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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 16, 23 mars 2021, n° 18/14817

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

PROJET PILOTE GAROUBE (SARL)

Défendeur :

LA CHAMBRE DE COMMERCE INTERNATIONALE

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Ancel

Conseillers :

Mme Schaller, Mme Aldebert

Avoué :

Me Guizard

Avoué :

Me De Maria

CA Paris n° 18/14817

22 mars 2021

 

1. Par un contrat d'affermage du 4 janvier 2002, l'Etat du Cameroun a confié à la société Projet Pilote Garoubé (ci après la société Garoubé) l'exploitation de zones protégées au nord du Cameroun avec pour objet de créer un ranch développant une activité de faune sauvage et d'élevage et d'agriculture.

2. Le contrat ayant été rompu, la société Garoubé a cessé l'exploitation, transféré son siège en Belgique, puis introduit le 13 novembre 2007 devant la Chambre de commerce internationale (C. C.I) une demande d'arbitrage sur le fondement de la clause stipulée à l'article 22 du contrat d'affermage.

3.Le 18 janvier 2008 la Cour internationale d'arbitrage de la CCI (ci après la Cour de la CCI) a décidé que l'arbitrage serait soumis à un tribunal arbitral de trois membres.

4. Le 13 mars 2008 elle a confirmé M. F Z, coarbitre sur désignation de la société Garoubé et M. Philippe Pinsolle sur désignation de l' Etat du Cameroun en qualité de coarbitre.

5. Le 25 avril 2008 le Secrétaire Général de la Cour internationale d'arbitrage a confirmé M. Charles Poncelet comme président du tribunal arbitral sur nomination des coarbitres constituant ainsi le tribunal arbitral.

6. L'acte de mission signé le 17 juillet 2008 par les parties a fixé à Paris le lieu de l'arbitrage.

7. La composition du tribunal arbitral a connu de multiples vicissitudes provoquées par la démission le 28 janvier 2009 d'un arbitre à la suite de mises en cause d'une partie, puis par la récusation d'un autre prononcée par la Cour de la C. C.I. le 28 juillet 2011.

8. Par un arrêt du 21 février 2012, la cour d'appel de Paris a annulé pour irrégularité de la composition du tribunal arbitral la sentence partielle qui avait été rendue sur la compétence le 16 février 2010 par MM Z et J, coarbitres et M. G H, et le pourvoi contre cette décision a été rejeté le 13 mars 2013.

9. Le 25 avril 2013, la Cour de la C. C.I a initié une procédure de remplacement de tous les membres du tribunal arbitral au visa de l'article 12 ( 2) de son règlement d'arbitrage invitant les parties et le tribunal arbitral à faire connaître leurs observations.

10. Le 12 septembre 2013 la Cour de la CCI a nommé directement M. K B Y et de M. le Professeur C E I en qualité de co arbitres, ainsi que le Dr. Horacio A. Grigera Naón en qualité de président du Tribunal arbitral.

11. Le 23 décembre 2014 le tribunal arbitral a rendu une première sentence partielle dans laquelle il s'est reconnu compétent pour connaître des demandes de la société Garoubé.

12. Le 20 octobre 2016, le Tribunal arbitral a rendu une deuxième sentence partielle favorable à la société Garoubé.

13. Le recours en annulation contre cette sentence formé par l' Etat du Cameroun a été rejeté par arrêt du 20 décembre 2018 rendu par la cour d'appel de Paris.

14. La procédure arbitrale se trouve aujourd'hui dans sa dernière phase, celle de l'évaluation du préjudice de la société Garoubé.

15. Estimant que la Chambre de Commerce Internationale (ci après CCI) avait commis de nombreuses fautes dans l'organisation de l'arbitrage portant notamment sur la longueur de la procédure, son coût et le défaut de transmission de pièces destinées au tribunal arbitral, la société Garoubé a fait assigner par exploit du 23 mai 2016, la CCI devant le tribunal de grande instance de Paris en vue de voir reconnaître sa responsabilité et obtenir sa condamnation à lui payer des dommages et intérêts.

16. Par jugement du 12 février 2018, le tribunal judiciaire de Paris a rejeté ses demandes et l'a condamnée à verser à la Chambre de Commerce Internationale la somme de 20 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et aux dépens.

