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Décisions

CA Paris, Pôle 4 - ch. 13, 9 septembre 2025, n° 22/04056

PARIS

Arrêt

Autre

CA Paris n° 22/04056

9 septembre 2025

Copies exécutoires RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 4 - Chambre 13

ARRÊT DU 09 SEPTEMBRE 2025

(n° , 16 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 22/04056 - N° Portalis 35L7-V-B7G-CFKUS

Décision déférée à la Cour : Jugement du 05 Janvier 2022 -TJ de Paris - RG n° 19/02539

APPELANTE

S.A.S. [11] agissant poursuites et diligences de son représentant légal

[Adresse 4]

[Adresse 4]

Représentée par Maître Edmond FROMANTIN, avocat au barreau de PARIS, toque : J151, avocat postulant,

et par Maître JULIEN FRANÇOIS de L'AARPI MALLE TITRAN FRANÇOIS, avocat au barreau de LILLE, avocat plaidant

INTIMES

Monsieur [R] [S]

[Adresse 2]

[Adresse 2]

Représenté par Maître Stéphane LATASTE de la SELARL PBA LEGAL, avocat au barreau de PARIS, toque : J086

S.A.S. [17] anciennement dénommée S.A.S. [18]

[Adresse 1]

[Adresse 1]

Représentée par Maître Jérôme DE FREMINVILLE, avocat au barreau de PARIS, toque : W15

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 13 Mai 2025, en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Madame Marie-Françoise d'ARDAILHON MIRAMON, Présidente de chambre, chargée du rapport et Madame Estelle MOREAU, Conseillère.

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :

Madame Sophie VALAY-BRIÈRE, Première Présidente de chambre

Madame Marie-Françoise d'ARDAILHON MIRAMON, Présidente de Chambre

Madame Estelle MOREAU, Conseillère

Greffier, lors des débats : Madame Michelle NOMO

ARRÊT :

- contradictoire

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Sophie VALAY-BRIÈRE, Première Présidente de chambre et par Michelle NOMO, Greffière, présente lors de la mise à disposition.

***

La Sas [18], société de conseil en fusion-acquisition dans le secteur agroalimentaire, ayant appris de Mme [Y] [B], actionnaire à 100 % du groupe [5], acteur majeur du marché français de la salaisonnerie, des plats traiteurs et de la conserverie, qu'elle souhaitait investir dans le marché de la pizza, a interrogé M. [Z] [O], actionnaire majoritaire et dirigeant de la Sas [11], holding familiale détentrice de la société [14] spécialisée dans la fabrication de pizzas à destination des enseignes de la grande distribution, lequel a accepté d'initier des pourparlers et lui a demandé de l'assister dans la recherche d'acquéreurs potentiels, la valorisation et la négociation de la cession de la société [14].

La société [18] a obtenu le 10 juillet 2015 une offre d'achat de la société de droit belge [6], complétée le 3 août suivant, au prix de 11 000 000 euros, outre la rémunération d'une période d'accompagnement à hauteur de 250 000 euros.

Après une première lettre d'intention du 13 juillet 2015, Mme [B] a, le 7 août 2015, adressé à la société [11] une offre d'acquisition par elle-même ou par la Sas [9] (la société [9]), société holding du groupe [5], de la société [14] pour un prix de cession brut à calculer selon une formule basée sur la valeur de l'entreprise fixée à six fois l'Ebitda (bénéfice avant intérêts, impôts, taxes, dotation aux amortissements et provisions sur immobilisations) de la société [14] selon les chiffres de l'exercice clos au 31 mars 2016, affecté de diverses minorations et majorations et un acompte payable au transfert des titres, déterminé en fonction d'un prix de base minimal de 9 800 000 euros, irrévocablement acquis au vendeur, dont les termes ont été acceptés le même jour par la société [11] représentée par M. [O].

Conformément aux termes de cet accord, après un audit financier de la société [14] par la société [10], Mme [B] a confirmé son offre, sous réserve de la signature d'un acte de cession avec garantie d'actif et passif.

M. [R] [S], avocat au barreau de Paris, a été mandaté à compter du 27 octobre 2015 afin d'assister la société [11] au titre de cette cession.

Selon protocole d'accord et acte de cession des actions du 11 décembre 2015, la société [11] a cédé à la société [9] la totalité des actions composant le capital social de la société [14].

Un acompte de 8 469 153,97 euros a été versé le jour de la signature de l'acte et le complément de prix devait l'être dans les 15 jours de la détermination définitive de celui-ci, qui en principe devait intervenir le 31 juin 2016.

Aucun versement supplémentaire du solde n'est intervenu.

[Y] [B] est décédée le [Date décès 3] 2016.

L'expert judiciaire, désigné par ordonnance de référé du 24 janvier 2017 à la requête de la société [11], a déposé son rapport le 30 juin 2017, évaluant le prix de cession des actions à la somme totale de 14 387 916 euros.

La société [11] a assigné la société [9] en paiement du complément de prix par acte du 19 avril 2017.

Par jugement du 4 juillet 2017, le tribunal de commerce de Paris a étendu à la société [9] la procédure de redressement judiciaire ouverte à l'égard de la société [19], faisant partie du groupe [5], puis a placé ces deux sociétés en liquidation judiciaire le 4 avril 2018.

La société [11] a déclaré au passif de la société [9] une créance chirographaire d'un montant de 6 005 177,03 euros, correspondant à hauteur de 5 918 762,03 euros au solde du prix de cession.

C'est dans ces circonstances que la société [11] a assigné devant le tribunal de grande instance devenu tribunal judiciaire de Paris M. [S] par acte du 13 février 2019 puis la Sas [18] en intervention forcée par acte du 27 novembre 2017, aux fins de voir engagée leur responsabilité pour manquement à leurs obligations de conseil et de mise en garde au titre de l'acte de cession du 11 décembre 2015 et de les voir condamnés in solidum au paiement de la somme de 6 005 177,03 euros à titre de dommages et intérêts.

Par jugement du 5 janvier 2022, le tribunal judiciaire de Paris a :

- rejeté la fin de non-recevoir soulevée par M. [S],

- condamné in solidum M. [S] et la société [18] à payer à la société [11] une somme de 214 990,10 euros à titre de dommages et intérêts, avec intérêts au taux légal à compter du jugement,

- condamné in solidum M. [S] et la société [18] aux dépens,

- condamné in solidum M. [S] et la société [18] à payer à la société [11] une somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- fixé entre M. [S] et la société [18] un partage de responsabilité à hauteur de moitié chacun,

- condamné M. [S] à payer à la société [18] la part des condamnations solidaires que celle-ci aura payée au-delà de sa contribution ainsi fixée, sur justification du paiement effectué entre les mains de leur créancier commun,

- condamné la société [18] à payer à M. [S] la part des condamnations solidaires que celui-ci aura payée au-delà de sa contribution ainsi fixée, sur justification du paiement effectué entre les mains de leur créancier commun,

- ordonné l'exécution provisoire de la décision,

- débouté les parties du surplus de leurs demandes, en ce compris les demandes reconventionnelles de dommages et intérêts pour procédure abusive.

