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Décisions

CA Bordeaux, ch. soc. A, 9 septembre 2025, n° 24/04934

BORDEAUX

Arrêt

Autre

CA Bordeaux n° 24/04934

9 septembre 2025

COUR D'APPEL DE BORDEAUX

CHAMBRE SOCIALE - SECTION A

--------------------------

ARRÊT DU : 09 SEPTEMBRE 2025

PRUD'HOMMES

N° RG 24/04934 - N° Portalis DBVJ-V-B7I-OAC7

Monsieur [T] [E]

c/

CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE TARN ET GARONNE

Nature de la décision : AU FOND

SUR RENVOI DE CASSATION

Grosse délivrée le :

à :

Me Carole LAPORTE, avocat au barreau de BORDEAUX

Me PEREZ, avocat au barreau de MONTAUBAN

Me Cécile AUTHIER de la SELARL CAPSTAN SUD OUEST, avocat au barreau de BORDEAUX

Me LEPLAIDEUR, avocat au barreau de TOULOUSE

Décision déférée à la cour : jugement rendu le 10 octobre 2019 (R.G. n°F 17/00179) par le conseil de prud'hommes - Formation de départage de MONTAUBAN, Section Activités Diverses,

après arrêt de la Cour de cassation rendu le 11 septembre 2024, cassant partiellement l'arrêt de la cour d'appel de TOULOUSE du 21 janvier 2022, suivant déclaration de saisine du 07 novembre 2024 de la Cour d'appel de Bordeaux, désignée cour de renvoi,

DEMANDEUR SUR RENVOI DE CASSATION :

Monsieur [T] [E]

né le 25 avril 1953 à [Localité 3]

de nationalité française

demeurant [Adresse 1] France

représenté par Me Carole LAPORTE, avocat au barreau de BORDEAUX et assisté de Me PEREZ, avocat au barreau de MONTAUBAN

DEFENDEUR SUR RENVOI DE CASSATION :

CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE TARN ET GARONNE prise en la personne de son représentant légal, domicilié en cette qualité [Adresse 2]

représentée par Me Cécile AUTHIER de la SELARL CAPSTAN SUD OUEST, avocat au barreau de BORDEAUX et assistée de Me LEPLAIDEUR, avocat au barreau de TOULOUSE

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 02 juin 2025 en audience publique, les parties ne s'y étant pas opposées, devant Madame Sylvie HYLAIRE, présidente chargée d'instruire l'affaire et Madame Laure Quinet, conseillère

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :

Madame Sylvie Hylaire, présidente

Madame Sylvie Tronche, conseillère

Madame Laure Quinet, conseillère

Greffière lors des débats : Sandrine Lachaise

ARRÊT :

- contradictoire

- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile.

***

EXPOSÉ DU LITIGE

1. M. [T] [E], né en 1953, a été engagé en qualité de technicien de prestations par la caisse primaire d'assurance maladie de Tarn-et-Garonne (ci-après la CPAM), par contrat de travail à durée indéterminée à compter du 1er septembre 1977.

Les relations contractuelles entre les parties étaient soumises à la convention collective nationale du personnel des organismes de sécurité sociale.

En dernier lieu, la rémunération mensuelle brute moyenne de M. [E] s'élevait à la somme de 2 941,69 euros.

2. Le 1er février 2017, la caisse de Tarn-et-Garonne a été alertée par celle de la Haute-Garonne du transfert par un des agents de la première, M. [M] [C], d'un mail "personnel et confidentiel", qui lui avait été adressé par Mme [Y] [N], également employée de la caisse de Tarn-et-Garonne, à la liste des cadres de la CPAM 31, le contenu de ce courriel comportant des propos racistes et xénophobes à l'égard de la communauté musulmane.

Le 7 février 2017, en présence de chacun des salariés, de la responsable informatique et d'un représentant du personnel, il a été procédé à des investigations sur la messagerie des intéressés qui a révélé que d'autres agents, dont M. [E] et M. [S], avaient pu aussi être les expéditeurs de courriels à connotation raciste.

