CA Paris, Pôle 5 - ch. 4, 10 septembre 2025, n° 23/04569
PARIS
Arrêt
Autre
ARRÊT :
- contradictoire
- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.
- signé par Mme Brigitte Brun-Lallemand, première présidente de chambre et par Mme Elisabeth Verbeke, greffière, présente lors de la mise à disposition.
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FAITS ET PROCEDURE
[JV] litige oppose Mesdames [KF] [JP] et [GX] [E], Messieurs [CB] [F], [OL] [VS], [VH] [MN], [HC] [M], [OL] [AF], [B] [Z], [A] [MI], [W] [JP], [N] [AF], [G] [EU], [OL] [K], [YF] [K], [SZ] [J], [SU] [AZ], [SZ] [XV], et [KA] [C], les sociétés Les Feugrettes, [V] [Localité 87], [V] Mesnil, [Adresse 91], [R] [PB] [Localité 101], [I], [R] la Quaize, [HH], [EZ], [SO], [Y], [V] Logis, [H], [V] Rouillis, [R] [Adresse 118], H2 [Localité 85], [S], [V] Dan, [EJ] Hilaire, [JP], [X], [MT], [HM], Des Deux Vallées, [V] Haut [Localité 80], [R] [PB] Vallée, [PB] Hibou, [E], [Adresse 99], [VM] [CG], [CB] [EO], [R] [PB] Prebende, [TE], [R] [P], [R] [T] et Des Hauts Marquets, ayant pour activité la production agricole de betteraves sucrières, et les groupements d'exploitation agricole en commun Enouf-Massu, [PG], [R] Fierville, [U], [R] la [Localité 88], [JV] [Adresse 125], [V] [Adresse 123] [D] et [V] Tilleul exerçant une même activité de production agricole de betterave sucrière (ci-après « les planteurs ») à la société [EJ]-Louis Sucre (ci-après dénommée « SLS »), filiale du groupe allemand Sudzucker, qui a pour activité la fabrication et la distribution de sucre de betterave et de canne pour les consommateurs, les industriels et la restauration hors foyer, en [102].
Dans le cadre de son activité de traitement des betteraves sucrières en vue de l'extraction de sucre, la société SLS a noué des relations commerciales avec les planteurs, producteurs indépendants de betterave sucrière établis dans les départements de l'Orne ou du Calvados et livrant des betteraves sucrières à la sucrerie de [Localité 83], lui appartenant.
[PB] production de betteraves étant saisonnière, les relations commerciales se sont organisées par campagne de production s'étalant sur deux années civiles consécutives, comme suit : l'établissement d'un contrat de livraison en fin d'année précédant la campagne entre la société SLS et les planteurs, la commande de semences par les planteurs, le plantage des semis de betteraves à partir de mars et avril par les planteurs, et au terme d'un délai de six mois, la récolte et la livraison des betteraves sucrières par les planteurs à la société SLS, puis l'extraction du sucre des betteraves sucrières par la société SLS.
Chaque année depuis 2015, la société SLS et les planteurs concluaient un engagement d'achat et de livraison de betteraves sur le modèle d'un engagement-type annexé à l'accord interprofessionnel signé entre les organisations représentatives de planteurs et des fabricants régissant les conditions d'achat et de livraison des betteraves. Cet engagement a ainsi été repris chaque année par l'accord interprofessionnel.
[JV] secteur sucrier étant soumis à une réglementation particulière, les planteurs ont bénéficié, jusqu'en 2017, de prix d'achats minimums et de droits de livraison déployés sur la base de quotas de vente de sucre attribués par chaque état membre de l'Union Européenne aux entreprises sucrières. Les droits de livraison octroyés aux planteurs, aussi appelés quotas betteraviers, ont ainsi été proportionnels aux quotas de vente attribués aux entreprises sucrières.
[JV] règlement UE n°1308/2013 du 17 décembre 2013 portant organisation commune des marchés des produits agricoles (ci-après dénommé « le règlement OCM ») a toutefois mis fin aux quotas de vente à partir du 1er octobre 2017, et, par voie de conséquence, aux prix minimum d'achat et droits de livraison conférés aux producteurs de betterave sucrière.
Un accord interprofessionnel applicable aux campagnes betteravières de 2017-2018, 2018-2019, 2019-2020 a été conclu le 22 juillet 2016 (ci-après dénommé « AIP ») entre la Confédération Générale des Planteurs [R] Betteraves, le Syndicat national des Fabricants [R] Sucre [R] France, ses membres et Tereos France. Celui-ci prévoyait notamment la signature d'un contrat de livraison entre les entreprises sucrières et les producteurs de betteraves. C'est ainsi que la société SLS proposa à chaque planteur de conclure, pour la campagne 2017, un contrat de livraison contenant un engagement de livraison de betteraves supérieur de 20% à celui auparavant appliqué. Plusieurs contrats de livraison ont alors été conclus entre la société SLS et les planteurs, certains pour une durée d'un an (ci-après « les contrats annuels ») et d'autres pour une durée de deux ou trois ans (ci-après « les contrats pluriannuels »), les planteurs ayant accepté d'augmenter de 20% leur production pour les campagnes 2017/2018 et 2018/2019.
Ayant décidé de restructurer ses activités industrielles en France à raison de l'accroissement de la production des betteraves sucrières, la société SLS a annoncé l'arrêt, par deux communiqués de presse du 14 février 2019, à la fin de la campagne betteravière 2019/2020, des activités de ses sucreries d'[Localité 94] et de [Localité 83], avec une possibilité restreinte de faire traiter une partie des betteraves à destination de [Localité 83] par son autre sucrerie située à [Localité 96].
Par lettres du 23 avril 2019, la société SLS a notifié individuellement aux planteurs concernés que leur contrat annuel ne serait pas renouvelé pour la campagne 2020/2021. Soixante planteurs, parties à la procédure, étaient titulaires de ces contrats annuels.
