CA Paris, Pôle 1 ch. 1, 29 mai 2018, n° 15/20168
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
ELCIR (Sté)
Défendeur :
BOUYGUES BATIMENT ILE DE FRANCE (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Guihal
Conseillers :
Mme Salvary, Mme Lecaroz
Avoués :
Me Baechlin, Me Boccongibod
Avocats :
Me Doumith, Me Benillouche
Un différend ayant opposé les parties, le 28 mai 2014, la société Bouygues a engagé une procédure d'arbitrage en saisissant l'un des arbitres dont le nom figurait sur la liste de dix personnes annexée aux clauses compromissoires des deux contrats.
La société Elcir a récusé cet arbitre et proposé la désignation de M. D., dont le nom était également mentionné par cette liste. La société Bouygues l'ayant accepté, un compromis a été signé le 12 janvier 2015. Le 10 septembre 2015, l'arbitre unique a rendu une sentence qui prononce des condamnations réciproques contre les deux parties, laissant à la charge de la société Elcir un solde d'environ 380.000 euros.
Le 12 octobre 2015, la société Elcir a formé un recours en annulation de cette sentence. Elle soutenait que l'arbitrage était interne et invoquait deux moyens d'annulation tirés de l'irrégularité de la composition du tribunal arbitral et de la méconnaissance par ce dernier de sa mission.
Par un arrêt du 21 novembre 2017, cette cour a révoqué la clôture et, avant dire droit, invité l'arbitre, M. D., à préciser le nombre d'arbitrages et de missions d'expertise amiable impliquant les sociétés du groupe Bouygues dans lesquels il était intervenu entre le 1er janvier 2008 et le 1er octobre 2014.
A la suite de la communication de la réponse de M. D., la société Elcir a notifié le 12 mars 2018 des conclusions tendant à l'annulation de la sentence en application des articles 1520, 2° et 3° du code de procédure civile et à la fixation d'un calendrier pour l'instruction de la cause sur le fond, les frais et dépens étant réservés.
Par des conclusions notifiées le 9 mars 2018, la société Bouygues demande à la cour de déclarer la société Elcir irrecevable et, en toute hypothèse, mal fondée en son recours, et de la condamner à payer la somme de 30.000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.
SUR QUOI :
Sur la qualification de l'arbitrage :
Considérant qu'aux termes de l'article 1504 du code de procédure civile : 'Est international l'arbitrage qui met en cause les intérêts du commerce international'; qu'il résulte de cette définition exclusivement économique que l'arbitrage revêt un caractère international lorsque le différend soumis à l'arbitre porte sur une opération qui ne se dénoue pas économiquement dans un seul Etat, peu important la qualité ou la nationalité des parties, la loi applicable au fond du litige ou à la procédure, ainsi que le siège du tribunal arbitral; que cette qualification ne dépend pas de la volonté des parties et qu'il est donc indifférent que celles ci aient visé dans la convention d'arbitrage les dispositions du code de procédure civile relatives à l'arbitrage interne;
Considérant qu'il est constant qu'en l'espèce la société Elcir a exécuté sur le territoire français des travaux dont elle a été payée par virements sur un compte bancaire ouvert au Liban; que ce transfert de fonds à travers les frontières emporte la qualification d'arbitrage international;
Sur le moyen d'annulation tiré de l'irrégularité de la composition du tribunal arbitral (article 1520, 2° du code de procédure civile) :
La société Elcir soutient, en premier lieu, que la liste limitative d'arbitres fixée par la clause compromissoire lui a été imposée par la société Bouygues et qu'à ce seul titre la sentence encourt l'annulation. Elle allègue, en second lieu, que la déclaration d'indépendance de l'arbitre D. était inexacte ou incomplète, d'une part, en ce que l'intéressé affirmait n'avoir aucun lien de subordination économique avec la société Bouygues, alors que le seul fait qu'il ait figuré habituellement dans les clauses compromissoires des contrats de cette société caractérisait un tel lien, d'autre part, en ce qu'il indiquait n'avoir pas d'autres arbitrages avec les parties, alors que la société Bouygues signe environ 4.000 contrats de sous traitance chaque année dans lesquels figure son nom, de sorte qu'il est invraisemblable qu'il n'ait pas été désigné à plusieurs reprises, enfin, en ce que l'arbitre mentionnait en termes ambigus qu'il n'était pas chargé d'un arbitrage avec l'une des parties 'à ce jour' et 'actuellement', alors qu'en réalité il avait été arbitre en 2013 dans un litige opposant la société Bouygues Bâtiment IDF à la société SNEF. La société Elcir ajoute que l'arbitre se présente dans sa déclaration d'indépendance comme expert près la cour d'appel de Paris alors qu'il n'est plus inscrit sur la liste depuis janvier 2014.