Un procés verbal de ces opérations a ensuite été établi par le directeur de la caisse le 8 février 2017.

Par courrier daté du 8 février 2017, le directeur de la CPAM a saisi Mme [F], responsable du service informatique, en ces termes :

« Conformément à l'article 8 de la Charte d'utilisation de la messagerie HERMES, je vous saisis en tant qu'administrateur de la messagerie éléctronique au sein de la CPAM de Tarn-et-Garonne et en tant qu'administrateur système d'information.

Je vous donne ainsi accès au contenu des BAL nominatives de Monsieur [T] [S] et Monsieur [T] [E], y compris les mails dont l'objet est "personnel" (ou équivalent) ou classés dans un dossier nommé "personnel" (ou équivalent) afin de rechercher : - Tout mail de Monsieur [E] et de Monsieur [S] soit en tant que destinataire soit en tant qu'expéditeur dont l'adresse de messagerie du destinataire est un mail professionnel de la CPAM de [Localité 3] à caractère raciste et xénophobe ou contraire à la législation et règlement en vigueur.

Je vous donne également accès au contenu de l'ensemble des données sauvegardées sous les matériels informatiques mis à disposition de Monsieur [S] et Monsieur [E], y compris ceux qui pourraient s'intituler "personnel" (ou équivalent) afin d'y rechercher tout contenu illicite.

Pour ce faire, vous pourrez vous adjoindre les compétences d'un, ou plusieurs, administrateur(s) messagerie et administrateur(s) système d'information, si nécessaire.

Je vous demande ainsi de procéder à des opérations le jeudi 9 février 2017 à 10h00 ».

3. Par lettre datée du 8 février 2017, M. [E] a été convoqué à un entretien préalable à un éventuel licenciement fixé au 22 février 2017.

4. Le 9 février 2017, les opérations de consultation de la messagerie de Messieurs [S] et [E] ainsi que des fichiers sauvegardés dans leur ordinateur ont eu lieu en la présence de ceux-ci, d'un représentant du personnel et d'un représentant de la caisse, chacun d'entre eux attestant de leur présence "conformément à l'article 8 de la Charte d'utilisation de la messagerie HERMES".

Un procès-verbal des opérations a été établi le 14 février 2017 et communiqué aux salariés.

5. Par lettre du 14 février 2017, le salarié a été mis à pied à titre conservatoire.

La sanction envisagée étant un licenciement pour faute grave, conformément aux dispositions de l'article 48 de la convention collective nationale de travail des personnels des organismes de sécurité sociale, le directeur de la CPAM a convoqué le conseil régional de discipline.

Celui-ci s'est réuni le 10 mars 2017 et a rendu l'avis suivant :

« - A l'unanimité, les membres du Conseil de Discipline considèrent que les faits sont avérés.

- Sur la sanction proposée de licenciement pour faute grave, le Conseil de Discipline Régional vote, au vu des éléments fournis, CONTRE à la majorité absolue, de la façon suivante:

4 CONTRE

2 ABSTENTIONS ».

M. [E] a ensuite été licencié pour faute grave par lettre datée du 16 mars 2017 aux motifs de provocation à la discrimination, la haine raciste et xénophobe à l'encontre de la communauté musulmane ainsi qu'en raison d'une grave atteinte au secret professionnel.

A la date du licenciement, M. [E] avait une ancienneté de trente-neuf ans et six mois et la société occupait à titre habituel plus de 10 salariés.

6. Par requête reçue le 1er août 2017, M. [E] a saisi le conseil de prud'hommes de Montauban contestant la légitimité de son licenciement et réclamant diverses indemnités outre des rappels de salaires.

Par jugement rendu le 10 octobre 2019, le conseil de prud'hommes a :

- jugé que le licenciement de M. [E] pour faute grave est justifié,

- débouté M. [E] de toutes ses demandes,

- débouté la CPAM de Tarn-et-Garonne de sa demande reconventionnelle,

- condamné M. [E] aux dépens.