Par lettres du 23 mars et du 24 avril 2020, la société SLS a notifié aux planteurs titulaires de contrats pluriannuels le non-renouvellement de leur contrat à leur terme. Deux planteurs, parties à la procédure, étaient titulaires de ces contrats pluriannuels.
[PB] société SLS a finalement décidé de suspendre la campagne sucrière de la sucrerie de [Localité 83], trois jours après son démarrage, le 27 septembre 2019, en raison de mouvements de grève successifs à l'initiative d'organisations syndicales.
Par lettre du 27 février 2020, quatre-vingt-neuf planteurs ont mis en demeure la société SLS de leur verser une indemnité sur le fondement de la rupture brutale des relations commerciales établies.
Par lettre du 20 mai 2020, la société SLS a répondu à cette mise en demeure en indiquant qu'elle contestait les manquements reprochés, soulignant avoir respecté les termes des contrats annuels et pluriannuels, et en particulier l'article 14 du contrat de livraison de betteraves pour la campagne 2019/2020 qui prévoyait le non-renouvellement de ces contrats.
Par actes du 11 février 2022, les planteurs ont assigné la société [EJ]-Louis Sucre devant le tribunal de commerce de Paris pour obtenir réparation du préjudice résultant de la rupture brutale des relations commerciales établies.
Par jugement du 30 janvier 2023, le tribunal de commerce de Paris a :
- Joint les instances numéros RG 2021010689, 2021010698, 2021010714, 2021010717, 2021010721, 2021010724, 2021010730, 2021010832 sous le seul et même numéro de RG J2023000012,
- Débouté les demandeurs de toutes leurs demandes,
- Condamné les demandeurs à payer à la société [EJ]-Louis Sucre la somme de 200 euros chacun au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- Débouté les parties de leurs demandes autres plus amples ou contraires,
- Condamné solidairement les demandeurs aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 1 358,88 euros dont 226,27 euros de TVA.
Les planteurs ont interjeté appel de ce jugement par déclaration reçue au greffe de la Cour le 3 mars 2023.
Aux termes de leurs dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 4 septembre 2023, les planteurs demandent à la Cour de :
Infirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a :
- Omis de statuer dans le dispositif sur les demandes relatives aux clauses de prix et de délais de paiement et retenu son incompétence sinon en ce qu'il a écarté la demande tendant à voir déclarer illégale la clause de détermination du prix prévu aux contrats avec [EJ] Louis Sucre ainsi que la nullité, sinon l'inopposabilité, de l'alinéa 1er de l'article 20 des contrats types de livraison,
- Débouté les demandeurs de toutes leurs demandes notamment leurs demandes indemnitaires tirées de la rupture brutale des relations commerciales établies et au titre de leur préjudice moral,
- Condamné les demandeurs à payer à la société [EJ] Louis Sucre la somme de 200 euros chacun au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- Débouté les appelants de leurs demandes autres plus amples ou contraires,
- Condamné solidairement les demandeurs aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 1 358,88 euros dont 226,27 euros de TVA.
Statuant à nouveau :
Sur les manquements de la société SLS a l'égard des planteurs de la campagne 2017/2018 jusqu'à la fin de la campagne 2019/2020,
Vu l'article 6.1 et 13 de la convention européenne des droits de l'Homme,
Vu l'article 125 du Règlement UE 1308/2013,
Rejeter l'exception d'incompétence et retenir votre compétence pour statuer sur l'illicéité de la clause relative à la détermination du prix ainsi que sur les demandes relatives aux délais de paiement stipulés dans les contrats de livraison dès lors que les demandes n'entrent pas dans le champ d'application de l'article 5 de l'AIP qui leur est inopposable, subsidiairement en ce que l'alinéa 1er de l'article 20 des contrats types de livraison de betteraves doit être déclaré nul sinon inopposable sinon non écrit à tout du moins manifestement inapplicable,
Déclarer illégales les clauses de détermination du prix prévu au contrat SLS comme contraires à la réglementation,
Par voie de conséquence,
Condamner SLS à payer (à chacun des appelants) une indemnité de 2 euros/ tonne contractée et ce, par année de récolte sur les 3 dernières campagnes :
- [Localité 85] 2017/2018,
- [Localité 85] 2018/2019,
- [Localité 85] 2019/2020,
Condamner la société [EJ]-Louis Sucre à payer à chacun des appelants une indemnité de 500 euros par année de récolte soit une indemnité de 1500 euros au titre des 3 dernières années.
