CA Nancy, 1re ch., 8 septembre 2025, n° 23/02500
NANCY
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
EMC2 (SCA)
Défendeur :
Les Bergers Du Nord Est (SCA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Cunin-Weber
Vice-président :
M. Silhol
Conseiller :
Mme Olivier-Vallet
Avocats :
Me Foltz, SCP Sibelius Avocats, Me Lherbier
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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COUR D'APPEL DE NANCY
Première Chambre Civile
ARRÊT N° /2025 DU 08 SEPTEMBRE 2025
Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 23/02500 - N° Portalis DBVR-V-B7H-FIY3
Décision déférée à la Cour : jugement du tribunal judiciaire de VERDUN,
R.G.n° 21/00245, en date du 06 octobre 2023,
APPELANTE :
S.C.A. EMC2, prise en la personne de son représentant légal, pour ce domicilié au siège social, sis [Adresse 4]
Représentée par Me Bertrand FOLTZ de la SELARL FILOR AVOCATS, avocat au barreau de NANCY
INTIMÉE :
S.C.A. LES BERGERS DU NORD EST, prise en la personne de son représentant légal, pour ce domicilié au siège social, sis [Adresse 1]
Représentée par Me Hervé MERLINGE de la SCP SIBELIUS AVOCATS, avocat au barreau de NANCY, avocat postulant, et par Me Jean-Etienne LHERBIER, avocat au barreau de REIMS, avocat plaidant
COMPOSITION DE LA COUR :
L'affaire a été débattue le 12 Mai 2025, en audience publique devant la Cour composée de :
Madame Nathalie CUNIN-WEBER, Président de Chambre,
Monsieur Thierry SILHOL, Président de Chambre,
Madame Claude OLIVIER-VALLET, Magistrat honoraire, chargée du rapport,
qui en ont délibéré ;
Greffier, lors des débats : Madame Céline PERRIN ;
A l'issue des débats, le Président a annoncé que l'arrêt serait rendu par mise à disposition au greffe le 08 Septembre 2025, en application de l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile,
ARRÊT : contradictoire, rendu par mise à disposition publique au greffe le 08 Septembre 2025, par Madame PERRIN, Greffier, conformément à l'article 450 alinéa 2 du Code de Procédure Civile ;
signé par Madame CUNIN-WEBER, Président, et par Madame PERRIN, Greffier ;
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Copie exécutoire délivrée le à
Copie délivrée le à
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FAITS ET PROCÉDURE :
Monsieur [V] [T] a été salarié de la SCA EMC2 en qualité de technico-commercial ovins selon contrat de travail en date du 1er février 2016. Il en démissionné le 13 janvier 2020 et a quitté son emploi à la date du 9 mars suivant. Son contrat de travail comportait une clause de non-concurrence d'une durée d'un an dont la SCA EMC2 lui a indiqué par écrit le 20 janvier 2020 qu'elle entendait la maintenir.
La SCA Les Bergers du Nord-Est a embauché Monsieur [V] [T] par contrat à durée indéterminée signé le 6 mars 2020 prenant effet le 9 mars suivant en qualité d'animateur de la filière ovine.
Par acte reçu par RPVA le 6 avril 2021, la SCA EMC2 a fait assigner devant le tribunal judiciaire de Verdun la SCA Les Bergers du Nord-Est, au visa des articles 1240 et 1241 du code civil, 514 et 700 du code de procédure civile, aux fins de :
- déclarer la procédure recevable et bien fondé,
- constater que la SCA Les Bergers du Nord-Est s'est rendue coupable de concurrence déloyale,
En conséquence,
- ordonner la cessation de l'activité concurrente, et ce sous astreinte de 100 euros par jour de retard, à compter du 8ème jour suivant notification du jugement à intervenir,
- condamner la SCA Les Bergers du Nord-Est à verser à la SCA EMC2 la somme indemnitaire de 50000 euros,
- condamner la SCA Les Bergers du Nord-Est à verser à la SCA EMC2 la somme de 3000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- ordonner l'exécution provisoire de la décision à intervenir au titre des dispositions de l'article 514 du code de procédure civile,
- condamner la SCA Les Bergers du Nord-Est aux entiers dépens de l'instance, ainsi que ceux liés à une éventuelle exécution forcée.
