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Décisions

CA Douai, 2e ch. sect. 2, 11 septembre 2025, n° 24/04746

DOUAI

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Gibertnord (SAS)

Défendeur :

Transalog (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Barbot

Conseillers :

Mme Cordier, Mme Soreau

Avocats :

Me Wibault, Me Turchino, Me Noel, Me Duval

T. com. Arras, du 17 sept. 2024, n° 2024…

17 septembre 2024

FAITS ET PROCÉDURE

La société Transalog, créée le 28 décembre 20l7 et la société Gibertnord, créée le 11 février 2021, ont des objets presque identiques, liés au transport routier.

Soupçonnant la société Gibertnord d'avoir commis des actes de concurrence déloyale, notamment via un débauchage massif de ses chauffeurs et un démarchage déloyal, la société Transalog a saisi le président du tribunal de commerce d'Arras d'une requête aux fins de constat sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile.

Par ordonnance du 10 novembre 2023, le président du tribunal a désigné un commissaire de justice afin de se rendre sur le site de Gibertnord, situé à Vitry-en-Artois, et d'exécuter la mission détaillée en son dispositif.

Le 18 janvier 2024, le commissaire de justice a effectué sa mission.

Par un acte du 25 janvier 2024, la société Gibertnord a assigné la société Transalog aux fins de rétractation de cette ordonnance .

Par une ordonnance du 17 septembre 2024, le juge des référés du tribunal de commerce d'Arras a':

- débouté la société Gibertnord de sa demande de rétractation de l'ordonnance sur requête du 10 novembre 2023';

- ordonné au commissaire de justice la remise, sous 8 jours francs après la signification de la présente ordonnance, à la société Gibertnord de la totalité, en copie, des pièces et documents saisis lors des opérations de constat réalisées le 18 janvier 2024';

- dit que la société Gibertnord consignera la somme de 200 euros auprès du commissaire de justice au titre des frais de photocopie';

- ordonné à la société Gibertnord la communication d'un mémoire, conforme aux dispositions des articles R. 153-3 et R. 153-10 du code de commerce, à la juridiction dans un délai de l mois à compter de la remise de la totalité, en copie, des pièces et documents saisis lors des opérations de constat réalisées le 18 janvier 2024, à la société Gibertnord ;

- débouté la société Transalog de sa demande de voir lever le séquestre provisoire';

- débouté les sociétés Gibertnord et Transalog de leur demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile';

- réservé les dépens.

PRETENTIONS

Par conclusions signifiées par voie électronique le 13 décembre 2024, la société Gibertnord demande à la cour de':

- à titre principal':

- infirmer l'ordonnance dont appel en ce qu'elle a :

- rejeté la demande de rétractation

- ordonné au commissaire de justice la remise, sous 8 jours francs après la signification de l'ordonnance, de la totalité, en copie, des pièces et documents saisis lors des opérations de constat réalisées le 18 janvier 2024 ;

- dit qu'elle consignera la somme de 200 euros auprès du commissaire de justice au titre des frais de photocopie ;

- ordonné à sa charge la communication d'un mémoire, conforme aux dispositions des articles R153-3 et R153-10 du code de commerce, à la juridiction dans un délai de 1 mois à compter de la remise en totalité, en copie, des pièces et documents saisis lors des opérations de constat réalisées ;

- renvoyé l'examen de la levée du séquestre ;

- rejeté sa demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- réservé les dépens';

Statuant à nouveau':

- rétracter l'ordonnance sur requête du 10 novembre 2023 ;

- annuler tous les actes, procès-verbaux et constat dressés en leur application ;

- ordonner, sous astreinte de 1'000 euros par jour de retard, commençant à courir 48 heures après la signification de l'ordonnance à intervenir, la restitution de la totalité, en original et en copie, des pièces et documents saisis lors des opérations de constat réalisées par le commissaire de justice, le 18 janvier 2024, en quelque main qu'ils se trouvent ;

- enjoindre à la société Transalog, de cesser, sous astreinte de 1'000 euros par jour de retard, commençant à courir 48 heures après la signification de l'ordonnance à intervenir, toute utilisation, sous quelque forme que ce soit et dans quelque contexte que ce soit, des pièces ou documents saisis, sous quelque support que ce soit, lors des opérations de constat réalisées par le commissaire de justice, le 18 janvier 2024';

- enjoindre, à la société Transalog et au commissaire de justice de détruire toutes les copies des documents ou pièces saisis le 18/01/2024, qui seraient en leur possession, sur quelque support que ce soit et d'avoir à en justifier, sous astreinte de 1'000 euros par jour de retard commençant à courir 48 heures après la signification de l'ordonnance à intervenir et se réserver le pouvoir de liquider l'astreinte ;

- condamner la société Transalog à lui payer la somme de 15'000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamner la même aux entiers dépens.

