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Décisions

CA Rennes, 1re ch., 2 septembre 2025, n° 22/02168

RENNES

Arrêt

Autre

CA Rennes n° 22/02168

2 septembre 2025

1ère chambre B

ARRÊT N° 240

N° RG 22/02168

N° Portalis DBVL-V-B7G-ST6I

(Réf 1ère instance : 19/02256)

SC SOBRAFI

c/

Mme [S] [J] veuve [U]

Copie exécutoire délivrée

le :

à :

- Me RINEAU

- Me [Localité 6]

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE RENNES

ARRÊT DU 2 SEPTEMBRE 2025

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ

Président : Madame Véronique VEILLARD, présidente de chambre

Assesseur : Monsieur Philippe BRICOGNE, président de chambre

Assesseur : Madame Caroline BRISSIAUD, conseillère

GREFFIER

Madame Morgane LIZEE lors des débats et Madame Elise BEZIER lors du prononcé

DÉBATS

A l'audience publique du 15 octobre 2024

ARRÊT

Contradictoire, prononcé publiquement le 2 septembre 2025 par mise à disposition au greffe après prorogation du délibéré initialement prévu le 17 décembre 2024

****

APPELANTE

SC SOBRAFI immatriculée au registre du commerce et des sociétés de RENNES sous le numéro 489.036.467, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité au siège

[Adresse 1]

[Localité 3]

Représentée par Me Bernard RINEAU de la SELARL TURENNE AVOCATS, avocat au barreau de NANTES

INTIMÉE

Madame [S] [J] veuve [U]

née le 12 octobre 1944 à [Localité 5] (44) ([Localité 4])

[Adresse 7]

[Localité 2]

Représentée par Me Hugo CASTRES de la SELEURL HUGO CASTRES, postulant, avocat au barreau de RENNES et par Me Agnès PEETERS, plaidant, avocat au barreau de PARIS

FAITS ET PROCÉDURE

1. En 1979, la société Saint-Nicolas Distribution (ci-après SND) a été constituée par M. [N] [U] et Mme [S] [J] épouse [U] pour exploiter une surface de vente à l'enseigne Edouard Leclerc située à [Localité 9].

2. Le capital était détenu par M. et Mme [U] et également par une société leur appartenant, la société Cigano.

3. M. [U] est décédé le 23 août 2001.

4. Le 6 février 2006, Mme [U] a, suivant "protocole d'accord", promis de céder ses parts SND et Cigano à M. et Mme [P] [T] ou toute personne substituée.

5. La vente a été réitérée le 31 mars 2006 avec la société Sca Ouest (substituant M. et Mme [T]), la transaction s'effectuant pour un prix d'un peu plus de 8.600.000 €.

6. Le 28 septembre 2006, la Sca Ouest a cédé ses participations à la SAS Sobradis présidée par M. [T], avec reprise à l'acte de cession des mentions du protocole de cession du 6 février 2006.

7. Le 28 novembre 2014, en vertu d'un traité de fusion-absorption, la SAS Sobradis a absorbé la société Cigano également présidée par M. [T]. Le 19 janvier 2015, la société Sobradis a changé de dénomination sociale, devenant la société Sobrafi.

8. Mme [U] disposait de comptes courants d'associée au sein des sociétés SND et Cigano. Leur remboursement a été prévu au protocole du 6 février 2006 avec une rémunération fixée à 4 % en cas de retard.

9. Mme [U] a cherché à connaître le montant de ses comptes courants créditeurs d'associée, arrêté au moment de la cession de ses titres.

10. De multiples procédures judiciaires ont émaillé pendant près de 20 années les relations entre Mme [U] et les cessionnaires M. et Mme [T], au travers des différentes sociétés constituées, et qui ont notamment porté sur les calculs des ristournes, des marges arrière et assimilées, du complément de prix, outre une procédure pour abus de biens sociaux dans laquelle Mme [U] a été condamnée. Ces procédures ne seront pas ici retracées.

11. Ayant obtenu l'information du montant de ses comptes courants d'associés par courrier officiel de l'avocat de la Sobrafi le 19 février 2016, Mme [U] a fait assigner cette dernière les 3 et 8 juin suivants respectivement devant le juge des référés du tribunal de commerce de Saint-Nazaire et devant le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris aux fins de remboursement provisionnel.

12. Par ordonnance du 20 septembre 2016, le juge des référés du tribunal de commerce de Saint-Nazaire a débouté Mme [U] de ses demandes au titre du compte courant d'associée SND (devenue depuis Pays de Redon Distribution, soit PRD) pour un montant de 71.973,91 € en constatant que celles-ci étaient prescrites.