7. Par déclaration communiquée par voie électronique le 23 octobre 2019, M. [E] a relevé appel de cette décision.

Par arrêt du 21 juin 2022, la cour d'appel de Toulouse a :

- infirmé le jugement, sauf en ce qu'il a débouté M. [E] de ses demandes aux titres du compteur souple et du crédit d'heures, et débouté la CPAM de Tarn-et-Garonne de sa demande reconventionnelle, ces dispositions étant confirmées,

Statuant à nouveau sur les dispositions infirmées et y ajoutant,

- dit que le licenciement de M. [E] n'était justifié ni par une faute grave ni par une faute simple constitutive d'une cause réelle et sérieuse,

- condamné la CPAM de Tarn-et-Garonne à payer à M. [E] les sommes suivantes:

* 1 567,64 euros brut au titre du salaire de la mise à pied conservatoire,

* 5 995,21 euros brut au titre de l'indemnité compensatrice de préavis,

* 31 448,69 euros au titre de l'indemnité de licenciement,

* 30 000 euros à titre de dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse,

* 2 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile,

- ordonné le remboursement par la CPAM de Tarn-et-Garonne à Pôle Emploi des indemnités chômage versées à M. [E] du jour de son licenciement au jour du jugement, à hauteur de 3 mois,

- condamné la CPAM de Tarn-et-Garonne aux dépens de première instance et d'appel.

8. Suite au pourvoi formé par la CPAM et par arrêt du 11 septembre 2024, la Cour de cassation a :

- cassé et annulé, sauf en ce qu'il déboute M. [E] de ses demandes au titre du compteur souple et du crédit d'heures et déboute la caisse primaire d'assurance maladie du Tarn-et-Garonne de sa demande reconventionnelle, l'arrêt rendu le 21 janvier 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Toulouse,

- remis, sauf sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Bordeaux,

- condamné M. [E] aux dépens,

- en application de l'article 700 du code de procédure civile, rejeté les demandes,

- dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé.

L'arrêt rendu par la Cour de cassation est ainsi motivé :

« Pour juger que le licenciement ne reposait ni sur une faute grave ni même sur une faute constitutive d'une cause réelle et sérieuse, l'arrêt retient qu'il est incontestable que le salarié a violé le secret professionnel mais qu'il avait une ancienneté de 39 ans au sein de la CPAM et n'avait fait l'objet d'aucune sanction disciplinaire.

En statuant ainsi, alors qu'elle constatait que le salarié avait méconnu l'obligation de secret professionnel à laquelle il était astreint en transmettant à un tiers, sans raison valable, l'attestation de salaire d'une personnalité publique comportant des données confidentielles, à laquelle il avait eu accès dans le cadre de ses fonctions, ce qui était de nature à rendre impossible son maintien dans l'entreprise, la cour d'appel, qui n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations, a violé les textes susvisés ».

9. Par déclaration communiquée par voie électronique le 7 novembre 2024, M. [E] a saisi la cour d'appel de Bordeaux.

Par décision du 18 novembre 2024, l'affaire a été fixée à bref délai à l'audience du 2 juin 2025.

10. Dans ses dernières conclusions adressées au greffe par le réseau privé virtuel des avocats le 14 mai 2025, M. [E] demande à la cour :

- d'infirmer le jugement du conseil de prud'hommes de Montauban en date du 10 octobre 2019 en ce qu'il :

- a dit que son licenciement pour faute grave était justifié,

- l'a débouté de toutes ses demandes,

- l'a condamné aux dépens de l'instance,

- l'a débouté de sa demande de juger que son licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse et donc abusif,

- l'a débouté de sa demande de condamnation de la CPAM de Tarn-et-Garonne au paiement des sommes suivantes :

* 1 567,64 euros au titre de la mise à pied conservatoire,

* 5 995,21 euros au titre de l'indemnité compensatrice de préavis (ICCP comprise),