17. La société Garoubé a relevé appel de ce jugement par déclaration du 11 juin 2018.

18. L'ordonnance de clôture a été prononcée le 3 décembre 2020.

19. Par conclusions du 31 décembre 2020 adressées à la cour, la société Garoubé a sollicité la révocation de l'ordonnance de clôture et demandé par voie de conséquence, à voir déclarer recevables les conclusions n°3 notifiées le 24 décembre 2020 auxquelles la CCI s'est opposée par conclusions signifiées le 11 janvier 2021.

20. L'affaire a été rappelée à l'audience de la mise en état du 12 janvier 2021 au cours de laquelle les parties ayant été entendues, le conseiller de la mise en état a rejeté la demande de rabat de l'ordonnance de clôture.

21. Aux termes de conclusions notifiées par voie électronique le 4 juillet 2019, la société Projet Pilote Garoubé demande au visa des articles 1134, 1147, 1149, 1150, 1151, 1153, 1154 et 1156 du code civil français (dans leur rédaction antérieure à l'ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016) ; les articles 64, 122, 517, 561, 696, 699, 700 et 1477 du code de procédure civile et du Règlement CCI de 1998 et ses appendices, de :

Reformer le jugement entrepris en ce que le premier juge :

- a mal jugé en ce qui concerne le processus de mise en place du second tribunal arbitral ;

- a approuvé à tort la CCI de n'avoir pas informé le nouveau tribunal arbitral des points importants du litige ;

- a approuvé à tort la CCI pour avoir retardé de près de deux mois la transmission de sa demande en rectification de la sentence ;

- a approuvé à tort la CCI qui n'a pas transmis des pièces essentielles du dossier, singulièrement tout ou partie des pièces 415 et 416 au seconf tribunal arbitral.

Statuant à nouveau :

- Condamner la CCI à 1 009 684, 9€ (1 034 317, 91€ - 24 633,49€) au titre de dommages et intérêts pour inexécution de l'obligation de transmission de la pièce 415 au tribunal arbitral ;

- Condamner la CCI au remboursement de 302 240 € correspondant aux frais de gestion de ces procédures, d'après la ventilation suivante :

* Frais liés à la procédure devant le Juge d'appui de la procédure arbitrale : 132 046 €

* Frais liés aux procédures d'annulation des sentences des 24 décembre 2014 et 20 octobre 2016 : 42 000€

* Frais liés à la procédure d'assignation de la CCI devant le Tribunal de Grande Instance de Paris : 58 194 € et 60 000 € en application de l'article 700 du Code de procédure civile

* Frais du présent appel : dix mille Euros.

- Dire que ces condamnations porteront intérêt au taux légal à compter de la signification commandement de la décision à intervenir ;

- Dire que les intérêts seront capitalisés par périodes annuelles conformément à l'article 1154 du Code civil ;

- Condamner la CCI au paiement de la somme de 80 000 € euros en application de l'article 700 du code de procédure civile et aux entiers dépens.

22. Aux termes de conclusions notifiées par voie électronique le 21 mai 2020, la chambre de commerce internationale demande au visa des articles 1134, 1147, 1150 et 1151 du Code civil (dans leur rédaction antérieure à l'ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016) et du Règlement CCI 1998 et ses appendices, à titre principal de confirmer le jugement du 12 février 2018 du Tribunal de grande instance de Paris (RG n°16/08752) en toutes ses dispositions; et en tout état de cause de rejeter les demandes de la société Projet Pilote Garoubé et de la condamner aux entiers dépens au titre de l'article 699 du code de procédure civile et au paiement de la somme de 100 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

23. La société Garoubé soutient que la Cour de la CCI qui s'est engagée à organiser efficacement l'arbitrage conformément à son règlement, en l'espèce celui du 1er janvier 1998, a manqué à ses obligations dans son application ce qui engage sa responsabilité nonobstant la clause élusive de responsabilité du règlement d'arbitrage prévue à l'article 34 dés lors que la CCI a commis des fautes lourdes et/ou dolosives.

