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Décisions

Cass. 2e civ., 11 septembre 2025, n° 24-13.160

COUR DE CASSATION

Arrêt

Annulation

Cass. 2e civ. n° 24-13.160

10 septembre 2025

Faits et procédure

1. Selon les arrêts attaqués (Dijon, 13 juin 2023 et 19 décembre 2023), rendus sur renvoi après cassation (3e Civ., 13 juillet 2022, pourvoi n° 19-20.231, publié), et les productions, le 6 août 2012, M. et Mme [L] ont acquis auprès de M. et Mme [H] un bien immobilier dans lequel ces derniers avaient réalisé des travaux en 2006.

2. Se plaignant de remontées d'humidité, M. et Mme [L] ont saisi un juge des référés qui, par une ordonnance du 15 avril 2014, a ordonné une expertise.

3. Par un jugement rendu le 12 décembre 2017, un tribunal a notamment dit que la responsabilité de M. et Mme [H] était pleinement engagée en leur qualité de constructeurs, et que la garantie décennale s'appliquerait, et condamné solidairement ces derniers au paiement de diverses sommes.

4. M. et Mme [H] ont relevé appel de ce jugement par déclaration du 12 janvier 2018.

5. Un conseiller de la mise en état a, par une ordonnance du 14 août 2018, déclaré irrecevables les conclusions déposées le 6 juillet 2018 par M. et Mme [L], intimés, en application de l'article 909 du code de procédure civile.

6. Par un arrêt du 30 avril 2019, une cour d'appel a confirmé le jugement, sauf en ce qu'il a alloué une somme à M. et Mme [L] au titre des frais de déménagement et de garde-meubles, et, statuant à nouveau, rejeté la demande de ce chef.

7. Par un arrêt du 13 juillet 2022, la Cour de cassation a cassé et annulé l'arrêt du 30 avril 2019 en toutes ses dispositions.

8. Par un arrêt du 13 juin 2023, la cour de renvoi a ordonné la rétractation de l'ordonnance de clôture et invité les parties à présenter leurs observations sur l'irrecevabilité affectant les conclusions de M. et Mme [L], intimés, et ses conséquences.

Examen des moyens

Sur le moyen du pourvoi additionnel, préalable

9. En application de l'article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ce moyen qui n'est manifestement pas de nature à entraîner la cassation.

Mais sur le moyen du pourvoi principal, pris en sa première branche

Enoncé du moyen

10. M. et Mme [L] font grief à l'arrêt du 19 décembre 2023 de déclarer irrecevables leurs conclusions notifiées les 6 février et 19 septembre 2023 en ce qu'elles portent sur le fond du litige et de les débouter de leurs demandes fondées sur les articles 1792 et suivants du code civil, alors « que les exigences d'un procès équitable imposent au juge de faire respecter le principe de l'égalité des armes et de ne pas placer une partie au procès dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire ; qu'en l'espèce, en estimant d'une part que les intimés, qui étaient représentés devant la juridiction de premier degré puis devant la cour d'appel de Besançon et enfin devant la Cour de cassation ont pu se défendre utilement dans un débat loyal et contradictoire, conformément aux principes garantis par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Ils ont, en outre, pu se défendre sur le moyen relevé d'office par cette cour qui a invité les parties à donner leurs observations sur ce point , d'autre part qu'ils ont pu disposer d'un délai de trois mois, conformément à l'article 909 du code de procédure civile, pour conclure devant la première cour, délai qu'ils n'ont pas respecté et que leurs conclusions ont été déclarées irrecevables par une décision qui n'a pas été contestée pour être aujourd'hui irrévocable, leur interdire de conclure devant la cour d'appel de renvoi n'a pas pour effet de méconnaître les exigences du droit à un procès équitable tel que prévu par l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme et après avoir relevé d'office un moyen déclarant irrecevables toutes les conclusions des intimés devant la cour d'appel de renvoi, la cour d'appel qui a jugé en conséquence que les conclusions déposées par les consorts [L] devant cette cour et notifiées les 6 février 2023 et 19 septembre 2023 doivent être déclarées irrecevables en ce qu'elles portent sur le fond du litige , a placé les exposants dans une situation de net désavantage par rapport aux appelants en permettant seulement et uniquement à ces derniers de conclure devant elle quand bien même le débat devait nécessairement évoluer au fond devant la cour d'appel de renvoi à la suite de la cassation prononcée sur un moyen relevé d'office de sorte que le procès n'a pas été équitable et que la cour d'appel a violé les articles 16, 625, 631 à 634, 909 et 1037-1 du code de procédure civile, ensemble les articles 6, § 1, et 13 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. »

Réponse de la Cour

Vu l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et les articles 625, alinéa 1er, 631, 909, 914 et 1037-1 du code de procédure civile, ces trois derniers dans leur rédaction issue du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 :

11. Aux termes du quatrième de ces textes, l'intimé dispose, à peine d'irrecevabilité relevée d'office, d'un délai de trois mois à compter de la notification des conclusions de l'appelant prévues à l'article 908 pour remettre ses conclusions au greffe et former, le cas échéant, appel incident ou appel provoqué.