13. Par ordonnance du 29 septembre 2016, le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris a en revanche condamné la Sobrafi à payer à Mme [U] la somme provisionnelle principale de 326.578,90 € au titre du remboursement du compte courant d'associée Cigano, mais à l'exclusion des intérêts.

14. A la faveur des diverses procédures engagées, des mesures de saisie réciproques étaient diligentées. Notamment, le 29 mai 2018, Mme [U] a fait saisir la somme de 224.845,22 € sur le compte ouvert par la Sobrafi dans les livres de la banque Gresham. Le 25 juillet 2019, le juge de l'exécution de [Localité 8] a jugé que le droit au remboursement de Mme [U] n'était pas prescrit, a accueilli partiellement la demande de compensation formée par Mme [U], a validé les saisies à hauteur de 66.629,33 € (outre intérêts et frais) et a ordonné la mainlevée pour le surplus.

15. Le 20 novembre 2020, la cour d'appel de Rennes a confirmé partiellement ce jugement et a écarté l'argument de la prescription retenant que le point de départ du délai de prescription était le courrier recommandé adressé par Mme [U] à la Sobrafi le 24 novembre 2015, réceptionné le 4 décembre 2015, qui constituait le 1er courrier par lequel elle avait expressément demandé le remboursement de son compte courant d'associée.

16. Dans l'intervalle, par acte du 9 avril 2019, la Sobrafi a fait assigner Mme [U] au fond devant le tribunal de grande instance (devenu tribunal judiciaire à compter du 1er janvier 2020) de Rennes aux fins de restitution de la somme saisie, motif pris de ce que la créance de la défenderesse en compte courant d'associée était prescrite.

17. Par jugement du 3 mars 2022, le tribunal judiciaire de Rennes a :

- débouté la Sobrafi de sa demande de condamnation de Mme [U] à lui rembourser la somme portée à 399.182,41 €,

- rejeté la prescription soulevée par la Sobrafi et déclaré recevable Mme [U] en sa demande reconventionnelle de remboursement du solde créditeur de son compte courant,

- condamné la société Sobrafi à payer en deniers ou quittance à Mme [U] la somme de 446.197 €, outre les intérêts légaux à compter du 8 juin 2016,

- dit que les intérêts légaux dus pour une année entière produiront eux-mêmes intérêts jusqu'à complet paiement,

- débouté les parties de toutes leurs demandes plus amples ou contraires,

- condamné la société Sobrafi aux entiers dépens,

- condamné cette dernière à payer à Mme [U] la somme de 5.000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile,

- ordonné l'exécution provisoire du jugement.

18. Pour statuer ainsi, le tribunal a considéré que le point de départ de l'action en remboursement du compte courant d'associé coïncidait avec la délivrance le 19 février 2016 de l'assignation en référé valant mise en demeure de rembourser par provision le compte courant créditeur et datait donc de moins de 5 ans avant l'assignation au fond du 9 avril 2019.

19. Le tribunal a ensuite retenu que la Sobrafi avait consenti sans réserve à reprendre une dette d'intérêts inscrite en compte courant débiteur de l'absorbée la société Cigano s'élevant à un montant de 119.618 €, que cette somme correspondait peu ou prou à l'intérêt conventionnel de 4 % ayant couru entre février 2006 et juin 2014, date d'arrêté des comptes de référence ayant servi au traité de fusion, que par application des règles de preuve en matière d'acte commercial, la certification par un commissaire aux apports du passif de la société Cigano au 30 juin 2014, transféré à la Sobrafi par l'effet de la transmission universelle de patrimoine, amenait à tenir pour acquise la preuve de ce que cette société s'était reconnue débitrice vis-à-vis de la défenderesse de la somme de 119.618 € d'intérêts conventionnels au taux de 4 % pour la période allant du 6 février 2006 au 30 juin 2014.

20. S'agissant de la période ultérieure au 30 juin 2014, le tribunal a considéré que la Sobrafi ne pouvait être tenue de s'acquitter d'un taux d'intérêt de 4 % mais seulement de l'intérêt au taux légal, et ce en l'absence d'écrit ou de commencement de preuve par écrit établissant que la société avait souscrit ou repris le moindre engagement en ce sens au profit de Mme [U]. Enfin, il a fait droit à la capitalisation.

