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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 10 septembre 2025, n° 23/04880

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Fruits Sains (SARL), La Famille Teulet (SAS)

Défendeur :

Bledina (SASU)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Brun-Lallmand

Conseiller :

M. Richaud

Avocats :

Me Todisco, Me Boccon Gibod, Me Koehler-Magne

T. com. Lyon, du 2 févr. 2023, n° 2021J6…

2 février 2023

FAITS ET PROCÉDURE

Depuis septembre 2008, la société Blédina, qui a pour activité la transformation de pommes fraîches en purées de fruits à destination des enfants en bas âge et la commercialisation de produits relatifs à l'alimentation infantile, a entretenu une relation commerciale avec la société Fruits Sains, qui a pour activité la production et la distribution de fruits frais, portant sur l'approvisionnement de pommes conventionnelles.

En septembre 2018, la société Blédina a entretenu une autre relation commerciale avec la société La Famille Teulet, qui a pour activité la production et la distribution exclusive de produits issus de l'agriculture biologique, portant sur l'approvisionnement de pommes issues de l'agriculture biologique.

En 2020, lors des négociations annuelles, la société Blédina a annoncé aux sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet son souhait de baisser ses volumes d'achat de pommes fraîches, à hauteur de 60% les pommes conventionnelles en 2021 et de 66% pour les pommes issues de l'agriculture biologique pour la campagne de 2020-2021. Les sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet ont refusé cette proposition.

Le 3 juin 2020, par des courriers distincts, la société Blédina a notifié sa décision de mettre fin aux deux relations commerciales en accordant un préavis de 18 mois à la société Fruits Sains et un préavis de 7 mois à la société La Famille Teulet. La société Blédina s'est engagée auprès de la société La Famille Teulet à l'achat de 555 tonnes de pommes biologiques issues de la récolte de 2020.

Elle s'est engagée auprès de à la société Fruits Sains à l'achat de 800 tonnes de pommes conventionnelles issues de la récolte 2020 et de 700 tonnes issues de la récolte de 2021.

Le 18 juin 2020, Monsieur [E] [H], qui détient avec son épouse la société Fruits Sains dont il est le gérant et la société La Famille Teulet dont il est président, a indiqué à la société Blédina refuser ces conditions de rupture et lui a soumis une autre proposition qui a été refusée par lettre du 21 juillet 2020.

Par lettre du 31 août 2020, la société Blédina a maintenu sa proposition initiale.

Par acte du 29 septembre 2020, les sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet ont assigné la société Blédina devant le juge des référés du tribunal de commerce de Lyon aux fins de maintien de la relation commerciale durant une période de préavis suffisante. Par ordonnance du 9 décembre 2020, confirmée par arrêt du 4 mai 2022 de la cour d'appel de Lyon, le juge des référés du tribunal de commerce de Lyon a débouté la société Fruits Sains et La Famille Teulet de l'intégralité de leurs demandes.

Par acte du 13 avril 2021, les sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet ont assigné la société Blédina devant le tribunal de commerce de Lyon pour obtenir réparation de leur préjudice issu de la rupture brutale des relations commerciales établies.

Par jugement du 2 février 2023, le tribunal de commerce de Lyon a :

- Débouté les sociétés Fruits Sains et la famille Teulet de l'intégralité de leurs demandes, fins et conclusions.

- Débouté les sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet de leur demande de désignation d'un expert judiciaire.

- Rejeté la demande formée par la société Blédina au titre de la procédure abusive.

- Condamné in solidum les sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet à payer à la société Blédina la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

- Condamné in solidum les sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet aux entiers dépens.

- Prononcé par mise à disposition au greffe, après avis aux parties, conformément à l'article 450 al. 2 du code de procédure civile.

La société Fruits Sains et la société La Famille Teulet ont interjeté appel de ce jugement par déclaration reçue au greffe de la Cour le 9 mars 2023, intimant la société Blédina.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 15 janvier 2025, les sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet demandent à la Cour de :

Vu l'article L.442-1 et L442-4 du Code de commerce,

Vu la jurisprudence citée,

Vu les pièces versées aux débats,

Déclarer les sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet recevables et bien fondées en leur appel interjeté le 9 mars 2023,

Infirmer le jugement rendu par le tribunal de commerce de Lyon le 2 février 2023,

Dire et juger recevable l'appel formé par les sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet,

Dire et juger que l'appel formé par les sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet n'est pas dépourvu d'effet dévolutif,

Dire et juger que la Cour est saisie de demandes recevables formées par les sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet,

Et statuant à nouveau,

Déclarer qu'il existe une relation commerciale unique entre la société Blédina et les sociétés du groupe Teulet,