24. Elle en soutient en premier lieu que suite à l'annulation de la sentence partielle par la cour d'appel de Paris dont le recours avait été rejeté par la cour de cassation le 12 juin 2013, la CCI a sans concertation décidé seule et de manière discrétionnaire de la désignation des nouveaux membres du tribunal arbitral malgré son opposition alors qu'elle aurait dû en application du règlement CCI ' en l'espèce artcile 8 du règlement CCI du 1er janvier 1998- laissé le soin à chaque partie de désigner un nouvel arbitre ; que la CCI a fait un usage abusif d'une prétendue « discrétion » prévue au début de l'article 12-4 du règlement qui l'autorise seulement dans certains cas prévus par l'article 12-1 et -2 à suivre ou non la procédure initiale de nomination, ce qui n'était pas le cas en l'espèce s'agissant de constituer un nouveau tribunal et de donner naissance à une nouvelle instance ; que le début de l'article 12- 4 s'il était reconnu applicable, constitue en tout état de cause une disposition contraire à l'article 1473 du code de procédure civile qui doit être réputée non écrite.

25. Elle reproche en outre à la CCI d'avoir fait un choix des arbitres inadapté en nommant 3 membres, domiciliés respectivement à Genève, Burkina A et Etats Unis très éloignés géographiquement ce qui a impacté le coût et la durée de la procédure et qui n'avaient pas la culture juridique du droit applicable au litige comme certains contenus de la sentence partielle rendue en 2016 l'illustrent.

26. La société Garoubé fait ensuite grief à la Cour de la CCI d'avoir à dessein appelé le 27 juin 2014 au lendemain des plaidoiries qui avaient eu lieu devant le nouveau tribunal arbitral un complément de provisions alors qu'elle savait que la société Garoubé ne pouvait pas payer et comptait sur les sentences à intervenir pour financer les frais de la seconde procédure. Elle soutient que par cette décision la CCI a délibérément tenté d'empêcher le tribunal arbitral de rendre ses sentences ce qui par ailleurs a conduit le juge d'appui dans son ordonnance du 16 novembre 2015 à retenir que cette décision portait atteinte à son droit d'accès au juge et témoigne ainsi d'une mauvaise application du règlement d'arbitrage et d'un manquement grave à ses obligations d'organisation de la procédure.

27. La société Garoubé soutient par ailleurs que conformément à l'acte de mission établi le 30 juin 2008 et signé le 17 juillet 2008 et aux correspondances échangées, le tribunal arbitral devait liquider les frais de procédure dans la première sentence, point sur lequel elle avait insisté pour pouvoir financer la deuxième phase, et répondre à différents points précisément énoncés le principe de la responsabilité de l'Etat du Cameroun, la qualification de la rupture, les composantes du préjudice ce qui n'a pas été respecté par les sentences rendues. Elle reproche à la Cour de la CCI un silence fautif dans le fait de ne pas avoir en violation de son obligation prescrite par l'article 27 du règlement attiré l'attention du tribunal arbitral sur ces points importants quand le tribunal lui a soumis son projet de sentence.

28. La société Garoubé fait en plus grief à la CCI d'avoir mis près de deux mois pour transmettre le 20 janvier 2017 au tribunal arbitral sa demande en rectification de la sentence partielle du 20 octobre 2016 qu'elle avait adressée le 19 novembre 2016 à la CCI. Elle soutient que la CCI en retardant délibérément la transmission du dossier au Tribunal arbitral, a contrevenu à son obligation prévue par l'article 29 du règlement d'arbitrage et causé un retard injustifié dans le traitement de sa demande et de la procédure ouvrant droit à des dommages et intérêts sur le fondement additionnel de l'article 1147 du code civil.

29. Enfin la société Garoubé reproche à la CCI de ne pas avoir transmis au second tribunal arbitral les pièces P415 et P 416 ( environ 500 pages avec tous les justificatifs des pièces comptables) dans leur intégralité qui concernent le justificatif de ses dépenses dans la procédure sur lesquelles le tribunal arbitral a statué dans la sentence partielle le 20 octobre 2016 pour trancher la question de l'allocation des frais. Elle fait notamment valoir que la CCI n'apporte pas la preuve d'avoir transmis ces pièces et que le contenu de la sa sentence se référant partiellement aux pièces prouve que toutes les pièces ne se trouvaient pas dans le dossier transmis au tribunal qui n'a pas pu en prendre compte.

30. En réponse la CCI reconnaît qu'elle a une mission d'organisation de l'arbitrage de nature administrative dont les règles sont fixées par le règlement, en l'occurrence celui du 1er janvier 1998 susceptible d'engager sa responsabilité; que cependant en application de la clause limitative de responsabilité prévue par l'article 34 du règlement, sa responsabilité ne peut être engagée que pour faute lourde ou dolosive dont la société Garoubé à supposer que les violations soient caractérisées, ne rapporte pas la preuve.