- à titre subsidiaire':

[..]

- ordonner, sous astreinte de 1'000 euros par jour de retard, commençant à courir 8 jours francs après la signification de l'ordonnance à intervenir, la remise de la totalité, en copie, des pièces et documents saisis lors des opérations de constat réalisées par lecommissaire de justice, le 18/01/2024, étant expressément rappelé le maintien du séquestre à l'égard de la société Transalog ;

- se réserver le pouvoir de liquider l'astreinte ;

- ordonner la communication, par ses soins, d'un mémoire conforme aux dispositions des articles R.153-3 à R.153-10 du code de commerce à la juridiction dans un délai de 3 mois à compter de la remise de la totalité, en copie, des pièces et documents saisis lors des opérations de constat réalisées le commissaire de justice, le 18 janvier 2024 ;

- renvoyer l'examen de l'affaire à une audience ultérieure s'agissant de la levée ou du maintien du séquestre ;

- réserver les demandes des parties fondées sur l'article 700 du code de procédure civile et la charge des dépens.

La société Gibertnord estime que le juge de la rétractation a rejeté l'intégralité de ses demandes par une motivation lapidaire insuffisante à caractériser la réunion des conditions indispensables et nécessaires pour autoriser les mesures contestées.

Elle soutient que les conditions prescrites par les articles 145 et 496 du code de procédure civile n'étaient pas réunies, en ce que':

- au titre du motif légitime':

- il n'existe, au sein de la requête présentée, aucun acte positif susceptible de rendre vraisemblable l'existence d'une concurrence déloyale qui serait développée par ses soins, par l'entremise de M. [D] et/ou de sa compagne';

- aucun élément ne permet de caractériser la moindre opération de débauchage qui aurait été organisée par ses soins';

- la cour ne peut, en aucun cas, se fonder sur des éléments produits postérieurement au dépôt de la requête pour apprécier le motif légitime et la nécessaire entorse à la contradiction, principe fondamental, éléments qui doivent être existants et démontrés au stade de la requête';

- il ne peut être utilisé des déclarations non justifiées et infondées d'un prétendu débauchage commis au préjudice d'une société FRT international, laquelle n'est pas partie à la procédure, l'allégation de l'utilisation d'une société tierce faisant tampon entre le débauchage des effectifs de la société Transalog et leur réembauchage chez elle, société Gibertnord, étant extravagante';

- il n'est pas apporté la preuve d'actes positifs susceptibles de caractériser la crédibilité de l'usage de quelconques procédés déloyaux tels que le dénigrement ou l'utilisation de ses fichiers confidentiels';

- l'intégralité des clients «'revendiqués'» par la société Transalog est constituée de transporteurs ou d'entreprises contractant, pour leur activité principale, avec des dizaines de transporteurs ou affréteurs différents, ce qui ne constitue en aucun cas une clientèle attachée à l'un de ces transporteurs, l'intuitu personae étant en la matière très peu présente';

- au titre de la dérogation à la contradiction':

- l'ordonnance n'expose aucune motivation quant à la nécessité de recourir à une procédure non contradictoire';

- ni l'ordonnance ni la requête n'explicitent en quoi il existerait un risque de déperdition des éléments de preuve';

- aucune preuve de ce que des pièces auraient été effacées n'est apportée';

- concernant le caractère disproportionné et non admissible des mesures d'investigation ordonnées':

- la mesure d'instruction sollicitée est indéterminée, la mission confiée n'étant en rien limitée à une liste de mots-clés précis, et autorisant la copie des documents «'en lien avec'» certains clients, étant observé que la liste des clients arrêtées est non pertinente';