Par jugement contradictoire du 6 octobre 2023, le tribunal judiciaire de Verdun a :
- déclaré la SCA EMC2 recevable en son action,
- débouté la SCA EMC2 de l'ensemble de ses demandes,
- débouté les parties de l'ensemble de leurs demandes plus amples et contraires,
- condamné la SCA EMC2 à payer à la SCA Les bergers du Nord-Est la somme de 1500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et rejeté sa demande sur ce fondement,
- condamné la SCA EMC2 aux dépens,
- rappelé le caractère exécutoire de plein droit de la présente décision.
Pour statuer ainsi, le tribunal a retenu les motifs suivants :
* Sur la concurrence déloyale reprochée à la SCA Les Bergers du Nord-Est, ayant relevé que l'action engagée contre Monsieur [T] devant le conseil des prud'hommes de [Localité 3] avait fait l'objet d'une décision de radiation le 8 novembre 2021, a relevé que lorsqu'une juridiction est saisie d'un litige opposant deux sociétés ou coopératives, l'une recherchant la responsabilité de l'autre pour complicité de violation d'une clause de non-concurrence, la juridiction prud'homale n'étant pas saisie, il appartenait à la juridiction civile ou commerciale de trancher la question de la validité de cette clause dans le cadre de l'instance opposant les employeurs successifs.
Le tribunal, rappelant que la portée de cette clause devait s'apprécier au jour de la rupture du contrat de travail, au regard de la nature des fonctions exercée par le salarié, a considéré que selon l'article 1.1 du contrat de travail, Monsieur [T] avait été embauché dans cette société en qualité de technicien-commercial de la filière ovine et que si la clause de non-concurrence visait littéralement l'interdiction d'entrer au service d'une entreprise collectant ou commercialisant des bovins pouvant concurrencer la SCA EMC2, il était manifeste qu'il s'agissait d'une erreur matérielle en ce que le salarié était embauché uniquement pour travailler sur la filière ovine et que la clause de non-concurrence renvoyait à 'la nature des fonctions' du salarié telle que définie à l'article 1.1. Il a relevé que la liste des coopératives enregistrées en janvier 2021 au Ministère de l'agriculture mettait en évidence que la SCA EMC2 exerçait une activité dans le secteur ovins, tout comme la SCA Les Bergers du Nord-Est ; qu'il n'était pas contesté que la SCA EMC2 développait également une activité dans la filière bovine. Cependant, l'attestation de Monsieur [H] du 4 mars 2021, responsable commercial de ladite coopérative, précisait que dans les élevages produisant à la fois des bovins et des ovins, ils était visités par Monsieur [T] pour la partie ovins et par lui-même pour la partie bovins. Le tribunal a par ailleurs retenu les attestations du 4 mars 2021 de Monsieur [B], directeur adjoint de la SCA EMC2 et de Monsieur [F], technico-commercial dans la société qui corroboraient le fait que Monsieur [T] n'avait pas exercé ses fonction de technico-commercial dans la filière bovine sur toute la période où il avait travaillé au sein de la SCA EMC2.
En conséquence, le tribunal a retenu que Monsieur [T] ne pouvait entrer au service d'une entreprise collectant ou commercialisant des ovins afin de ne pas concurrencer la SCA EMC2 sur une période de un an commençant le jour de la cessation effective du contrat et couvrant les départements 02,08,10, 51,52, 54,55,57,77 et 88.
La juridiction a constaté que Monsieur [T] avait cessé définitivement ses fonctions au sein de la SCA EMC2 le 9 mars 2020 et qu'il avait signé son contrat de travail avec son nouvel employeur le 6 mars 2020 avec effet au 9 mars 2020. Elle a retenu que Monsieur [T] n'avait pas respecté la clause de non-concurrence en ce qu'il avait signé son nouveau contrat avec une entreprise concurrente située sur le département 02 qui faisait partie des départements couverts par la clause, alors qu'il était toujours lié contractuellement avec la SCA EMC2 et qu'à la date même du jour de la cessation de son contrat de travail avec cette dernière, il avait immédiatement exercé des fonctions de technico-commercial sur la filière ovine.