La société [11] a interjeté appel de cette décision selon déclaration du 18 février 2022.

Par ordonnance sur incident du 11 février 2025, le conseiller de la mise en état a débouté M. [S] de sa demande de communication de pièces.

Dans ses dernières conclusions, notifiées et déposées le 16 mai 2022, la Sas [11] demande à la cour de :

- confirmer la décision en ce qu'elle a constaté l'existence de manquements à l'encontre de M. [S] et de la société [18] de nature à engager leur responsabilité et dire que les intimés ont manqué à leurs obligations de conseil et de mise en garde lors de la cession des titres de la société [14] entre les sociétés [11] et [9],

- infirmer la décision en ce qu'elle a limité l'estimation de la perte de chance corrélative aux manquements à 3,63 % du montant du complément de prix en limitant le montant de l'indemnisation à la somme de 214 990,10 euros,

statuant à nouveau de ce chef,

- condamner in solidum M. [S] et la société [18] à lui payer la somme de 4 029 615,40 euros à titre de dommages-intérêts,

- confirmer la décision pour le surplus,

y ajoutant,

- condamner in solidum M. [S] et la société [18] au paiement de la somme de 20 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'en tous frais et dépens.

Dans ses dernières conclusions, notifiées et déposées le 29 juillet 2022, M. [R] [S] demande à la cour de :

- le déclarer recevable et bien fondé en son appel incident,

et, y faisant droit,

- réformer le jugement,

et, statuant à nouveau,

- débouter l'appelante de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

subsidiairement,

- limiter à 214 990 euros le montant des dommages intérêts à allouer à l'appelante,

et, en cas de condamnation in solidum des défendeurs (sic),

- condamner la société [18] à le relever indemne à hauteur de 99 % des condamnations à intervenir,

reconventionnellement,

- condamner la société [11] à lui verser la somme de 12 000 euros à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive, sur le fondement de l'article 1240 du code civil, outre la somme de 20 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner la société [11] aux entiers dépens d'instance et d'appel.

Dans ses dernières conclusions, notifiées et déposées le 5 août 2022, la Sas [18] devenue Sas [17] demande à la cour de :

- débouter la société [11] de l'ensemble de ses demandes,

infirmant le jugement,

- débouter la société [11] de ses demandes à son encontre,

- condamner la société [11] au paiement de la somme de 20 000 euros en vertu de l'article 1240 du code civil,

- condamner la société [11] à lui payer la somme de 30 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

subsidiairement,

- fixer la contribution à la dette entre ces derniers à hauteur de 1 % à son égard et 99 % pour M. [S] ou, en tout état de cause, dans une proportion marginale à sa charge,

en conséquence,

- condamner M. [S] à la garantir dans la même proportion, subsidiairement dans la proportion qui sera retenue par la cour, de toutes condamnations en principal, frais, indemnités et dépens,

- condamner la société [11] aux entiers dépens qui seront recouvrés par Maître Jérôme de Freminville, avocat, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.

La clôture de l'instruction a été prononcée le 6 mai 2025.

SUR CE,

Sur les manquements de l'avocat

Le tribunal a jugé que M. [S] a commis des manquements justifiant l'engagement de sa responsabilité aux motifs que :

- M. [S] tenu, en tant que rédacteur d'acte, d'un devoir de conseil et notamment d'attirer l'attention de sa cliente sur les risques d'un engagement de payer un complément de prix dépourvu de garanties, ne justifie pas, d'une part, d'une mise en garde sur le risque de défaillance de l'acquéreur et, d'autre part, d'une présentation détaillée des différents moyens juridiques de nature à sécuriser le paiement du solde du prix et pouvant être insérés aux contrats en cours de rédaction et de négociation avec l'acquéreur,

- il lui appartenait également de vérifier la solvabilité de l'acquéreur, ce dont il s'est abstenu.

La société [11] soutient que M. [S], en sa qualité de rédacteur de l'acte de cession, a manqué à ses obligations de conseil, de renseignement et de diligence en ce que :

- l'avocat qui reconnaît avoir été en charge de la négociation juridique de l'opération ne peut prétendre avoir joué un rôle mineur,

- sa responsabilité n'est pas subsidiaire et l'intervention d'autres professionnels ne l'exonère pas de sa propre responsabilité,

- il n'a pas procédé à la vérification de la solvabilité de la société [9] qui lui incombait, notamment en sollicitant son dernier bilan comptable, lequel aurait permis de constater que la société était endettée et dégageait peu de liquidités,

- il ne l'a pas mise en garde contre les risques de défaillance de l'acquéreur et n'a pas contractualisé de garantie permettant d'assurer l'efficacité et l'exécution de son acte par le paiement intégral du prix,

- l'attestation de Maître [X], ancienne collaboratrice de M. [S], faisant état d'un refus de la société [11], dûment informée, de prendre une telle garantie au regard de la surface financière de la société [9] doit être écartée des débats en ce qu'elle est irrecevable car produite en violation du secret professionnel au sens de l'article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971 et n'établit pas la preuve que l'avocat a rempli son obligation,

- M. [S] aurait dû prévoir un mécanisme de garantie de paiement du solde, notamment en constituant un dépôt de garantie ou un séquestre s'élevant a minima à la somme de 1 330 846,03 euros ou en établissant un cautionnement bancaire et ce, d'autant plus que la société [9] avait accordé une garantie d'actif et de passif contre-garantie par un cautionnement bancaire, mais également en insérant dans l'acte de cession une clause de réserve de propriété lui permettant de revendiquer la propriété des titres à défaut de paiement du prix au 30 juin 2016 ou un nantissement de 100 % des titres de la société [14] ou de toute entité du groupe [5] avec faculté d'attribution à son bénéfice en cas de non-paiement du prix ou enfin, une clause résolutoire à défaut de paiement du prix au 30 juin 2016,

- le fait que la lettre d'intention du 7 août 2015 ne mentionne pas la possibilité d'une garantie de paiement est inopérant à démontrer que les parties avaient accepté de s'en dispenser,

- elle n'était pas pressée de vendre ses participations, cette situation n'empêchant pas, en tout état de cause, de la mettre en garde sur l'absence de garantie relative au paiement du solde du prix,

- s'il n'était pas possible de convenir d'une garantie efficace de sécurisation du paiement du complément de prix, M. [S] pouvait également lui conseiller de retarder la vente jusqu'à la connaissance des chiffres de l'exercice clos au 31 mars 2016 ou de consigner la partie non contestable du complément du prix ou de fixer le prix de manière définitive sur la base de la valeur de l'entreprise non pas au 31 mars 2016 mais au 30 novembre 2015 payable à la signature de l'acte et de ne pas contracter dans ces conditions eu égard aux risques d'une telle convention.

