CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 10 septembre 2025, n° 23/09753
PARIS
Arrêt
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
Benalu (SAS), Bennes (SASU)
Défendeur :
Sud Remorques (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Brun-Lallemand
Conseillers :
Mme Depelley, M. Richaud
Avocats :
Me Bonaldi, Me Le Goff, SCP Grappotte Benetreau, Me Cadene, SELARL Cressard Le Goff Avocats, SCP GD Avocats
FAITS ET PROCÉDURE
La société Benalu est spécialisée dans la fabrication de bennes pour remorques et semi-remorques en aluminium pour le transport en vrac. La société Bennes [S], contrôlée par la société Benalu, est spécialisée dans la fabrication de bennes pour remorques et semi-remorques en acier pour le transport en vrac.
La société Sud Remorques a pour activité le négoce, l'entretien et la réparation de véhicules remorques et semi-remorques.
En mai 2014, les sociétés Benalu et Bennes [S] ont noué un partenariat avec la société Sud Remorques pour la distribution de leurs bennes dans huit départements du sud de la France (le Gard, le [Localité 9], la Corse, les Alpes de Haute Provence, les Hautes Alpes, le Var, les Bouches du Rhône et les Alpes Maritimes), sans formalisation de l'accord par écrit.
Courant 2021, considérant que les ventes de la société Sud Remorques, inférieures aux parts de marché attendues, demeuraient insuffisantes, les sociétés Benalu et Bennes [S] ont projeté de réduire le secteur d'activité de la société Sud Remorques à deux départements, ainsi que l'expose M. [M] [J], directeur des ventes France, dans un rapport de visite du 24 janvier 2021 adressé à Sud Remorques : « nous constatons que Sud Remorques est bien en dessous des parts de marché National qui pour Benalu/Bennes [S] est à 37,5%, cela s'explique par le manque d'un commercial sur le secteur ('). Dans ce contexte défavorable je prends donc la décision de réduire le secteur de Sud Remorques à deux départements, le 30 (Gard) et le 84 ([Localité 9]) ».
La société Sud Remorques ayant fait part de son refus de procéder à une telle modification, il lui a été proposé de refaire le point ultérieurement, en lien notamment avec l'affectation annoncée d'un nouveau vendeur Sud Remarques sur le secteur.
Un an plus tard, par lettre du 22 mars 2022, la société Benalu a informé la société Sud Remorques de la réduction de son secteur de distribution aux seuls départements du Gard et du [Localité 9], « avec objectif de 30 % de parts de marché de la benne pour ces départements ».
Par lettre en réponse du 31 mars 2022, la société Sud Remorques a indiqué aux sociétés Benalu et Bennes [S] qu'elle prenait acte de la rupture de toutes leurs relations commerciales « en raison de la modification substantielle imposée de manière unilatérale, sans préavis et sans négociation possible de votre part, de nos relations commerciales et notamment de la réduction radicale de notre périmètre commercial en qualité de distributeur exclusif de vos marques » et fait valoir qu'elle entendait obtenir réparation de son préjudice sur le fondement de la rupture brutale des relations commerciales établies.
Le conseil des sociétés Benalu et Bennes [S] a objecté par une lettre du 11 avril 2022 que les conditions pour obtenir une indemnisation sur ce fondement n'étaient pas réunies. Le conseil de la société Sud Remorques a contesté cette analyse par une lettre du 29 avril 2022.
C'est dans ces circonstances que, par acte du 28 juillet 2022, la société Sud Remorques a assigné les sociétés Benalu et Bennes [S] en réparation du préjudice résultant de la rupture brutale des relations commerciales établies.