12. Selon le cinquième, les ordonnances du conseiller de la mise en état statuant sur l'irrecevabilité des conclusions en application des articles 909 et 910 du code de procédure civile ont autorité de la chose jugée au principal.

13. Selon les deuxième et troisième, sur les points qu'elle atteint, la cassation replace les parties dans l'état où elles se trouvaient avant l'arrêt cassé et devant la juridiction de renvoi l'instruction est reprise en l'état de la procédure non atteinte par la cassation.

14. Selon le dernier, en cas de renvoi devant la cour d'appel, lorsque l'affaire relevait de la procédure ordinaire, celle-ci est fixée à bref délai dans les conditions de l'article 905. En ce cas, les dispositions de l'article 1036 ne sont pas applicables. Les conclusions de l'auteur de la déclaration sont remises au greffe et notifiées dans un délai de deux mois suivant cette déclaration. Les parties adverses remettent et notifient leurs conclusions dans un délai de deux mois à compter de la notification des conclusions de l'auteur de la déclaration.

15. Ces dernières dispositions, qui organisent les échanges entre les parties lors de l'instance devant la cour d'appel de renvoi saisie après cassation, ne créent pas par elles-mêmes de droit pour l'intimé, dont les conclusions ont été déclarées irrecevables en application de l'article 909 du code de procédure civile, devant la cour d'appel initialement saisie, de conclure à nouveau.

16. Toutefois, la question se pose de savoir si, lorsque la Cour de cassation a relevé un moyen d'office, modifiant ainsi les termes du débat devant elle et, par conséquent, devant la cour d'appel de renvoi saisie, le maintien de la sanction de l'irrecevabilité des conclusions de l'intimé n'introduirait pas, dans le cours de l'instance, une rupture de l'égalité des armes entre l'appelant et l'intimé devant la cour d'appel de renvoi.

17. En l'état, la Cour de cassation juge, dans une instance d'appel, que l'intimé qui a laissé expirer le délai qui lui est imparti par l'article 909 précité pour conclure n'est plus recevable à soulever un moyen de défense ou un incident d'instance (2e Civ., 28 janvier 2016, pourvoi n° 14-18.712, publié).

18. Elle retient que le non-respect du délai prévu à l'article 909 du code de procédure civile dont dispose l'intimé pour conclure rend non seulement irrecevables ses conclusions mais fait obstacle à ce qu'il puisse conclure pendant toute l'instance d'appel.

19. Par ailleurs, en matière de renvoi après cassation, elle juge que, lorsque la connaissance d'une affaire est renvoyée à une cour d'appel par la Cour de cassation, ce renvoi n'introduit pas une nouvelle instance, la cour d'appel de renvoi étant investie, dans les limites de la cassation intervenue, de l'entier litige tel que dévolu à la juridiction dont la décision a été cassée, l'instruction étant reprise en l'état de la procédure non atteinte par la cassation (2e Civ., 20 janvier 2005, pourvoi n° 03-14.750, publié).

20. Ainsi, la cassation de l'arrêt n'anéantit pas les actes et formalités de la procédure antérieure. Il en résulte qu'une ordonnance d'un conseiller de la mise en état ayant prononcé l'irrecevabilité des conclusions de l'intimé, devenue irrévocable en l'absence de déféré, s'impose à la cour d'appel de renvoi. L'intimé dont les conclusions ont été déclarées irrecevables par une telle ordonnance n'est donc pas recevable à conclure devant la cour d'appel de renvoi (2e Civ., 18 janvier 2024, pourvoi n° 21-22.798).

21. Cependant, en application du premier des textes susvisés, la Cour européenne des droits de l'homme juge que l'égalité des armes implique l'obligation d'offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (CEDH, arrêt du 27 octobre 1993, Dombo Beheer b.v.c., Pays-Bas, n° 14448/88, § 33).