M. [S] réplique qu'il n'a commis aucun manquement en ce que :

- la société [11] l'a cantonné dans un rôle secondaire purement technique de mise en oeuvre des actes juridiques et de rédaction de la documentation,

- la société [18] a gardé la main tout au long de l'opération sur les aspects économique et financier et l'ensemble des négociations à ces égards se sont déroulées avant le début de son mandat,

- les garanties de paiement ne relevaient pas de sa responsabilité mais de celle de la société [18], conseiller financier de la société [11],

- à l'époque des négociations, la solvabilité de la société [9] était acquise en apparence car les sociétés d'audit réputées [10] et [12] ([12]) en certifiaient les comptes et la première était présente dans les discussions relatives à la négociation du prix,

- c'est en réalité à la demande expresse de la société [11] qu'aucune investigation n'a été faite pour vérifier la crédibilité financière de la société [9], ce qui constitue, à tout le moins, une raison d'atténuer sa responsabilité,

- l'hypothèse d'une garantie de paiement a été évoquée par la société [18] dans un courriel du 10 juin 2015 mais n'a pas été retenue par la suite,

- cette question a été également évoquée oralement ainsi qu'en atteste Mme [X], une de ses collaboratrices en charge du dossier,

- la tardiveté de son intervention compte tenu de la fin des négociations et la répartition stricte des rôles entre le conseil juridique et le conseil financier sont des facteurs expliquant qu'il ne puisse rapporter la preuve d'autres diligences concernant la santé financière de la société [9],

- les parties souhaitaient réaliser la cession des parts le plus rapidement possible, notamment afin de prendre en compte une évolution prochaine du marché des matières premières, de sorte qu'elles se sont volontairement placées dans une situation d'urgence ayant conduit à reléguer au second plan les questions juridiques.

L'avocat, en sa qualité de rédacteur d'acte, est redevable envers son client d'une obligation d'information et d'un devoir de conseil, consistant à attirer son attention sur les risques encourus et mettre en oeuvre tous les moyens adéquats pour assurer au mieux la défense de ses intérêts mais, également, tenu de s'assurer de la validité et de l'efficacité de l'acte.

Contrairement à l'allégation de M. [S], la société [11] n'a pas été à l'initiative de la cession et n'était pas pressée de vendre et, en tout état de cause, l'urgence à agir n'aurait eu aucun effet sur l'étendue de ses obligations.

Il ressort de la facture établie par sa structure d'exercice que M. [S] s'est chargé de la préparation, la négociation et la finalisation de la convention de cession d'actions, de la convention de garantie d'actif et de passif, de la convention de sortie de l'intégration fiscale, et de tous autres documents juridiques.

L'offre d'acquisition signée avant qu'il ait reçu mandat de la société [11] mentionne expressément que le prix de base minimum était 'une condition déterminante de la volonté du vendeur de rentrer en négociation exclusive', ce dont il se déduit qu'une phase de pourparlers permettant l'ajout de garanties au profit de l'une et l'autre parties s'ouvrait, le contrat de cession devant être signé au plus tard le 10 octobre 2015 et la cession elle-même devant intervenir au plus tard le 31 octobre suivant avec faculté de prorogation d'un commun accord.

Le protocole d'accord et acte de cession des actions du 11 décembre 2015 mentionne diverses conditions préalables et une garantie d'actif et de passif au profit du cessionnaire laquelle n'était pas prévue dans l'offre et établit que des conditions et garanties pouvaient être négociées par le cédant, contrairement à ce que M. [S] prétend.

Il s'en déduit que la mission de M. [S] qui était celle d'assurer la négociation juridique de l'opération n'était aucunement limitée et qu'il lui appartenait pour en sécuriser les risques juridiques, non seulement de vérifier la solvabilité du cessionnaire mais aussi d'informer la société [11] des conséquences du paiement à terme d'une partie du prix et des mesures permettant de réduire les risques y afférents, et de la conseiller sur l'opportunité de négocier la prise d'une telle garantie.

En ne vérifiant pas la solvabilité du cocontractant, notamment en sollicitant les derniers bilans de la société [16], M. [S] a manqué à son obligation de diligence et il ne peut s'exonérer de sa responsabilité aux motifs, en premier lieu, que la société [11] a indiqué dans sa plainte pénale contre la société [10] que la crédibilité de l'acquéreur potentiel de la société [14] ne faisait aucun doute pour elle et dans son projet d'assignation en nullité de la cession pour dol que dans le cadre des pourparlers contractuels, la société [9] avait affiché auprès d'elle sa surface financière et celle du groupe [5], en second lieu, que la société [10] ait certifié les comptes en sa qualité de commissaire aux comptes et enfin que la société [18] est intervenue dans la négociation de la cession des parts sociales.

L'avocat ne justifie pas qu'il a évoqué les risques liés à la prévision du paiement d'un complément de prix, potentiellement important, à terme et les mesures propres à prémunir sa cliente des conséquences d'un non-paiement de la totalité du prix, telles un dépôt de garantie, un séquestre, un cautionnement bancaire du cessionnaire, un nantissement des titres de la société [14] ou bien encore l'insertion dans l'acte de cession d'une clause de réserve de propriété jusqu'au paiement intégral du prix ou une clause résolutoire à défaut de paiement du prix au 30 juin 2016.

En effet, le courriel du 10 juin 2025 qu'il invoque n'émane pas de lui mais de la société [18] et concerne la garantie d'actif et de passif au profit de la cessionnaire. Par ailleurs, l'attestation de l'ancienne collaboratrice de la structure d'exercice de M. [S] qui indique que 'la question de l'opportunité de demander à l'acquéreur une sûreté afin de sécuriser le paiement du complément de prix a été explicitement évoquée lors de la tenue d'une conférence téléphonique', si la violation du secret professionnel est vainement invoquée alors que cette attestation est produite par M. [S] pour sa propre défense, n'est pas suffisante, à défaut d'autres éléments la corroborant, à établir qu'il a rempli son obligation d'information et de conseil à ce titre.