Sur la rupture brutale des relations commerciales établies,
Vu L.442-1 du code de commerce,
Vu L.442-6, I, 5° ancien du code de commerce,
Vu l'article 1240 du code civil,
Vu les pièces communiquées,
Juger que la société [EJ]-Louis Sucre n'a pas notifié de préavis écrit subsidiairement n'a pas respecté un préavis suffisant tenant compte de la nature et de la durée de la relation commerciale établies et des conditions particulières dans lesquelles étaient placés les planteurs,
Juger que la société [EJ]-Louis-Sucre s'est rendue coupable d'une rupture brutale de relations commerciales établies au préjudice des 62 planteurs et qu'elle a engagé à ce titre sa responsabilité civile extracontractuelle par application de l'article L.442-6, I, 5° ancien du Code de commerce,
Considérant qu'il résulte de la loi que la durée du préavis que doit respecter l'auteur de la rupture de la relation s'apprécie en tenant compte de la durée de la relation commerciale et de la nature de l'activité exercée,
Juger qu'au regard de ces éléments qu'un préavis suffisant aurait dû être accordé aux planteurs correspondant à deux campagnes betteravières supplémentaires,
En conséquence,
Condamner la société [EJ]-Louis-Sucre à réparer l'intégralité du préjudice subi par chacun des 62 planteurs appelants du fait de cette rupture brutale des relations commerciales établies,
Condamner la société [EJ]-Louis-Sucre à payer les sommes suivantes à chacune des personnes listées ci-dessous à titre de dommages et intérêts au titre de la perte de marge de deux campagnes perdues :
1) EARL Les Feugrettes : 60 392 euros
2) SCEA [V] [Localité 87] : 32 127 euros
3) SCEA [V] Mesnil : 120 943 euros
4) Monsieur [CB] [F] : 24 161 euros
5) GAEC Enouf-Massu : 62 259 euros
6) EARL [Adresse 90] : 46 088,10 euros
7) EARL [R] [PB] [Localité 101] : 41 721 euros
8) Monsieur [OL] [VS] : 37 938 euros
9) EARL [I] : 26 559 euros
10) EARL [R] [PB] Quaize : 23 194 euros
11) SCEA [HH] : 27 389 euros
12) GAEC [PG] : 47 387 euros
13) Monsieur [VH] [MN] : 66 778 euros
14) GAEC [R] [Localité 100] : 61 726 euros
15) Monsieur [HC] [M] : 26 660 euros
16) SCEA [EZ] : 112 892 euros
17) Monsieur [OL] [AF] : 56.935,71 euros
18) Monsieur [B] [Z] : 137 907 euros
19) EARL [SO] : 30 710 euros
20) EARL [Y] : 30 545 euros
21) Madame [KF] [JP] : 23 981 euros
22) EARL [V] Logis : 16 090 euros
23) EARL [H] : 43 564 euros
24) SCEA [V] Rouillis : 32 807 euros
25) SCEA [Adresse 89] : 151 065 euros
26) EARL H2 [Localité 85] : 38 112 euros
27) EARL [S] : 27 517 euros
28) Monsieur [A] [MI] : 40 167 euros
29) SCEA [V] Dan : 71 023 euros
30) EARL [EJ] Hilaire : 64 201 euros
31) EARL [JP] : 78 812 euros
32) GAEC [U] : 169 052 euros
33) Monsieur [W] [JP] : 38 122,34 euros
34) Monsieur [N] [AF] : 55 192 euros
35) EARL [X] : 51 219 euros
36) GAEC [R] [PB] Couture : 64 707 euros
37) EARL [MT] : 35 227 euros
38) SCEA [HM] : 17 917 euros
39) SCEA Des Deux Vallées : 125 340 euros
40) Monsieur [G] [EU] : 39 621 euros
41) EARL [V] Haut [Localité 80] : 78 749,29 euros
42) Monsieur [OL] [K] : 16 524 euros
43) EARL [R] [PB] Vallée : 20 157 euros
44) Monsieur [YF] [K] : 19 210 euros
45) EARL [PB] Hibou : 56 758 euros
46) Monsieur [SZ] [J] : 110 398 euros
47) Monsieur [KA] [C] : 18 618 euros
48) Monsieur [SU] [AZ] : 65 069 euros
49) EARL [E] : 56 548 euros
50) SCEA [MN] : 138 833 euros
51) EARL [Adresse 99] : 75 140 euros
52) EARL [VM] [CG] : 36 215 euros
53) GAEC [V] [Localité 124] : 76 477 euros
54) GAEC [V] Tilleul : 109 354 euros
55) EARL [CB] [EO] : 25 182 euros
56) Monsieur [SZ] [XV] : 7 618,89 euros
57) EARL [R] [PB] Prebende : 60 158 euros
58) SCEA [TE] : 134 858 euros
59) Madame [GX] [E] : 46 165 euros
60) SCEA [R] [P] : 19 578 euros
61) EARL [R] [T] : 67 952 euros
62) SCEA Des Hauts Marquets : 41 832 euros
Condamner en sus la société [EJ] Louis Sucre à payer à chacun des 62 Planteurs la somme de 5 000 euros au titre de leur préjudice moral,
En tout état de cause,
Débouter la société SLS de toutes demandes plus amples ou contraires, en ce compris au titre des frais irrépétibles,
Juger que les condamnations donneront lieu à l'application des intérêts légaux à compter de la décision à intervenir et ordonner la capitalisation des intérêts,
Condamner la société [EJ] Louis Sucre à payer à chacun des 62 Planteurs appelants la somme de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamner la société [EJ]-Louis-Sucre aux entiers dépens de première instance et d'appel.
Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 4 septembre 2023, la société [EJ]-Louis Sucre demande à la Cour de :
Vu le règlement OCM et l'AIP pour les campagnes 2017, 2018 et 2019,
Vu l'article L. 442-6 ancien du code de commerce,
Vu l'article L.442-1 nouveau du Code de commerce,
A titre principal :
Confirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Paris le 30 janvier 2023 en toutes ses dispositions,
Rectifier le dispositif du jugement en y ajoutant la mention suivante : « Se déclare incompétent et renvoie les Parties à l'arbitrage s'agissant des demandes relatives aux clauses de prix, de délais de paiement et de règlement des différends des contrats de livraison 2017, 2018 et 2019 »,
A titre subsidiaire :
Sur les demandes relatives à la validité de l'article 5 de l'AIP et des clauses de prix, de délais de paiement et de règlement des différends des contrats de livraison :
A titre principal :
Se déclarer incompétente et renvoyer les parties à l'arbitrage,
A titre subsidiaire :
Juger les demandes irrecevables, à défaut de conciliation,
A titre infiniment subsidiaire :
Juger que les clauses de prix, de délais de paiement et de règlement des différends des contrats de livraison de betteraves 2017, 2018 et 2019 et l'article 5 de l'AIP sont valides et rejeter les demandes indemnitaires liées aux clauses de prix et de délais de paiement,
Sur les demandes relatives à une rupture brutale des relations commerciales établies :
A titre principal :
Juger que la rupture par [EJ] Louis Sucre de ses relations avec les appelants n'a pas été brutale,
Confirmer le jugement et débouter les appelants de l'ensemble de leurs demandes,
A titre subsidiaire :
Juger que les préjudices des appelants ne sont pas établis,
Débouter les appelants de l'ensemble de leurs demandes,
Rejeter la demande de production de pièces et d'astreinte,
En tout état de cause :
Condamner chaque appelant à payer 2 000 euros à [EJ] Louis Sucre au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamner les appelants aux entiers dépens de l'instance.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 9 avril 2025.