Déclarer que les délais de préavis de rupture des relations commerciales accordés par la société Blédina aux sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet sont insuffisants,

Condamner la société Blédina à verser aux sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet la somme de 4 350 792 euros TTC en réparation du préjudice subi,

Débouter la société Blédina de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

En tout état de cause,

Condamner la société Blédina à verser aux sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamner la société Blédina aux entiers dépens d'instance et d'appel.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 13 janvier 2025, la société Blédina demande à la Cour de :

Vu les articles 54, 542, 562 et 901 du code de procédure civile,

Vu les articles L. 442-1 et L. 442-4 du code de commerce,

Vu l'article 32-1 du code de procédure civile,

Vu la jurisprudence,

Vu les pièces versées au débat,

Recevoir Blédina en ses demandes, fins et conclusions, les déclarer bien fondées et y faire

droit ;

A titre principal :

Juger dépourvue d'effet dévolutif la déclaration d'appel formée par Fruits Sains et La Famille

Teulet le 9 mars 2023 à l'encontre du jugement du Tribunal de commerce de Lyon du 2 février 2023 ;

Juger en conséquence que la cour n'est saisie d'aucune des demandes formées par Fruits Sains

et La Famille Teulet ;

A titre subsidiaire, sur le fond :

Confirmer le jugement rendu le 2 février 2023 par le Tribunal de commerce de Lyon, en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il a débouté Blédina de sa demande reconventionnelle.

En toute hypothèse :

Infirmer le jugement rendu le 2 février 2023 par le Tribunal de commerce de Lyon, en ce qu'il a débouté Blédina de sa demande de dommages-intérêts pour procédure abusive à l'encontre de Fruits Sains ;

Et statuant à nouveau :

Condamner Fruits Sains à verser à Blédina la somme de 15 000 euros à titre de de dommages-

intérêts pour procédure abusive sur le fondement de l'article 32-1 du code de procédure civile ;

Débouter Fruits Sains et La Famille Teulet de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions ;

Condamner in solidum Fruits Sains et La Famille Teulet à verser à Blédina la somme de 15 000 euros au titre des frais irrépétibles visés par l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamner in solidum Fruits Sains et La Famille Teulet aux entiers dépens de première instance et d'appel, dont distraction au profit de Maître Lionel Koehler-Magne.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 9 avril 2025.

La Cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIVATION

Sur la recevabilité : l'effet dévolutif de la déclaration d'appel

Exposé des moyens

La société Blédina soutient que la déclaration d'appel formée par la société Fruits Sains et la société La Famille Teulet le 9 mars 2023 est irrecevable et sans effet dévolutif, en l'absence de la mention de l'objet du litige sur la déclaration d'appel, à savoir la réformation ou l'annulation du jugement par la cour d'appel.

Elle précise que l'objet de l'appel ne se confond pas avec l'énonciation des 'chefs du jugement expressément critiqués'.

Elle ajoute que si la déclaration d'appel peut être régularisée, cette régularisation doit intervenir dans le délai imparti. Or, le jugement ayant été signifié aux appelants par acte du 2 juin 2023, la déclaration d'appel n'a pas été régularisée dans les délais légaux.

Les sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet soutiennent que la déclaration d'appel est recevable et que donc l'effet dévolutif ne peut être écarté, puisque le défaut de la mention 'infirmation' dans la déclaration d'appel n'empêche pas son effet dévolutif, l'objet de l'appel étant déterminé.

Selon elles, les sanctions attachées à l'absence de mention de l'objet de l'appel sur la déclaration d'appel, qui, conformément à la lecture conjointe des articles 901 et 54 du code de procédure civile, est sanctionnée par la nullité de la déclaration d'appel et non par l'absence d'effet dévolutif. Il s'agit d'une nullité de forme qui ne peut être prononcée qu'à charge pour la société Blédina de justifier d'un grief, ce qu'elle ne démontre pas.

Elles ajoutent que la nullité de la déclaration d'appel relève de la compétence exclusive du conseiller de la mise en état. Dès lors, elles estiment que l'appel est recevable et que l'effet dévolutif n'a pas à être écarté.

Elles font valoir que l'effet dévolutif de l'appel est déterminé par les seuls chefs du jugement mentionnés sur la déclaration d'appel et qu'aucun texte ne précise que la mention de l'objet de l'appel aurait un tel effet. De ce fait, lorsque les chefs du jugement critiqués sont indiqués sur la déclaration d'appel, ils sont dévolus à la Cour.

En tout état de cause, elles rappellent que l'objet de la déclaration d'appel vise le jugement rendu du 2 février 2023 sur les chefs expressément critiqués et mentionnés dans cette déclaration.