Par jugement du 16 mai 2023, le tribunal de commerce de Lille a :
- Dit que la SARL Sud Remorques et les SAS Benalu et Bennes [S] entretenaient des relations commerciales présentant un caractère suivi, stable et habituel,
- Dit que la responsabilité de la rupture des relations commerciales avec la SARL Sud Remorques incombe aux SAS Benalu et Bennes [S],
- Dit que la rupture par les SAS Benalu et Bennes [S] des relations commerciales établies avec la SARL Sud Remorques présente un caractère brutal,
- Dit que la SARL Sud Remorques ne se trouvait pas en état de dépendance économique par rapport aux SAS Benalu et Bennes [S],
- Fixé la durée du préavis à un mois par année d'ancienneté de la relation, soit huit mois,
- Condamné la SAS Benalu à payer à la SARL Sud Remorques la somme de 25 606,66 euros,
- Condamné la SAS Bennes [S] à payer à la SARL Sud Remorques la somme de 49 420,66 euros,
- Débouté la SARL Sud Remorques de sa demande de condamnation des SAS Benalu et Bennes [S] à l'indemniser au titre du préjudice moral,
- Condamné in solidum les SAS Benalu et Bennes [S] à payer à la SARL Sud Remorques la somme de 7 500 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- Condamné in solidum les société SAS Benalu et Bennes [S] aux entiers frais et dépens, taxés et liquidés à la somme de 89,66 euros en ce qui concerne les frais de greffe,
- Dit et jugé qu'il n'y a pas lieu d'écarter l'exécution provisoire de la présente décision.
Les sociétés Benalu et Bennes [S] ont interjeté appel de ce jugement par déclaration reçue au greffe de la Cour le 30 mai 2023. La société Sud Remorques a formé appel incident.
Aux termes de leurs dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 9 novembre 2023, les sociétés Benalu et Bennes [S] demandent à la Cour de :
- Infirmer la décision entreprise,
- Débouter la société Sud Remorques de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusion à l'encontre des sociétés Benalu et Bennes [S],
- Condamner la société Sud Remorques à payer la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile outre sa condamnation aux entiers dépens.
Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 7 mars 2024, la société Sud Remorques demande à la Cour de :
Confirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Lille Métropole en date du 16 mai 2023 en ce qu'il a :
- Dit que la SARL Sud Remorques et les SAS Benalu et Bennes [S] entretenaient des relations commerciales présentant un caractère suivi, stable et habituel
- Dit que la responsabilité de la rupture des relations commerciales avec la SARL Sud Remorques incombe aux SAS Benalu et Bennes [S],
- Dit que la rupture par les SAS Benalu et Bennes [S] des relations commerciales établies avec la SARL Sud Remorques présente un caractère brutal,
- Condamné in solidum les SAS Benalu et Bennes [S] à payer à la SARL Sud Remorques la somme de 7 500 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
- Condamné in solidum les sociétés SAS Benalu et Bennes [S] aux entiers frais et dépens, taxés et liquidés à la somme de 89,66 euros en ce qui concerne les frais de greffe,
- Dit qu'il n'y a pas lieu à écarter l'exécution provisoire de la présente décision ;
Au titre de l'appel incident :
Infirmer le jugement en ce qu'il a :
- Dit que la SARL Sud Remorques ne se trouvait pas en état de dépendance économique par rapport aux SAS Benalu et Bennes [S],
- Fixé la durée du préavis à un mois par année d'ancienneté de la relation, soit huit mois,
- Condamné la SAS Benalu à payer à la SARL Sud Remorques la somme de 25 606,66 euros,
- Condamné la SAS Bennes [S] à payer à la SARL Sud Remorques la somme de 42 420,66 euros,
- Débouté la SARL Sud Remorques de sa demande de condamnation des SAS Benalu et Bennes [S] à l'indemniser de son préjudice moral,
Et statuant à nouveau,
- Juger que la relation commerciale était exclusive,
- Fixer la durée du préavis à 18 mois,
- Condamner la société Benalu à payer à la société Sud Remorques la somme de :
. 88 017 euros au titre du préjudice lié à la perte de marge,
. 10 000 euros au titre du préjudice moral,
- Condamner la société Bennes [S] à payer à la société Sud Remorques la somme de :
. 136 141,41 euros au titre du préjudice lié à la perte de marge,
. 10 000 euros au titre du préjudice moral,
- Condamner in solidum les sociétés Benalu et Bennes [S] à payer à la société Sud Remorques la somme de 8 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- Condamner in solidum les sociétés Benalu et Bennes [S] aux entiers dépens dont distraction au profit de la SCP Grappote Benetreau en application de l'article 699 du code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 30 avril 2025.
La Cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
***
MOTIVATION
I - Sur la rupture brutale des relations commerciales établies
La rupture de la relation commerciale étant postérieure à l'entrée en vigueur de l'ordonnance 2019-359 du 24 avril 2019, le litige doit être tranché au regard de l'article L. 442-1 II du code de commerce qui dispose :
'Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l'absence d'un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels.
En cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l'auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d'une durée insuffisante dès lors qu'il a respecté un préavis de dix-huit mois.
Les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure '.
Moyens des parties,
Au soutien de leur appel, les sociétés Benalu et Bennes [S], qui ne contestent pas avoir entretenu une relation commerciale établie pendant huit ans avec la société Sud Remorques, font valoir que la rupture des relations commerciales établies est seulement imputable à cette dernière, laquelle a mis fin aux relations commerciales par lettre du 31 mars 2022. Elles affirment que la modification du périmètre de vente ne constitue pas une rupture brutale des relations commerciales établies dans la mesure où elle est la conséquence directe des manquements de la société Sud Remorques. Pour démontrer l'existence de ces manquements, les sociétés Benalu et Bennes [S] indiquent que la société Sud Remorques n'a pas respecté les dispositions du contrat de partenariat, lequel avait pour objet d'augmenter leurs parts de marché dans les départements au sein desquels elle exerçait son activité. A ce titre, elles exposent que leurs parts de marché ont stagné à 15 % alors qu'elles attendaient, conformément à ce qui avait selon elles été convenu, un minimum de 30 %.
En outre, les sociétés Benalu et Bennes [S] font valoir que la société Sud Remorques a bénéficié d'un délai de préavis dans la mesure où elles l'ont informée, le 24 janvier 2021, de la réduction de son périmètre d'activité et que, ayant accepté de reporter cette réduction, la société Sud Remorques a bénéficié d'un délai de 14 mois pour réorganiser son activité, de sorte qu'aucune rupture brutale des relations commerciales établies ne peut leur être reprochée.
S'agissant du délai de préavis de 8 mois retenu par le tribunal de commerce, les sociétés Benalu et Bennes [S] prétendent qu'en l'absence d'une démonstration de l'existence d'un état dépendance économique, une telle durée ne peut être retenue. Par ailleurs, elles soulignent que la société Sud Remorques pouvait aisément retrouver un autre partenaire commercial, le marché de la vente de semi-remorques et de bennes n'étant pas un marché fermé et technique. Elles ajoutent que la société Sud Remorques ne rapporte pas la preuve de son statut de distributeur exclusif. Elles indiquent que, si un préavis supplémentaire avait dû être accordé à la société Sud Remorques, il ne saurait excéder trois mois.
Enfin, pour contester le montant des dommages et intérêts sollicité par la société Sud Remorques, les sociétés Benalu et Bennes [S] soutiennent que le chiffre d'affaires de la vente de pièces de rechange et celui du service après-vente ne peuvent intégrer l'assiette de calcul de son préjudice. En outre, elles affirment que la société Sud Remorques ne produit aucune pièce probante pour le calcul de sa marge sur coûts variables et qu'elle doit, par conséquent, être déboutée de sa demande. S'agissant du préjudice moral allégué, les sociétés Benalu et Bennes [S] soutiennent que les prétentions de la société Sud Remorques ne sont étayées par aucun élément de preuve.
En réponse, la société Sud Remorques, qui indique avoir entretenu pendant huit ans une relation commerciale établie avec les sociétés appelantes, soutient que les sociétés Benalu et Bennes [S] ont brutalement mis fin à la relation commerciale établie par la lettre du 22 mars 2022. Elles affirment que la réduction du périmètre de distribution, décidée de manière abrupte, constitue une rupture brutale des relations commerciales établies en ce qu'elle la prive de plus de 80 % de son chiffre d'affaires sur la vente de produits des marques Benalu et Bennes [S], les départements restants, à savoir celui du Gard et du [Localité 9] n'étant pas les départements les plus rentables.