21. Par déclaration du 4 avril 2022, la Sobrafi a interjeté appel du jugement en ce qu'il :

- a jugé qu'elle s'était reconnue débitrice de Mme [U] d'une somme de 119.618 € d'intérêts conventionnels au taux de 4 % pour la période allant du 6 février 2006 au 30 juin 2014,

- l'a condamnée à payer en deniers ou quittance à Mme [U] la somme de 446.197 €, outre les intérêts légaux à compter du 8 juin 2016,

- l'a condamnée à payer à Mme [U] la somme de 5.000 € en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

22. Mme [U] a interjeté appel incident du quantum de la condamnation et du taux d'intérêt au taux légal.

23. L'ordonnance de clôture a été prononcée le 10 septembre 2024.

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

24. La société Sobrafi expose ses prétentions et moyens dans ses dernières conclusions remises au greffe et notifiées le 27 août 2024 aux termes desquelles elle demande à la cour de :

- infirmer partiellement le jugement en ce qu'il :

- a jugé qu'elle s'était reconnue débitrice de Mme [U] d'une somme de 119.618 € d'intérêts conventionnels au taux de 4 %, pour la période allant du 6 février 2006 au 30 juin 2014,

- l'a condamnée à payer en deniers ou quittance, à Mme [U] la somme de 446.197 €, outre les intérêts légaux à compter du 8 juin 2016,

- l'a condamnée à payer à Mme [U] la somme de 5.000 € en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

- en conséquence,

- limiter le montant de la condamnation prononcée à son encontre à une somme de 326.579 €,

- condamner Mme [U] à lui payer la somme de 5.000 € sur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

- débouter Mme [U] de toutes ses demandes,

- condamner Mme [U] aux dépens.

25. Mme [U] expose ses prétentions et moyens dans ses dernières conclusions remises au greffe et notifiées le 25 juillet 2024 aux termes desquelles elle demande à la cour de :

- débouter la société Sobrafi de l'ensemble de ses demandes,

- à titre principal,

- infirmer le jugement en ce qu'il a condamné la Sobrafi à lui payer en deniers ou quittance la somme de 446.197 € outre les intérêts au taux légal à compter du 8 juin 2016,

- et statuant à nouveau, condamner la Sobrafi à lui payer en deniers ou quittance la somme de 326.579 €, outre les intérêts au taux de 4 % par an à compter du 1er avril 2006 jusqu'à complet paiement, avec capitalisation des intérêts courus pour une année entière,

- confirmer le jugement en toutes ses autres dispositions,

- à titre subsidiaire,

- infirmer le jugement uniquement en ce qu'il a fixé le point de départ des intérêts au taux légal sur la somme de 446.197 € à la date du 8 juin 2016, et, statuant à nouveau, fixer ledit point de départ à la date du 27 novembre 2015,

- confirmer le jugement en toutes ses autres dispositions dont la capitalisation des intérêts courus pour une année entière,

- en tout état de cause,

- condamner la société Sobrafi à lui payer la somme de 5.000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner la société Sobrafi aux entiers dépens.

26. Pour un plus ample exposé des prétentions et moyens des parties, il convient de se reporter à leurs écritures ci-dessus visées figurant au dossier de la procédure.

MOTIVATION DE LA COUR

27. Préliminairement, il convient de retenir que les parties s'accordent pour limiter le montant de la condamnation en principal à la somme de 326.579 € correspondant au montant nominal du solde du compte courant d'associé de Mme [U] dans la société Cigano, aux droits de laquelle se trouve désormais la Sobrafi. Le jugement a relevé à cet égard que le montant du solde créditeur de 326.579 € en principal ne faisait "pas présentement débat" en dehors du moyen de prescription et que la condamnation de la Sobrafi au paiement de ce principal était encourue en ce qu'elle était la conséquence de son absence d'extinction par prescription.

28. Le jugement sera en conséquence infirmé en ce qu'il a condamné la Sobrafi à payer Mme [U] indistinctement la somme de 446.197 €, la Sobrafi étant condamnée, au titre du solde en nominal, à lui payer la somme de 326.579 €, que du reste, elle indique en p. 15 de ses écritures avoir "désormais intégralement remboursée en principal.",

29. Le litige subsistant porte donc, outre la question des dépens et des frais irrépétibles, sur la clause d'intérêt de 4 % en son principe et son point de départ ainsi que sur la capitalisation.

1) Sur l'intérêt conventionnel de 4 %

30. La Sobrafi rappelle qu'il n'y a jamais eu, avant la cession du 6 février 2006, un quelconque accord de rémunération du compte courant d'associé de Mme [U] ouvert dans la société Cigano, et encore moins une convention de compte courant, mais uniquement des décisions prises unilatéralement par elle de se verser des intérêts, de sorte qu'il n'y a pas eu de "prétendue prolongation" d'une convention de rémunération, d'où il suit qu'il convient de s'en tenir aux termes de la seule clause d'intérêt du protocole du 6 février 2006, à l'exclusion de tout autre élément extrinsèque.