Le tribunal a rappelé que commet une faute délictuelle celui qui, sciemment, recrute un salarié en pleine connaissance de l'obligation de non-concurrence souscrite par ce dernier au bénéfice de son ancien employeur, sans qu'il soit nécessaire d'établir à son encontre l'existence de man'uvres déloyales. Il considéré qu'aucun élément du dossier ne démontrait que la SCA Les Bergers du Nord-Est connaissait l'existence de cette clause de non-concurrence lors de l'embauche de Monsieur [T], le fait que celui-ci ait signé son nouveau contrat de travail au cours de l'exécution de son préavis n'étant pas suffisant à cet égard. Cependant, le tribunal a retenu que, dès le 7 avril 2020, la SCA EMC2 avait envoyé un courrier à la SCA Les Bergers du Nord-Est un courrier par lequel elle l'avait informée que Monsieur [T] était tenu par cette clause dont la teneur précise lui était communiquée.
Le tribunal a considéré que l'attestation du 9 octobre 2020 de Monsieur [J], technico-commercial au sein de la SCA EMC2, n'était pas suffisante à elle seule à caractériser que Monsieur [T] au 9 octobre 2020 continuait à effectuer du démarchage sur la filière ovine pour le compte de la SCA Les Bergers du Nord-Est, en ce que ce n'étaient que des propos rapportés qui n'établissaient pas la réalité de l'échange qu'avait pu avoir l'éleveur cité dans l'attestation avec le commercial de la société EMC2 ; que ce témoignage n'était corroboré par aucun autre élément, notamment d'autres témoignages qui viendraient confirmer que Monsieur [T] s'était rendu chez cet éleveur ou chez un autre éleveur pour effectuer du démarchage commercial d'ovins dans une exploitation à cette date ou dans l'année de la cessation effective de son contrat ;
Le tribunal a retenu que l'affirmation de la SCA EMC2, selon laquelle la SCA Les Bergers du Nord-Est aurait sciemment débauché Monsieur [T], notamment pour récupérer la liste des clients de sa société, pour connaître ses marges et ses méthodes de vente et que du fait de ces agissements, elle aurait été victime de détournement de clientèle et aurait perdu 40 clients éleveurs d'ovins, n'était pas plus confortée par un quelconque commencement de preuve alors qu'il était aisé à la société EMC2 de produire la liste exhaustive de ces 40 clients pour venir au soutien de sa prétention. Il a ajouté que la liste des fournisseurs produite pour attester d'une perte de chiffre d'affaires entre 2019 et 2020 ne comportait aucun élément permettant d'établir qu'il s'agissait d'une attestation de la directrice administrative et financière de la SCA EMC2. Il en a conclu que les faits de concurrence déloyale par détournement de clientèle n'étaient pas constitués.
En conséquence, le tribunal a débouté la SCA EMC2 de l'ensemble de ses demandes.
Par déclaration reçue au greffe de la cour, sous la forme électronique, le 28 novembre 2023, la SCA EMC2 a relevé appel de ce jugement.
Au dernier état de la procédure, par conclusions reçues au greffe de la cour d'appel sous la forme électronique le 20 février 2025, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des prétentions et moyens, la SCA EMC2 demande à la cour, sur le fondement des articles 1240 et 1241 du code civil, 514, 563, 566 et 700 du code de procédure civile, de :
- constater que la SCA EMC2 n'a pas développé de prétentions nouvelles,
- débouter la SCA Les Bergers du Nord-Est de sa demande tendant à voir les demandes de la SCA EMC2 déclarées irrecevables,
- déclarer recevable et bien fondé l'appel interjeté par la SCA EMC2 à l'encontre du jugement rendu par le tribunal judiciaire de Verdun le 6 octobre 2023,
En conséquence,
- infirmer le jugement rendu par le tribunal judiciaire de Verdun le 6 octobre 2023 en toutes ses dispositions.