En revanche, il ne peut lui être reproché de ne pas avoir conseillé une consignation du solde du prix de cession non contestable puisque celui-ci n'était par définition pas déterminé et de nature aléatoire puisqu'il était fonction des résultats futurs de la société [14].

De même, il ne peut lui être fait grief ni de ne pas avoir conseillé à la société [11] de retarder la signature de la cession jusqu'à la connaissance des chiffres comptables de l'exercice clos au 31 mars 2016 ni de déterminer le prix de vente au jour de la cession sur la base de la valeur de l'entreprise au 30 novembre 2015 et en exiger le paiement intégral alors qu'il ressort d'un échange de courriel du 24 novembre 2015 que M. [O] indiquait qu'il devait avancer dans la négociation et qu'il était très inquiet de ne rien voir venir et que M. [H], directeur de la société [18] lui avait proposé d'arrêter le prix fixe pour la société [14] sans complément de prix mais qu'il avait répondu que [Y] [B] avait déjà indiqué qu'elle souhaitait que la négociation soit conforme à la lettre d'intention et qu'il avait manifesté sa volonté de rester dans ce cadre.

Sur les manquements de la société [18]

Les premiers juges ont retenu les mêmes manquements à l'encontre de la société [18] aux motifs que :

- en l'absence de lettre de mission, il ressort des pièces produites que l'étendue du mandat de cette société à l'égard de la société [11] comprenait le conseil sur l'évaluation de la société [14], la recherche d'acquéreurs et la négociation en son nom de la cession des titres de cette société,

- même si elle n'était pas chargée de la rédaction des actes juridiques afférents à l'opération projetée, elle était tenue de s'assurer de la solvabilité de la société [9] et ne justifie d'aucune diligence à cet égard,

- compte-tenu de l'étendue de sa mission et du rôle qu'elle a joué auprès de la société [11] pendant toute la négociation, elle était tenue d'un devoir de conseil envers sa cliente et ne démontre pas avoir fourni une information complète et circonstanciée sur les avantages et inconvénients d'un prix ferme par rapport à un prix de base accompagné d'un complément de prix, ni l'avoir mise en garde sur l'absence de sécurisation du paiement du complément de prix, ni de l'avoir conseillée sur l'opportunité de demander à l'acquéreur une telle garantie.

La société [11] soutient que la société [18] a commis des manquements en ce que :

- cette société lui a présenté Mme [B] et est intervenue en qualité de mandataire pour négocier en son nom et pour son compte la cession des titres de la société [14] et en qualité de conseil,

- le mandataire rémunéré était tenu d'une obligation de renseignement et de conseil à son égard et tenu de s'assurer de l'efficacité de l'opération,

- la qualité du client n'a pas d'impact sur l'étendue de ces obligations,

- la société [18] n'a pas vérifié la solvabilité de la société [9] et n'a consulté aucune pièce comptable ou financière,

- elle devait l'alerter sur les risques de l'acte de cession et obtenir toutes garanties de droit pour s'assurer du paiement du prix en présence d'une partie importante du prix de cession non acquittée lors de la signature,

- la société [18] pouvait également déterminer le prix de vente au jour de la cession sur la base de la valeur de l'entreprise non pas au 31 mars 2016 mais au 30 novembre 2015 et exiger que l'entièreté du prix soit payable à la signature de l'acte.

La société [17] venant aux droits de la société [18] réplique que :

- sa mission, en qualité de conseil en fusion-acquisition, se limitait à évaluer la société [14], identifier un acheteur et optimiser la négociation sur le prix et elle est restée dans son rôle de conseil et non de représentation,

- M. [S] a été l'auteur exclusif, avec l'avocat de l'acquéreur, de l'acte de cession et de l'acte de garantie d'actif et de passif auxquels il a par ailleurs apporté des modifications substantielles,

- elle n'a pas commis de manquement à son devoir de vérification de la solvabilité de la société [9] puisque rien ne permettait de la mettre en doute, les résultats du groupe, la confiance de la place financière française et le rapport du cabinet d'audit [10] attestant de la santé financière saine et équilibrée de la société,

- elle ne disposait pas de moyens de détecter la fraude des comptes du groupe [5],

- la capacité de la société [9] à payer immédiatement une somme de 8,5 millions d'euros au titre de l'acompte permettait raisonnablement de penser qu'un paiement de 2 millions d'euros au titre du solde ne poserait pas de difficultés,

- la société [11] se contredit entre la plainte pénale qu'elle a déposée contre la société [9] et la société [10], dans laquelle elle indiquait que la situation financière du groupe [5] était stable et équilibrée et qu'elle s'était engagée sur la base du rapport favorable du commissaire à la transformation de la structure juridique du groupe du 28 octobre 2015 établi par le cabinet [10] et la présente instance, dans laquelle elle prétend n'avoir eu aucune information sérieuse sur la situation financière de cette société

- M. [T] [W], associé senior de la société d'audit [10], commissaire aux comptes du groupe [5], a participé étroitement aux négociations en tant que conseil de [Y] [B] et rien ne permettait de suspecter un quelconque risque de défaut de solvabilité,

- la garantie de paiement ne relevait pas de son champ d'intervention mais du domaine exclusif de l'avocat rédacteur des actes,

- elle a informé la société [11] du choix qui était le sien entre prix ferme et prix aléatoire payable en partie à terme,

subsidiairement,

- son obligation de conseil est une obligation de moyen limitée par les compétences de son client M. [O] représentant la société [11], lequel était très expérimenté,

- la sécurisation du solde du prix a été évoquée lors d'une conférence téléphonique comme en atteste Maître [X] mais M. [O] a écarté cette hypothèse en raison de la solidité financière de la société [9] et par crainte que [Y] [B] perçoive cette demande comme une mise en doute de sa parole et de son crédit dans un contexte de pourparlers tendus.

Il ressort de l'attestation de M. [H], co-directeur général de la société [18], qu'en mars 2015, [Y] [B] avait fait part à ladite société de son intérêt pour le marché de la pizza fraîche et de sa volonté de réaliser un investissement pour y pénétrer et que cette société avait alors contacté M. [O] pour savoir s'il était intéressé par une discussion avec [Y] [B] sur une éventuelle cession de sa société [14] et qu'après réflexion, ce dernier l'avait chargée de le conseiller dans les négociations avec la société [9].

En sa qualité de conseil en fusion-acquisition ou rachat d'entreprise, la société [18] était tenue d'une obligation d'information et d'un devoir de conseil vis à vis de sa cliente et devait également s'assurer de l'efficacité de la cession des titres de la société [14] qu'elle était chargée de négocier.