31. Sur le premier grief, la CCI soutient qu'elle a régulièrement désigné directement les arbitres après consultation des parties en application de l'article 12 de son règlement d'arbitrage qui avait vocation à s'appliquer dans le cas où il s'agissait de remplacer les arbitres empêchés « de jure »; que les dispositions de l'article 1473 du code de procédure civile sont inapplicables à un arbitrage international et en toute hypothèse n'écartent pas le règlement d'arbitrage qui constitue une des modalités convenues par les parties. Sur le caractère injustifié des arbitres choisis, elle fait valoir que le souci premier de la CCI au vu du contexte, était de désigné des arbitres impartiaux et indépendants et que l'ensemble des griefs formulés contre les membres qu'elle conteste point par point, ne relève pas d'une action en responsabilité contre l'institution.

32. Sur le deuxième grief, la CCI fait valoir que la fixation de provisions était opportune et conforme au règlement d'arbitrage pour financer la mission des arbitres qui venaient d'être nommés et qu'en toute hypothèse le tribunal arbitral a rendu sa première sentence partielle le 23 décembre 2014 sans attendre le règlement et sans préjudice pour l'appelante.

33. Sur la violation de l'article 27 du règlement d'arbitrage, la CCI rétorque que le règlement ne lui prescrit pas d'attirer l'attention du tribunal arbitral sur les points intéressant le fond du litige et qu'elle ne peut en aucun cas s'immiscer dans la mission juridictionnelle confiée aux seuls arbitres. Elle ajoute en tout état de cause que cette allégation n'est pas établie dès lors que le tribunal arbitral a répondu dans les deux sentences aux questions posées dans le cadre procédural défini par les parties dans l'Acte de mission.

34. La CCI fait valoir que l'article 29 du Règlement n'impose aucun délai au secrétariat de la cour pour transmettre une demande de rectification au tribunal arbitral qui en toute hypothèse en a eu connaissance dès le 19 novembre 2016 en étant en copie de l'email adressé à la CCI par la société Garoubé. Elle ajoute que la société Garoubé ne démontre pas que le temps pris pour l'examen de sa demande lui aurait causé un préjudice.

35. Sur le dernier grief, la CCI soutient que le dossier d'arbitrage a été transmis au nouveau tribunal le 17 octobre 2013 dans son intégralité et estime que ce grief a en réalité pour objet de remettre en cause l'appréciation que le Tribunal arbitral a fait de ces pièces.

36. La CCI constituée sous forme juridique d'une association - disposant de la personnalité juridique, est responsable des actes d'administration de la Cour internationale d'arbitrage.

37. La Cour internationale d'arbitrage appuyée de son secrétariat est en charge d'une mission d'organisation de l'arbitrage dont les règles sont fixées par le règlement d'arbitrage, qui en l'espèce est celui du 1er janvier 1998 que les parties ont convenu d'appliquer.

38. L'article 34 du règlement d'arbitrage 1998 prévoit que « Ni les arbitres, ni la Cour ou ses membres, ni la Chambre de commerce internationale ou son personnel, ni les comités nationaux de la Chambre de commerce internationale, ne sont responsables envers quiconque de tout fait, acte ou omission en relation avec un arbitrage. »

39. Cette clause qui s'analyse en une clause limitative de responsabilité ne peut faire échec à la responsabilité pour dol ou faute lourde de la CCI conformément au droit français de la responsabilité contractuelle applicable, ce que la société Garoubé demande au demeurant de juger.

40. Il convient donc d'examiner les manquements allégués.

Sur le grief tiré du processus de désignation de la seconde composition du tribunal arbitral en 2013

41. Par arrêt du 21 février 2012 la cour d'appel de Paris a annulé la sentence partielle rendue le 16 février 2010 par le tribunal arbitral composé de MM Z, J et M. G et son addendum rendue le 27 septembre 2010 pour irrégularité de la composition du tribunal en raison d'un manquement de l'un des arbitres, en l'occurence M. Z celui choisi par la société Garoubé, à ses obligations d'indépendance et d'impartialité.