Et statuant à nouveau,
- constater que la SCA Les Bergers du Nord-Est s'est rendue coupable de concurrence déloyale,
En conséquence,
- ordonner la cessation de l'activité concurrente, et ce sous astreinte de 100 euros par jour de retard, à compter du 8ème jour suivant notification de l'arrêt à intervenir,
- condamner la SCA Les Bergers du Nord-Est à verser à la SCA EMC2 la somme indemnitaire de 50000 euros,
- condamner la SCA Les Bergers du Nord-Est à verser à la SCA EMC2 la somme de 3000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner la SCA Les Bergers du Nord-Est aux entiers dépens ainsi que ceux liés à une éventuelle exécution forcée,
En tout état de cause,
- débouter la SCA Les Bergers du Nord-Est de son appel incident et de sa demande reconventionnelle à hauteur de 5000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et de la condamnation de la SCA EMC2 aux entiers dépens de première instance et d'appel.
La SCA Les Bergers du Nord Est a formé appel incident par conclusions notifiées le 19 mars 2025.
Au dernier état de la procédure, par conclusions reçues au greffe de la cour d'appel sous la forme électronique le 19 mars 2025, auxquelles il est renvoyé pour plus ample exposé des prétentions et moyens, la SCA Les Bergers du Nord-Est demande à la cour, sur le fondement des articles 1240 et 1241 du code civil, 563 à 566 du code de procédure civile, de :
Sur l'appel incident,
- recevoir la SCA Les Bergers du Nord-Est en son appel incident limité du jugement du tribunal judiciaire de Verdun du 6 octobre 2023,
- réformer dans la mesure utile la décision dont appel,
- dire et juger que la clause de non-concurrence liant Monsieur [T] à la SCA EMC2 n'est pas entachée d'une erreur matérielle et doit être analysée conformément à sa rédaction en ce qui concerne les bovins et non les ovins,
Sur l'appel de la SCA EMC2,
- recevoir la SCA EMC2 en son appel,
A titre principal,
La cour ayant fait droit à l'appel incident limité de la SCA Les Bergers du Nord-Est,
- dire et juger l'action en concurrence déloyale introduite contre la SCA Les Bergers du Nord-Est par la SCA EMC2 fondée sur la clause de non-concurrence de Monsieur [T] ne repose sur aucun fondement ni faute,
Subsidiairement,
Si la cour déboutait la SCA Les Bergers du Nord-Est de son appel incident,
- dire et juger que la SCA EMC2 n'a jamais fondé, tant en première instance qu'en appel, sa demande sur l'obligation générale de non-concurrence d'un salarié à l'égard de son employeur pendant l'exécution du contrat de travail mais sur la violation prétendue d'une clause de non-concurrence contractuelle et du refus de la SCA Les Bergers du Nord-Est de licencier Monsieur [T] en raison de l'existence prétendue de cette clause,
- déclarer en conséquence cette prétention nouvelle irrecevable et à tout le moins mal fondée,
- dire et juger que la SCA EMC2 ne rapporte pas la preuve à l'encontre de la SCA Les Bergers du Nord-Est de l'existence d'une faute,
- dire et juger que la SCA EMC2 ne rapporte pas la preuve à l'encontre de la SCA Les bergers du Nord-Est de l'existence d'un préjudice,
- dire et juger que la SCA EMC2 ne rapporte pas la preuve à l'encontre de la SCA Les bergers du Nord-Est de l'existence d'un lien de causalité entre la faute et le préjudice allégué,
En conséquence,
- confirmer le dispositif du jugement du tribunal judiciaire de Verdun du 6 octobre 2023 en toutes ses dispositions,
- débouter purement et simplement la SCA EMC2 de toutes ses demandes fins et conclusions,
- recevoir la SCA Les bergers du Nord-Est en sa demande reconventionnelle,
- condamner la SCA EMC2 à payer à la SCA Les bergers du Nord-Est la somme de 10000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive,
- condamner la SCA EMC2 à payer à la SCA Les bergers du Nord-Est la somme de 5000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner la SCA EMC2 aux dépens de première instance et d'appel.