[PB] Cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
MOTIVATION
Sur l'exception d'incompétence au titre des demandes relatives à la licéité des clauses des contrats de livraison soulevée par la société SLS ainsi que sur l'application de la clause compromissoire et l'omission de statuer soulevée par les planteurs
Exposé des moyens
Les planteurs soutiennent que le tribunal a omis de statuer sur l'inopposabilité voire l'inapplicabilité de la clause de règlement amiable des différends stipulée à l'article 5 de l'AIP et la nullité voire l'inopposabilité de la clause de règlement amiable des différends stipulée à l'article 20 des contrats de livraison, voire sur son caractère manifestement inapplicable.
A cet égard, ils estiment que le tribunal aurait dû vérifier, si l'AIP était opposable aux planteurs et si la question de la détermination du prix dans le contrat pouvait relever d'un tel accord interprofessionnel.
Ils font grief au tribunal de ne pas s'être prononcé sur ces points renvoyant « les parties à respecter les termes contractuels relatifs à la conciliation et l'arbitrage, conformément à l'article 20 du contrat de livraison et à l'annexe III de l'accord interprofessionnel. »
Selon eux, l'AIP leur est inopposable pour n'en avoir jamais été signataires. Ils disent que, comme le prévoit l'article 5 de cet accord, pour être soumis à la clause de conciliation et d'arbitrage, le litige doit être relatif à des clauses contractuelles du contrat visées à l'article 2 et doit, en outre, relever de l'AIP, qu'aucune de ces conditions n'est satisfaite dès lors que l'AIP ne contient aucune stipulation relative à la détermination du prix, une telle clause faisant l'objet de l'interdiction des ententes prévue à l'article 101 du traité sur le fonctionnement de l'Union Européenne (TFUE). Ils en déduisent que le tribunal ne pouvait considérer que ces demandes relevaient de l'AIP de sorte que le litige ne pouvait être soumis à la clause de conciliation et d'arbitrage. En outre, ils soutiennent que la clause de règlement des différends, stipulée à l'article 20 des contrats de livraison, est illicite pour présenter un caractère inintelligible et être contraire à l'article 13 de la convention européenne des droits de l'Homme relatif au droit à un recours effectif. Ils font valoir à cet égard, que la clause contredit les dispositions de l'AIP en évoquant que « sans préjudice des dispositions relatives à la conciliation et l'arbitrage prévues par l'AIP » et tend à empêcher l'accès à un tribunal dans la mesure où des diligences non précisées sont à accomplir. Ils ajoutent que la formule « au besoin à l'aide d'une médiation », est dépourvue de caractère obligatoire. En tout état de cause, ils disent qu'une tentative de médiation a bien été diligentée auprès du médiateur des relations agricoles, lequel a considéré ne pas être compétent pour en connaitre.
En réponse, la société SLS soutient que les demandes relatives aux clauses de prix et de délais de paiement relèvent de la clause d'arbitrage prévue à l'article 5 de l'AIP. Elle soulève ainsi, à titre liminaire, une exception d'incompétence au titre des demandes relatives à la licéité des clauses des contrats de livraison, afin de faire juger que ces prétentions relèvent de la compétence d'un tribunal arbitral, conformément à l'AIP et au règlement OCM. En tout état de cause, elle expose que ces demandes sont irrecevables au regard de la clause de conciliation stipulée par ces accords. Elle rappelle à ce titre que l'article 125 du règlement OCM soumet les relations entre une entreprise sucrière et un producteur de betterave à des accords interprofessionnels écrits et que le point XI.1 de l'annexe X du règlement OCM dispose que les accords interprofessionnels prévoient des clauses d'arbitrage. Elle ajoute que l'AIP, signé le 22 juillet 2016, applicable aux campagnes betteravières de 2017-2018, 2018-2019 et 2019-2020, prévoit en son article 5 une clause d'arbitrage après échec d'une conciliation préalable rédigé comme suit : « Les litiges relatifs à l'application du présent accord et aux clauses contractuelles du contrat visé à l'article 2, pour autant qu'elles relèvent du présent accord, sont réglés suivant les règles de conciliation et d'arbitrage, figurant en annexe Ill du présent accord. Les contrats prévoient en outre des clauses de règlement des litiges. ». L'article 12 de l'annexe III de l'AIP prévoyait alors une procédure d'arbitrage soumise à un arbitre unique désigné par le président du tribunal judiciaire du domicile du défendeur et la notification concomitante de la saisine aux présidents de la commission interprofessionnelle concernée. Elle rappelle ainsi que, pour que le litige relève de la procédure arbitrale de l'AIP, il suffit que la question à trancher concerne soit l'application des dispositions de l'AIP, soit une des clauses du contrat de livraison prévues aux points I à X de l'annexe X du règlement OCM, ce qui est le cas en l'espèce puisque les demandes formulées par les planteurs sont relatives à la licéité des clauses de prix et de délais de paiement figurant dans les contrats de livraison 2017, 2018 et 2019, visées par l'AIP et le règlement OCM dans son annexe X. Aussi, elle soutient que ces demandes ressortent directement du champ d'application de l'article 5 de l'AIP, opposable aux appelants, de sorte que le tribunal de commerce de Paris n'était pas compétent pour connaitre d'une telle demande sur le fondement de l'article 1448 du code de procédure civile.