42. Le jour où le pourvoi contre cet arrêt a été rejeté le 13 mars 2013, l'Etat du Cameroun a demandé à la CCI de remplacer l'ensemble du tribunal arbitral même si entre temps M. Z avait été remplacé par M. D estimant que le tribunal était empêché « de jure » d'accomplir sa mission selon les termes de l'article 12-(2) du règlement d'arbitrage.

43. L'Etat du Cameroun faisait notamment valoir « qu'il n'était pas envisageable que le tribunal arbitral qui s'était prononcé en faveur de sa compétence dans sa sentence partielle puisse rejuger cette question en toute impartialité ».

44. Le 26 avril 2013, le Secrétariat de la CCI a informé le Tribunal arbitral et les parties que la Cour Internationale d'arbitrage de la CCI avait initié, sur la base de son Règlement (article 12 ( 2)) une procédure de remplacement de tous les membres du Tribunal arbitral et a invité les parties et le Tribunal arbitral à soumettre leurs commentaires par écrit dans un délai de 10 jours précisant qu'à l'expiration de ce délai la Cour décidera, s'il y a lieu de remplacer tous les membres du tribunal arbitral (article 12 ( 3)).

45. Par courriers du 12 juin et 19 juin 2013, la société Garoubé a indiqué s'opposer à la désignation d'office des arbitres par la CCI et a demandé à la Cour de confirmer aux parties leur droit de désignation conformément aux dispositions du règlement d'arbitrage.

46. Le 12 septembre 2013, le Secrétariat a informé les parties de la nomination de M. K B Y et de M. le Professeur C E I en qualité de co arbitres, ainsi que du Dr. Horacio A. Grigera Naón en qualité de président du Tribunal arbitral.

47. La société Garoubé soutient qu'en prenant cette décision de nommer directement les trois arbitres la CCI a en violation du contrat d'arbitrage et de l'article 1473 du code de procédure civile a constitué seule le nouveau tribunal, par abus de pouvoir et commis une faute lourde engageant sa responsabilité.

48. Il convient tout d'abord de relever que s'agissant en l'espèce d'un arbitrage international, les dispositions de l'article 1473 du code de procédure civile relatif à l'arbitrage interne ne s'appliquent pas dés lors qu'elles ne figurent pas parmi les articles ayant vocation à s'appliquer en matière d'arbitrage international auxquels l'article 1506 du code de procédure civile renvoie.

49. L'article 8 ( 4) du règlement d'arbitrage CCI intitulé « nombre d'arbitres » prévoit que:

« Lorsque le litige est soumis a trois arbitres, chacune des parties, dans la demande d'arbitrage et dans la reponse a celle ci, désigne un arbitre pour confirmation. Si l'une des parties s'abstient, la nomination est faite par la Cour. Le troisième arbitre, qui assume la présidence du tribunal arbitral, est nommé par la Cour, a moins que les parties ne soient convenues d'une autre procédure, auquel cas la désignation est soumise à confirmation selon les dispositions de l'article 9. Si, à l'expiration du délai fixé par les parties ou imparti par la Cour, aucune désignation n'est intervenue, le troisième arbitre est nommé par la Cour. »

50. L'article 12 intitulé « Remplacement des arbitres » prévoit quant à lui:

' 1. Il y a lieu à remplacement d'un arbitre en cas de décès, de récusation, de démission acceptée par la Cour ou à la demande de toutes les parties.

2. Il y a également lieu à remplacement à l'initiative de la Cour, lorsqu'elle constate qu'il est empêché de jure ou de facto d'accomplir sa mission, ou qu'il ne remplit pas ses fonctions conformément au Règlement ou dans les délais impartis.

3. Lorsque, sur la base d'informations venues à sa connaissance, la Cour envisage l'application de l'article 12, paragraphe 2, elle se prononce après que l'arbitre concerné, les parties et les autres membres du tribunal arbitral s'il y en a, ont été mis en mesure de présenter leurs observations par écrit dans un délai convenable. Ces observations sont communiquées aux parties et aux arbitres.

