommages et intérêts pour des infractions aux règles de concurrence, faisant suite à une décision de l’autorité nationale de concurrence constatant une infraction, sont également applicables à l’interprétation de l’article 10, paragraphe 2, de la directive 2014/104.

82 Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux questions posées que l’article 101 TFUE, lu à la lumière du principe d’effectivité, et l’article 10, paragraphe 2, de la directive 2014/104 doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une réglementation nationale, telle qu’interprétée par les juridictions nationales compétentes, selon laquelle, aux fins de la détermination du moment à partir duquel commence à courir le délai de prescription applicable aux actions en dommages et intérêts pour des infractions aux règles de la concurrence consécutives à une décision de l’autorité nationale de concurrence constatant une infraction à ces règles, il peut être considéré que la personne s’estimant lésée a pris connaissance des informations indispensables lui permettant d’introduire son action en dommages et intérêts avant que cette décision ne soit devenue définitive.

 Sur les dépens

83 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (quatrième chambre) dit pour droit :

L’article 101 TFUE, lu à la lumière du principe d’effectivité, et l’article 10, paragraphe 2, de la directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 novembre 2014, relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Union européenne,

doivent être interprétés en ce sens que :

ils s’opposent à une réglementation nationale, telle qu’interprétée par les juridictions nationales compétentes, selon laquelle, aux fins de la détermination du moment à partir duquel commence à courir le délai de prescription applicable aux actions en dommages et intérêts pour des infractions aux règles de la concurrence consécutives à une décision de l’autorité nationale de concurrence constatant une infraction à ces règles, il peut être considéré que la personne s’estimant lésée a pris connaissance des informations indispensables lui permettant d’introduire son action en dommages et intérêts avant que cette décision ne soit devenue définitive.

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