Considérant qu'à la suite de l'engagement par la société Bouygues d'une procédure d'arbitrage et de la récusation du premier arbitre qu'elle avait choisi, M. L., la société Elcir a proposé un autre nom figurant sur la liste annexée à la clause compromissoire, celui de M. D.;
Considérant que celui ci a établi le 1er octobre 2014 une déclaration d'indépendance qui énonce : 'Je soussigné, Jean Pierre D., Ingénieur de l'Ecole Spéciale des Travaux publics, expert près la cour d'appel de Paris, membre de la compagnie des ingénieurs experts près la cour d'appel de Paris, certifie sur l'honneur n'entretenir aucun lien d'amitié notoire avec les dirigeants des sociétés ELCIR et BOUYGUES BATIMENT ILE DE FRANCE, et n'avoir aucun lien de subordination économique, personnel, familial avec ces deux entreprises et leurs filiales.
A ce jour, je ne suis désigné en qualité d'arbitre ou d'expert judiciaire par aucune des parties en cause ni leurs filiales.
Je ne siège pas actuellement dans un arbitrage impliquant l'une des parties, ni l'une de ses filiales, et je ne représente pas les intérêts ou les conseils de l'une des parties, ni l'une de ses filiales.
En conséquence de quoi, je déclare être totalement indépendant et impartial vis-à- vis des parties et étranger à leurs intérêts.'
Considérant que par un courriel envoyé le 9 février 2016, M. I., représentant de la société Elcir a écrit à l'arbitre dans les termes suivants :
'Afin de nous permettre de procéder au règlement, je vous prie simplement de nous confirmer clairement :
1 - Si oui ou non vous aviez déjà été nommé arbitre par Bouygues Bâtiment Ile de France par le passé
2 - Si oui ou non votre nom figurait depuis 2006 sur les contrats de sous traitance préparés par Bouygues Bâtiment Ile de France en tant qu'arbitre en cas de litige avec ces sous traitants
3 - Que vous êtes bien 'Expert judiciaire auprès de la Cour d'appel de Paris' et l'étiez également au moment de votre déclaration d'indépendance relative au litige qui oppose Elcir et Bouygues Bâtiment Ile de France';
Que M. D. a répondu par un courriel du 10 février 2016 : 'Bien que n'étant nullement obligé de répondre à vos trois questions, et dans un souci de clore rapidement et définitivement cette affaire, je réponds oui aux trois questions et je vous joint, à titre informatif, extrait de l'annuaire de la Compagnie des Ingénieurs Experts près la Cour d'Appel de Paris me concernant';
Considérant que par son arrêt du 21 novembre 2017, cette cour a relevé que la participation de M. D. à d'autres arbitrages impliquant la société Bouygues Bâtiment Ile de France était une information nouvelle, postérieure à la sentence; que si une seule affaire était avérée concernant la SNEF en 2013/2014 pour laquelle Elcir produisait un courriel d'un responsable de cette société, affaire dont la défenderesse affirmait, sans fournir aucun justificatif, qu'elle s'était close par un accord des parties, cet élément justifiait que M. D. fût invité à préciser les termes de son courriel du 10 février 2016; que la cour a demandé à l'arbitre de déposer une attestation précisant :
'- le nombre d'arbitrages dans lesquels il [était] intervenu entre le 1er janvier 2008 et le 1er octobre 2014 comme arbitre unique ou comme membre du tribunal arbitral dans des litiges concernant les sociétés du groupe Bouygues, soit sur la désignation de l'une de ces sociétés, soit en vertu d'une liste d'arbitres potentiels annexée à la clause compromissoire,
- le nombre d'affaires concernant les sociétés du groupe Bouygues dans lesquelles il [avait] été désigné comme expert amiable entre le 1er janvier 2008 et le 1er octobre 2014.";
Considérant que le 5 décembre 2017, M. D. a établi une attestation dans la forme prévue par les articles 200 à 203 du code de procédure civile qui énonce :
'Entre le 1er janvier 2008 et le 1er octobre 2014, je suis intervenu dans un seul arbitrage pour régler un litige entre la société Bouygues Bâtiment IdF et la société SNEF, demanderesse à l'arbitrage.