- le terme «'exploiter'» est imprécis et le terme «'analyser'» nécessite une appréciation lors des opérations, dont les contours et critères ne sont pas définis';

- la mesure n'est pas circonscrite, aucun des termes mêmes de l'ordonnance ne prévoyant l'exclusion des éléments expressément qualifiés de «'personnels'» ou des éléments couverts par le secret professionnel';

- les limites temporelles proposées par le requérant et reprises par le premier juge ne sont pas justifiées par la requête';

- concernant la violation du secret des affaires':

- le séquestre prononcé est irrégulier dès lors que le délai fixé par l'ordonnance est de 10 jours, et donc différent de celui prévu par le régime réglementaire fixé par le code de commerce';

- aucun des articles du code de commerce ne permet au juge de moduler ce délai qui est expressément d'une durée de 1 mois.

Elle revient sur les conséquences de la rétractation.

A titre subsidiaire, elle conclut sur les opérations préalables à la levée du séquestre, en soutenant que':

- l'affirmation de la société Transalog, au sein de ses écritures d'une absence de violation du secret des affaires, est infondée, dès lors que la protection des éléments ne peut être appréciée qu'en possession des pièces concernées';

- la levée de séquestre doit être respectueuse des droits fondamentaux des parties, le délai d'un mois laissé pour prendre connaissance des pièces, opérer le tri et rédiger le mémoire, est inique';

- il n'existe à ce jour aucun risque de déperdition des preuves qui se trouvent entre les mains d'un commissaire de justice.

Par conclusions signifiées le 13 février 2025, la société Transalog demande à la cour de':

- débouter la société Gibertnord de l'ensemble de ses demandes'; '

- confirmer l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions';

- y ajoutant, condamner la société Gibertnord à lui payer la somme de 15'000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, outre les dépens.

La société Transalog revient sur les conditions de mise en 'uvre des mesures in futurum, précisant que':

- elle n'a pas à démontrer que l'ensemble des conditions de mise en 'uvre de la responsabilité du mis en cause sont d'ores et déjà réunies, ni à démontrer l'urgence';

- le motif légitime est bien caractérisé (création de la société Gibertnord, embauche de salariés de cette société, démission de M. [D], départs de clients vers cette société, baisse de son chiffre d'affaires depuis le départ de M. [D])';

- le recours à la procédure non contradictoire est justifiée dans la requête, puisque la société Gibertnord aurait pu procéder à un nettoyage des boîtes mails et des serveurs, M. [D] n'ayant pas hésité à effacer l'intégralité de sa boîte professionnelle';

- les missions confiées au commissaire de justice sont loin d'être larges et imprécises, d'autant moins que les missions sont limitées dans le temps et dans l'espace, les recherches étant en outre limitées aux seuls équipements professionnels';

- la mission est proportionnée aux intérêts de la société Transalog et au but poursuivi, seuls sept clients étant concernées par la mesure, ce qui ne peut conduire à reprocher une violation du secret des affaires.

Elle conclut sur la validité du séquestre ordonné, aucun texte n'imposant de délai précis dans le cas d'un recours au séquestre provisoire d'office. Le tribunal a, en outre, bien organisé une levée du séquestre.

MOTIVATION

- Sur la mesure d'instruction sollicitée par la société Transalog

Aux termes des dispositions de l'article 493 du code de procédure civile, l'ordonnance sur requête est une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie.

Conformément à l'article 495 du code de procédure civile, l'ordonnance sur requête est motivée. Elle est exécutoire au seul vu de la minute. Copie de l'ordonnance est laissée à la personne à laquelle elle est opposée.

En vertu des dispositions de l'article 145 du code de procédure civile, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve des faits dont pourrait dépendre la solution du litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé.

Il résulte des textes précités que, dans le cadre de la requête en vue d'obtenir une mesure sur le fondement de cette disposition, doivent être respectées tant les règles autorisant le recours à la procédure sur requête (motivation, circonstances exigeant l'absence de contradiction) que les quatre conditions de fond de l'article 145 précité, à savoir l'absence de procès d'ores et déjà engagé, l'existence d'un motif légitime, le caractère utile de la mesure pour la recherche ou la conservation des preuves ainsi que le caractère légalement admissible des mesures sollicitées, notamment leur absence d'atteinte à des principes supérieurs et leur proportionnalité au but poursuivi.