La mission de la société [18] n'a pas été formalisée par un écrit. Toutefois, il ressort de l'ensemble des pièces produites, soit essentiellement les échanges de courriels entre la société [18], M. [O] ès qualités et M. [S], que sa mission portait sur la valorisation de la société à vendre, la recherche de candidats à son rachat et la négociation du prix de vente soit une mission strictement financière, excluant toute mission juridique pour laquelle M. [H], son directeur, renvoyait systématiquement vers les avocats des parties.

Or, la prévision d'une garantie de paiement en cas de complément de prix éventuel assis sur les performances futures de la société (earn-out) relève du domaine du droit dont seul l'avocat mandaté avait la charge.

Par ailleurs, dès le 5 juin 2015, M. [H], directeur de la société [18], a adressé un courriel à M. [O] en ces termes :

'J'ai fait un premier jet d'éval à la très grosse louche, avec des hypothèses à confirmer. Ça pourrait être pire :

- valo à ce jour (base comptes 31/3/2015) 9,1 m€ si on n'actualise pas la dette, 9,7 m€ si on réduit la dette en posant l'hypothèse que le closing a lieu au 30/9 et que la société dégage 600 k€ de cash flow libre en 6 mois (...)

- si on admet de prendre en compte la moitié de la hausse du résultat prévisionnel en 2015 2016 (ce qui ne sera sans doute pas évident à faire avaler à [Y] [B]), on arrive à 10,8 m€ (...)

On pourrait donc vraisemblablement défendre un schéma avec une valo de base autour de 9 m€ pour 100% des titres, plus un earn out de 1,5 à 2,0 m€ si les résultats 2015 2016 de [14] sont au rdv.

Sur un schéma de valo de ce type, si j'étais toi, je prendrais. Même avec une valo à 9 m€ secs sans earn out ou à 8 m€ avec earn out, d'ailleurs.

L'arrivée de [19] ne peut que perturber le marché si elle décide d'y aller sans passer par la case [14]. Bien sûr, son usine va merder pendant 12 à 18 mois, elle va reperdre des marchés, etc. etc. Mais comme elle est têtue, elle s'obstinera et ça va de nouveau peser sur les marges qui commençaient tout juste à se reconstituer. Rappelle toi quel moral tu avais il y a un an... Ça va certes mieux pour [14] [[14]], mais, et tu le sais aussi bien que moi, parmi les concurrents du grand jeu [15], le maillon faible ... c'est toi.

Accessoirement, une fois que le marché saura que [B] va y entrer, bon courage pour aller lever des capitaux pour financer la future extension de l'usine de [14]. Tout le monde va se dire : la boîte ([14]) vient de passer par un gros trou d'air qui a failli l'emporter, le marché est casse gueule avec trois gros acteurs en face, bigue warning !

Excuse moi de tenir un langage un peu brutal, mais j'ai senti lundi dernier que tu cultivais des rêves de valo hérités de l'époque où [14] était sous staffée et les marges n'avaient pas connu la culbute de ces dernières années (...).

Le 24 novembre 2015, M. [H] rappelait à son client qui s'inquiétait du fait que la négociation n'avançait plus : ' Pour vraiment gagner du temps, la seule solution (je l'ai déjà dit par le passé) c'est d'arrêter une bonne fois pour toute un prix fixe pour [14] plus les actifs et le [7], sans complément de prix' (en gras dans le texte), solution que M. [O] avait écartée comme il a été précisé supra.

Il ressort de ces échanges que la société [18] a informé M. [O] des différentes modalités de fixation du prix et de la possibilité de revenir à la fixation d'un seul prix fixe mais que M. [O] a persisté à solliciter un complément de prix payable à terme, dont il était à même de mesurer l'aléa quant au paiement et aucun manquement ne peut lui être reproché, étant rappelé que la garantie de paiement ne relevait pas de sa mission.

En revanche, la société [18] chargée de trouver des acquéreurs avait l'obligation de vérifier leur solvabilité et devait s'en acquitter vis à vis de la société holding [9] désignée par [Y] [B] pour acquérir les titres de la société [14], quand bien même le groupe [5] créé par elle était leader national sur le marché des plats cuisinés et du jambon cuit et commercialisait ses produits sous des marques de grande renommée ([19], Madrague, Panzani, etc...) et affirmait avoir un chiffre d'affaires de 800 millions d'euros en 2014. Or, elle n'a sollicité aucun bilan comptable ou autre pièce financière et s'est fondée à tort sur la seule renommée de [Y] [B] et du groupe [5] qu'elle détenait à 100 %, commettant ainsi une faute.

Sur le préjudice et le lien de causalité

Le tribunal a jugé que :

- l'absence de vérification de la solvabilité de la société [9] par la société [17] et M. [S] n'a causé aucune conséquence préjudiciable à la société [11] puisqu'il n'est pas démontré que les fraudes commises dans les comptes du groupe [5] et de la société [9] auraient pu être décelées si ces informations financières avaient été sollicitées et obtenues avant la conclusion de l'opération ni que ces documents aient pu la conduire à douter de la solvabilité de l'acquéreur, alors que les comptes étaient certifiés par le cabinet [10], société de commissaires aux comptes réputé, et qu'une part importante du prix de vente était payé comptant,

- le défaut de mise en garde et de conseil quant à l'absence de garantie de paiement du complément de prix a fait perdre une chance à la société [11] de ne pas subir un défaut de paiement,

- quand bien même le complément de prix définitif s'est avéré beaucoup plus important à l'issue de l'expertise, l'assiette de la perte de chance ne peut porter que sur un montant de 2 149 901,03 euros correspondant à l'estimation haute de ce complément, calculée sur la base d'une évaluation au jour de la signature de l'acte de l'excédent brut d'exploitation au 31 mars 2016, car, à défaut de preuve que les parties aient alors envisagé que le complément de prix pourrait s'élever à un montant supérieur, rien ne démontre qu'elles aient pu s'accorder sur une garantie de paiement excédant cette somme,

- l'évaluation de la perte de chance doit tenir compte de l'aléa inhérent à l'absence de certitude quant au fait qu'un complément de prix serait effectivement dû par l'acquéreur au jour de la conclusion du contrat, au fait que seuls un dépôt de garantie ou un cautionnement bancaire étaient de nature à sécuriser efficacement le paiement du complément du prix compte-tenu de la fragilité financière du groupe [5] révélée ultérieurement et de la diminution de la valeur de la société [14], la probabilité faible de l'obtention d'un accord de l'acquéreur à ce titre, et enfin l'arrivée du terme de l'offre indicative de la société [6] au 20 août 2015, laquelle a réduit la faculté de la société [11] d'ouvrir des négociations avec un autre acquéreur potentiel,

- eu égard à cet aléa, le préjudice de la société [11] doit être réparé par l'octroi de la somme de 214 990,10 euros,

- les autres chefs de demande indemnitaire ont été rejetés.