31. Elle soutient que la société Cigano ne s'est jamais obligée à l'égard de Mme [U] au titre d'un intérêt de retard applicable au solde du compte courant d'associé et que cette société n'étant pas partie au protocole du 6 février 2006, l'effet relatif des contrats fait obstacle à une dette d'intérêts.

32. Elle fait valoir qu'il n'y a pas de promesse de porte fort dans le protocole du 6 février 2006 en l'absence d'intention certaine du cessionnaire de s'engager au paiement d'un intérêt de 4 % alors que, par ailleurs, ledit protocole comporte des promesses de porte-fort sur d'autres sujets qui sont explicitement stipulées.

33. Elle rappelle que l'intention du promettant ne peut pas se déduire de la seule circonstance selon laquelle seul le tiers aurait la capacité de réaliser la promesse (Cass. 17 juillet 2001, n°98-10827).

34. Elle soutient encore qu'une ratification par le tiers d'une promesse de porte-fort doit également résulter d'une volonté certaine et non équivoque d'exécuter l'engagement, laquelle ne saurait en l'espèce être déduite de simples indices comme une mention d'intérêts pour un montant erroné dans les comptes courants d'associés, ou une mention dans le traité de fusion à titre de prudence comptable et alors qu'une réserve y est exprimée, ou encore une lettre du 4 mars 2014 qui se rapporte aux engagements sur les marges arrière et non à l'intérêt de 4 %.

35. Elle précise que l'intérêt de 4 % n'a jamais pu courir dès lors qu'aucune attestation n'a jamais été remise, de sorte qu'aucun professionnel du chiffre n'aurait pu considérer cet intérêt autrement que par le biais d'une provision, qu'en tout état de cause, l'intérêt conventionnel de 4 % est demeuré inapplicable à raison de l'existence d'une condition qui ne s'est jamais réalisée, à savoir la remise d'une attestation préalable, pour laquelle Mme [U] n'a mis en 'uvre aucune demande coercitive, et alors que la société Cigano n'est pas la société qui s'est obligée envers elle au titre de l'intérêt conventionnel.

36. Elle conclut enfin qu'il ne saurait être retenu, sinon à peine de dénaturation évidente, que le traité de fusion du 28 novembre 2014 ait opéré une reconnaissance d'une dette à l'égard de Mme [U], alors qu'une réserve expresse liée à la justification par les créanciers de leurs droits et titres y a été insérée, outre que la mention relève du principe comptable de prudence et que le commissaire aux apports n'a pas vocation à certifier le passif.

37. En réplique, Mme [U] sollicite la condamnation de la Sobrafi au paiement des intérêts sur la somme de 326.579 € au taux conventionnel de 4 % par an à compter du 1er avril 2006 en application de la clause du protocole de cession du 6 février 2006, outre la capitalisation desdits intérêts au même taux.

38. Elle soutient que le tribunal a commis une méprise sur l'identité des protagonistes de la promesse de porte-fort, que nonobstant l'absence de signature par la société Cigano du protocole de cession, celle-ci se trouvait liée par les termes de cette clause par les termes de la promesse de porte fort prise pour son compte par le cessionnaire la Sca Ouest, que cette promesse de porte-fort est parfaitement régulière comme n'étant soumise à aucun formalisme particulier et pouvant tout à fait être tacite et se dégager des circonstances, dès lors que l'intention du promettant de s'engager est certaine, que tel est le cas pour le remboursement du compte courant et donc nécessairement des intérêts conventionnels qui y sont attachés, et que ces intérêts conventionnels lui étaient antérieurement versés, dont le protocole n'est que le prolongement pour la période postérieure.

39. Elle précise que :

- le "tiers" à l'engagement de porte-fort, à savoir la société Cigano, n'était autre que la filiale à 99,82 % du promettant la Sca Ouest, M. et Mme [T] ayant acquis 99,82 % du capital de la société Cigano aux termes du protocole,

- l'acte de cession a finalement été souscrit par la SCA Ouest qui s'est substituée aux époux [T] aux termes de l'acte réitératif, pour leur permettre d'achever la création de la société Sobrafi, qui devait ensuite racheter les parts,

- la SCA Ouest a pris cet engagement pour le compte de la société Cigano dont elle acquérait 99,82 % du capital,

- le cessionnaire s'est même engagé aux termes du protocole à effectuer des apports en comptes courants au sein de la société Cigano pour permettre le remboursement du compte courant de Mme [U] si la trésorerie de sa filiale ne le permettait pas.

40. Elle rappelle que la Sobrafi a reconnu elle-même dans ses conclusions de première instance que cet engagement s'analysait en une promesse de porte-fort même si, par un juridisme outrancier selon elle, elle a tenté artificiellement d'en limiter la portée à la vérification du montant à revenir à Mme [U] et à la célérité de l'exécution de l'obligation de remboursement.