S'agissant de l'absence de préavis, la société Sud Remorques soutient que la brutalité de la rupture ressort du préavis de 2 jours que lui ont effectivement octroyé les sociétés Benalu et Bennes [S], dès lors qu'elle n'a plus été, à compter du 24 mars 2022, mentionnée comme distributeur exclusif pour les six autres départements (hors [Localité 9] et Gard), alors même qu'elle avait selon elle bénéficié de ce statut pendant huit ans. Faisant état d'une dépendance économique liée à son statut de distributeur exclusif et à l'obligation d'approvisionnement exclusif à laquelle elle était soumise, elle souligne avoir rencontré de nombreuses difficultés pour trouver un autre partenaire commercial. Ces éléments l'amènent à considérer qu'un préavis minimum de 18 mois aurait dû être appliqué. Elle précise, en outre, que le délai de 14 mois auquel les sociétés appelantes font référence ne peut s'analyser en un délai de préavis dès lors que la décision des sociétés de reporter la réduction du périmètre n'était pas susceptible de faire courir un délai de préavis en ce qu'elle ne manifestait aucune volonté univoque de rompre la relation commerciale existante. Enfin, elle conteste les fautes graves alléguées par les sociétés Benalu et Bennes [S] à l'appui de leur décision en affirmant qu'aucun objectif de parts de marché n'avait été contractuellement fixé.
La société Sud Remorques allègue l'existence d'un préjudice résultant du caractère brutal de la rupture ainsi intervenue et rapporte, pour son calcul, que la part du chiffre d'affaires des ventes de matériels des sociétés Benalu et Bennes [S] représente entre 23 et 42 % de son chiffre d'affaires total. Partant, elle sollicite :
- l'allocation de la somme de 88 017 euros en réparation de son préjudice, sa marge moyenne annuelle au titre de la vente de bennes Benalu étant de 58 678,65 euros,
- l'allocation de la somme de 136 141,41 euros en réparation de son préjudice, sa marge moyenne annuelle au titre de la vente de bennes Bennes [S] étant de 90 760,94 euros.
En outre, la société Sud Remorques allègue l'existence d'un préjudice d'image consistant en une perte de crédibilité auprès de sa clientèle. Elle affirme avoir subi des conséquences réputationnelles et demande à la Cour de condamner les sociétés Benalu et Bennes [S] à lui payer chacune 10 000 euros au titre de son préjudice moral.
Réponse de la Cour,
- Sur l'existence de relations commerciales établies
La relation, pour être établie au sens des dispositions susvisées, doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s'entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper une certaine continuité de flux d'affaires avec son partenaire commercial. L'absence de contrat écrit n'est pas incompatible avec l'existence d'une relation établie.
Au cas présent, les parties ne contestent pas avoir entretenu pendant huit ans des relations commerciales établies, par lesquelles la société Sud Remorques assurait la vente de bennes en aluminium et en acier fournies par les sociétés Benalu et Bennes [S] dans huit départements du sud de la France, à savoir : le Gard, le [Localité 9], la Corse, les Alpes de Haute Provence, les Hautes Alpes, le Var, les Bouches du Rhône et les Alpes Maritimes (pièce n°4 de Sud Remorques). Ces relations commerciales étaient stables et régulières et portaient sur un chiffre d'affaires significatif pour la société Sud Remorques, à savoir sur les exercices 2014 à 2022 (pièce n°38 de Sud Remorques) :
- 617 050 euros de mai 2014 à mars 2015 (pour un chiffre d'affaires total de 3 296 708 euros),
- 1 424 451 euros d'avril 2015 à mars 2016 (pour un chiffre d'affaires total de 3 743 537 euros),
- 2 071 950 euros d'avril 2016 à mars 2017 (pour un chiffre d'affaires total de 4 268 127 euros),
- 2 298 659 euros d'avril 2017 à mars 2018 (pour un chiffre d'affaires total de 5 456 136 euros),
- 2 445 350 euros d'avril 2018 à mars 2019 (pour un chiffre d'affaires total de 6 056 868 euros),
- 1 468 190 euros d'avril 2019 à mars 2020 (pour un chiffre d'affaires total de 5 611 432 euros),
- 1 249 950 euros d'avril 2020 à mars 2021 (pour un chiffre d'affaires total de 5 441 661 euros),
- 1 600 285 euros d'avril 2021 à mars 2022 (pour un chiffre d'affaires total de 5 620 748 euros).