Ces conditions sont cumulatives, le défaut de l'une d'elles devant conduire au rejet de la mesure sollicitée.

Plus particulièrement, seules des «'mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées », ce qui conduit la Cour de cassation à censurer les mesures d'investigations générales (2e Civ., 7 janvier 1999, n° 97-10.831, Bull. n° 3 ; Com., 10 février 2009, n° 08-10.532'; 2e Civ, 10 novembre 2010, n° 09-71.674 ; 2e Civ., 6 janvier 2011, n° 09-72.841 ; 2e Civ., 5 janvier 2017, n° 15-27.526).

Par le biais de cette notion, la jurisprudence recherche à doter la mesure d'instruction de limites dans leur étendue, que ce soit dans l'espace ou dans le temps, et aussi à assurer leur compatibilité avec les intérêts en présence, notamment le droit au respect de la vie privée et le secret des affaires. Cette mesure doit être ainsi proportionnée à l'objectif poursuivi » (v. notamment : 2e Civ., 13 juin 2024, n° 22-10.321, publié ;'2e Civ., 13 juin 2024, n° 23-23.756, diffusé ; 1re Civ., 6 décembre 2023, n° 22-19.285, publié ; 2e Civ., 30 juin 2022, n° 21 12.100 ; 2e Civ., 24 mars 2022, n° 21-12.631 ; 2e Civ., 24 mars 2022, n° 20-22.955 ; 2e Civ., 10 juin 2021, n° 20-13.198 ; Civ. 2e, 25 mars 2021, n° 20-14.309, publié ; Civ. 2e, 25 mars 2021, n° 19-20.156 ; 2e Civ., 10 juin 2021, n° 20-11.987, publié).

Il incombe au juge, saisi d'une contestation sur ce point, «'de vérifier si la mesure ordonnée était nécessaire à l'exercice du droit à la preuve du requérant et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence » (mêmes arrêts).

Plus particulièrement, la Cour de cassation admet que la mesure est circonscrite quant à son objet dans le cas où les documents dont la recherche est confiée à l'huissier sont en lien avec les faits ayant justifié le prononcé de la mesure, ce qui peut en particulier résulter de l'utilisation de mots-clés pertinents au regard de ces faits (2e Civ., 23 novembre 2023, n° 23-15.993, 23-15.994, diffusé).

En l'espèce, arguant de faits de concurrence déloyale, notamment caractérisés par un débauchage de salariés et un démarchage déloyal, la société Transalog, estimant nécessaire le recours à une procédure non contradictoire compte tenu du risque de déperdition des preuves, a sollicité, une mesure d'instruction avant tout procès par le biais de la désignation d'un commissaire de justice aux fins de constatations sur le site de la société Gibertnord à [Localité 5].

La requête présentée, dans ce cadre, et accueillie par le président du tribunal de commerce d'Arras le 10 novembre, détaillait ainsi la mission octroyée au commissaire de justice nommé':

«'- autoriser la SARL Berna-Plichon, commissaires de justice associés, aux fins de se rendre sur le site de Gibertnord à [Localité 5] afin d'avoir accès à tous les équipements informatiques, serveurs, cloud de la SAS Gibertnord ainsi que les téléphones portables professionnels et/ ou tablettes de M. [D] et M. [V] pour :

o exploiter, analyser et copier par tous moyens tous les courriels et documents ayant un lien avec les clients suivants :

Ingram Micro

Sed

La Poste et La Poste Solution

Viapost

Euromatic

Agencement Hus

o exploiter, analyser et copier par tous moyens tous courriels et documents en provenance de la société Transalog';

o exploiter, analyser et copier par tous moyens tous les courriels et documents en provenance de M. [D] sur la période du 19 juin 2017 au 31 janvier 2023 ;

o exploiter, analyser et copier par tous moyens tous les courriels et documents en provenance de M. [V] sur la période du 6 septembre 2004 au 6 octobre 2022 ;

- ordonner à la société Gíbertnord et à toute personne présente sur place de collaborer et communiquer de manière spontanée les documents sollicités par le commissaire de justice ;