La société [11] soutient que :

- les fautes des intimés lui ont fait perdre une chance de ne pas contracter avec l'acquéreur ou de contracter avec la société [6] ou de contracter dans de meilleures conditions et de limiter en conséquence les risques de ne pas percevoir le complément de prix,

- elle pouvait refuser de poursuivre la vente puisqu'elle avait retrouvé la possibilité de négocier avec des tiers à compter du 31 octobre 2015, date du terme de l'offre d'acquisition de [Y] [B],

- la possibilité d'une cession dans des conditions plus favorables ne se limite pas, ainsi que l'a retenu le tribunal, au séquestre et au cautionnement bancaire, la fixation du montant de l'acompte au prix plancher de 9,8 millions d'euros ou la présence d'une clause de réserve de propriété constituant également des moyens permettant une cession plus favorable,

- le paiement d'un complément de prix à hauteur de 1 330 46,03 euros était certain à la signature de l'acte puisque l'acompte réglé ne constituait pas le prix plancher de la cession, l'offre d'acquisition du 7 août 2015 et l'acte de cession mentionnant un prix minimal de 9,8 millions d'euros,

- le prix définitif de la cession était bien supérieur à 9,8 millions d'euros eu égard aux estimations réalisées par les parties,

- l'arrivée du terme de l'offre de reprise de la société [6] le 20 août 2015 était indifférent car cette dernière aurait pu renouveler sa volonté d'acquérir les parts, sachant qu'elle a racheté les parts de la société [14] lors de la liquidation de la société [9],

- le solde du prix de cession en principal tel qu'estimé par l'expert de 5 918 762,03 euros doit servir de base au calcul du préjudice indemnisable, le fait que les titres de la société [14] aient été revendus en février 2018 pour la somme de 300 000 euros dans le cadre de la liquidation judiciaire de la société [9] est indifférent puisque son préjudice est constitué par le non-paiement du complément de prix,

- son préjudice final est constitué de la différence entre le prix de vente auquel l'acheteur s'est engagé et l'acompte effectivement perçu,

- la probabilité qu'elle ne contracte pas avec la société [9] ou le fasse à des conditions ou modalités différentes est donc plus ou moins certaine en fonction du risque d'impayé et de la manière d'y pallier en particulier :

- s'agissant du complément du prix de 1 330 846,03 euros nécessaire afin de percevoir le prix plancher, la probabilité de ne pas signer l'acte est certaine et la perte de chance de 100 %,

- s'agissant du complément du prix permettant d'atteindre l'estimation de 10 619 055 euros contemporaine de l'acte, il est constant que la garantie aurait été prise pour ce montant et la probabilité est estimée à 90 % soit une somme de 737 149,50 euros,

- s'agissant du complément du prix permettant d'atteindre le prix de 11 000 000 euros offert par la société [6], elle aurait pu refuser de signer l'acte de cession et préférer renouer avec la société [6] et la probabilité est estimée à 70 % soit une somme de 266 661,50 euros,

- s'agissant enfin de la partie du prix au delà de 11 000 000 euros et jusqu'au prix définitif de 14 387 916 euros qu'elle aurait pu obtenir si le complément du prix avait été garanti par une clause de réserve de propriété, la probabilité est estimée à 50 % soit 1 693 958 euros,

- soit un préjudice au titre de la perte de chance de 4 029 615,40 euros.

M. [S] réplique que :

- la société [11] qui s'est volontairement placée dans l'urgence afin de conclure la cession ne peut demander la réparation de ses propres fautes, impérities et précipitations qui sont exonératoires de sa responsabilité puisqu'elles sont à l'origine du préjudice dont elle se plaint,

- l'appelante ne démontre pas de lien de causalité entre les fautes qu'elle lui impute au titre de la vérification de la solvabilité et du devoir de conseil sur la constitution d'une garantie et son prétendu préjudice caractérisé par le non-paiement du solde du prix de vente, le dommage ayant été causé par d'autres circonstances causales,

- ainsi que l'ont retenu à raison les premiers juges, le fait de ne pas s'être assuré de la solvabilité de l'acheteur n'a eu aucune conséquence préjudiciable pour la société [11],

- aucune perte de chance n'est caractérisée au titre des garanties évoquées par la société [11] puisqu'aucune d'entre elles n'aurait eu d'efficacité pour lui assurer le paiement du solde du prix, en particulier : le dépôt de garantie ou le séquestre car l'absence de tout prix certain empêchait d'en déterminer le quantum, le nantissement des titres de la société [14] car cette garantie n'avait aucune valeur pour le vendeur eu égard à la dévalorisation postérieure des titres et revenait pour l'acheteur à geler sa participation dans cette société, la clause résolutoire et la clause de réserve de propriété car l'appelante n'aurait pu les mettre en oeuvre avant le dépôt du rapport d'expertise le 30 juin 2017 et postérieurement à cette date, la valeur des parts ayant considérablement baissé, les restitutions réciproques auraient été catastrophiques pour la société [11] et le cautionnement bancaire car l'acheteur aurait exigé une contrepartie,

- compte-tenu de la déconfiture du groupe [5] et des falsifications de la comptabilité des sociétés du groupe, aucune garantie n'aurait été efficace,

- la revalorisation de l'acompte était illusoire car l'acheteur a refusé la stipulation d'une vente à prix fixe,

- l'acompte perçu par le vendeur, conformément à la formule prévue dans l'acte, correspond au prix de base (plancher) fixé par les parties à 9,8 millions d'euros, aucun complément de prix certain d'1 330 846 euros n'est donc établi,

à titre subsidiaire,

- l'appelante a bien perçu l'intégralité du prix de base de 9,8 millions d'euros car le complément de prix de 1 330 846 euros qu'elle allègue a été perçu sous forme d'un abandon de créance sur la société [8], dont elle détenait l'intégralité du capital social,

- l'offre de la société [6] était moins intéressante que celle de la société [9] puisque cet acheteur potentiel proposait au final une offre de 10,5 millions d'euros soit 37 % de moins que la meilleure offre de 14 400 000 euros de la société [9], aucune perte de chance de conclure l'opération à des conditions similaires n'étant caractérisée à ce titre,

- à titre plus subsidiaire, le taux de perte de chance à hauteur de 10 % doit être confirmé.