* 40 000 euros au titre de l'indemnité de licenciement,

* 100 000 euros au titre des dommages et intérêts pour licenciement abusif,

* 2 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

Et statuant à nouveau, de :

- juger son licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse et donc abusif,

- condamner la CPAM au paiement des sommes suivantes :

* 1 567,64 euros au titre de la mise à pied conservatoire,

* 5 995,21 euros au titre de l'indemnité compensatrice de préavis (indemnité de congés payés comprise),

* 40 000 euros au titre de l'indemnité de licenciement,

* 100 000 euros au titre des dommages et intérêts pour licenciement abusif,

* 3 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

11. Dans ses dernières conclusions adressées au greffe par le réseau privé virtuel des avocats le 17 février 2025, la CPAM demande à la cour de':

- confirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu par la section activités diverses du conseil de prud'hommes de Montauban le 10 octobre 2019,

En conséquence,

- débouter M. [E] de l'intégralité de ses demandes,

- condamner M. [E] à lui verser la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner M. [E] aux dépens de l'instance.

12. Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure antérieure, des prétentions et des moyens des parties, la cour se réfère à leurs conclusions écrites conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile ainsi qu'à la décision déférée.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur la rupture du contrat de travail

13. La lettre de licenciement adressée le 16 mars 2017 à M. [E] est ainsi rédigée:

« [...]

Le 1er février 2017, j'apprends qu'un salarié de mon entreprise a transféré de sa messagerie professionnelle vers la messagerie professionnelle d'un salarié de la CPAM 31, un mail « personnel et confidentiel » contenant un poème incitant à la provocation et à la haine raciste et xénophobe envers la communauté musulmane.

Le 07 février 2017, je décide de mettre en oeuvre la procédure interne de vérification des messageries nominatives et des fichiers des personnes ayant diffusé ou fait suivre le mail susmentionné. Il ressort de ces opérations que vous êtes impliqué dans la transmission de mails à caractère raciste et xénophobe.

Saisi de cette affaire, je vous ai convoqué le 8 février à un entretien préalable en date du 22 février.

Le 09 février 2017, j'ai décidé d'investiguer de manière plus approfondie votre messagerie et matériels informatiques conformément à la jurisprudence et la procédure interne (article 8.3 de la Charte d'utilisation de la messagerie Hermès).

Les résultats de ces investigations, réalisées en présence d'un délégué du personnel, d'un représentant de la direction et de vous-même, ont permis de découvrir d'autres mails visant à la provocation, à la discrimination, à la haine raciste et xénophobe à l'encontre de la communauté musulmane ainsi qu'une atteinte grave au secret professionnel.

Aussi ai-je décidé le 14 février de prendre à votre encontre une mesure de mise à pied à titre conservatoire et ce jusqu'au prononcé de la décision

Il ressort des investigations réalisées dans votre BAL professionnel que vous avez délibérément :

- été auteur et destinataire de courriels au contenu illicite,

- atteint gravement aux règles du secret professionnel.

Dès 2012, vous avez émis des mails au contenu illicite car incitatif à la discrimination et à la haine raciale dans le cadre de vos fonctions au moyen de votre messagerie professionnelle « [Courriel 4] » et en avez reçu de même tonalité.

Sur ce point, vous répondez qu'il ne faut pas faire d'amalgame entre des messages qui se veulent humoristiques et du racisme.

Je m'étonne de votre réponse d'autant que le 10 septembre 2012 vous avez transmis à trois de vos collègues un mail intitulé « Photos de famille » qui présente une femme en burqas avec une petite fille et deux sacs poubelle avec le commentaire suivant : « Je lui ai dit qu'elle avait trois beaux enfants. Elle était furieuse. Je me suis fait engueuler dans une langue que je ne comprends pas ».

