Cass. crim., 10 septembre 2025, n° 24-87.071
COUR DE CASSATION
Autre
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bonnal
Rapporteur :
M. Samuel
Avocat général :
M. Fusina
Avocats :
SCP Piwnica et Molinié, SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.
2. M. [D] [S] entretient d'étroits liens de famille avec M. [M] [V], dirigeant de la société [3] ([3]).
3. En tant que chef de bureau puis de sous-directeur de l'Agence des participations de l'Etat (APE) entre le mois de février 2009 et celui de juin 2012, il a exercé des fonctions, d'une part, d'administrateur de la société [5] (société [5]), constructeur naval à [Localité 4] dont le principal client est la société [3], d'autre part, de membre du conseil de surveillance du [2] ([2]), dont la société [3] est également un acteur économique majeur.
4. Du 1er juillet 2012 au 1er avril 2014, il a exercé les fonctions de directeur adjoint puis directeur du cabinet de M. [T], ministre de l'économie, des finances et du commerce extérieur, puis du 30 août 2014 au 30 août 2016, celles de directeur du cabinet de M. [G], ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique.
5. Il a connu, dans les unes et les autres de ces fonctions, de questions relatives à la société [3].
6. Pendant le temps où M. [S] était affecté à l'APE, M. [F] [R] puis M. [W] [O] en ont exercé successivement la présidence. Il a par ailleurs été envisagé que le Fonds stratégique d'investissement (FSI) remplace l'APE au conseil d'administration de la société [5].
7. M. [S] a sollicité à deux reprises, en 2014 et 2016, une mise en disponibilité, aux fins de rejoindre le groupe [3] comme directeur financier, ce que la commission de déontologie de la fonction publique (CDFP) a accepté, en 2016, après avoir opposé un refus en 2014.
8. A la suite de la publication d'articles de presse portant sur les liens entre M. [S] et la société [3], le procureur national financier a ouvert, le 4 juin 2018, une enquête préliminaire qu'il a classée sans suite au motif que l'infraction était insuffisamment caractérisée.
9. Le 30 janvier 2020, l'association [1] ([1]) a porté plainte et s'est constituée partie civile des chefs de prise illégale d'intérêts et de trafic d'influence.
10. Dans le cadre de l'information ouverte sur ces faits, M. [R] a été mis en examen du chef de complicité, entre 2009 et septembre 2010, des faits de prise illégale d'intérêt commis par M. [S] officiant en qualité, d'une part, de chef de bureau puis de sous-directeur de l'APE, d'autre part, d'administrateur du conseil d'administration de la société [5] et du [2], en lui donnant pour instruction, bien qu'ayant connaissance de l'intérêt moral résultant du lien familial entretenu avec la famille [V], d'être consulté sur des sujets afférents aux relations commerciales entre la société [5] et la société [3] et de participer aux délibérations du conseil d'administration de la société [5] et du conseil de surveillance du [2] concernant la société [3], en dissimulant volontairement la prise illégale d'intérêts aux interlocuteurs institutionnels de l'APE.
11. M. [R] a formé une demande de constatation de la prescription de l'action publique portant sur les faits de prise illégale d'intérêts et de complicité de prise illégale d'intérêts commis entre février 2009 et juin 2010.
12. Les juges d'instruction l'ont rejetée.
13. M. [R] a relevé appel de cette décision.
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en sa deuxième branche
14. Le grief n'est pas de nature à permettre l'admission du pourvoi au sens de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale.
Sur le moyen, pris en ses autres branches
Enoncé du moyen
15. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a dit que les infractions de prise illégale d'intérêts et de complicité de cette infraction n'étaient pas prescrites, alors :
« 1°/ que la prescription de l'action publique du chef de prise illégale d'intérêts court à compter du dernier acte administratif accompli par l'agent public par lequel il prend ou reçoit un intérêt ; que le point de départ est reporté à la date où l'infraction est apparue en cas de dissimulation de celle-ci par son auteur ; que la chambre de l'instruction a retenu la dissimulation de l'infraction alléguée en ce que M. [A], directeur de [5] jusqu'en janvier 2012, ignorait le lien familial de M. [S] ; qu'elle a cependant tout à la fois constaté que l'information de ce lien familial avait été largement diffusée à la hiérarchie directe de M. [S], à l'ensemble de son entourage professionnel tant au sein de l'Agence des participations de l'Etat qu'au sein des deux cabinets ministériels , au directeur du [2] ainsi qu'à M. [C], directeur de [5] à compter de janvier 2012, ce qui exclut tout acte de dissimulation ; que cette information a également été diffusée aux personnes de la direction générale du Trésor en charge de l'instruction du soutien public aux commandes ; que dès lors la chambre de l'instruction n'a pas justifié sa décision et a méconnu les articles 111-4 et 432-12 du code pénal, 8, 9-1, 591 et 593 du code de procédure pénale ;