La société [17] réplique que :

- son prétendu défaut de conseil sur la solvabilité est sans lien de causalité avec les préjudices allégués car elle ne pouvait détecter les anomalies dans les comptes du groupe [5] qui comme la société [11] l'indique dans sa plainte pénale ont été truqués par l'émission de fausses factures,

- aucun lien de causalité entre son prétendu défaut de conseil sur la garantie de paiement et le préjudice allégué n'est caractérisé,

- le fait de solliciter une telle garantie aurait présenté le risque de faire échouer les négociations de sorte qu'aucune perte de chance d'obtenir une garantie de paiement ne peut être retenue,

- aucune perte de chance au titre de la négociation d'une garantie de paiement n'est caractérisée en particulier :

- la clause de réserve de propriété est inusuelle en matière de cession de droits sociaux, les montants respectifs du solde et de l'acompte excluant cette garantie dans la mesure où la société [11] aurait dû restituer un acompte d'une valeur bien supérieure au solde,

- le cautionnement bancaire aurait été refusé par l'acheteur car il nécessite une contre-garantie, tout comme le séquestre à concurrence du solde de prix prévisionnel compte-tenu de l'insuffisance de trésorerie de ce dernier,

- si le nantissement des titres aurait pu être négocié, il n'aurait donné à l'appelante qu'une part minoritaire de la société [14] et aurait été de toute façon privé d'effet par la procédure collective,

- la société [11] n'a pas perdu de chance de conclure avec la société [6] à un prix équivalent ou meilleur car son offre était nettement moins intéressante avec un différentiel de prix minimum d'1,75 millions d'euros et une offre de travail moins avantageuse pour M. [O],

- l'empressement de M. [O] à vendre était incompatible avec une reprise des négociations avec un autre acheteur, la société [6] présentant également une faible surface financière en comparaison de la société [9],

- la perte de chance de renoncer à la vente est nulle car la perte de grands marchés à marques de distributeurs exposait la société à perdre de sa valeur de sorte qu'il était rationnel de vendre rapidement, les 'marques d'intérêt' qu'aurait reçues la société [11] ne sont pas démontrées et ne lui auraient pas permis d'obtenir un prix supérieur à l'acompte qu'elle a perçu,

- subsidiairement, l'assiette de la perte de chance se serait élevée, aux termes des derniers échanges des parties sur le prix définitif, à une somme comprise entre 1 624 000 euros et 2 074 000 euros.

Alors que la société [11] n'était pas à l'initiative de la vente de sa filiale, M. [S] n'établit pas qu'elle a agi avec une précipitation fautive, susceptible de l'exonérer de sa responsabilité.

Seule constitue une perte de chance la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable et

il appartient à celui qui l'invoque d'apporter la preuve que la perte de chance est réelle et sérieuse et si une perte de chance même faible est indemnisable, elle doit être raisonnable et avoir un minimum de consistance.

Sa réparation doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'aurait procuré cette chance si elle s'était réalisée.

A titre liminaire, la société [11] invoque vainement une perte de chance, au surplus de 100 %, de percevoir la somme de 9 800 000 euros à titre d'acompte au motif qu'il s'agissait du montant minimal convenu entre les parties alors que l'acompte sur le prix de cession d'un montant de 8 469 153,97 euros réglé correspond à la somme de 9 800 000 euros corrigée des minorations mentionnées à l'article 4.1 Prix de cession de l'acte de la convention du 11 décembre 2015 et que ce calcul était conforme à l'offre du 7 août 2017 prévoyant le paiement d'un acompte non pas de 9 800 000 euros mais 'déterminé en fonction d'un prix de base minimal de 9 800 000 euros', ce qui impliquait d'y appliquer les minorations et la majoration affectant le prix de cession brut.

Ce montant n'a jamais été contesté par la société [11] ainsi que le relève l'expert judiciaire dans son rapport du 30 juin 2017.

En premier lieu, la société [11] n'établit pas la preuve d'une perte de chance de ne pas contracter avec l'acquéreur ou de contracter avec la société [6] ou encore de contracter dans de meilleures conditions en lien de causalité avec le manquement tiré du défaut de vérification par M. [S] et la société [18] de la solvabilité de la société [9].

En effet, un communiqué de presse interministériel paru le 14 décembre 2016 a révélé que la société [9] avait informé les services de l'Etat de la découverte de pratiques de présentation trompeuse de ses comptes.

La décision du Haut conseil du commissariat aux comptes du 19 février 2021 ayant notamment prononcé la radiation de la liste des commissaires aux comptes de deux commissaires aux comptes, M. [T] [W], associé senior de la Sa [10] et M. [G] [A] associé de la société [13], lesquels avaient certifié les comptes annuels de la société [9] et les comptes consolidés du groupe [5] de 2012 à 2015, mentionne qu'au lendemain du décès de [Y] [B] le [Date décès 3] 2016, les dirigeants des sociétés du groupe [5] ont révélé aux commissaires aux comptes d'importantes fraudes affectant les comptes clients et les comptes d'avances sur approvisionnements, estimées à près de 240 000 millions d'euros, ce qui a entraîné dans les mois qui ont suivi l'ouverture de procédures collectives pour les principales sociétés du groupe.

La société [11] ne démontre pas plus qu'en première instance que la production des bilans de la société holding lui aurait permis de déceler ces fraudes ou l'aurait conduite à douter de sa solvabilité alors que les comptes de celle-ci étaient certifiés sans réserve, ainsi qu'il ressort de la décision susvisée, par les deux sociétés de commissaires aux comptes précitées de grande renommée.

En second lieu, l'assiette du préjudice de perte de chance dont se prévaut la société [11] est le complément du prix de cession tel qu'estimé par l'expert judiciaire dont elle aurait été privée laquelle ne peut être celle d'une perte de chance de ne pas contracter ou de contracter avec la société [6] puisqu'elle n'aurait en ces deux cas pas eu vocation à percevoir le complément de prix de la cession de sa société à la société [9].

En revanche, le manquement retenu à l'encontre du seul avocat à son obligation d'information et de conseil sur les mesures de sécurisation du paiement à terme du complément de prix qui auraient pu être prises peut être à l'origine de la perte de chance de contracter dans de meilleures conditions et de limiter le risque de ne pas percevoir ce complément de prix, à la condition que soit prouvé que les mesures préconisées avaient une chance d'être efficaces.

