CA Paris, Pôle 5 ch. 9, 3 septembre 2025, n° 25/01355
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Pargal (SAS)
Défendeur :
Nord-Sud (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mollat
Conseillers :
Pelier-Tetreau, Rohart
Avocats :
Guyonnet, Legout, Etevenard, Hittinger-Roux
Exposé des faits et de la procédure
La société par actions simplifiée Pargal exerce une activité de location de biens immobiliers.
Par acte sous seing privé du 13 juillet 2010, la société Pargal a donné à bail commercial à la société
Nord-Sud des locaux à destination de vente au détail de prêt-à-porter.
Par jugement du 26 mars 2025, le tribunal judiciaire de Paris a condamné la société Nord-Sud à payer à la société Pargal la somme de 1 848 422,19 euros au titre des loyers, charges impayés et indemnité d'occupation selon décompte arrêté au 16 octobre 2023.
À ce jour, la société Pargal se prévaut, à l'égard de la société Nord-Sud, d'une créance de loyers de 2 688 357,89 euros suivant décompte arrêté au 1er avril 2025.
Sur assignation du 30 avril 2024, la société Pargal a saisi le tribunal de commerce de Paris aux fins de voir prononcer, à titre principal, la liquidation judiciaire de la société Nord-Sud, et à titre subsidiaire, l'ouverture d'une procédure de redressement judiciaire.
Par jugement contradictoire du 18 décembre 2024, le tribunal a débouté la société Pargal de sa demande et a dit que chacune des parties gardera à sa charge les dépens de l'instance qu'elle aura exposés.
Par déclaration du 3 janvier 2025, la société Pargal a interjeté appel de ce jugement, intimant ainsi la SARL Nord-Sud.
Par dernières conclusions notifiées par voie électronique le 11 juin 2025, la société Pargal demande à la cour d'appel de Paris de :
Infirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris le 18 décembre 2024 en toutes ses dispositions et notamment en ce qu'il :
Déboute la SAS Pargal de sa demande d'ouverture d'une procédure de liquidation judiciaire et subsidiairement de redressement judiciaire à l'encontre de la Société Nord-Sud ;
Dit que chacune des parties gardera à sa charge les dépens de l'instance qu'elle aura exposés ;
Faisant droit à l'appel de la SAS Pargal et statuant à nouveau,
À titre principal :
Constater l'état de cessation des paiements de la société Nord-Sud ;
Constater que le redressement de la société Nord-Sud est manifestement impossible ;
En conséquence :
Prononcer l'ouverture d'une procédure de liquidation judiciaire à l'égard de la société Nord-Sud ;
À titre subsidiaire :
Constater l'état de cessation des paiements de la société Nord-Sud ;
En conséquence :
Prononcer l'ouverture d'une procédure de redressement judiciaire à l'égard de la société Nord-Sud ;
À titre infiniment subsidiaire :
Ordonner l'ouverture d'une procédure d'enquête à l'égard de la société Nord-Sud ;
Désigner un juge-enquêteur chargé de :
Recueillir tous renseignements sur la situation financière, économique et sociale de la société Nord-Sud ;
Faire le cas échéant application des dispositions prévues à l'article L. 623-2 du Code de commerce ;
Se faire le cas échéant assister de tout expert de son choix ;
Remettre à la Cour un rapport déterminant la situation financière, économique et social de la société Nord-Sud ;
Déterminer le cas échéant la date de cessation des paiements de la société Nord-Sud ;
Sursoir à statuer dans l'attente du rapport qui lui sera remis par le juge-enquêteur ;
En tout état de cause :
Débouter la société Nord-Sud de l'ensemble de ses demandes ;
Condamner la société Nord-Sud aux entiers dépens ;
Condamner la société Nord-Sud à verser à la société Pargal la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
Par conclusions notifiées par voie électronique le 27 mai 2025, la société Nord-Sud demande à la cour d'appel de Paris de :
Confirmer le jugement entrepris, en ce qu'il a débouté la SAS Pargal de sa demande d'ouverture d'une procédure de liquidation judiciaire, subsidiairement de redressement judiciaire à l'encontre de la société Nord-Sud ;
Infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a :
Débouté la société Nord-Sud de sa demande indemnitaire en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
Dit que chacune des parties gardera à sa charge les dépens de l'instance qu'elle aura exposés ;
Omis de statuer sur la demande reconventionnelle de la société Nord-Sud pour procédure abusive ;
Statuant à nouveau :
Débouter la société Pargal de ses demandes ;
Condamner la société Pargal à payer à la société Nord-Sud, la somme de 50 000 euros à titre de dommages et intérêts ;
Condamner la société Pargal à payer à la société Nord-Sud la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamner la société Pargal aux dépens de première instance et d'appel, dont distraction opérée conformément à l'article 699 du code de procédure civile.
L'instruction a été clôturée par ordonnance du 17 juin 2025.