4. En cas de remplacement d'un arbitre, la Cour décide, à sa discrétion, de suivre ou non la procédure initiale de nomination. Sitôt reconstitué, le tribunal décidera, après avoir invité les parties à soumettre leurs observations, si et dans quelle mesure la procédure antérieure sera reprise. ['] '

51. En l'espèce il est constant que la CCI ne se trouvait pas à la date où elle a pris l'initiative de désigner directement les arbitres dans la situation visée par l'article 8 du règlement d'arbitrage qui concerne le nombre et les conditions des arbitres dans la phase initiale de l'arbitrage, processus qui a été suivi en 2008, mais cinq ans plus tard dans un contexte différent, suite à l'annulation définitive de la première sentence partielle rendue par le tribunal pour défaut d'impartialité et d'indépendance d'un de ses membres nommé par une partie.

52. Dans ces conditions, c'est à juste titre que la Cour de la CCI a pris l'initiative d'engager la procédure de remplacement en vertu de l'article 12 de son règlement qui s'appliquait à chacun d'entre eux dès lors qu'il fallait renouveler les trois arbitres, pour éviter tout reproche au titre de l'impartialité des deux autres arbitres restants, ceux ci devant rejuger de la question de la compétence à laquelle l'Etat du Cameroun n'avait pas renoncé.

53. Il est établi que la Cour de la CCI a dûment informé au visa de ces dispositions les parties et le tribunal arbitral de son intention de voir initier la procédure de remplacement contre tous les membres du tribunal par courrier du 25 avril 2013 afin de recueillir leurs observations.

54. Si la société Garoubé a contesté la décision de remplacement de tous les membres du tribunal arbitral par la CCI et a demandé de maintenir son droit de désignation, rien n'interdisait à la CCI de décider autrement conformément au pouvoir discrétionnaire conféré par l'article 12 (4) applicable à la procédure et de ne pas suivre l'avis de la société Garoubé.

55. La société Garoubé ne justifie pas en quoi la Cour de la CCI aurait abusé de ce pouvoir en nommant les trois arbitres à la fois, qui pour les motifs exposés plus haut étaient tous concernés par la procédure de remplacement.

56.La décision de remplacer les trois arbitres concommitamment plutôt que successivement revenait en effet au même et présentait l'avantage de gagner du temps dans une procédure engagée depuis plus de 4 ans qui avait connu de nombreuses vicissitudes pour la constitution de son tribunal arbitral.

57. Il s'en suit que c'est sans méconnaitre les dispositions du règlement d'arbitrage ni commettre d'abus dans l'exercice de son pouvoir que la Cour de la CCI a décidé après avoir recueilli l'avis des parties et du tribunal de nommer directement en application de l'article 12 du règlement les trois arbitres constituant le tribunal arbitral dont la composition n'a plus varié par la suite.

58. Les autres griefs formés sur le choix des arbitres hormis la localisation géographique des membres dont la répercussion notable sur le coût de l'arbitrage n'est pas établi par la société Garoubé qui ne conteste pas que l'essentiel du travail a été fait à distance, ont trait dans leur ensemble aux qualités attendues des arbitres qui relèvent de la mission juridictionnelle du tribunal arbitral laissée aux seuls arbitres et non de la fonction d'organisation administrative de l'arbitrage.

59. C'est donc à bon droit que le tribunal a retenu que sous couvert de cette contestation de la qualité des arbitres trois ans après leur désignation, alors qu'il appartenait à la société Garoubé de former ses observations dès leur désignation, la société Garoubé conteste en réalité le contenu de la sentence, contestation strictement encadrée et qui ne relève pas de la compétence de la juridiction qu'elle avait saisie.

60. La décision sera en conséquence confirmée sur ce grief.

Sur le grief tiré de l'appel d'un complément de provision décidé par la Cour de la CCI le 27 juin 2014

61. L'article 30 ( 2) intitulé Provision pour frais de l'arbitrage, du règlement d'arbitrage prévoit que : « Dès que possible, la Cour fixe la provision de manière à couvrir les honoraires et frais du tribunal arbitral ainsi que les frais administratifs de la CCI correspondant aux demandes d'arbitrage et aux demandes reconventionnelles dont elle est saisie par les parties. Ce montant peut être réévalué à tout moment durant l'arbitrage. Au cas où, indépendamment de la demande principale, une ou plusieurs demandes reconventionnelles seraient formulées, la Cour peut fixer des provisions distinctes pour la demande principale et pour la ou les demandes reconventionnelles. »

62. Aux termes de l'article 1 ( 10) de l'Appendice III du Règlement, « Conformément à l'article 30 ( 2) du Règlement, le montant de la provision pour frais de l'arbitrage peut être réévalué à tout moment de la procédure, notamment pour prendre en considération les variations du montant en litige, les changements dans l'estimation du montant des dépenses de l'arbitre ou l'évolution de la complexité et de la difficulté de l'affaire. »

63. En l'espèce la société Garoubé reconnaît dans ses écritures qu'au titre du contrat d'organisation de l'arbitrage, les parties doivent respecter les stipulations du règlement d'arbitrage et les décisions de l'institution, notamment quant au versement des frais et honoraires, en contrepartie de quoi l'institution s'engage à organiser efficacement l'arbitrage, conformément à son règlement.