S'agissant de la licéité et de l'opposabilité de la clause 5 de l'AIP, la société SLS indique qu'en vertu du principe « compétence-compétence » les arbitres sont seuls compétents pour se prononcer sur la validité d'une clause d'arbitrage dont découle leur saisine, la juridiction étatique devant décliner sa compétence en cas de litige relevant de l'arbitrage, sauf à ce que la clause compromissoire soit manifestement nulle ou manifestement inapplicable. S'agissant de la licéité et de l'opposabilité de l'article 20 des contrats de livraison, la société SLS estime que cet article ne contredit pas la clause compromissoire figurant à l'article 5 de l'AIP dès lors que la formule « sans préjudice des dispositions relatives à la conciliation et l'arbitrage prévues à l'AIP » réserve seulement les dispositions impératives du règlement OCM et de l'AIP.
En outre, la société SLS fait valoir que les juges de première instance n'ont commis aucune omission de statuer dès lors que la prétention a été examinée et tranchée dans les motifs du jugement. Tout au plus, elle indique que le tribunal a commis une erreur matérielle, qui, si elle venait à être constatée, la conduit à demander à la Cour de corriger le dispositif du jugement en ajoutant la mention suivante : « Se déclare incompétent et renvoie les Parties à l'arbitrage s'agissant des demandes relatives aux clauses de prix, de délais de paiement et de règlement des différends des contrats de livraison 2017, 2018 et 2019 ».
Subsidiairement, la société SLS soulève une fin de non-recevoir tirée du défaut de tentative de conciliation préalable pour les contestations liées aux clauses de prix et aux délais de paiement, alors que l'article 5 de l'AIP l'imposait.
Réponse de la Cour,
Les planteurs contestent la clause de détermination de prix et la clause de délais de paiement qui leur auraient été imposées par la société SLS. Ils soutiennent que leurs demandes ne relèvent pas de l'AIP de sorte que le litige ne pouvait être soumis à la clause de conciliation et d'arbitrage de l'article 20 des contrats de livraison et contestent la validité de la clause d'arbitrage figurant à l'article 5 de l'AIP ainsi qu'au premier alinéa de l'article 20 des contrats.
L'article 5 de l'AIP dispose : « Les litiges relatifs à l'application du présent accord et aux clauses contractuelles du contrat visé à l'article 2, pour autant qu'elles relèvent du présent accord, sont réglés suivant les règles de conciliation et d'arbitrage, figurant en annexe Ill du présent accord. Les contrats prévoient en outre des clauses de règlement des litiges. ».
L'article 20 « Litiges » des contrats de livraison lequel dispose en son premier alinéa :
« Sans préjudice des dispositions relatives à la conciliation et l'arbitrage prévues par l'AIP, les Parties s'engagent en cas de litige naissant du Contrat, de son interprétation, de son exécution, à faire leurs meilleurs efforts pour trouver une solution amiable au besoin à l'aide d'une médiation ».
En vertu de l'article 1448 alinéa 1er du code de procédure civile, « Lorsqu'un litige relevant d'une convention d'arbitrage est porté devant une juridiction de l'Etat, celle-ci se déclare incompétente sauf si le tribunal arbitral n'est pas encore saisi et si la convention d'arbitrage est manifestement nulle ou manifestement inapplicable. »
En vertu du principe « compétence-compétence », les arbitres sont seuls compétents pour se prononcer sur la validité de la clause d'arbitrage dès lors qu'il n'est pas démontré que la convention d'arbitrage serait manifestement nulle ou manifestement inapplicable.
En l'espèce, les appelants ne démontrent pas que la convention d'arbitrage leur serait manifestement inapplicables ou serait manifestement nulle alors que les articles 125 à 144 et l'annexe X Règlement UE n°1308/2013 du 17 décembre 2013 (Règlement OCM) d'application directe, régissent les relations contractuelles entre les sucriers et les planteurs de betteraves, que l'article 125 précité dispose que : « les conditions d'achat de la betterave, ('), y compris les contrats de livraison conclus avant les ensemencements, sont régis par des accords interprofessionnels écrits, conclus entre d'une part les producteurs de betterave (') et d'autre part, les entreprises sucrières » et que l'annexe X en son point XI.I dispose que les accords interprofessionnels prévoient des clauses d'arbitrage.
Il sera ajouté à cet égard que l'accord interprofessionnel applicable aux campagnes betteravières de 2017-2018, 2018-2019, et 2019-2020 (AIP), qui détermine les conditions d'achat de betteraves applicables pour la période, a été signé le 22 juillet 2016 et que les contrats de livraison rappellent en préambule que les dispositions de l'AIP et de Règlement OCM sont applicables aux planteurs précisant que « les parties déclarent en avoir une parfaite connaissance ».
Également, l'article 2 de l'AIP intitulé « contrat de livraison » auquel renvoie l'article 5, précise les éléments essentiels qui doivent figurer dans les contrats de livraison, notamment les éléments prévus aux points I à X de l'Annexe X du Règlement OCM. Ainsi, la clause de prix est prévue à l'annexe X, point II du règlement, qui prévoit notamment « le contrat indique le prix d'achat pour la quantité de betteraves visées au point I », ainsi que par le modèle-type du contrat de livraison attaché à l'AIP. Il en est de même pour la clause de délais de paiement prévue à l'annexe X, point IX du règlement qui prévoit que « le contrat de livraison fixe les délais pour le paiement des acomptes éventuels et pour le solde de paiement du prix d'achat des betteraves ». L'article 15 de l'AIP dispose que : » les dates et conditions de paiement des betteraves (') sont définies dans le contrat. Elles sont uniformes pour l'ensemble des planteurs d'un même fabricant, indépendamment des dates de livraison des betteraves ».