22. Elle juge en outre que le droit à une procédure contradictoire implique pour chaque partie d'avoir la faculté non seulement de faire connaître les éléments qui sont nécessaires au succès de ses prétentions, mais aussi de prendre connaissance et de discuter toute pièce ou observation présentée au juge en vue d'influencer sa décision et de la discuter (CEDH, arrêt du 26 juin 1993, Ruiz-Mateos c. Espagne, n° 12952/87, § 63 ; CEDH, arrêt du 20 février 1996, Lobo Machado c. Portugal, n° 15764/89, § 31 ; CEDH, arrêt du 18 mars 1997, Mantovanelli c. France, n° 21497/93, § 33 ; CEDH, arrêt du 11 octobre 2005, Spang c. Suisse, n° 45228/99, § 28 ; CEDH, arrêt du 21 février 2002, Ziegler c. Suisse, n° 33499/96, § 33).

23. Elle énonce encore que le principe du contradictoire implique le droit pour les parties à un procès de prendre connaissance de toute pièce ou observation présentée au juge, fût-ce par un magistrat indépendant, en vue d'influencer sa décision, et de la discuter (CEDH, arrêt du 13 octobre 2005, Clinique des Acacias et autres c. France, n° 65399/01, 65406/01, 65405/01 et 65407/01).

24. Il doit, dès lors, être considéré que, lorsque la Cour de cassation relève d'office un moyen de droit que les parties n'avaient pas discuté contradictoirement devant les juges du fond, cette circonstance constitue un événement postérieur à l'ordonnance du conseiller de la mise en état de nature à modifier les termes du débat opposant les parties, et qu'ainsi, l'intimé doit avoir la possibilité d'en tirer les conséquences devant la cour de renvoi. En conséquence, il doit pouvoir conclure sur le moyen relevé d'office et dans les limites de ce moyen. Il peut, le cas échéant, invoquer des moyens qui en découlent, et qui n'auraient pas été soulevés dans ses premières conclusions déclarées irrecevables, et former de nouvelles prétentions qui s'y rattachent, et qui entrent dans les prévisions de l'article 910-4, alinéa 2, du code de procédure civile, sans que puisse lui être opposée l'autorité de la chose jugée de cette ordonnance.

25. Cet assouplissement de la sanction de l'irrecevabilité des conclusions de l'intimé est en effet seul de nature à assurer l'équité du procès en permettant à l'intimé de se défendre, faute de quoi l'appelant bénéficierait d'un avantage excessif.

26. Pour déclarer irrecevables les conclusions déposées par M. et Mme [L] les 6 février 2023 et 19 septembre 2023, l'arrêt retient d'abord que, dans son arrêt rendu le 13 juillet 2022, la Cour de cassation a cassé et annulé l'arrêt rendu le 30 avril 2019, à l'exclusion des décisions antérieures. Il en déduit que l'ordonnance du conseiller de la mise en état du 14 août 2018 n'a pas été atteinte par la cassation et que l'irrecevabilité affectant les conclusions des intimés devant la juridiction dont la décision a été cassée persiste devant la cour de renvoi.

27. L'arrêt énonce ensuite que si, selon l'article 632 du code de procédure civile, devant la cour de renvoi, les parties peuvent invoquer de nouveaux moyens à l'appui de leurs prétentions, la recevabilité des prétentions nouvelles est soumise aux règles s'appliquant devant la juridiction dont la décision a été cassée. Il en déduit qu'en dehors de cette hypothèse, le débat est cristallisé par les premières écritures des parties déposées devant la cour d'appel initiale, à supposer ces conclusions recevables. Il ajoute que les délais impartis par l'article 1037-1 du code de procédure civile n'ont pas pour effet de régulariser un dépôt tardif de conclusions devant la première cour d'appel. Il en conclut que ne peuvent être examinées des conclusions déclarées irrecevables de manière irrévocable par la première cour d'appel. Il retient encore que l'arrêt de cassation n'a pas créé une nouvelle instance, l'instance initiale s'étant simplement poursuivie, et que les intimés ne peuvent ainsi valablement soutenir que leur interdire de conclure violerait l'article 1037-1 du code de procédure civile. Il énonce que, si ces dispositions ouvrent un nouveau délai aux parties pour conclure, c'est à la condition qu'elles soient recevables à le faire.

28. Il retient enfin que leur interdire de conclure devant la cour de renvoi n'a pas pour effet de méconnaître les exigences du droit à un procès équitable.

29. Si c'est conformément à l'état du droit antérieur que la cour d'appel a statué, la solution nouvelle formulée au § 24 conduit à l'annulation de l'arrêt.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi principal, la Cour :

REJETTE le pourvoi additionnel ;

ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 19 décembre 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Dijon ;

Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Lyon ;

Condamne M. et Mme [H] aux dépens ;

En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette les demandes formées par M. et Mme [H] et les condamne à payer à M. et Mme [L] la somme globale de 3 000 euros ;

Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt annulé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé publiquement le onze septembre deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

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