De la même manière le 18 janvier et le 5 novembre 2013, vous avez transmis deux courriels à des collègues, et à des tiers faisant état de commentaires tendancieux concernant la communauté islamique « des personnalités publiques collaborent avec les Frères musulmans en leur donnant des subventions pour des grandes mosquées' l'UMP, le PS sont prêts à brader toutes les valeurs de la République pour tenter d'obtenir des voix musulmanes aux élections ».

Si vous reconnaissez avoir fait preuve de négligence, en relayant ces messages tendancieux et provocants par complaisance voire par jeu, il n'en reste pas moins qu'en votre qualité de salarié d'un organisme en charge d'une mission de service public, vous êtes tenu, en application du principe de laïcité, posé par l'article 1er de la Constitution, à une obligation de neutralité dans l'exercice de vos fonctions, vous interdisant de faire état de vos opinions et convictions religieuses dans l'exercice de vos fonctions. Dès lors, le contenu des correspondances excède très largement les limites admissibles de l'exercice par un salarié de sa liberté d'expression au sein de l'organisme et avait en ce sens gravement porté préjudice à l'image de l'organisme.

Enfin, dans un courriel du 20 février 2014, je relève une atteinte grave au secret professionnel. En effet, vous avez transmis à un tiers, l'attestation de salaire d'une personnalité publique (rugbyman professionnel en Pro D2 de l'Union Sportive Montalbanaise) comportant des données confidentielles de l'assuré, numéro d'immatriculation, éléments de salaire, domiciliation et les données bancaires de son employeur l'USM. Ce même jour, le destinataire du mail, que vous présentez comme une connaissance du rugby, vous répond en ces termes « Oh putain 4333/mois. J'aurais dit plus ! C'est brut ça ' Il est blessé. Je savais pas. Je garde ça pour moi c'est un peu confidentiel en effet' ».

Lorsque l'on vous demande d'expliquer votre geste, vous déclarez « Et là c'est l'occasion qui fait le larron, j'ai bien transmis son attestation de salaire ».

Vous n'avez ainsi pas hésité à communiquer des données protégées à - au moins - une personne tiers à l'entreprise, violant ainsi vos obligations contractuelles de secret professionnel et de sécurité des données informatiques en les détournant de la finalité déclarée auprès de la CNIL par l'employeur.

Conformément aux dispositions de l'article 48 de la convention collective nationale, vous avez été invité le 10 mars à vous présenter devant le conseil de discipline Régional auprès duquel j'ai sollicité votre licenciement pour faute grave.

Le conseil de discipline Régional a reconnu à l'unanimité que les faits sont avérés et s'est prononcé à la majorité absolue contre la mesure de licenciement pour faute grave proposée par la CPAM. Vous trouverez ci-joint une copie de l'avis de cette instance.

Or, en agissant de la sorte, vous avez délibérément contrevenu :

- au principe constitutionnel de laïcité et de l'obligation de neutralité subséquente s'imposant à tout salarié d'un organisme de sécurité sociale, tenu, en application du principe de laïcité de la République Française posé à l'article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958, à une obligation de neutralité dans l'exercice de ses fonctions. Cette exigence de neutralité obligé les collaborateurs de l'Assurance Maladie à s'interdire de faire état de leurs opinions et convictions religieuses dans l'exercice de leurs fonctions,

- aux dispositions de l'article 26 du Règlement Intérieur : « Il est interdit d'utiliser pour son propre compte et sans autorisation préalable les équipements, véhicules, matériels' appartenant à la caisse, y compris dans le domaine de l'informatique » ;.

Je ne peux accepter que des collaborateurs détournent de leur finalité strictement professionnelle les moyens et ressources informatiques mis à leur disposition dans le cadre de leurs missions. L'exigence de protection et de secret des données nominatives et personnelles des assurés contenues dans le système d'information de l'Assurance Maladie impose que l'utilisation du système informatique soit exclusivement réservée à des fins professionnelles.

- aux dispositions de l'article 27 du Règlement Intérieur : « Sans que cette liste soit limitative, les actes suivants sont interdits (') propos racistes ou discriminatoires ».