En conséquence, les prétentions des appelants relatifs à l'application et à la validité de la clause d'arbitrage prévue par l'article 5 de l'AIP et l'article 20 alinéa 1er des contrats de livraison, relèvent de la compétence arbitrale ainsi que l'a justement retenu le tribunal. Il en est de même de la vérification de la mise en 'uvre d'une conciliation préalable.
Ainsi, il n'appartient pas à la Cour de se prononcer notamment sur le caractère incompréhensible allégué de la formulation de l'article 20 alinéa 1er.
En outre, les appelants n'expliquent pas en quoi le renvoi à la procédure d'arbitrage de l'article 5 de l'AIP et de l'article 20 alinéa 1er des contrats de livraison serait contraire au droit à un procès équitable et au recours effectif prévus par les articles 6 et 13 de la CEDH, étant ajouté qu'il appartient aux arbitres de faire respecter ces principes.
Enfin, le tribunal n'a pas omis de statuer sur l'exception d'incompétence soulevée.
Il y a lieu seulement de compléter le dispositif du jugement entrepris par la mention suivante :
« Renvoie les parties à mieux se pourvoir s'agissant des demandes relatives aux clauses de prix et de délais de paiement des contrats de livraison 2017,2018 et 2019 », conformément à l'article 81 du code de procédure civile.
Sur la rupture brutale des relations commerciales établies
Exposé des moyens
Au soutien de leur prétention, les planteurs invoquent une relation commerciale établie avec la société SLS ayant revêtu un caractère suivi, stable et habituel, laissant raisonnablement anticiper pour l'avenir une certaine continuité du flux d'affaires. A ce titre, ils se prévalent de relations commerciales nouées avec la société SLS sans discontinuité et marquées par l'ancienneté, comprise, selon les planteurs, entre 9 et 49 ans à la date de la rupture des relations. S'agissant de leur croyance légitime à voir les relations commerciales perdurer dans le temps, ils font valoir que la société SLS, après l'arrêt des quotas sucriers, leur a demandé d'augmenter de 20% la production de betterave sucrière pour les campagnes 2017/2018 et 2018/2019., et qu'il importe peu, pour déterminer le caractère établi de la relation commerciale, que celle-ci ait pu évoluer d'un engagement-type de livraison en un contrat de livraison.
[R] plus, ils font valoir que la société SLS gérait pour leur compte leur facturation, disposant seule des éléments relatifs au tonnage et au prix qu'elle définissait. Enfin, ils font valoir qu'il a existé, entre cinq des sociétés appelantes et la société SLS une relation commerciale continue entre celle nouée avant la création de leur société et celle entretenue après. Dès lors, la période antérieure à l'immatriculation de ces sociétés doit être prise en compte le calcul de l'ancienneté de la relation commerciale.
Ils critiquent la décision entreprise en ce qu'elle a jugé que les lettres de notification de rupture du 23 avril 2019 adressées par la société SLS faisaient courir un délai de préavis suffisant au regard de la durée des relations commerciales, alors même que ces lettres étaient ambiguës pour évoquer un non-renouvellement du contrat « à des fins conservatoires », sans mentionner la date de fin des relations commerciales. Ils font valoir à cet égard que la cour d'appel de Paris a déjà jugé qu'une telle formule prive le préavis de rupture annoncé de toute efficacité (CA Paris, Pole 5 chambre 5, 20 juin 2019, n°17/02742). Aussi, ils soutiennent que les lettres de rupture qui leur ont été adressées ne contenaient aucune décision ferme de rupture, mais la décision d'opérer une forme de résiliation à titre conservatoire, les faisant ainsi douter de la volonté ferme de la société SLS de rompre définitivement la relation commerciale. Ils invoquent en conséquence, l'absence de préavis écrit formalisé par la société SLS, ou, à tout le moins, l'absence d'effectivité du préavis.
Subsidiairement, ils estiment insuffisant le délai de préavis de 10 mois accordé, compte tenu de :
- l'ancienneté des relations commerciales entretenues entre l'ensemble des planteurs et la société SLS ,
- de la nature très spécifique des relations,
- de l'état de dépendance économique dans lequel elles ont été placées, la sucrerie de [Localité 83] constituant le seul débouché au regard du caractère périssable des betteraves sucrières, de leurs difficultés à livrer à une autre sucrerie située au-delà de 40 kilomètres en raison des coûts de transport et de la position monopolistique de la société SLS à [Localité 83], la sucrerie concurrente la plus proche étant située à 147 kilomètres, rendant ainsi impossible toute solution de substitution,
- de l'augmentation à hauteur de 20% de la production de betteraves sucrières pour les campagnes 2017/2018 et 2018/2019, à la demande de la société SLS.
Ils considèrent que ce délai de préavis insuffisant ne leur a pas permis de réorganiser leurs activités, ayant démarré la campagne betteravière 2019/2020 par un ensemencement en mars/avril.
Relevant que la rupture est effectivement intervenue à l'issue de la campagne et au moment de la fermeture définitive de l'usine de [Localité 83], ils considèrent que c'est à cette date qu'un délai de préavis leur permettant de mener deux campagnes supplémentaires, en plus de celle de 2019/2020 déjà initiée, aurait dû courir pour réorienter leur activité agricole vers une autre culture que celle des betteraves sucrières.
Enfin, ils invoquent l'existence d'un préjudice économique résultant du caractère brutal de la rupture ainsi intervenue, calculé comme suit :
- calcul de la marge brute moyenne réalisée par le planteur (produit brut ' charges proportionnelles c'est-à-dire les frais de semis et récole + postes semences + produits phytosanitaires + engrais) avec la société SLS au cours des deux dernières campagnes précédentes (campagnes 2017/2018 et 2018/2019, postérieures à l'arrêt des quotas sucriers et donc représentatives et à jour de l'activité betteravière durant la période concernée par l'indemnisation),
- multiplication de la marge brute moyenne par le nombre de campagnes dont le planteur aurait dû bénéficier à titre de préavis (soit deux campagnes),
- majoration liée au non-respect de la règlementation en matière de prix et de détermination de celui-ci.