MOTIFS DE LA DECISION
Sur l'état de cessation des paiements
La société Pargal expose que le passif exigible de la société Nord-Sud se compose de la dette locative de cette dernière ainsi que de dettes d'autres natures. S'agissant de la dette locative, elle affirme qu'elle détient des créances certaines à l'égard de la société Nord-Sud tenant :
aux loyers courant de la fin de l'urgence sanitaire au 16 octobre 2023 pour lesquels un jugement a été rendu la condamnant au règlement de la somme de 1 844 422,19 euros ;
aux loyers dus au titre des deuxième à quatrième trimestres de l'année 2024 et des deux premiers trimestres 2025, d'un montant total de 703 561,34 euros, en ce qu'ils n'entrent pas dans les demandes des parties au titre de leurs contentieux.
En outre, elle fait valoir qu'elle détient des créances litigieuses à l'égard de la société Nord-Sud qui, bien que non tranchées judiciairement, peuvent être comptabilisées dans le passif exigible, la contestation soulevée par la société Nord-Sud constituant une man'uvre dilatoire destinée à échapper au paiement des sommes dues. Elle conclut ainsi que la société Nord-Sud est débitrice, au titre de sa dette locative, d'un passif exigible d'un montant total de 2 688 357,89 euros suivant décompte arrêté au 1er avril 2025, ajoutant que si la cour d'appel de Paris faisait droit à la demande de révision du loyer, la société Nord-Sud serait a minima débitrice d'une somme de 900 000 euros au titre de loyers impayés depuis le 2ème trimestre 2020 d'un montant de 180 000 euros annuel.
S'agissant des dettes d'autres natures, elle expose que l'intimée est débitrice d'un passif fiscal et social d'un montant total cumulé de 128 442 euros en 2021, de 29 405 euros en 2022 et de 60 198 euros en 2023, d'un passif bancaire d'un montant de 49 000 euros en 2021 et 2022 ainsi que de 37 348 euros en 2023 et d'un passif fournisseur croissant de 674 347 euros en 2021, de 1 248 018 euros et de 1 767 131 euros en 2023.
S'agissant de l'actif disponible de la société Nord-Sud, elle retient que l'intimée n'a justifié d'aucune situation de trésorerie se contentant de verser aux débats ses liasses fiscales, sa situation de dette fiscale au 26 juin 2024, une attestation de régularité de l'URSSAF du 20 juin 2024 ainsi qu'une attestation de son expert-comptable au 25 juin 2024 sur les dettes et les créances.
Elle conclut que la société Nord-Sud n'a pas démontré qu'elle disposait de l'actif disponible suffisant afin de faire face à son passif exigible, notamment locatif, de sorte qu'elle est en état de cessation des paiements.
La société Nord-Sud réplique, au visa de l'article L. 640-1 du code de commerce, que les créances invoquées par la société Pargal sont provisionnelles et ne présentent donc pas un caractère certain ; que les montants facturés par la société Pargal sont, depuis le 25 mai 2020, dans l'attente de la fixation judiciaire du loyer de renouvellement par la cour d'appel ; que le montant du loyer est également amené à varier à compter du 6 juin 2023, date d'effet de sa demande de révision triennale ; que les valeurs locatives sont indéniablement inférieures au montant qui lui est facturé ; que le montant du loyer au 25 mai 2020 est évalué à hauteur de 180 000 euros HT/HC/an (contre un montant facturé de 327 510,76 euros au 3ème trimestre 2020) et qu'au 6 juin 2023, la valeur locative a encore baissé pour s'établir à 30 000 euros HT/HC/an, compte-tenu des non-conformités des locaux et de l'absence de commercialité des locaux donnés à bail. Elle ajoute que les prétentions indemnitaires sur lesquelles il sera statué dans le cadre du contentieux pendant devant la Cour de cassation (528 089 euros) et du contentieux relatif aux loyers facturés depuis 2020 (montant total de 3 701 412,13 euros) sont largement supérieures (montant total de 4 229 501,13 euros) au montant des loyers revendiqués par la société Pargal (1 341 039,82 euros HT/HC au 31 mars 2024, montant provisionnel en attente de fixation), et que la société Pargal ne produit aucun justificatif rapportant la preuve du montant des charges facturées de 348 074,78 euros.
Enfin, elle fait état, en 2020/2021 d'un chiffre d'affaires de 282 659 euros et d'un résultat négatif de 669 227 euros, en 2022 d'un chiffre d'affaires de 253 680 euros et d'un résultat négatif de 502 025 euros et en 2023 d'un chiffre d'affaires de 408 951 euros et un résultat de 66 368 euros.
Elle conclut que l'état de cessation des paiements n'est pas démontré.
Sur ce,
Selon l'article L. 631-1 du code de commerce, la cessation des paiements est définie comme l'impossibilité pour le débiteur de faire face à son passif exigible avec son actif disponible.
L'actif disponible est constitué des sommes, valeurs et fonds dont l'entreprise peut immédiatement disposer pour régler immédiatement ses dettes exigibles. Il comprend ainsi toutes les liquidités de l'entreprise, ainsi que les actifs réalisables immédiatement ou à bref délai.
Pour apprécier l'actif disponible, il convient de se placer au jour où la cour statue. Ainsi, tout nouvel apport de fonds effectué postérieurement à l'ouverture de la liquidation judiciaire doit être pris en compte dans le calcul de l'actif disponible.