La clôture de l'instruction a été prononcée par ordonnance du 1er avril 2025.
L'audience de plaidoirie a été fixée le 12 mai 2025 et le délibéré au 8 septembre 2025.
MOTIFS DE LA DÉCISION
Vu les dernières conclusions déposées par la SCA EMC2 le 20 février 2025 et par la SCA Les Bergers du Nord-est le 19 mars 2025 et visées par le greffe auxquelles il convient de se référer expressément en application de l'article 455 du code de procédure civile ;
Vu la clôture de l'instruction prononcée par ordonnance du 1er avril 2025 ;
Sur l'appel incident
Cet appel porte sur la seule partie du jugement contesté qui a considéré que la clause de non-concurrence figurant à l'article 7 du contrat de travail de Monsieur [T] comportait une erreur matérielle, en ce qu'elle interdisait à ce dernier d'exercer une activité dans la filière bovine, alors que l'emploi de ce salarié était défini à l'article 1.1 de son contrat comme étant celui de technico-commercial dans la filière ovine ;
La SCA Les Bergers du Nord Est oppose que l'activité principale de la SCA EMC2 consiste en la collecte de céréales et de bovins qui représenterait plus de 99% de son chiffre d'affaires, ce qui justifie pleinement que la clause contestée désigne les bovins et non les ovins, de sorte qu'il ne saurait être considéré que la clause serait affectée d'une faute de frappe et ce d'autant que l'activité effective de Monsieur [T] portait sur la filière bovine car celui-ci était selon elle affecté trois jours par semaine au centre d'allotement bovin de [Localité 3] et pour le reste à la conduite d'un camion d'animaux vivants. Elle souligne que c'est en ce sens qu'a statué le conseil de prud'hommes de
Verdun le 6 juin 2024 qui a dit que Monsieur [T] n'avait pas enfreint la clause de non-concurrence laquelle n'avait pas à être interprétée.
La SCA EMC2 oppose que Monsieur [T] a été embauché en qualité de technicien commercial ovin, de sorte la clause de non-concurrence lui interdisant d'entrer au service d'une entreprise collectant ou commercialisant des bovins pouvant concurrencer son ancien employeur, comporte une incohérence telle qu'elle la prive de sens et justifie une interprétation par le juge civil et ce qu'elle que soit celle qui a été adoptée par le conseil des prud'hommes dans une procédure distincte et sur une problématique différente, ce jugement faisant l'objet d'un appel en cours.
Elle souligne qu'il incombe au salarié de démontrer que les fonctions qu'il exerce sont différentes de celles figurant à son contrat de travail, or Monsieur [T] n'a pas rapporté cette preuve, ce qu'elle- même a fait au travers des témoignages et les pièces qu'elle a produits, la SCA Bergers du Nord Est se bornant pour sa part à de simples affirmations quant aux activités de ce salarié dans la filière bovine.
Aux termes des dispositions de l'article 12 du code de procédure civile, 'le juge doit donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s'arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée' ;
Les moyens développés au soutien de l'appel formé par la SCA EMC2, tendent en réalité à contester l'interprétation de la clause de non concurrence contenue dans le contrat de travail conclu entre la SCA EMC2 et Monsieur [T], telle qu'elle a été retenue par le premier juge, à savoir qu'elle comportait une erreur matérielle manifeste en ce qu'elle vise une activité dans la filière bovine.