Ainsi, les relations commerciales entre les sociétés Benalu, Bennes [S] et Sud Remorques étaient bien établies au sens de l'article L. 442-1 II du code de commerce précité, et ce, jusqu'à ce qu'elles cessent en mars 2022.
- Sur l'imputabilité de la rupture et l'absence de préavis
La brutalité de la rupture résulte de l'absence de préavis écrit ou de l'insuffisance de ce dernier.
Le délai de préavis, qui s'apprécie au moment de la notification de la rupture ou de la matérialisation de la rupture, doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée de la relation commerciale et de ses spécificités, du produit ou du service concerné. Les principaux critères à prendre en compte sont l'ancienneté des relations, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits ou services en cause. Au regard de la fonction du préavis, la date d'appréciation de la suffisance de sa durée est celle de sa matérialisation concrète dans le tarissement du flux d'affaires ou de la notification de la rupture, qui correspond à l'annonce faite par un cocontractant à l'autre de sa volonté univoque de cesser la relation à une date déterminée, seule information qui peut permettre au partenaire délaissé de se projeter et d'organiser son redéploiement ou sa reconversion en disposant de la visibilité indispensable à toute anticipation.
Le préavis doit se présenter sous la forme d'une notification écrite.
La rupture peut être totale ou partielle, la relation commerciale devant dans ce dernier cas être modifiée substantiellement (en ce sens, Com. 31 mars 2016, n° 14-11.329 ; Com 20 novembre 2019, n° 18-11.966, qui précise qu'une modification contractuelle négociable et non imposée n'est pas la marque d'une rupture partielle brutale). Ainsi, la modification désavantageuse des conditions de la relation imposée unilatéralement par une partie à la relation commerciale peut constituer une rupture brutale de la relation si cette modification est substantielle (com. 13 mars 2004, n°02-14.751).
Mais, la rupture, quoique brutale, peut être justifiée si elle est causée par une faute suffisamment grave pour fonder la cessation immédiate des relations commerciales (en ce sens, sur le critère de gravité, Com. 27 mars 2019, n° 17-16.548). La faute doit être incompatible avec la poursuite, même temporaire, du partenariat : son appréciation doit être objective, au regard de l'ampleur de l'inexécution et de la nature de l'obligation sur laquelle elle porte, mais également subjective, en considération de son impact effectif sur la relation commerciale concrètement appréciée et sur la possibilité de sa poursuite malgré sa commission ainsi que du comportement de chaque partie.
En l'espèce, il est constant que les sociétés Benalu et Bennes [S] ont, par lettre du 22 mars 2022, notifié à la société Sud Remorques leur décision de réduire à deux départements son secteur d'activité, compte tenu de la faible part de marché que celle-ci occupait dans les secteurs qui lui ont été retirés (pièces n°7 de Benalu et Bennes [S] et n°10 de Sud Remorques). En effet, cette lettre annonçait, en des termes dénués d'équivoque :
« Monsieur,
Suite à la réunion que vous avez eu avec [M] [J] en date du 17/03/2022 concernant les ventes et la réorganisation de votre secteur, nous vous confirmons qu'à compter du 01/04/2022, la société Sud Remorques commercialisera les marques Benalu et Bennes [S] dans les départements suivants :
- Gard (30)
- [Localité 9] (84)
avec un objectif de 30% de part de marché de la benne pour ces départements. (') ».