41. Enfin, elle fait valoir que la ratification d'une promesse de porte-fort est un acte unilatéral du tiers à la promesse et n'est soumise à aucun formalisme particulier de sorte qu'elle peut elle aussi être tacite et que tel est le cas lorsque le tiers a connaissance du contrat et a adopté un comportement conforme à l'exécution de la promesse, qu'au cas particulier, la société Cigano avait connaissance de l'engagement de la Sca Ouest puisque les deux sociétés étaient dirigées par un seul même dirigeant M. [P] [T], que la société Cigano a comptabilisé dans ses comptes sociaux les intérêts conventionnels au taux de 4 % pour les exercices postérieurs à la signature de l'acte de cession de 2006, ainsi que le montrent les bilans des exercices 2006-2007 et 2007-2008 et les annexes de la société, peu important que les montants n'en fussent pas exacts à l'euro prêt, que la modification du libellé du poste pour ces dettes dans le bilan est indifférente à cet égard, que cette dette d'intérêt a encore été reportée au traité de fusion-absorption de la société Cigano du 28 novembre 2014 pour un montant de 119.618 €, qui confirme que la société Cigano a ratifié l'engagement pris pour son compte par la Sca Ouest de rémunérer à hauteur de 4 % le compte courant d'associé en cas de retard de remboursement.

Réponse de la cour

42. Dans la présente affaire, il importe de rechercher si une promesse de porte-fort a été souscrite par la Sca ouest à l'égard de Mme [U] et qui engagerait la société Cigano et, dans l'affirmative, si cette promesse de porte-fort a été ratifiée par la société Cigano ainsi que les effets induits par cette ratification.

1.1) Sur la qualification d'une promesse de porte-fort

43. Aux termes de l'article 1120 du code civil, dans sa version applicable à la date de l'espèce, "On peut se porter fort pour un tiers, en promettant le fait de celui-ci ; sauf l'indemnité contre celui qui s'est porté fort ou qui a promis de faire ratifier, si le tiers refuse de tenir l'engagement."

44. Il est constant que la promesse de porte-fort est un engagement personnel autonome d'une personne qui promet à son cocontractant d'obtenir l'engagement d'un tiers à son égard. La personne pour qui l'on s'est porté fort est un tiers à l'acte conclu sans son consentement ; elle n'est obligée par un tel acte qu'autant qu'elle accepte de tenir l'engagement.

45. La jurisprudence a distingué entre le fait de se porter fort d'un engagement par un tiers, et le fait de se porter fort de l'exécution d'un engagement par un tiers : celui qui se porte fort pour un tiers en promettant la ratification par ce dernier d'un engagement est tenu d'une obligation autonome dont il se trouve déchargé dès la ratification par le tiers, tandis que celui qui se porte fort de l'exécution d'un engagement par un tiers s'engage accessoirement à l'engagement principal souscrit par le tiers à y satisfaire si le tiers ne l'exécute pas lui-même (Cass. com., 13 décembre 2005, n° 03-19.217, Bull. 2005, n° 256).

46. La promesse de porte-fort peut être expresse ou tacite. Si elle est tacite, elle ne peut résulter que d'actes manifestant l'intention certaine et non équivoque du promettant de s'engager pour un tiers. L'article 1190 du code civil préconise, en cas de doute, une interprétation en faveur de celui dont il est invoqué la qualité de promettant.

47. En l'espèce, la clause de remboursement du compte courant d'associé avec intérêt conventionnel est rédigée comme suit à l'article 8 du protocole de cession du 6 février 2006 :

"Les comptes d'associés, dûment justifiés par le compte des sociétés Saint-Nicolas Distribution et La Cigano, seront remboursés au cédant dans les plus brefs délais, dans les huit jours de la remise d'une attestation certifiée par l'expert-comptable ou le commissaire aux comptes de la société.

A défaut de paiement à cette date, lesdites sommes produiront de plein droit intérêt au taux de 4 % l'an, sans que la présente clause puisse permettre au cessionnaire de ne pas remplir son obligation.

Ces comptes-courants seront remboursés soit par les trésoreries des sociétés en cause si elles le permettent, soit par des apports en compte-courant effectués par le cessionnaire, ce à quoi ce dernier s'y engage expressément."

48. L'acte réitératif, intitulé 'Réitération, cession d'actions déclarations et garanties', intervenu le 31 mars 2006 entre Mme [U] et la Sca Ouest se substituant à M. et Mme [T], pour la vente des titres de la société Cigano, prévoit que 'Toutes clauses du protocole d'accord du 6 février 2006 non contraires aux présentes produisent leur plein effet et en particulier la clause de garantie d'actif et de passif'.