- ordonner à la société Gíbertnord et à toute personne présente sur place de communiquer au commissaire de justice instrumentaire les identifiants et mots de passe permettant de se connecter aux différents postes informatiques, boites mails ou tous autres supports';

- autoriser le commissaire de justice instrumentaire à procéder à toutes constatations et recherches utiles et d'en dresser procès-verbal';

- autoriser le commissaire de justice instrumentaire, dans le cadre de sa mission, de se faire assister de tout technicien informaticien indépendant';

- dire que du tout il sera dressé procès-verbal';

- autoriser le commissaire de justice instrumentaire à requérir le'au concours de la force publique si besoin';

- dire que le commissaire de justice ne pourra communiquer ledit procès-verbal qu`à l'expiration d'un délai de 10 jours à compter du recollement des informations, délai permettant à la société Gíbertnord d'user de sa faculté à exercer un recours à la présente ordonnance';

- fixer à 200 euros le montant de la provision à consigner par la SAS Transalog dans les l5 jours de la présente ordonnance, entre les mains du Commissaire de Justice instrumentaire, faute de quoi la désignation sera caduque'».

En l'espèce, la société Transalog, créée le 28 décembre 2017, reproche à la société Gibertnord, créée quant à elle en 2021, des faits qui, selon elle, seraient susceptibles de revêtir la qualification d'actes de concurrence déloyale, ce qu'elle essaye d'établir par ladite mesure, sans qu'il soit question d'attendre de'la requérante, au stade de la requête, d'apporter la preuve des éléments invoqués, et pour lesquels la mesure est sollicitée.

S'il est de la nature même de la mesure d'instituer une certaine contrainte, puisqu'il s'agit de dépasser les réticences d'une partie à communiquer les documents ou de contourner éventuellement sa volonté de cacher lesdits documents, il n'en demeure pas moins que la mission ne doit pas s'instituer en une véritable perquisition civile, ne respectant pas les différents intérêts en présence.

Cela impose donc au requérant déterminer de clairement et précisément les contours de la mission envisagée, laquelle doit adopter des termes clairs et discriminants en lien avec les faits dont il est recherché la preuve.

Or, de première part, si la mesure est géographiquement circonscrite aux locaux de l'établissement de la société Gibertnord à [Localité 5], elle vise néanmoins à autoriser des recherches sur l'ensemble des matériels informatiques ou téléphoniques de cette société, outre plus particulièrement ceux de MM. [D] et [V], anciens salariés de la société Transalog, devenus pour l'un salarié de la société Gibertnord, pour l'autre son président.

De deuxième part, aucun des éléments décrits dans la requête ne permet de comprendre les limites temporelles énoncées dans la mission, laquelle envisage que «'tous courriels et documents'» puissent être interceptés, d'abord, pour ceux en lien avec une liste de clients sur l'ensemble des matériels précités de la société Gibertnord sans aucune limite temporelle, ensuite, pour ceux «'en provenance de M. [D]'» sur une «'période du 19 juin 2017 au 31 janvier 2023'», enfin, pour ceux «'en provenance de M. [V]'» sur une «'période du 6 septembre 2004 au 6 octobre 2022'».

Outre que les périodes de temps ainsi arrêtées sont illimitées dans un cas et particulièrement larges dans les autres, il n'est, en tout état de cause, fait état d'aucun indice ni donné aucune explication pour justifier les dates du 19 juin 2017 ou du 6 septembre 2004 retenues, alors, d'une part, que la société Gibertnord n'a été créée qu'en février 2021, d'autre part, qu'il n'est pas contesté que les sociétés Gibertnord et Transalog avaient un temps été en relations d'affaires dans le cadre de contrats de sous-traitance.

Au surplus, il doit être noté qu'il n'est envisagé ni dans la requête' ni dans l'ordonnance que les courriels ou documents personnels ou couverts par un secret professionnel doivent être écartés, pas plus qu'il n'est prévu d'associations de mots-clefs permettant de circonscrire précisément les éléments à recueillir, notamment en recoupant l'identité des clients listés dans la mission, les identités des différents salariés qui auraient quitté la société Transalog pour rejoindre la société Gibertnord, ou encore le nom de la société FRT international, à qui la société Transalog prête un rôle de «' société tampon '», en ce qu'elle serait l'employeur de ses anciens salariés avant qu'ils ne rejoignent la société Gibertnord.