- aux dispositions de l'article 1er de la Charte d'utilisation de la messagerie opposable aux salariés de l'organisme car annexée au règlement intérieur, en ce qu'elle interdit aux utilisateurs « la provocation à la discrimination, à la haine notamment raciale, ou à la violence ».

Enfin, vous n'avez pas respecté les règles du secret professionnel auquel tout salarié d'un organisme de sécurité sociale est tenu et avez enfreint :

- les dispositions de l'article 18 du Règlement intérieur : « Les agents sont tenus par les dispositions concernant le secret professionnel. En particulier, ils ne peuvent détourner ou communiquer à des tiers des documents appartenant à l'entreprise et concernant des assurés ou partenaires enregistrés à des fichiers informatiques ou autres ».

- les dispositions de la LR-DDO-143/2014 sur les conditions d'utilisation du RNCPS: Répertoire National Commun de la Protection Sociale (qui comprend l'applicatif EOPSS : « les données du RNCPS ne doivent en aucun cas être communiquées à des tiers, par respect du secret professionnel et en application du principe de protection des données personnelles ».

Compte tenu d'une part, de la gravité des faits reprochés et d'autre part, que vous ne pouviez ignorer causer nécessairement un préjudice à la CPAM de Tarn-et-Garonne, et d'une manière plus générale, à l'Assurance Maladie, la poursuite de la relation contractuelle et votre maintien dans l'organisme s'avèrent impossibles. Je vous notifie donc par la présente votre licenciement pour faute grave à effet du 16 mars 2017 au soir, sans indemnités de préavis ni de licenciement.

[...] ».

14. Pour voir infirmer le jugement déféré qui a retenu l'existence d'une faute grave justifiant le licenciement prononcé à son encontre, M. [E] invoque tout d'abord les irrégularités affectant la procédure de licenciement en invoquant les éléments suivants:

- la cour devra se poser la question de savoir comment l'employeur a pu le convoquer le 8 février 2017 à un entretien préalable au licenciement alors que la procédure de vérification contradictoire n'avait pas eu lieu ;

- selon l'appelant, une seule réponse serait possible, à savoir que la vérification de son ordinateur aurait eu lieu hors sa présence avant le 9 février 2017, la procédure menée à cette date étant "une véritable mascarade", l'employeur ayant déjà pris connaissance auparavant du contenu de son ordinateur ;

- l'enquête menée le 9 février serait donc irrégulière puisqu'il ne savait pas qu'il s'agissait d'une procédure disciplinaire alors que l'employeur était au courant, suivant ses dires, depuis le 1er février 2017 ;

- une telle précipitation serait attentatoire à ses droits d'autant qu'il n'est pas justifié par l'intimée que seuls trois salariés, les plus anciens, ont été licenciés, à savoir lui-même, M. [S] et Mme [N] ;

- la charte d'utilisation de la messagerie serait irrégulière comme n'ayant pas été portée à sa connaissance ni soumise à la CNIL, aux institutions représentatives du personnel ou encore à l'inspection du travail ;

- la réunion du conseil de discipline serait aussi irrégulière dès lors qu'il n'est pas prévu que le directeur de la caisse soit assisté de la responsable des ressources humaines alors que l'article 53 de la convention collective prévoit que seul le directeur de la caisse est entendu ;

- la consultation de ses mails "personnels" était prohibée en raison de l'atteinte à sa vie privée et au secret des correspondances.

Sur la cause du licenciement, l'appelant fait valoir qu'il n'a jamais adressé ou reçu de messages de Mme [N] ou de M. [M] [C], le "M. [C]" apparu dans sa messagerie étant un ami prénommé [V], et qu'il n'a pas été l'auteur de mails en ayant seulement été destinataire, en sorte qu'aucun reproche ne peut lui être fait.