49. Ainsi que relevé par le premier juge, Mme [U] admet qu'antérieurement à la cession de ses titres à la Sca Ouest le 31 mars 2006, le taux de 4 % l'an rémunérant son compte courant d'associée n'avait pas été soumis à la procédure d'autorisation et de contrôle applicable aux conventions réglementées au sein des sociétés anonymes.

50. De fait, elle ne produit pas ladite convention, invoquant n'en avoir pas conservé de copie après son départ de la société en mars 2006.

51. La cour ne peut donc pour le présent litige afférent à la promesse de porte-fort tirer aucune conséquence d'une comptabilisation antérieure d'intérêts conventionnels.

52. Ceci étant, le mécanisme retenu dans la clause litigieuse est bien un engagement pris par la Sca Ouest de rembourser d'une part des comptes courants d'associés détenus par Mme [U] dans les sociétés SND et Cigano qui en étaient alors débitrices et d'autre part avec intérêts conventionnels.

53. Ce mécanisme s'analyse en une promesse de porte-fort de la part de la Sca Ouest qui, signant ce protocole, s' est engagée de manière certaine et non équivoque pour le compte des sociétés en cause, en l'espèce la SND et la Cigano, à ce que celles-ci procèdent au remboursement desdits comptes courants et ce avec intérêts conventionnels en prévoyant en outre que ce remboursement devait non seulement s'effectuer par le biais de leurs trésoreries respectives mais encore de manière prioritaire au cessionnaire la Sca Ouest.

54. La précaution subsidiaire de ce qu'à défaut de trésorerie dans les comptes des sociétés en cause, le cessionnaire devait réaliser des apports en compte courant pour permettre ce remboursement vient au renfort de l'engagement de porte-fort de la Sca Ouest pour la SND et la Cigano en confirmant d'une part l'obligation au remboursement des comptes courants d'associés, intérêts conventionnels inclus, et d'autre part par les société en cause, puisque en effet située dans le paragraphe conclusif de l'article, cette précaution s'applique à l'entièreté de l'engagement.

55. Le fait que le terme même de "porte-fort" n'ait pas été repris dans cet article 8 est inopérant à faire obstacle à la qualification de l'engagement en promesse de porte-fort, l'intention de la Sca Ouest de se porter fort pour la société Cigano ' outre la société SND ' y étant certaine et sans équivoque.

56. Il est également indifférent que le protocole ait par ailleurs et à propos d'autres sujets expressément mentionné le terme de "porte-fort", puisque c'est la teneur de la clause qui seule importe.

1.2) Sur la ratification de la promesse de porte-fort

57. Il convient d'examiner ici si la promesse de porte-fort a été ratifiée par le tiers, en l'espèce par la société Cigano aux droits de laquelle est venue la Sobrafi.

58. Il est de jurisprudence établie que la promesse de porte-fort d'exécution n'engage le tiers que si celui-ci ratifie l'engagement qui a été pris hors son consentement.

59. Si la ratification peut être tacite (Ass. plén. 22 avril 2011, 09-16.008, Bull. n° 4), les juges doivent dire par quels actes cette ratification s'est manifestée, la Cour de cassation censurant les décisions retenant une ratification tacite sans qu'il se déduise de leurs constatations une volonté certaine et non équivoque de ratification (3ème Civ, 23 juin 2004, 03-11.311, Bull. n° 130, Com., 28 septembre 2010, 09-69.305).

60. Enfin, la ratification tacite, qui suppose un engagement certain et non équivoque de la part du tiers, est admise lorsqu'il apparaît que celui-ci avait connaissance du contrat et/ou a adopté un comportement conforme à l'exécution de la promesse de porte-fort (Soc., 24 février 2004, 01-47.108). Ainsi, des paiements conformes à la promesse passée valent ratification (1ère Civ., 15 mai 2008, pourvoi n° 06-20.806).

61. Enfin, la ratification de l'acte passé par le porte-fort a un caractère rétroactif et remonte au jour de l'acte ratifié, l'obligation du tiers prenant naissance au jour de l'engagement du porte-fort (1ère Civ., 8 juillet 1964, Bull, n° 382 ; 3ème Civ., 20 décembre 1971, n° 70-11.185t Bull. n° 653).

62. En l'espèce, le porte-fort est de ratification et non d'exécution puisqu'ainsi qu'il l'a été vu ci-dessus, il n'y a pas d'engagement préalable des sociétés en cause, dont la société Cigano, à rembourser les soldes des comptes créditeurs et les intérêts conventionnels.