Comme l'a justement relevé le tribunal, la première annonce d'une réduction du secteur d'activité de la société Sud Remorques dans le compte rendu de la réunion du 21 janvier 2021 (pièce n°6 de Benalu et Bennes [S]) est impropre à faire courir un délai de préavis, celle-ci ne comportant aucune notification écrite de l'octroi d'un délai de préavis permettant à la société Sud Remorques de réorganiser son activité dans la perspective future d'une modification substantielle effective de la relation commerciale.
Il ressort de la lettre du 22 mars 2022 précitée que la décision des sociétés Benalu et Bennes [S] de réduire significativement le secteur d'activité de la société Sud Remorques, soit de modifier les conditions de la relation commerciale existante, est une décision ferme et unilatérale par laquelle elles n'offrent pas la possibilité à leur partenaire d'en renégocier les termes. En outre, il apparait que cette modification porte sur six secteurs d'activité sur les huit qui ont été attribués à la société Sud Remorques de 2014 à 2022, de sorte qu'elle est substantielle et nécessairement désavantageuse, la société Sud Remorques justifiant que la suppression des six secteurs d'activité (à savoir la Corse, les Alpes de Haute Provence, les Hautes Alpes, le Var, les Bouches du Rhône et les Alpes Maritimes) l'a conséquemment privée d'environ 80 % du chiffres d'affaires dégagé par la vente des bennes Benalu et Bennes [S] (pièce n°38 de Sud Remorques et sans compter le chiffre d'affaires dégagé hors secteur), les secteurs du Gard et du [Localité 9] ne représentant que respectivement 6,18% et 10,79 % de ce chiffre d'affaires (pièce n°38 précitée).
Ceci établi, la Cour observe que l'annonce de cette modification substantielle, constituant une rupture partielle de la relation commerciale établie, est accompagnée de la notification par écrit d'un préavis de 10 jours à l'expiration duquel ladite modification deviendra effective, laquelle équivaut, compte tenu de la durée de la relation commerciale établie à la date de notification de la rupture, à une absence de préavis.
Si les sociétés appelantes imputent à la société Sud Remorques des manquements graves tirés de l'insuffisance des parts de marché détenues par la société Sud Remorques ainsi que de ses ventes dans les secteurs litigieux, qui selon elles, justifient la rupture partielle immédiate de la relation commerciale établie, force est de constater que celles-ci ne démontrent pas que l'atteinte d'un objectif de part de marché et de vente aurait été préalablement érigé par les parties en condition essentielle de la relation commerciale.
N'est pas non plus établie la réalité des difficultés internes auxquelles les sociétés appelantes font référence pour justifier cette rupture partielle immédiate de la relation commerciale.
Il s'en suit que les sociétés Benalu et Bennes [S] ont, par lettre du 22 mars 2022, rompu brutalement la relation commerciale établie.
Le jugement entrepris est confirmé en ce qu'il a d'une, d'une part, retenu que la responsabilité de la rupture des relations commerciales incombait aux sociétés Benalu et Bennes [S], et d'autre part, que la rupture ainsi intervenue a présenté un caractère brutal.
- Sur l'exclusivité et l'état de dépendance économique allégués
L'état de dépendance économique, pour l'essentiel défini pour les besoins de l'application de l'article L. 420-2 du code de commerce qui n'est pas en débat mais devant être apprécié de manière uniforme en tant que situation de fait servant ici, non de condition préalable mais d'élément d'appréciation d'un rapport de force économique et juridique, s'entend de l'impossibilité, pour une entreprise, de disposer d'une solution techniquement et économiquement équivalente aux relations contractuelles qu'elle a nouées avec une autre entreprise (en ce sens, Com., 12 février 2013, n° 12-13.603). Son existence s'apprécie en tenant compte notamment de la notoriété du partenaire et de ses produits et services, de l'importance de sa part dans le marché considéré et dans le chiffre d'affaires de l'autre partie, ainsi que de l'impossibilité pour ce dernier d'obtenir d'autres acteurs des produits et services équivalents (en ce sens, Com., 12 octobre 1993, n° 91-16988 et 91-17090). La possibilité de disposer d'une solution équivalente s'entend de celle, juridique mais aussi matérielle, pour l'entreprise de développer des relations contractuelles avec d'autres partenaires, de substituer à son donneur d'ordre un ou plusieurs autres donneurs d'ordre lui permettant de faire fonctionner son entreprise dans des conditions techniques et économiques comparables (Com., 23 octobre 2007, n° 06-14.981).