Il ajoute que le contenu de ces mails n'a jamais été jugé illicite et qu'il n'avait pas conscience d'enfreindre une règle en relayant ces messages qui circulent sur Internet, soulignant que cette action ne concerne que moins de 5 courriels sur 5 ans.

Il fait également état de ce qu'outre lui-même, deux autres salariés ont été licenciés, M. [S] et Mme [N], alors que d'une part, le licenciement de Mme [N] a été invalidé par la cour d'appel de Toulouse le 26 novembre 2021, le pourvoi formé contre l'arrêt rendu ayant été rejeté, que d'autre part, d'autres salariés étaient certainement concernés et qu'enfin, l'employeur n'explique pas sa mansuétude à l'égard de M. [C], autrement que par le fait qu'il appartenait au même diocèse que le directeur de la caisse.

Il invoque par ailleurs le fait que la caisse ne justifie d'aucun préjudice quant à son image : s'il a loyalement reconnu avoir transmis la feuille maladie d'un joueur de rugby professionnel à une seule personne avec laquelle il avait une relation particulière dans le cadre du club dont il faisait partie et qu'il aidait bénévolement, le destinataire de cette feuille a "gardé ça" pour lui, ayant conscience du caractère "un peu confidentiel" du salaire du joueur en question.

Il se prévaut enfin de l'avis défavorable à son licenciement émis par le conseil de discipline ayant pris en compte son ancienneté et son absence de passé disciplinaire.

15. La CPAM sollicite la confirmation du jugement déféré.

Elle fait tout d'abord observer que le débat sur les moyens de preuve est dépourvu de pertinence dans la mesure où M. [E] a reconnu les faits qui lui sont reprochés et soutient en tout état de cause que les investigations ont été menées conformément à sa charte informatique, que c'est à la suite de celles effectuées le 7 février 2017, que le nom de l'appelant est apparu sur l'ordinateur de M. [C], que le contrôle de l'ordinateur de M. [E] a été effectué le 9 février 2017 en sa présence mais aussi celle d'un délégué du personnel, ce qui autorisait l'employeur à ouvrir des fichiers ou messages "personnels".

Elle fait également valoir que la procédure de licenciement a été régulièrement conduite, qu'au cours de son entretien disciplinaire, M. [E] a été assisté par 4 délégués du personnel outre Mme [Z] qui l'accompagnait et que la convention collective n'interdit pas que le directeur puisse être assisté lorsqu'il est entendu par le conseil de discipline.

Sur le fond, la caisse fait valoir que M. [E] a bien adressé un mail au contenu raciste à M. [M] [C] et qu'il est apparu à deux reprises au cours de l'année 2013 qu'il avait relayé à des collègues ou des tiers des courriels au contenu incitant à la haine raciale.

Elle invoque à ce sujet la nécessaire neutralité que doivent respecter les agents et qu'elle doit garantir aux assurés, rappelant notamment que le règlement intérieur prohibe les propos racistes ou discriminatoires.

Elle conteste l'inégalité de traitement alléguée, exposant que M. [C] a été sanctionné par une suspension de traitement pendant 7 jours, le choix de cette santion s'expliquant par le fait qu'il n'a été trouvé dans sa messagerie qu'un seul mail de transfert et surtout que celui-ci ne s'est pas vu reprocher une violation du secret professionnel.

Elle ajoute que les autres personnes apparues dans les investigations étaient, sauf M. [E], M. [S] et Mme [N], extérieures à la caisse.

La caisse invoque par ailleurs la violation du secret professionnel commise par l'appelant, secret prévu à la fois par une note générale relative aux conditions d'utilisation du répertoire national commun de la protection sociale et par le règlement intérieur et dont la violation est sanctionnée pénalement..

Réponse de la cour

16. L'employeur ayant choisi de se placer sur le terrain d'un licenciement pour faute grave doit rapporter la preuve des faits allégués et démontrer que ces faits constituent une violation des obligations découlant du contrat de travail d'une importance telle qu'elle rend impossible le maintien du salarié au sein de l'entreprise.