64. La société Garoubé ne remet pas en cause le pouvoir de la Cour de la CCI de fixer ladite provision mais fait grief à l'institution d'avoir pris une décision inopportune en décidant d'appeler la provision au lendemain des plaidoiries sachant délibérément que sa décision allait entraver la poursuite de la procédure compte tenu l'impécuniosité de l'appelante ce qui l'a contrainte à saisir le juge d'appui. Elle estime que la Cour pouvait attendre pour prendre sa décision que la sentence soit rendue.

65. Toutefois il n'est pas contesté que le 27 juin 2014 la Cour de la CCI a procédé au troisième appel de provision de 280 000 USD qui succède au deuxième appel de 150 000 USD le 10 septembre 2010 et au premier appel de 250 000 USD le 18 janvier 2008.

66. La fixation complémentaire contestée est le troisième appel de provision intervenu 4 ans après le précédent, dans une procédure arbitrale commencée en 2008 dont la sentence avait été annulée pour irrégularité de la constitution du tribunal arbitral ce qui avait contraint la Cour à remplacer tous ses membres chargés de statuer à nouveau en 2013 pour une deuxième phase, la première ayant duré de 2008 à 2013.

67. Cet appel correspond à l'évidence à la réévaluation nécessaire de la provision des frais d'arbitrage due à l'évolution du litige en conformité avec les dispositions du règlement d'arbitrage dés lors qu'il fallait rémunérer le précédent tribunal arbitral et prévoir la rémunération du nouveau tribunal qui devait rendre, à son tour, plusieurs sentences.

68. Aucun élément ne vient accréditer que cet appel complémentaire aurait été dicté à cette date par une intention de nuire de la Cour de la CCI au déroulement de l'arbitrage, étant observé d'une part, que la décision du juge d'appui du 16 novembre 2015 dont la société Garoubé se prévaut pour soutenir son grief a été annulée pour excès de pouvoir par une décision définitive de la cour d'appel de Paris du 24 mai 2016 et, d'autre part, que malgré l'absence de paiement la sentence a bien été rendue quelques mois après.

69. Il s'ensuit que ce grief sera également rejeté et la décision du tribunal sur ce chef sera confirmée.

Sur le grief tiré de la violation par la Cour de la CCI de l'article 27 du Règlement d'arbitrage

70. Selon l'article 27 - Examen préalable de la sentence par la Cour-, « Avant de signer toute sentence, le tribunal arbitral doit en soumettre le projet à la Cour. Celle ci peut prescrire des modifications de forme. Elle peut, en respectant la liberté de décision du tribunal arbitral, appeler son attention sur les points intéressant le fond du litige. Aucune sentence ne peut être rendue par le tribunal arbitral sans avoir être approuvée en la forme par la Cour. »

71. Il ressort de cette disposition comme les premiers juges l'ont exactement retenu que si la société Garoubé reproche à la Cour de la CCI de ne pas avoir attiré l'attention du nouveau tribunal arbitral sur des points importants du litige, cette information est facultative.

72. En outre, la défaillance alléguée par l'appelante repose sur le postulat que le tribunal arbitral n'aurait pas respecté les termes de l'Acte de mission et les échanges intervenus avec le tribunal arbitral ce qui d'une part, n'est pas un fait suffisamment établi dés lors que le tribunal arbitral a suivi l'ordonnancement de la procédure tel que voulu par les parties, et d'autre part, relève des débats et de la liberté de décision du tribunal arbitral, en d'autres termes de son pouvoir juridictionnel.