Le passif exigible est le passif échu, certain et ne faisant l'objet d'aucun moratoire.
Il en résulte que sont exclues du passif exigible : les dettes à terme ou moratoriées, le passif créé par le simple effet du prononcé de la liquidation judiciaire, les créances contestées et litigieuses, toute dette fiscale consécutive à l'émission d'un avis de mise en recouvrement contesté alors même que le débiteur n'a pas pris le soin d'assortir sa réclamation d'une demande de sursis à paiement, dès lors que cette dette fiscale fait l'objet d'un recours.
En l'espèce, il est observé que les créances invoquées par la société Pargal sont provisionnelles et ne présentent dès lors pas le caractère certain exigé par les dispositions précitées, en ce que les montants facturés par la société Pargal sont, depuis le 25 mai 2020, dans l'attente de la fixation judiciaire du loyer de renouvellement par la cour d'appel de Paris saisie dans le cadre d'un contentieux locatif, étant relevé que le montant du loyer est en tout état de cause amené à varier à compter du 6 juin 2023, date d'effet de sa demande de révision triennale.
Au terme de cette instance, le preneur réclame des indemnités à concurrence de 3 701 412,13 euros au titre d'un manquement du bailleur à son obligation de délivrance de locaux conformes, à son obligation de loyauté contractuelle, et au titre de la perte de son fonds de commerce en cas de résiliation du bail, de sorte que le montant de la créance locative revendiquée par le bailleur est inférieur au montant de la créance indemnitaire réclamée par le preneur.
Par ailleurs, il ressort des pièces versées aux débats, notamment des justificatifs comptables de la situation financière de la débitrice, que la société Pargal est l'unique créancier revendiqué de la société Nord-Sud, la dette fiscale apparaissant soldée.
Il est en outre relevé que la société Nord-Sud a réalisé, en 2023, un chiffre d'affaires de 408 951 euros et un résultat bénéficiaire de 66 368 euros.
Il résulte de cette dette locative contestée que le passif n'est pas exigible au sens des dispositions légales précitées, de sorte qu'il n'est pas établi que la société Nord-Sud se trouve en état de cessation des paiements, et ce malgré l'absence de preuve de l'actif disponible en cause d'appel.
Aussi, convient-il de confirmer le jugement dont appel.
Il n'y a dès lors pas lieu de statuer sur l'impossibilité d'un redressement ou sur l'ouverture d'une enquête.
Sur la demande de dommages et intérêts
La société Nord-Sud, rappelant qu'il y a abus du droit de demander l'ouverture d'une procédure collective, lorsque la situation financière du débiteur ne justifie manifestement pas une telle mesure, énonce que la demande d'ouverture d'une procédure collective par la société Pargal a été formulée dans l'unique dessein de faire pression sur le débiteur pour obtenir le paiement de sa créance et de dissimuler ses propres turpitudes. Elle considère en outre que cette action participe des tentatives de décrédibilisation de l'intimée auprès de sa banque et de ses fournisseurs, dans la droite ligne de l'inscription provisoire de nantissement publiée au greffe du tribunal. Elle conclut à la condamnation de bailleur à lui payer la somme de 50 000 euros pour réparer l'atteinte à son crédit et à sa réputation.
La société Pargal n'a pas répondu.
Sur ce,
Selon l'article 32-1 du code de procédure civile, celui qui agit en justice de manière dilatoire ou abusive peut être condamné à une amende civile d'un maximum de 10 000 euros, sans préjudice des dommages-intérêts qui seraient réclamés.
La condamnation à des dommages et intérêts de ce chef suppose la démonstration d'une faute commise dans l'exercice du droit d'agir faisant dégénérer l'action en abus, l'octroi de dommages et intérêts étant subordonné à l'existence d'un préjudice en lien de causalité avec cette faute, conformément à l'article 1240 du code civil.
Il résulte en l'espèce des débats et des pièces versées au dossier que si l'appelante a échoué à faire la démonstration du bien-fondé de son action, la société Nord-Sud n'établit pas que l'appelante a abusé de son droit d'agir en justice, le rejet des prétentions de cette dernière ne suffisant pas à démontrer l'existence d'une faute dans l'exercice de son droit.
Il sera dès lors ajouté au jugement au terme duquel il a été omis de statuer sur cette prétention que la demande de dommages-intérêts formée au titre du caractère abusif de l'ouverture d'une procédure collective est rejetée.
Sur les frais du procès
Le sens de la présente décision commande de confirmer le jugement s'agissant des frais du procès engagés devant le tribunal.
La société Pargal, qui succombe à titre principal, sera condamnée aux dépens d'appel.
L'équité et les circonstances économiques de la présente instance conduisent toutefois à dire que chaque partie conservera la charge de ses propres frais non compris dans les dépens prévus à l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
La cour,
Confirme le jugement ;
Y ajoutant,
Rejette la demande de dommages-intérêts pour procédure abusive ;
Rejette les demandes formées sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la société Pargal aux dépens d'appel qui seront recouvrés conformément à l'article 699 du code de procédure civile.