Le premier juge ayant ensuite estimé que la preuve n'était pas rapportée de ce que le nouvel employeur avait eu connaissance de cette clause, a débouté la SCA EMC2 de ses demandes en considération d'absence de preuve de manoeuvres déloyales résultant notamment du démarchage des anciens clients de cette dernière ;
En conséquence les prétentions de la SCA EMC2 ne tendent pas à la réformation du jugement déféré mais de remettre en cause, les motifs qui ont été retenus s'agissant de l'interprétation de la clause de non concurrence ; il s'agit d'un moyen de défense que la société intimée développe, lequel sera apprécié en même temps que les moyens développés par la société appelante ;
Sur l'irrecevabilité des demandes fondées sur l'obligation générale de loyauté dans la concurrence :
Contrairement à ce que soutient l'intimée, ce moyen était déjà développé en première instance et par conséquent n'est pas nouveau en appel ;
En effet, la décision contestée, après avoir écarté l'application de la clause de non-concurrence, a rejeté les moyens tirés de manoeuvres déloyales, ainsi qu'il a été dit ci-dessus ; cette demande est par conséquent recevable ;
Sur l'appel principal
* Sur l'interprétation de la clause de non concurrence
L'article 1-1 du contrat de travail conclu entre la SCA EMC2 et Monsieur [T] indique que celui -ci est engagé à compter du 1er février 2016 en qualité de Technico-commercial Ovin, niveau IV échelon 3 et qu'il sera amené à partager son temps de travail au centre d'allotement et à la conduite d'un camion d'animaux vivants. L'article 3 précise qu'il sera rattaché au site de [Localité 2] et que dans le cadre de son métier de technico-commercial, il sera affecté sur le secteur des Ardennes, de la Meurthe et Moselle et de la Moselle ;
L'article 7 portant clause de non concurrence, est ainsi libellé en son premier paragraphe :
' Compte tenu de ses fonctions et des informations sur les livreurs de la coopérative et la stratégie commerciale dont elle dispose, Monsieur [T] s'engage, en cas de rupture du contrat de travail, pour quelque motif que ce soit :
- à ne pas entrer au service d'une entreprise collectant ou commercialisant des bovins pouvant concurrencer la coopérative EMC2 ;
- à ne pas s'intéresser directement ou indirectement et sous quelque forme que ce soit à une entreprise de cet ordre...'
Les paragraphes suivants définissent les limites de temps et de territoires concernés, les contreparties prévues et les modalités de mise en oeuvre de la clause, lesquelles ne font pas débat ;
Ces deux articles sont manifestement incompatibles, la définition de l'emploi et l'interdiction de concurrence devant nécessairement relever du même domaine d'activité ;
Une interprétation du contrat de travail s'impose donc, dans les termes de l'article 1189, al.1 du code civil qui dispose que 'Les clauses du contrat s'interprètent les unes par rapport aux autres en donnant à chacune le sens qui respecte la cohérence de l'acte tout entier' ;
L'intimée soutient que le salarié exerçait ses activités professionnelles dans la filière bovine. Cette affirmation n'est corroborée par aucun élément de preuve. Elle s'appuie sur le jugement du conseil de prud'hommes, lequel n'a pas cru devoir examiner le contrat dans son ensemble, considérant que l'article 7 était clair, de sorte que la clause de non concurrence ne trouvait pas à s'appliquer dès lors que le nouvel emploi de Monsieur [T] relevait de la filière ovine et non bovine ;
Or, la cour n'est pas tenue par cette décision, l'instance prud'homale étant fondée sur la responsabilité contractuelle du salarié à l'égard de son ancien employeur et non sur la responsabilité délictuelle du nouvel employeur à l'égard de l'ancien, comme c'est le cas en l'espèce, ces deux actions étant distinctes et pouvant se cumuler ;
Ainsi que l'a retenu à juste titre le jugement contesté, la SCA EMC2 produit trois attestations d'anciens collègues de travail de Monsieur [T], Messieurs [H], [B] et [F] desquelles il résulte que le travail de celui-ci portait bien sur les aspects techniques et commerciaux de la seule filière ovine et ce pendant toute la durée de son contrat ; en outre, le document produit qui consiste en l'engagement de Madame [R] [U] pour la production d'ovins destinés aux réseaux de commercialisation comporte la signature et le tampon de Monsieur [T] en qualité de technicien.