Par ailleurs, la société Transalog ne conteste pas que les clients, dont les dénominations figurent dans la mission, puissent avoir recours au service de plusieurs transporteurs en même temps, voire que, s'agissant d'entreprises de tailles conséquentes, ces clients aient été à la fois'et/ou concomitamment des contractants des deux sociétés parties au présent litige.

Ainsi, le renvoi à cette simple liste de clients, sans d'autres mots-clefs discriminants, ne permet pas plus de contenir la mission envisagée dans des limites circonscrites et précises, étant observé qu'il n'existe aucune borne temporelle fixée à la recherche, permettant de restreindre un tant soi peu les éléments qui pourraient être ainsi appréhendés.

Il n'est pas possible de déterminer, avec précision, ce que recouvre le terme «'en lien'», particulièrement vague, qui permettrait de recueillir tous les documents où se trouvent cités le nom des clients précités, sans que les éléments recueillis se rattachent nécessairement aux faits invoqués.

Enfin, de troisième part, et surtout, les termes mêmes employés pour définir la mission dévolue au commissaire de justice dans le cadre de la mesure sollicitée, à savoir «'exploiter, analyser et copier'», heurtent les principes ci-dessus rappelés et procèdent d'une conception erronée du rôle commissaire de justice dans le cadre d'une mission de ce type.

En effet, ce dernier doit voir sa mission clairement encadrée mais ne peut, sous peine de manquer à son obligation d'impartialité, avoir un rôle allant au-delà du simple constat et recueil d'éléments. Il ne lui appartient ni d'analyser ni de qualifier les faits éventuellement constatés.

Les mots «'exploiter'» et «''analyser'» renvoient à une exécution de la mesure de recueil laissée à la discrétion du commissaire de justice, lequel n'accomplirait plus seulement un rôle objectif de constatations et de recueil d'éléments bruts, mais carrément un rôle d'interprétation voire de confrontation des éléments recueillis et de choix des éléments opportuns, ce qui dépasse manifestement les missions qui peuvent lui être octroyées.

Ainsi, il ressort de l'étude de la mission que la recherche confiée au commissaire de justice instrumentaire, au vu des termes larges adoptés (par l'ordonnance sur requête, n'était pas strictement limitée aux faits de concurrence déloyale allégués et attribués à la société Gibertnord, cette recherche n'étant pas suffisamment encadrée, notamment par le biais d'une liste de mots-clefs énumérés, de dates pertinentes, ou d'identités de parties ou personnes impliquées, et ce d'autant moins que les termes de la mission investissent le commissaire de justice d'un rôle allant au-delà d'un recueil objectif des éléments constatés, sans analyse ni interprétation, dans le respect notamment de la vie privée des personnes visées par la mesure, des secrets professionnels ainsi que du secret des affaires.

L'ensemble de ces éléments justifie d'infirmer l'ordonnance entreprise et de rétracter l'autorisation ainsi donnée de procéder à la mesure contestée.

La requête de la société Transalog est donc rejetée.

Saisi de la demande de nullité des mesures d'instruction exécutées sur le fondement de l'ordonnance sur requête dont il prononce la rétractation, le juge doit constater la perte de fondement juridique de ces mesures et la nullité qui en découle (2e Civ, 5 janvier 2017, n°15-25.035).

Par conséquent, l'ordonnance du 10 novembre 2023 étant rétractée à la suite de l'infirmation de l'ordonnance rendue le 17 septembre 2024, il ne peut qu'être constaté la nullité des opérations réalisées le 18 janvier 2024 et prononcé la nullité du procès verbal de constat résultant des opérations précitées.

Il est, en outre, sollicité par la société Gibertnord qu'il soit ordonné «'sous astreinte de 1'000 euros par jour de retard, commençant à courir 48 heures après la signification de l'ordonnance à intervenir, la restitution de la totalité, en original et en copie, des pièces et documents saisis lors des opérations de constat réalisées par le commissaire de justice, le 18/01/2024, en quelque main qu'ils se trouvent'».

Dès lors que le commissaire de justice instrumentaire ne dispose plus d'aucune autorisation de détenir lesdites pièces, cette injonction est justifiée, sans toutefois qu'il soit nécessaire de l'assortir d'une astreinte, aucun élément ne permettant de douter du respect de la rétractation intervenue et de ses effets.