3°/ que les manuvres de dissimulation s'apprécient au regard du comportement de la personne poursuivie et ne dépendent pas de l'attitude de la personne destinataire de cette information ; que la chambre de l'instruction a constaté que l'information était connue de M. [C], directeur de [5] à compter de janvier 2012, qui était en mesure de mettre en mouvement l'action publique, ayant « qualité pour se constituer partie civile » ; que la chambre de l'instruction a cependant reporté le point de départ de la prescription en énonçant que M. [C] s'était abstenu de mettre en mouvement l'action publique ; qu'en se fondant non pas sur la dissimulation de l'infraction mais sur l'inaction d'une personne ayant qualité pour agir pour reporter le point de départ du délai de prescription, la chambre de l'instruction a méconnu les dispositions susvisées ;
4°/ que de même, la chambre de l'instruction a énoncé que « la commission et notamment M. [Z] ont su que M. [S] avait des liens personnels avec la famille [V] (
), il n'a pas été décidé de mettre en uvre une dénonciation au titre de l'article 40 au procureur de la République » ; que la chambre de l'instruction a de nouveau reporté le point de départ du délai de prescription en se fondant sur l'inaction des personnes qui étaient à même d'agir, et non pas sur la dissimulation de l'infraction en méconnaissance des dispositions susvisées ;
6°/ que la révélation du lien d'intérêt litigieux à des personnes susceptibles d'agir suffit ; qu'il importe peu que cette révélation n'aurait pas été faite à d'autres personnes « concernées » ; qu'en énonçant, pour reporter le point de départ du délai de prescription, que M. [A] et le FSI n'auraient pas été informés de ce lien tandis que d'autres personnes susceptibles d'agir en avaient été informées, la chambre de l'instruction n'a pas justifié sa décision et a méconnu les dispositions susvisées ;
7°/ que les manuvres de dissimulation de la personne poursuivie impliquent des actes positifs de dissimuler l'infraction ; que la circonstance que la révélation du lien d'intérêt n'avait pas été confirmée par écrit, n'établit pas des actes positifs de dissimulation ; que la chambre de l'instruction a de nouveau méconnu les dispositions susvisées. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 9-1 et 593 du code de procédure pénale :
16. Selon le premier de ces textes, l'infraction dont l'auteur a accompli délibérément toute manuvre caractérisée tendant à en empêcher la découverte constitue une infraction dissimulée dont le délai de prescription de l'action publique court à compter du jour où l'infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant la mise en mouvement ou l'exercice de l'action publique.
17. Tout arrêt de la chambre de l'instruction doit comporter les motifs propres à justifier la décision. L'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence.
18. Pour confirmer l'ordonnance ayant rejeté la demande de constatation de prescription de l'action publique antérieurement au 1er mars 2014, l'arrêt attaqué énonce, par motifs propres et adoptés, que M. [S] a fait connaître à sa hiérarchie son lien de parenté avec la famille [V], tant à l'APE entre 2009 et 2012 qu'au sein des cabinets ministériels entre 2012 et 2016, mais que cette publicité, dont le périmètre était restreint, n'est pas exclusive d'actes de dissimulation de la prise illégale d'intérêts.
19. Les juges ajoutent que la recherche de la preuve d'un écrit informant sa hiérarchie d'un potentiel conflit d'intérêts est cruciale pour apprécier l'existence ou non d'une dissimulation de l'infraction éventuelle empêchant que celle-ci soit constatée dans des conditions permettant la mise en mouvement de l'action publique, même si un tel écrit n'était pas exigé par la loi à l'époque des faits.
20. Ils observent que le seul écrit de ce type serait un courrier adressé, le 5 novembre 2010, par M. [S] à M. [O], mais qu'aucune trace n'en a été trouvée à l'exception d'une version non signée, et qu'au demeurant le respect de l'obligation déontologique d'information de sa hiérarchie directe ne constitue pas un fait justificatif de l'infraction pénale de prise illégale d'intérêts en cas d'inaction de ladite hiérarchie à faire cesser la situation de prise d'intérêt.
21. Ils retiennent, concernant les partenaires institutionnels de l'APE, que si, sur proposition de M. [S] en juin 2009, il a été envisagé d'adresser une lettre à M. [A], directeur général de la société [5], les différentes versions des projets soumises à M. [R] sont restées lettres mortes, ce dernier déclarant toutefois qu'il avait été convenu avec M. [S] qu'il devait faire part de ce conflit d'intérêts à ses interlocuteurs. Ils observent encore que les échanges de courriels entre notamment MM. [S] et [R] relatifs à ce projet avorté de lettre illustrent la conscience, tant de M. [S] que de sa hiérarchie, d'un conflit d'intérêts et leur embarras à le divulguer, ce qui caractérise l'existence d'un pacte de silence.
22. Ils relèvent également que ni le président du FSI ni l'administrateur de [5] pour le FSI, visés en copie du projet de courrier destiné à M. [A], ni les membres du conseil d'administration de la société [5] n'ont été informés par MM. [S], [R] ou [O] de l'existence d'un potentiel conflit d'intérêts résultant d'un lien de famille qui n'était pas de notoriété publique.