Ainsi est-il établi que le poste tenu par l'intéressé était bien conforme à la qualification définie dans son contrat de travail, d'où il suit que la clause de non-concurrence comporte une erreur matérielle en ce qu'elle vise la filière bovine, peu important que cette dernière corresponde ou non à la plus grosse part d'activité de la SCA EMC2 ;
Il y a donc lieu de dire que la clause contestée entendait en réalité interdire au salarié une activité dans la filière ovine dans les conditions qu'elle précise ;
* Sur la connaissance par l'intimée de la clause de non-concurrence
Il est constant que la SCA Les Bergers du Nord Est a engagé Monsieur [T] sur un poste de technicien dans la filière ovine laquelle constitue sa seule activité ;
Il incombe à l'appelante de démontrer en premier lieu que l'intimée a commis une faute consistant à avoir signé avec ce dernier un contrat de travail en connaissance de l'existence de la clause de non-concurrence ;
Elle souligne tout d'abord que le nouvel employeur n'a jamais contesté qu'il avait eu connaissance de ladite clause mais s'est borné à en contester la validité en se fondant sur le fait même que l'interdiction portait sur l'exercice d'une activité dans la filière bovine, activité qu'il n'exerçait pas ;
Elle fait valoir en outre, que la SCA Les Bergers du Nord Est ayant été informée de la clause de non concurrence par le courrier de mise en demeure qui lui a été adressé le 7 avril 2020, elle aurait dû mettre immédiatement fin au contrat de travail de Monsieur [T], ce qu'elle n'a pas fait ;Elle ajoute que Monsieur [T] a, postérieurement à son embauche, démarché ses adhérents qui ont vendu ensuite leurs agneaux à la SCA Les Bergers du Nord Est ce qui est établi par les courriels et listing produits ;
L'intimée oppose qu'elle n'a commis aucune faute et que le raisonnement retenu par le tribunal pour débouter la SCA EMC2, conforté par la décision du conseil des prud'hommes, doit être confirmé ; Elle ajoute que Monsieur [T] exerçait au sein de la SCA EMC2 ses activités dans la filière bovine, totalement distinctes de celles qu'il développe au sein de la SCA Les Bergers du Nord Est de sorte que la clause de non-concurrence ne trouvait pas à s'appliquer ;
Il est de jurisprudence bien établie que commet une faute délictuelle celui qui, sciemment, recrute un salarié en pleine connaissance de l'obligation de non-concurrence souscrite par ce dernier au bénéfice de son ancien employeur, sans qu'il soit nécessaire d'établir à son encontre l'existence de manoeuvres déloyales telles que le détournement de fichiers clients, le démarchage des anciens clients, ou tout acte de désorganisation de l'entreprise ;
Contrairement à ce qu'affirme le jugement considéré, la SCA Les Bergers du Nord Est n'a jamais contesté avoir eu connaissance de la clause de non-concurrence ;
Elle n'a pas plus prétendu que ladite clause n'était pas valide ; Elle a au contraire soutenu que cette celle-ci ne la concernait pas en ce qu'elle ne s'opposait pas à l'embauche de Monsieur [T] pour exercer des fonctions dans le domaine des ovins, alors que ce qui lui était interdit portait sur les bovins ; Elle a de plus affirmé devant le conseil des prud'hommes, comme elle le fait désormais devant cette cour, que Monsieur [T] travaillait dans la filière bovine de la SCA EMC2 ;
Ainsi qu'il a déjà été dit ci dessus, aucune preuve ne vient au soutien de cette allégation, qui a pour seul objet de tenter de conforter la thèse selon laquelle la clause de non-concurrence telle que rédigée, n'était pas applicable ;
Or, l'objectif de la SCA Les Bergers du Nord Est dans le cadre de cette embauche était de trouver un technicien rompu à la pratique de l'élevage et de la commercialisation des moutons, qui constitue sa seule activité ; Monsieur [T] présentait le bon profil pour le poste à pouvoir ;
Ainsi qu'il résulte des développements précédents, qu'il ne pouvait échapper au directeur de cette coopérative, que la clause de non-concurrence comportait une erreur évidente du fait de son incohérence avec les fonctions réellement exercées ;
En conséquence, il est établi que l'engagement de Monsieur [T] a été conclu en toute connaissance de la clause et toute conscience de l'erreur qu'elle comportait ;
Ainsi, sans avoir à se prononcer sur d'autres prétentions, la SCA Les Bergers du Nord Est a-t-elle commis une faute, constitutive de concurrence déloyale au préjudice de la SCA EMC2.