La demande visant à voir enjoindre, à la société Transalog et au commissaire de justice, de détruire toutes les copies des documents ou pièces saisis le 18 janvier 2024, qui seraient en leur possession, sur quelque support que ce soit et d'avoir à en justifier, ne se justifie pas dès lors qu'il a été fait droit à la demande de restitution de l'ensemble des éléments saisis, tant en original qu'en copie, et des copies éventuellement effectuées, et que cette obligation interdit de facto tant au commissaire de justice qu' à la société Transalog de conserver, sous quelques supports que ce soient, des copies des éléments qui auraient pu être appréhendés lors de l'opération litigieuse.

Enfin, aucun élément n'attestant d'une transmission à la société Transalog puis d'une utilisation par cette société de l'un quelconque des éléments recueillis dans le cadre de la mission exécutée par le commissaire de justice, la demande visant à «'enjoindre à la société Transalog, de cesser, sous astreinte de 1'000 euros par jour de retard, commençant à courir 48 heures après la signification de l'ordonnance à intervenir, toute utilisation, sous quelque forme que ce soit et dans quelque contexte que ce soit, des pièces ou documents saisis, sous quelque support que ce soit, lors des opérations de constat réalisées par le commissaire de justice'», ne se justifie pas.

Le recueil des éléments appréhendés étant privé de fondement en raison de la rétractation de l'ordonnance ayant autorisé cette mesure, nul ne peut, sans enfreindre la présente décision et, partant, sans engager sa responsabilité, détenir et utiliser les éléments ainsi obtenus.

- Sur les dépens et accessoires

En application des dispositions de l'article 696 du code de procédure civile, la société Transalog succombant en ses prétentions, il convient de la condamner aux dépens.

Les chefs de la décision entreprise relatifs aux dépens et à l'indemnité procédurale sont infirmés.

La société Transalog supportant la charge des dépens, il convient de la condamner à payer à la société Gibertnord la somme de 5'000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et de la débouter de sa demande d'indemnité procédurale.

PAR CES MOTIFS':

INFIRME l'ordonnance du juge des référés du tribunal de commerce d'Arras du 17 septembre 2024 en toutes ses dispositions';

Statuant à nouveau et y ajoutant,

ORDONNE la rétractation de l'ordonnance sur requête rendue par le président du tribunal de commerce d'Arras le 10 novembre 2023 ;

REJETTE la demande de désignation d'un commissaire de justice en vue de procéder aux mesures de constatations sollicitées par la société Transalog';

CONSTATE la nullité des opérations réalisées par le commissaire de justice le 18 janvier 2024 dans l'établissement de la société Gibernord [Adresse 6] à [Localité 5], en application de l'ordonnance ci-dessus rétractée ;

en conséquence, PRONONCE la nullité du procès-verbal de constat résultant des opérations précitées';

ORDONNE la restitution à la société Gibertnord de la totalité, en original et en copie, des pièces et documents saisis lors des opérations de constat réalisées par le commissaire de justice, le 18/01/2024, en quelque main qu'ils se trouvent ,ainsi que de toutes les copies qui ont pu être effectuées';

REJETTE la demande visant à assortir cette obligation d'une astreinte';

REJETTE la demande de la société Gibertnord visant à enjoindre à la société Transalog et au commissaire de justice, sous astreinte, de détruire toutes les copies des documents ou pièces saisis le 18 janvier 2024, qui seraient en leur possession, sur quelque support que ce soit, et d'avoir à en justifier';

REJETTE la demande de la société Gibertnord visant à enjoindre à la société Transalog, de cesser, sous astreinte, toute utilisation, sous quelque forme que ce soit et dans quelque contexte que ce soit, des pièces ou documents saisis, sous quelque support que ce soit, lors des opérations de constat réalisées par le commissaire de justice le 18 janvier 2024 à [Localité 5]';

CONDAMNE la société Transalog aux dépens de première instance et d'appel';

CONDAMNE la société Transalog à payer à la société Gibertnord la somme de 5'000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile';

DEBOUTE la société Transalog de sa demande d'indemnité procédurale.

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