En l'espèce, la Cour relève que la société Sud Remorques estime que la qualité de distributeur exclusif qui lui a été conférée et l'obligation d'approvisionnement exclusif mise à sa charge l'ont placées dans un état de dépendance économique. Toutefois, la Cour constate que la société Sud Remorques, sur laquelle pèse la charge de la preuve, ne produit aucune pièce probante permettant d'attester qu'elle eut été liée par une obligation d'approvisionnement exclusif et qu'elle eut été identifiée comme distributeur exclusif des produits Benalu et Bennes [S] sur les huit secteurs d'activité concernés par l'accord de partenariat. En effet, les échanges produits par la société Sud Remorques permettent seulement d'observer que celle-ci était autorisée à commercialiser « les produits Benalu en totalité et les semi remorques BM » (pièce n°18 de Sud Remorques) et qu'elle devait s'afficher comme étant « le distributeur PR (pièce de rechange) du secteur comme sur le VN (véhicule neuf) » (pièce n°19 de Sud Remorques). La production d'une facture correspondant à une commission prélevée par la société Sud Remorques sur le prix issue d'une vente réalisée par la société Benalu et Bennes [S] sur son secteur, en contrepartie de la violation d'une prétendue exclusivité territoriale (pièce n°20 de Sud Remorques) ne permet pas de suppléer à cette carence.
Cela étant relevé, la Cour constate que la vente des produits Benalu et Bennes [S] par la société Sud Remorques représentait en moyenne, de 2014 à 2022, 33,17% de son chiffre d'affaires annuel total (pièce n°38 de Sud Remorques) soit :
- 18,72 % de son chiffre d'affaires total de mai 2014 à mars 2015,
- 38,05 % de son chiffre d'affaires total d'avril 2015 à mars 2016,
- 48,54 % de son chiffre d'affaires total d'avril 2016 à mars 2017,
- 42,13 % de son chiffre d'affaires total d'avril 2017 à mars 2018,
- 40,37 % de son chiffre d'affaires total d'avril 2018 à mars 2019,
- 26,16 % de son chiffre d'affaires total d'avril 2019 à mars 2020,
- 22,97 % de son chiffre d'affaires total d'avril 2020 à mars 2021,
- 28,47 % de son chiffre d'affaires total d'avril 2021 à mars 2022.
En outre, la société Sud Remorques, qui ne documente pas les spécificités éventuelles du secteur litigieux, ne justifie pas qu'elle eut été dans l'impossibilité de disposer de solutions techniquement et économiquement équivalentes aux relations commerciales nouées avec les sociétés Benalu et Bennes [S].
Il se déduit de l'ensemble que la société Sud Remorques n'a pas été placée dans un état de dépendance économique, celle-ci demeurant libre de commercialiser des marques concurrentes à celle des sociétés Benalu et Bennes [S] telles que, ainsi qu'il ressort des pièces produites, Faymonville, Max Trailer et ECIM (pièces n°39 de Benalu et Bennes [S] et n°9 de Sud Remorques).
Le jugement entrepris sera, pour ces motifs substitués, confirmé.
- Sur les préjudices
Il est constant que le préjudice résultant du caractère brutal de la rupture est constitué par la perte de la marge dont la victime pouvait escompter bénéficier pendant la durée du préavis qui aurait dû lui être accordé. La référence à retenir est la marge sur coûts variables, définie comme la différence entre le chiffre d'affaires dont la victime a été privée sous déduction des charges qui n'ont pas été supportées du fait de la baisse d'activité résultant de la rupture.