63. Il est par ailleurs constant que la société Cigano n'a pas ratifié dans un acte particulier cette promesse de porte-fort souscrite par la Sca Ouest.

64. C'est donc dans les actes imputables à la société Cigano qu'il convient de rechercher si une ratification tacite est susceptible d'être intervenue.

65. A cet égard, Mme [U] invoque deux bilans de la société Cigano faisant apparaître une comptabilisation d'intérêts sur les comptes courants d'associés pour les exercices 2006/2007 et 2007/2008.

66. Ainsi, le bilan clôturé au 31 mars 2007 fait apparaître au titre des "Emprunts et dettes financières diverses" les sommes de :

- 355 355 € au 31/03/07,

- 340.005 € au 31/03/06.

67. De même, pour le bilan clôturé au 31 janvier 2008, qui fait apparaître :

- 370.987 € au titre des "dettes diverses".

68. L'augmentation du nominal d'un bilan à l'autre ne correspond toutefois pas à l'application exacte d'un taux d'intérêt de 4 % même s'il peut être estimé que ces reports correspondent, ainsi que l'a retenu le premier juge, "peu ou prou" non seulement au montant du nominal mais surtout à celui de l'intérêt de 4 %.

69. En présence d'une incertitude sur le calcul du montant de l'intérêt reporté aux deux bilans, il ne saurait en être déduit une volonté certaine et sans équivoque de la part de la société Cigano de s'acquitter dudit intérêt conventionnel appliqué au solde du compte courant.

70. Mme [U] invoque encore la mention portée dans le traité de fusion-absorption de la société Cigano par la société Sobradis du 28 novembre 2014 aux termes de laquelle dans le "Passif pris en charge", il a été mentionné :

"- dette Mme [U] : 326.579 €,

- intérêts courus sur la dette Mme [U] : 119.618 €."

71. A cette date, le montant du nominal a été fixé de manière précise à la somme de 326.579 €, montant sur lequel les parties se sont finalement accordées ainsi qu'il a été vu ci-dessus et qui a été payé, tandis que celui des intérêts a également été fixé de manière précise à la somme de 119.618 €.

72. Ces montants ont bien été donnés par la société Cigano elle-même comme provenant de sa propre comptabilité et qui les a déclarés dans le traité de fusion-absorption comme étant "à sa charge" au titre du "Passif" dont elle transférait alors la charge du paiement à la société Sobradis.

73. Une réserve a toutefois été insérée au traité de fusion-absorption pour subordonner le paiement des "dettes" à la justification de celles-ci par leurs créanciers.

74. Cette réserve a été libellé ainsi qu'il suit : "Il est précisé ici que le montant ci-dessus indiqué du passif de la société CIGANO à la date du 30 juin 2014, donné à titre purement indicatif, ne constitue pas une reconnaissance de dettes au profit de prétendus créanciers qui seront tenus, dans tous les cas, d'établir leurs droits et de justifier de leurs titres."

75. Il s'infère de cette rédaction que cette réserve ne paraît pas avoir été exprimée au seul bénéfice de la société absorbante la Sobradis, mais également au bénéfice de celui de la société absorbée la société Cigano qui a "donné" les montants des deux dettes, dont celle au titre des intérêts, mais seulement à titre "purement indicatif" et en en subordonnant le paiement à la preuve des droits et titres.

76. Certes, la société Cigano avait à cette date et ce depuis l'acte réitératif du 31 mars 2006 une parfaite connaissance de l'existence de l'engagement de porte-fort de la Sca Ouest du 31 mars 2006 puisque l'une et l'autre des deux sociétés avaient dès cette même date le même dirigeant M. [P] [T].

77. Cette connaissance a conduit la société Cigano, au moment du traité de fusion-absorption, à consigner une réserve expresse sur son passif, dont le principe et le montant de l'intérêt conventionnel, laquelle fait obstacle à considérer qu'elle aurait ratifié la promesse de porte-fort.

78. Autrement dit, si Mme [U] a pu, avant la cession de ses titres Cigano, se servir un intérêt de 4 % sur le solde créditeur de son compte courant d'associé, elle ne fait pas la preuve de ce que la Sobrafi, venue avec réserve expresse sur ce point aux droits des cessionnaires initiaux, demeure tenue à son paiement à la faveur de la cession de ses titres puisque la réserve exprimée quant au principe et au montant de la dette fait obstacle à la ratification certaine et sans équivoque de la promesse de porte-fort sur ce point.

79. Le jugement sera en conséquence confirmé en ce qu'il a rejeté la demande formée par Mme [U] sur le fondement de la promesse de porte-fort.