23. Ils en déduisent que la révélation parcellaire par M. [S] du lien de parenté à certains initiés et notamment à sa hiérarchie directe, tant au sein de l'APE que des cabinets ministériels, non suivie de la mise en place d'un dispositif écrit clair et précis définissant le périmètre de son déport afin de permettre à toute personne concernée de constater la possible prise illégale d'intérêts, la non-révélation délibérée de ce lien tant aux interlocuteurs majeurs qu'étaient le directeur général de la société [5] ou le FSI, qu'au ministère de l'économie dans les demandes de remplacement dans son mandat d'administrateur de la société [5] formées par MM. [R] et [O], ainsi qu'aux autorités en charge de la transparence des fonctionnaires caractérisent des actes positifs de dissimulation, justifiant le report du point de départ du délai de prescription au jour où l'infraction est apparue et a pu être constatée dans des conditions permettant l'exercice de poursuites, à savoir sa révélation dans la presse en mai 2018.
24. Par motifs propres, la chambre de l'instruction relève que la hiérarchie de M. [S], notamment MM. [R] et [O], informée par lui du lien de parenté litigieux, n'en a pas informé M. [A] qui, comme les membres coréens du conseil d'administration, a ignoré cet intérêt.
25. Les juges ajoutent que M. [S] n'a pas davantage avisé lui-même M. [A] ou le FSI de ce lien et qu'il ressort des courriels qu'ils analysent relatifs au projet avorté de lettre que les membres de l'APE ont sciemment fait le choix de taire cette situation d'intérêts à M. [A] qui disposait de la capacité à mettre en mouvement l'action publique.
26. Ils précisent que M. [S] en a informé M. [C], directeur du [2], mais que ce dernier n'a pas estimé nécessaire d'en donner connaissance aux autres membres du conseil de surveillance de cet établissement public.
27. Ils relèvent que M. [C] a été nommé directeur de la société [5] à compter du 30 juin 2012, mais que le fait que M. [S] ait joué un rôle actif dans son recrutement, alors qu'il n'était pas le candidat le mieux placé, ne le mettait pas dans une position propice à la dénonciation de la situation d'intérêts au ministère public. Ils en déduisent que la date à laquelle il a eu connaissance de l'infraction ne peut constituer le point de départ du délai de prescription de l'action publique, dès lors que s'il avait qualité pour se constituer partie civile, il n'y avait pas intérêt.
28. Les juges observent enfin que si la commission de déontologie, et notamment son rapporteur, ont eu connaissance des liens personnels de M. [S] avec la famille [V], elle ne les a pas dénoncés au procureur de la République en application de l'article 40 du code de procédure pénale, de sorte que le point de départ de la prescription ne peut pas être fixé à la date de la connaissance des faits par les membres de cette commission.
29. En se déterminant ainsi, la chambre de l'instruction n'a pas justifié sa décision pour les motifs qui suivent.
30. En premier lieu, le silence gardé par M. [S], au surplus à l'égard de seulement certains des dirigeants des entités au conseil d'administration desquelles il siégeait, n'est pas à lui seul de nature à caractériser un acte positif constitutif d'une manoeuvre caractérisée de dissimulation au sens de l'article 9-1 du code de procédure pénale.
31. En deuxième lieu, si la chambre de l'instruction a relevé le silence gardé par ses supérieurs hiérarchiques, informés de sa situation, vis-à-vis d'interlocuteurs institutionnels qui auraient pu mettre en oeuvre des mesures destinées à prévenir tout conflit d'intérêts, et leur embarras à divulguer cette situation, pour en déduire l'existence d'un pacte de silence, elle n'a pas caractérisé de concert frauduleux destiné à empêcher la découverte de l'infraction et susceptible de constituer une telle manoeuvre.
32. En troisième lieu, l'absence d'information écrite ou de mise en place d'un dispositif précis de déport à une époque où la loi ne le prévoyait pas n'est pas de nature à établir une manoeuvre de dissimulation, a fortiori lorsque les juges constatent que les supérieurs hiérarchiques de M. [S] avaient été eux-mêmes informés oralement de sa situation.
33. En quatrième et dernier lieu, les constatations relatives à l'impossibilité de mettre en oeuvre l'action publique faute de connaissance des faits, d'intérêt à agir ou de dénonciation au ministère public, nécessaires pour établir la date à laquelle peut être retardé le point de départ du délai de prescription lorsqu'est caractérisée une dissimulation au sens de
l'article 9-1 précité, sont inopérantes en l'absence d'une telle caractérisation.
34. La cassation est par conséquent encourue, sans qu'il y ait lieu d'examiner les autres griefs.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE et ANNULE, en toutes ses dispositions, l'arrêt susvisé de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, en date du 26 novembre 2024, et, pour qu'il soit à nouveau jugé, conformément à la loi ;
RENVOIE la cause et les parties devant la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, autrement composée, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil ;
DIT n'y avoir lieu à application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt annulé ;