Au regard de la durée des relations commerciales établies entre les parties pendant huit ans à la date de la rupture partielle, soit le 22 mars 2022, du volume des commandes effectuées entre celles-ci de 2014 à 2022 (marqué par une certaine progression malgré une baisse en 2019), de l'absence de dépendance économique et du défaut de particularité du secteur concerné, la Cour retient que la société Sud Remorques aurait dû bénéficier d'un préavis de 5 mois de la part des sociétés Benalu et Bennes [S].
S'agissant du calcul de la marge sur couts variables, nécessaire à la liquidation du préjudice économique s'inférant du caractère brutal de la rupture, la Cour rappelle qu'il est de jurisprudence constante que seule la marge sur couts variables annuelles au cours des derniers exercices précédant la rupture doit être prise en compte.
En l'espèce, au vu de l'attestation de l'expert-comptable de la société Sud Remorques du 8 décembre 2022 (pièce n°31 de Sud Remorques), cette moyenne s'élève à la somme de 38 410 euros pour les ventes des bennes Benalu (59 833 euros de 2021 à 2022, 31 123 euros de 2020 à 2021, 24 274 euros de 2019 à 2020) et à la somme arrondie de 74 131 euros pour les ventes des bennes Bennes [S] (60 486 euros de 2021 à 2022, 84 140 euros de 2020 à 2021, 77 766 euros de 2019 à 2020).
Il n'est fourni aucun élément permettant de déterminer la marge résiduelle réalisée pendant la durée du préavis non respecté, ce qui n'est d'ailleurs pas demandé. Cette dernière ne peut donc être déduite.
Dans ces circonstances, la société Sud Remorques est en droit de voir son préjudice réparé par l'allocation de l'indemnité suivante, pour les 5 mois de préavis que la Cour retient comme ayant été éludés :
- 16 004,17 euros au titre des ventes des bennes Benalu,
- 30 887,92 euros au titre des ventes des bennes Bennes [S].
Infirmant le jugement sur le chiffrage du préjudice et sur la durée du préavis suffisant retenue par le tribunal, la Cour condamne les appelantes à payer ces sommes en réparation de leur préjudice résultant de la rupture brutale des relations commerciales établies.
S'agissant du préjudice d'image allégué par la société Sud Remorques, la Cour relève que la société Sud Remorques ne produit aucune pièce de nature à étayer sa demande, alors même que l'article 9 du code de procédure civile dispose qu'il incombe à chaque partie de prouver les faits nécessaires au succès de sa prétention.
Le jugement entrepris sera en conséquence confirmé en ce qu'il l'a déboutée de sa demande indemnitaire afférente.
II - Sur l'article 700 du code de procédure civile et les dépens
Le jugement est confirmé en ce qu'il a condamné les sociétés Benalu et Bennes [S] aux dépens de première instance et à payer à la société Sud Remorques la somme de 7 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
En équité, eu égard au sens de l'arrêt, il ne sera pas fait application de l'article 700 du code de procédure civile à hauteur d'appel.
Chaque partie conservera la charge de ses dépens d'appel.
PAR CES MOTIFS
La Cour,
Infirme le jugement entrepris en ce qu'il a :
- Fixé la durée du préavis à un mois par année d'ancienneté de la relation, soit huit mois ;
- Condamné la SAS Benalu à payer à la SARL Sud Remorques la somme de 25 606,66 euros ;
- Condamné la SAS Bennes [S] à payer à la SARL Sud Remorques la somme de 49 420,66 euros ;
Statuant à nouveau des chefs infirmés,
Fixe la durée du préavis suffisant à 5 mois ;
Condamne la société Benalu à payer à la société Sud Remorques la somme de 16 004,17 euros en réparation du préjudice résultant de la rupture brutale des relations commerciales établies ;
Condamne la société Bennes [S] à payer à la société Sud Remorques la somme de 30 887,92 euros en réparation du préjudice résultant de la rupture brutale des relations commerciales établies ;
Le confirme pour le surplus,
Y ajoutant,
Dit n'y avoir lieu de faire application de l'article 700 du code de procédure civile à hauteur d'appel.
Dit que chaque partie conservera la charge de ses dépens d'appel.