Ils se prévalent aussi d'un préjudice moral évalué à la somme de 5 000 euros compte tenu du contexte dans lequel cette rupture est intervenue.
En réplique, la société SLS fait valoir que les dispositions issues de l'article L442-6 ancien du code de commerce, dans sa version antérieure à l'ordonnance n°2019-359 du 24 avril 2019, sont applicables aux appelants dont la notification de non-renouvellement du contrat annuel a été accomplie le 23 avril 2019. En revanche, elle souligne que les dispositions du nouvel article L442-1, en vigueur depuis le 26 avril 2019, s'appliquent aux appelants bénéficiant d'un contrat pluriannuel dont la notification de non-renouvellement de leur contrat a été effectuée le 23 mars ou le 24 avril 2020.
Elle soutient qu'aucune rupture brutale n'est intervenue en l'espèce, ayant décidé de ne pas renouveler les contrats de livraison des planteurs pour la sucrerie de [Localité 83], par mise en 'uvre de l'article 14. Elle affirme ainsi que les notifications de non renouvellement des contrats de livraison, intervenues le 23 avril 2019 pour les contrats annuels, et le 23 mars 2020 ou le 24 avril 2020 pour les contrats pluriannuels, ont été dénuées d'équivoque sur sa volonté de mettre fin à la relation. Par ailleurs, elle souligne que les planteurs ont été informés, dès le 14 février 2019, de la fermeture de l'usine de [Localité 83], annoncée par communiqués de presse. Elle estime que le préavis de 12 mois qu'elle a ainsi offert avant les ensemencements et de 17 mois avant les livraisons aux planteurs pour la campagne 2020-2021, afin que ces derniers réorientent leurs cultures, est suffisant au regard de la durée des relations commerciales débutées en 2017 par la signature de contrats de livraison et des opportunités de reconversion ouvertes aux planteurs. Elle fait valoir que les producteurs de betterave sucrière disposaient du temps de modifier leur assolement sans rien perdre du potentiel de leur exploitation et d'acheter les semences nécessaires à d'autres cultures. En outre, elle dénie toute dépendance économique des planteurs, la culture betteravière ne représentant qu'une partie de leur production céréalière diversifiée, c'est-à-dire 10 à 15% de leur chiffre d'affaires en moyenne.
Subsidiairement, la société SLS soutient que les préjudices allégués par les planteurs ne sont pas établis :
- S'agissant des préjudices économiques, elle prétend que les éléments comptables tenant au calcul de la marge brute ne figurent pas dans les attestations comptables fournies. Elle conteste que soit prise pour référence la marge betteravière réalisée en 2017 et 2018, cette période n'étant pas représentative de la réalité du courant d'affaires, puisque la culture de la betterave est une activité fluctuante. En tout état de cause, elle indique que les rendements catastrophiques de la campagne 2020-2021 en France, du fait de la pandémie de jaunisse virale de la betterave, permettent de considérer que la marge des planteurs aurait été faible. En outre, elle souligne que les planteurs fournissent des déclarations antérieures à la fin des quotas, car relatives à leur part de chiffre d'affaires betteravier sur les années 2015 à 2017. Par ailleurs, elle relève l'absence de fondement à la demande de majoration des préjudices formulée par les planteurs, dès lors que le non-respect de la réglementation en matière de prix et de détermination de celui-ci n'est pas établi. S'agissant de la durée alléguée des relations commerciales nouées avec chaque planteur, la société SLS fait observer que le courrier du 20 décembre 2021 de la SCPBN (la « SICA [R] Commercialisation des Pulpes [R] Basse-Normandie ») sur lequel s'appuient les appelants est dénué de toute valeur probante dans la mesure où celui-ci a été signé par M. [N] [AF], appelant à la procédure, et rédigé postérieurement à son assignation.
- S'agissant du préjudice moral allégué par chacun des planteurs, la société SLS souligne que celui-ci n'est pas démontré, tant en son existence que son quantum, et qu'un tel préjudice se rapporte, tout au plus, à la rupture de la relation commerciale et non au caractère brutal de celle-ci qui est seul réparable.
En outre, la société SLS demande à la Cour de rejeter la demande d'intérêts moratoires et de leur capitalisation formulée par les appelants sur le fondement de l'article 1231-6 du code civil, la rupture brutale des relations commerciales établies étant une action de nature délictuelle et non contractuelle.
S'agissant de la demande en production forcée des factures, la société SLS fait valoir qu'une telle demande ne peut être présentée dès lors que ces factures ont déjà été transmises aux planteurs. Subsidiairement, elle demande à la Cour de réduire le champ d'une telle demande pour la limiter aux seuls documents indispensables.
Réponse de la Cour,
[PB] notification à chacun des planteurs concernés que leur contrat annuel ne serait pas renouvelé pour la campagne 2020/2021, est intervenue par lettres du 23 avril 2019,.
L'article L. 442-6, I 5° du code de commerce dans sa version antérieure à l'ordonnance n°2019-359 du 24 avril 2019, est applicable au litige concernant les planteurs titulaires d'un contrat annuel.
Il dispose qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé, le fait pour le producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce ou par des accords interprofessionnels.
[PB] notification à chacun des planteurs concernés que leur contrat pluriannuel ne serait pas renouvelé à leur terme, est intervenue par lettres du 23 mars et du 24 avril 2020,
L'article L. 442-1, II du code de commerce issu de l'ordonnance n°2019-359 du 24 avril 2019 est applicable au litige concernant les planteurs titulaires d'un contrat pluriannuel.
Il dispose :
« Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé, le fait par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l'absence d'un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels.
En cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l'auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d'une durée insuffisante dès lors qu'il a respecté un préavis de dix-huit mois.