80. Les développements sur le caractère potestatif de la clause d'intérêt conventionnel, sur le point de départ dudit intérêt conventionnel et sur la capitalisation conventionnelle sont indifférents à la solution du litige puisque l'obligation à cet égard de la société Cigano devenue Sobrafi n'est pas retenue.

81. De même, la mention de la réserve s'oppose au fait de considérer que la Sobrafi se serait de façon certaine et non équivoque reconnue personnellement débitrice d'un intérêt conventionnel appliqué au compte créditeur de Mme [U].

82. Le jugement sera infirmé sur ce point.

2) Sur l'intérêt légal

2.1) Sur le point de départ de l'intérêt légal

83. Appelante incidente, Mme [U] demande subsidiairement l'infirmation du jugement qui a fixé le point de départ des intérêts au taux légal à la date du 8 juin 2016 au lieu de le fixer au 27 novembre 2015, date qui correspond à la réception par la Sobrafi de la mise en demeure adressée par ses soins avec accusé de réception le 24 novembre précédent.

84. La Sobrafi conclut au débouté de l'appel incident de Mme [U] sans développer de moyens sur ce point.

Réponse de la cour

85. Aux termes de l'article 1153 alinéa 3 du code civil dans sa version applicable à l'espèce, les intérêts au taux légal "ne sont dus que du jour de la sommation de payer, ou d'un autre acte équivalent telle une lettre missive s'il en ressort une interpellation suffisante, excepté dans le cas où la loi les fait courir de plein droit."

86. En l'espèce, c'est par des motifs pertinents que la cour adopte que le jugement a retenu d'une part que seule l'assignation en référé provision délivrée le 8 juin 2016 à la requête de Mme [U] constituait une mise en demeure au sens de l'article 1153 du code civil dans sa rédaction alors en vigueur et susceptible d'avoir déclenché le jeu de l'intérêt légal et, d'autre part que le courrier officiel du 1er février 2016 entre avocats des parties ne valait pas sommation dès lors que l'avocat de Mme [U] y demandait à son confrère représentant la Sobrafi de lui confirmer que le solde du compte courant de sa cliente s'établissait bien à la somme 326.578,90 € au 31 décembre 2013.

87. Il sera ajouté que Mme [U] ne peut, sans se contredire, soutenir dans ses dernières conclusions qu'elle a eu officiellement connaissance du montant de son compte courant d'associé par lettre officielle du 19 février 2016 et prétendre faire remonter à une date antérieure, à savoir au 27 novembre 2015, le point de départ de l'intérêt légal sur une somme qui n'était pas définitivement arrêtée à cette même dernière date.

88. Le jugement sera en conséquence confirmé en ce qu'il a retenu la date du 8 juin 2016, date de l'assignation en référé, comme celle ayant déclenché le jeu de l'intérêt légal.

2.2) Sur la capitalisation

89. Aux termes de l'article 1154 du code civil dans sa version applicable à l'espèce, "Les intérêts échus des capitaux peuvent produire des intérêts, ou par une demande judiciaire, ou par une convention spéciale, pourvu que, soit dans la demande, soit dans la convention, il s'agisse d'intérêts dus au moins pour une année entière."

90. En l'espèce, rien ne s'oppose à la capitalisation des intérêts au taux légal et le jugement sera confirmé sur ce point.

3) Sur les dépens et les frais irrépétibles

91. Succombant, Mme [U] supportera les dépens d'appel.

92. Il n'a pas été interjeté appel du chef de jugement ayant mis les dépens de première instance à la charge de la Sobrafi.

93. Enfin, eu égard aux circonstances de l'affaire, il n'est pas inéquitable de laisser à la charge de chacune des parties les frais exposés par elles en appel et qui ne sont pas compris dans les dépens.

94. Le jugement sera infirmé s'agissant des frais irrépétibles de première instance.

* * *

PAR CES MOTIFS

La cour,

Statuant dans les limites des chefs de jugement critiqués,

Infirme le jugement du tribunal judiciaire de Rennes du 3 mars 2022 en ce qu'il a :

- condamné la société civile Sobrafi à payer en deniers ou quittance à Mme [U] la somme de 446.197 €, outre les intérêts légaux à compter du 8 juin 2016,

- condamné la société civile Sobrafi à payer à Mme [U] la somme de 5.000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile,

Le confirme pour le surplus,

Statuant à nouveau des chefs de jugement infirmés et y ajoutant,

Condamne la société civile Sobrafi à payer en deniers ou quittance à Mme [S] [J] veuve [U] la somme de 326.579 €, outre les intérêts légaux à compter du 8 juin 2016,

Condamne Mme [S] [J] veuve [U] aux dépens d'appel,

Rejette les demandes au titre des frais irrépétibles.

Rejette le surplus des demandes.

LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE

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