Tel n'est pas le cas de la mention d'une clause de réserve de propriété jusqu'au paiement intégral du prix de cession lui permettant de revendiquer la propriété des titres à défaut de paiement du complément du prix au 30 juin 2016 telle que visée par la société [9] ou d'une clause résolutoire à défaut de paiement du prix au 30 juin 2016 puisque ces clauses, au demeurant tout à fait inhabituelles en matière de cession de parts sociales, n'auraient pu avoir pour effet que de limiter ou d'anéantir les effets de la vente et non d'obtenir la garantie du paiement de tout ou partie du complément de prix.

L'exigence d'un dépôt de garantie ou d'un séquestre, d'un cautionnement bancaire du cessionnaire, ou d'un nantissement des titres de la société [14] étaient aptes, en principe, à garantir le paiement du complément de prix.

Toutefois, leur efficacité était soumise à un aléa relatif à :

- l'existence du rapport de force établi entre la société [11] et le groupe [5] dirigé par [Y] [B], dont le comportement très dur en affaires est largement documenté par les articles et livre parus après son décès et ressort des échanges très tendus entre les parties dans leur correspondance électronique, laquelle était assistée de M. [W], associé de la société [10], en qualité de conseil, qui a contesté point par point le calcul du prix de cession, parfois au delà de la position de [Y] [B] elle-même, ce rapport de force n'étant aucunement propice à l'octroi par la société [9] d'une quelconque garantie de paiement alors que sa stratégie était de faire croire à sa très large surface financière en même temps qu'elle falsifiait ses résultats comptables et connaissait son manque de trésorerie,

- le fait de solliciter une telle garantie aurait présenté le risque de faire échouer les négociations et il n'est pas certain que M. [O] aurait accepté de le prendre car il souhaitait que la vente aboutisse,

- la limitation du montant envisageable du dépôt de garantie ou séquestre sur la base de l'évaluation

de la valeur de l'entreprise (6 x Ebitda au 31 mars 2016) de 14 248 755 euros telle que projetée par la société [11] au 3 novembre 2015 ( pièce 73 [18]), alors qu'elle a été fixée à 18 015 690 euros par l'expert judiciaire,

- la révélation de l'absence de trésorerie de la société [9] avant même que la société [11] engage une action en paiement du complément de prix à son encontre et son placement en redressement judiciaire quatre jours après le dépôt du rapport d'expertise chiffrant le montant des dommages et intérêts au titre du complément de prix.

Au vu de l'importance de cet aléa, la perte de chance de voir limiter le risque de ne pas recevoir le paiement du complément de prix est fixée à 10 % en confirmation du jugement.

L'assiette du préjudice doit être fixée au montant du complément de prix en retenant le prix de cession tel qu'évalué par l'expert en appliquant les termes de la convention du 11 octobre 2015 sauf à rectifier une erreur relative à la déduction de l'économie d'impôt sur les sociétés qui a été comptabilisée en totalité alors que seule la moitié devait être ajoutée selon la formule de calcul convenue soit :

Valeur d'entreprise (6 x L'Ebitda) : 18 015 690 euros

Dette financière nette retraitée : - 2 551 928 euros

Actifs société [7] : - 55 846 euros

Abandon de créance société [7] : - 1 530 000 euros

1/2 Economie IS : + 255 000 euros

Prix de cession = 14 142 916 euros

Acompte : - 8 469 153 euros

Complément de prix = 5 673 763 euros.

En conséquence, M. [S] est condamné à payer à la société [11] la somme de 567 376 euros, en infirmation du jugement

Sur le partage de responsabilité entre les défendeurs

Les premiers juges ont jugé que les manquements respectifs de la société [18] et M. [S] ont eu un rôle causal équivalent dans la perte de chance subie par la société [11] de sorte qu'un partage de responsabilité à hauteur de 50 % sera fixé dans leurs rapports respectifs, ces derniers étant également condamnés à se garantir mutuellement des condamnations prononcées dans la limite de ce partage de responsabilité.

M. [S] étant seul condamné au paiement de dommages et intérêts, il est débouté de sa demande de contribution à la dette et de garantie à l'encontre de la société [17], en infirmation du jugement.

Sur la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive formée par les intimés

Le tribunal a rejeté la demande indemnitaire des intimés pour procédure abusive, dès lors qu'il a été fait partiellement droit à la demande de la société [11].

Ce rejet est confirmé en appel puisqu'une faute a été reconnue à l'encontre des deux intimés.

Sur les dépens et les frais irrépétibles

Les dispositions relatives aux dépens et aux frais de procédure de première instance sont infirmées.

Les dépens de première instance et d'appel doivent incomber à M. [S], lequel est également condamné à payer à la société [11] une somme de 15 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, au titre de ses frais irrépétibles de première instance et d'appel.

Les autres demandes à ce titre sont rejetées.

PAR CES MOTIFS

La cour

Infirme le jugement en ce qu'il a :

- condamné in solidum M. [S] et la société [18] à payer à la société [11] une somme de 214 990,10 euros à titre de dommages et intérêts, avec intérêts au taux légal à compter du jugement,

- condamné in solidum M. [S] et la société [18] aux dépens,

- condamné in solidum M. [S] et la société [18] à payer à la société [11] une somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- fixé entre M. [S] et la société [18] un partage de responsabilité à hauteur de moitié chacun,

- condamné M. [S] à payer à la société [18] la part des condamnations solidaires que celle-ci aura payée au delà de sa contribution ainsi fixée, sur justification du paiement effectué entre les mains de leur créancier commun,

- condamné la société [18] à payer à M. [S] la part des condamnations solidaires que celui-ci aura payée au delà de sa contribution ainsi fixée, sur justification du paiement effectué entre les mains de leur créancier commun,

Confirme le jugement en ce qu'il a débouté M. [R] [S] et la société [18] devenue [17] de leurs demandes de dommages et intérêts pour procédure abusive,

Statuant à nouveau, dans cette limite,

Condamne M. [R] [S] à payer à la Sas [11] la somme de 567 376 euros à titre de dommages et intérêts,

Déboute M. [R] [S] de sa demande de contribution à la dette et de sa demande de garantie à l'encontre de la Sas [17],

Condamne M. [R] [S] aux dépens de première instance et d'appel,

Dit que Maître Jérôme de Fréminville en ayant fait la demande, pourra, en ce qui le concerne, recouvrer sur la partie condamnée ceux des dépens dont il aura fait l'avance sans avoir reçu provision en application de l'article 699 du code de procédure civile,

Condamne M. [R] [S] à payer à la Sas [11] une somme de 15 000 euros, au titre de ses frais irrépétibles de première instance et d'appel, sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

Rejette toute autre demande à ce titre.

LA GREFFIÈRE LA PRÉSIDENTE

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