73. Il résulte de ce qui précède que la décision sera confirmée sur ce chef également.

Sur le grief tiré du retard de la transmission au tribunal arbitral de la demande de la société Garoubé en correction et rectification de la Deuxième Sentence Partielle

74. Selon l'article 29- Correction et interprétation de la sentence du règlement d'arbitrage :

1)« Le tribunal arbitral peut d'office corriger toute erreur matérielle, de calcul ou typographique ou toute erreur de même nature contenue dans la sentence, pourvu que cette correction soit soumise pour approbation à la Cour dans les trente jours de la date de ladite sentence.

2) Toute demande d'une des parties en rectification d'une erreur visée à l'article 29, paragraphe 1, ou en interprétation de la sentence, doit être adressée au Secrétariat dans les trente jours suivant la notification de la sentence aux parties avec le nombre de copies prévu à l'article 3, paragraphe 1. Après remise de la demande au tribunal arbitral, celui ci accordera a l'autre partie un court délai, n'excédant pas normalement trente jours a compter de la réception de la demande par cette partie, pour lui soumettre tous commentaires. Si le tribunal arbitral décide de corriger ou d'interpréter la sentence, il soumettra son projet de décision à la Cour au plus tard trente jours après l'expiration du délai pour recevoir tous commentaires de l'autre partie ou dans tout autre délai fixe par la Cour.

3 ) La décision de corriger ou d'interpréter la sentence est rendue sous forme d'un addendum" qui fera partie intégrante de la sentence. Les dispositions des articles 25, 27 et 28 s'appliquent mutatis mutandis. »

75. En l'espèce il ne ressort pas de ces dispositions qu'il existe à la charge du secrétariat de la Cour un délai particulier pour transmettre au tribunal arbitral une demande de correction ou d'interprétation d'une sentence, ni la preuve que c'est de manière intentionnelle pour retarder la procédure que le secrétariat l'a transmise au tribunal le 20 janvier 2017, deux mois après la réception de la demande de la société Garoubé.

76. Par ailleurs la cour relève que ce délai n'est pas excessif et n'a pas retardé la prise de connaissance des demandes de corrections particulièrement nombreuses, auxquelles le tribunal arbitral a répondu par addendum le 27 avril 2017.

77. Ce grief sera également rejeté et la décision confirmée sur ce chef.

Sur le grief tiré du défaut de transmission des pièces 415 et 416 au second Tribunal arbitral en 2013

78. La société Garoubé ne rapporte aucun élément sérieux permettant de mettre en doute la transmission par la Cour au nouveau tribunal arbitral de l'intégralité du dossier qui est un fait établi par la production de la lettre du 17 octobre 2013 du Secrétariat de la Cour de la CCI au Tribunal arbitral, les trois bordereaux d'expédition FedEx du même jour correspondant à l'envoi du dossier arbitral par la Cour de la CCI à chaque membre du Tribunal, le courriel de M. I du 23 octobre 2013 accusant réception de « cinq colis de documents relatifs à l'arbitrage dans l'affaire n°15262/EC/ND/MCP » les pièces P 415 et 416 étant de surcroît visées dans la sentence partielle du 20 octobre 2016 aux § 93, 95 et 97.

79. La société Garoubé conteste en réalité l'appréciation faite par le tribunal arbitral des éléments de preuve qu'elle avait produits pour justifier de ses frais de défense exposés et le montant effectivement alloué par le tribunal après discussion ce qui relève du pouvoir juridictionnel du tribunal arbitral et non de la mission d'organisation de la procédure d'arbitrage.

80. Ce grief qui n'est pas susceptible d'engager la responsabilité de la CCI sera en conséquence également rejeté.

81. Il résulte de l'ensemble des éléments qui précèdent et des motifs non contraires des premiers juges que le jugement sera confirmé.

Sur les demandes au titre de l'article 700 du code de procédure civile

82. Partie perdante, la société Garoubé ne saurait prétendre à l'allocation de frais irrépétibles.

83. Il est en outre inéquitable de laisser à l'intimée la charge des frais irrépétibles exposés en cause d'appel.

84. L'appelante sera en conséquence condamnée à lui verser la somme de 10 000 euros euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

85. Elle devra en outre supporter les dépens d'appel.

PAR CES MOTIFS, la cour,

1- Confirme le jugement en date du 12 février 2018 en toutes ses dispositions ;

2- Condamne la société Projet Pilote Garoubé à payer à la Chambre de Commerce Internationale la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

3- Condamne la société Projet Pilote Garoubé aux dépens d'appel qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du code de procédure civile.

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