En conséquence, la décision contestée sera infirmée ;
Il n'y a dès lors, pas lieu de statuer sur la demande fondée sur la violation de l'obligation générale de loyauté dans la concurrence, demande devenue sans objet ;
Sur les demandes indemnitaires
La SCA EMC2 sollicite l'allocation de la somme de 50 000 euros à titre de dommages et intérêts.
Il est produit une liste des adhérents dont les élevages étaient suivis par Monsieur [T] montrant que 14 d'entre eux n'ont plus livré leur production à la coopérative ou dans une proportion moindre entre le 3 mars et le 1eroctobre 2020 par rapport à la même période de l'année précédente le total représentant 844 animaux au prix d'achat de 88652 euros et un chiffre d'affaires estimé de 100468,02 euros ;
Il s'en déduit une perte de marge brute de 11816 euros au cours de cette période ;
Le commissaire aux comptes de l'appelante a confirmé la pertinence de la procédure suivie par la directrice administrative et financière pour parvenir à ces chiffres ainsi que leur cohérence au regard des données comptables, qui seront dès lors retenues comme probantes ;
Contrairement à ce qui est soutenu par l'intimée, le lien de causalité est établi en l'espèce, dès lors que la perte de marge brute a été calculée sur les seuls adhérents suivis par Monsieur [T] ;
Au regard de ces éléments et considérant que les adhérents qui ont cessé de livrer leur production à l'appelante en 2020, ou à tout le moins une partie d'entre eux, ne reviendront pas vers cette coopérative, le préjudice sera intégralement réparé par l'allocation de la somme de 25000 euros à titre de dommages et intérêts ;
La durée de la clause de non-concurrence était limitée à un an ; cette durée étant expirée, il n'y a pas lieu d'ordonner la cessation sous astreinte de l'activité concurrente sollicitée ;
Sur la demande en dommages et intérêts pour avoir maintenu un appel abusif
L'appelante ayant obtenu gain de cause sur l'essentiel de ses prétentions, cette demande sera rejetée ;
Sur les frais et dépens
La SCA Les Bergers du Nord Est sera condamnée aux entiers dépens de la procédure ;
Elle sera également condamnée à payer à la SCA EMC2 la somme de 3000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS,
LA COUR, statuant par arrêt contradictoire prononcé publiquement, par mise à disposition au greffe,
Rejette le moyen d'irrecevabilité tiré de la présentation d'un moyen nouveau en appel,
Infirme en toutes ses dispositions le jugement rendu le 6 octobre 2023 par le tribunal judiciaire de Verdun,
Statuant à nouveau,
Dit que la SCA Les Bergers du Nord-Est a commis une faute constitutive de concurrence déloyale,
En conséquence,
Condamne la SCA Les Bergers du Nord Est à payer à la SCA EMC2 la somme de 25000 euros (VINGT-CINQ MILLE EUROS) à titre de dommages et intérêts,
Déboute la SCA EMC2 de sa demande d'interdiction sous astreinte,
Déboute la SCA Les Bergers du Nord Est de sa demande fondée sur un abus de droit d'appel,
Déboute les parties de leurs demandes plus amples ou contraires,
Condamne la SCA Les Bergers du Nord Est aux entiers dépens de la procédure ;
Condamne la SCA Les Bergers du Nord Est à payer à la SCA EMC2 la somme de 3000 euros (TROIS MILLE EUROS) sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Le présent arrêt a été signé par Madame CUNIN-WEBER, Présidente de la première chambre civile de la Cour d'Appel de NANCY, et par Madame PERRIN, Greffier auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Signé : C. PERRIN.- Signé : N. CUNIN-WEBER.-
Minute en douze pages.