Les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure ».
[PB] relation, pour être établie au sens des dispositions susvisées doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. [JV] critère de la stabilité s'entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper une certaine continuité de flux d'affaires avec son partenaire commercial.
[PB] brutalité de la rupture résulte de l'absence de préavis écrit ou de l'insuffisance de ce dernier.
[JV] délai de préavis, qui s'apprécie au moment de la notification de la rupture, doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée de la relation commerciale et de ses spécificités, du produit ou du service concerné.
Les principaux critères à prendre en compte sont l'ancienneté des relations, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits ou services en cause.
[JV] préavis doit se présenter sous la forme d'une notification écrite.
En l'espèce, l'existence de relations établies entre la société SLS et les planteurs n'est pas contestée.
Cependant, si les planteurs font état de relations établies entre 9 et 49 ans au moment de la rupture pour avoir vendu chaque année et sans discontinuité leurs betteraves sucrières à SLS, cette dernière soutient que leur relation commerciale n'a commencé qu'à compter du mois d'octobre 2017.
Elle invoque à cet égard l'abolition des quotas qui a mis fin aux engagements-type de livraison des planteurs (droits de livraison des planteurs fixes et attachés à leur exploitation, prix minimum garanti pour l'achat de betteraves), donnant lieu à la libération des quantités livrées et des prix, conduisant à la mise en place de relations commerciales inédites entre planteurs et sucriers, suivant conditions contractuelles totalement nouvelles.
Si pour la campagne 2017, SLS a proposé pour la première fois de signer un « contrat de livraison » de betteraves, il n'en demeure pas moins que les relations commerciales entre les parties étaient anciennes, revêtant un caractère stable et établi depuis de nombreuses années., leur permettant de pouvoir raisonnablement anticiper une certaine continuité de flux d'affaires entre les partenaires.
Au vu des pièces produites notamment la pièce 98 des appelants, une durée de relations établies de 9 ans pour la SCEA [HM] à 43 ans pour le GAEC [V] [Localité 124] au moment de la rupture invoquée par les appelants doit être retenue, étant observé que pour 37 des 65 planteurs, ces relations étaient de moins de 20 ans, la durée moyenne pour tous les appelants s'élevant à 19,97 ans.
S'agissant de l'existence d'un préavis écrit, la lettre recommandée adressée le 23 avril 2019 à chacun des planteurs titulaires d'un contrat annuel par SLS , si ce courrier évoque des mesures encore à l'état de projet concernant notamment la sucrerie de [Localité 83] pour arrêter la production de sucre, et d'une lettre adressée à des fins conservatoires, la société sucrière n'en notifie pas moins que « le contrat actuellement en vigueur ne se renouvellera pas par tacite reconduction et prendra fin à l'arrivée de son terme, soit à l'issue de la campagne 2019/2020 ».
Par conséquent, il existe bien un préavis écrit effectif de rupture des relations commerciales établies dont le point de départ court à compter de la réception par chacun des planteurs de cette notification et s'achève à la date de la rupture, à l'issue de la campagne 2019/2020, soit à l'issue de la période d'arrachage en janvier ou février 2020 ainsi que l'a justement retenu le tribunal.
Les planteurs titulaires de contrats pluriannuels de deux ou trois ans se sont vus notifier chacun le non-renouvellement des contrats à leur terme par lettres recommandées avec avis de réception envoyées les 23 ou 24 avril 2020.
Ainsi, ces planteurs ont également bénéficié d'un préavis écrit effectif d'au moins 10 mois.
S'agissant du délai de préavis accordé, le tribunal doit être approuvé d'avoir considéré que le délai de préavis accordé à chacun d'eux était suffisant en dépit de l'existence de relations établies parfois très anciennes.
A cet égard, le tribunal a justement rappelé qu'une campagne betteravière démarre par un ensemencement en mars / avril d'une année N, puis se poursuit par une campagne d'arrachage/livraison entre septembre N et janvier de l'année suivante, de sorte que le préavis donné a permis à chacun des planteurs de ne pas prévoir d'ensemencement de betteraves en 2020 et de rechercher d'autres partenaires.
En effet, la production de betteraves est saisonnière et le délai de préavis laissé aux planteurs était suffisant pour leur permettre de rediriger leur production agricole.
Par ailleurs l'existence d'une dépendance économique ne peut être retenue alors que la culture betteravière ne représente qu'une partie de leur production céréalière diversifiée, dont il n'est pas démontré qu'elle excéderait 25 % de leur chiffre d'affaires, peu important à cet égard qu'une augmentation d'environ 20% de cette production ait été demandé par SLS pour les campagnes 2017/2018 et 2018/2019.
[JV] jugement entrepris est donc confirmé en ce qu'il a retenu l'absence de rupture brutale des relations commerciales établies entre les parties et rejeté les demandes d'indemnisation sollicitées à ce titre par les planteurs ainsi que leur demande au titre d'un préjudice moral.
Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile
Les appelants qui succombent, sont condamnés in solidum aux dépens d'appel, le jugement étant confirmé en ce qu'il a mis les dépens de première instance à leur charge.
Ils sont déboutés de leur demande présentée au titre des frais irrépétibles et condamnés à payer à la société SLS la somme de 200 € chacun en application de l'article 700 du code de procédure civile, en sus de la somme allouée par le tribunal sur ce fondement.
PAR CES MOTIFS
[PB] Cour,
Confirme le jugement en ses dispositions qui lui sont soumises ;
Y ajoutant,
Renvoie les parties à mieux se pourvoir s'agissant des demandes relatives aux clauses de prix et de délais de paiement des contrats de livraison 2017,2018 et 2019 ;
Déboute les appelants de leur demande sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne in solidum les appelants aux dépens d'appel ;
Condamne chacun des appelants à payer à la société SLS la somme de 200 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.