Dans le cadre de ce dossier, j'ai été désigné en qualité de 2ème arbitre du tribunal arbitral par la société Bouygues Bâtiment IdF, le 4 juillet 2013, dans le cadre de la liste d'arbitres potentiels annexée à une clause compromissoire des marchés de sous traitance.
Je précise que, pour cette affaire, aucune sentence n'a été prononcée par le tribunal arbitral, les parties ayant signé un protocole transactionnel le 17 avril 2014.
Enfin, je précise n'avoir été désigné comme expert amiable dans aucune affaire concernant les sociétés du groupe Bouygues, entre le 1er janvier 2008 et le 1er octobre 2014.";
Considérant, en premier lieu, que la désignation de M. D. en qualité d'arbitre par l'adversaire de la société Elcir dans un arbitrage qui se serait achevé moins de six mois avant la déclaration d'indépendance souscrite dans la présente affaire est une circonstance que l'arbitre ne pouvait passer sous silence en s'abritant derrière des formules ambiguës, telles que 'A ce jour, je ne suis désigné en qualité d'arbitre ou d'expert judiciaire par aucune des parties en cause ni leurs filiales. Je ne siège pas actuellement dans un arbitrage impliquant l'une des parties.';
Considérant que si M. D. et la société Bouygues affirment que cette instance arbitrale s'est achevée par une transaction, en laissant entendre que, de ce fait, elle ne mériterait pas d'être prise en compte, - ce qui, en réalité, ne change rien au fait qu'il y a eu effectivement constitution d'un tribunal arbitral et choix de M. D. par Bouygues Bâtiment IdF -, la société Bouygues n' a jamais produit le protocole transactionnel en dépit des doutes émis par Elcir sur son existence, et n'a jamais donné aucune explication à cette omission, de sorte que cette issue transactionnelle n'est pas démontrée;
Considérant que la désignation de M. D. dans l'arbitrage SNEF n'était pas un fait notoire, qu'elle avait même très peu de chances d'être découverte et que ce n'est que face à l'évidence que la société Bouygues en a admis la réalité, après avoir affirmé dans ses premières conclusions que M. D. n'avait 'jamais été choisi effectivement comme arbitre dans le cadre d'un litige avant celui qui a opposé la concluante à la société ELCIR' (concl. Bouygues du 11 mai 2016, p. 5);
Considérant, en second lieu, que la cour, dans son arrêt du 21 novembre 2017, avait expressément invité M. D. à s'expliquer sur ses désignations comme arbitre ou comme expert amiable non seulement dans les dossiers concernant la société Bouygues Bâtiment Ile de France mais également dans les dossiers concernant toutes les sociétés du groupe Bouygues; que s'il a clairement répondu en ce qui concerne les expertises, en revanche, il n'a pas évoqué les arbitrages qui auraient pu intéresser d'autres sociétés du groupe Bouygues; que, compte tenu de la façon dont avait été conçue la déclaration d'indépendance, cette omission ne peut être regardée comme une inadvertance;
Considérant, en définitive, que la dissimulation délibérée par l'arbitre de sa désignation par la partie adverse dans un autre procès quelques mois seulement avant le début du présent arbitrage est une circonstance de nature à faire naître dans l'esprit de la partie qui n'a proposé cet arbitre que parce qu'elle était contrainte de choisir sur la liste annexée à la clause compromissoire, un doute raisonnable quant à l'indépendance et l'impartialité du tribunal arbitral; que ce doute ne peut qu'être confirmé par la réticence de l'arbitre à répondre aux questions précises que lui avaient posées la cour;
Considérant qu'il convient d'annuler la sentence;
Sur la demande tendant à voir juger le fond du litige :
Considérant qu'en matière d'arbitrage international, l'annulation de la sentence ne permet pas à la cour de trancher le fond du litige; que la demande sera rejetée;
Sur l'article 700 du code de procédure civile :
Considérant que la société Bouygues, qui succombe, ne saurait bénéficier des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile;
PAR CES MOTIFS :
Annule la sentence rendue à Paris entre les parties le 10 septembre 2015.
Rejette la demande tendant à ce que le litige soit tranché au fond.
Condamne la société Bouygues Bâtiment Ile de France aux dépens.