Sur les irrégularités de procédure

17. Contrairement à ce que prétend l'appelant, l'employeur peut ouvrir des fichiers identifiés par le salarié comme étant personnels en présence de celui-ci ou après l'avoir dûment convoqué.

Les critiques quant à l'irrégularité de la charte informatiques sont donc sans emport.

18. La chronologie des faits établit que le 7 février 2017 au matin, l'employeur a pris connaissance de l'implication de Messieurs [S] et [E] dans des échanges de mails à l'occasion des investigations menées sur les ordinateurs de M. [C] et de Mme [N].

Il ne peut donc être retenu que la caisse, qui a convoqué M. [E] et M. [S] par lettre du 7 février, avait irrégulièrement pris connaissance de leur messagerie auparavant.

19. Contrairement à ce que soutient l'appelant, les investigations effectuées dans son ordinateur le 9 février 2017 ont eu lieu en sa présence, un représentant d'une part, de la direction, d'autre part, du service informatique et, enfin, du personnel y ayant également participé.

Aucune précipitation ne peut être utilement reprochée à l'employeur qui, confronté à une problème grave, se devait de faire diligence et qui a respecté les modalités prévues par la charte informatique de l'entreprise.

20. Si l'article 53 de la convention collective prévoit que le conseil de discipline entend le directeur et l'agent de l'organisme en cause, il n'exclut pas la possibilité pour le directeur d'être assisté du responsable des ressources humaines, étant relevé que

M. [E] était lui-même assisté de son avocat.

Sur la cause du licenciement

21. En vertu des dispositions de l'article L. 161-29 du code de la sécurité sociale, le personnel des organismes d'assurance maladie est soumis au secret professionnel dans les conditions et sous les peines prévues à l'article 226-13 du code pénal.

22. Le règlement intérieur de la caisse rappelle dans son article 18 l'interdiction faite aux agents de détourner ou communiquer à des tiers des documents appartenant à l'entreprise et concernant des assurés, dont la caisse est garante du caractère confidentiel.

23. Le mail invoqué par la caisse au sujet du manquement de M. [E] à ce titre est la réponse du destinataire, datée du 20 février 2014, qui permet d'établir que le document transmis par M. [E] contenait notamment des informations sur le salaire perçu par l'assuré ; M. [E] a déclaré au cours de l'entretien préalable avoir adressé l'attestation de salaire de cet assuré dont il avait saisi la déclaration d'accident de travail.

23. La révélation d'une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d'une fonction ou d'une mission temporaire, est une infraction pénale passible d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d'amende.

24. Même si le destinataire du message ne semble pas avoir donné de publicité au document comportant des données confidentielles relatives aux ressources de l'assuré que lui avait transmis M. [E] sans raison valable, les agissements du salarié constituent une faute grave justifiant son licenciement immédiat nonobstant son ancienneté et son absence de passé disciplinaire, en ce qu'elle caractérise une violation du secret professionnel auquel il était astreint et est de nature à porter atteinte à la confiance que les assurés sont en droit d'attendre de leur caisse d'assurance maladie.

25. Le jugement déféré sera en conséquence confirmé en ce qu'il a dit que le licenciement de M. [E] reposait sur une faute grave et débouté ce dernier de l'ensemble de ses prétentions.

Sur les autres demandes

26. M. [E], partie perdante à l'instance et en son recours, sera condamné aux dépens ainsi qu'à payer à la CPAM la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS,

La cour,

Confirme le jugement rendu le 10 octobre 2019 par le conseil de prud'hommes de Montauban dans toutes ses dispositions,

Y ajoutant,

Condamne M. [E] aux dépens ainsi qu'à payer à la caisse primaire d'assurance maladie de Tarn-et-Garonne la somme de 2 000 euros au titre des frais irrépétibles exposés

Signé par Sylvie Hylaire, présidente et par Sandrine Lachaise, greffière, à laquelle la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

Sandrine Lachaise Sylvie Hylaire

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