Enfin, s'il devait être considéré que le défaut de mention de réformation ou d'annulation du jugement entraînait l'absence d'effet dévolutif, elle demande de dire que cette règle nouvelle ne peut être applicable que pour les appels postérieurs à cet arrêt, en vertu de la jurisprudence de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation (arrêt du 17 septembre 2020), s'agissant d'une charge procédurale nouvelle.

Réponse de la Cour

L'article 901 du code de procédure civile dans sa version en vigueur du 27 février 2022 au 1er septembre 2024 dispose ;

« La déclaration d'appel est faite par acte, comportant le cas échéant une annexe, contenant, outre les mentions prescrites par les 2° et 3° de l'article 54 et par le cinquième alinéa de l'article 57, et à peine de nullité :

1° La constitution de l'avocat de l'appelant ;

2° L'indication de la décision attaquée ;

3° L'indication de la cour devant laquelle l'appel est porté ;

4° Les chefs du jugement expressément critiqués auxquels l'appel est limité, sauf si l'appel tend à l'annulation du jugement ou si l'objet du litige est indivisible.

Elle est signée par l'avocat constitué. Elle est accompagnée d'une copie de la décision. Elle est remise au greffe et vaut demande d'inscription au rôle. ».

L'article 54 du même code dans sa version en vigueur depuis le 1er janvier 2021, dispose :

« La demande initiale est formée par assignation ou par requête remise ou adressée au greffe de la juridiction. La requête peut être formée conjointement par les parties.

A peine de nullité, la demande initiale mentionne :

1° L'indication de la juridiction devant laquelle la demande est portée ;

2° L'objet de la demande ;

3° a) Pour les personnes physiques, les nom, prénoms, profession, domicile, nationalité, date et lieu de naissance de chacun des demandeurs ;

b) Pour les personnes morales, leur forme, leur dénomination, leur siège social et l'organe qui les représente légalement ;

4° Le cas échéant, les mentions relatives à la désignation des immeubles exigées pour la publication au fichier immobilier ;

5° Lorsqu'elle doit être précédée d'une tentative de conciliation, de médiation ou de procédure participative, les diligences entreprises en vue d'une résolution amiable du litige ou la justification de la dispense d'une telle tentative. »

L'article 562 du même code dans sa version en vigueur du 1er septembre2017 au 1er septembre 2024, dispose :

« L'appel défère à la cour la connaissance des chefs de jugement qu'il critique expressément et de ceux qui en dépendent.

La dévolution ne s'opère pour le tout que lorsque l'appel tend à l'annulation du jugement ou si l'objet du litige est indivisible. ».

Ces textes n'exigent pas que la déclaration d'appel mentionne, s'agissant des chefs du jugement expressément critiqués, qu'il en est demandé l'infirmation.

En l'espèce, la déclaration d'appel du 17 février 2023 énonce les chefs du jugement critiqués.

Dès lors, l'effet dévolutif de l'appel a valablement opéré.

La demande tendant à voir dire que la Cour n'est saisie d'aucune des demandes formées par les appelants est rejetée.

Sur la rupture brutale des relations commerciales établies

Exposé des moyens

Les sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet soutiennent qu'il a existé, depuis 1999, une relation commerciale unique et établie entre la société Blédina et le groupe Teulet. Elles indiquent que pendant plus de 20 ans la société Blédina a poursuivi successivement ses achats auprès des différentes sociétés de ce groupe, que si celle-ci s'est d'abord approvisionnée auprès des trois sociétés civiles agricoles sur la base de bons de commande acceptés et exécutés par le groupe Teulet, elle s'est ensuite approvisionnée auprès des sociétés civiles du même groupe sur la base de contrats annuels d'achat. Elles rappellent à ce titre que la société Blédina représente pour le groupe Teulet 80% de son chiffre d'affaires.

Les sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet considèrent que cette relation est parfaitement établie au regard du faisceau d'indices suivant :

- même gamme de produits fournis à la société Blédina, pommes issues d'une même exploitation agricole bien que cultivées sur des parcelles distinctes appartenant au groupe Teulet et Blédina commandait indifféremment aux différentes sociétés du groupe ;

- négociations commerciales uniques entre Blédina et le groupe Teulet (achats en 2017 par la société Blédina de pommes biologiques auprès de la SCEA Truffin., puis en 2018, achats auprès de la société La Famille Teulet, négociations communes et courant d'affaires commun).

- achats par la société Blédina successivement depuis 1999 de pommes fraîches conventionnelles et biologiques avec les différentes sociétés du groupe Teulet dirigées par la même personne, à savoir Monsieur [E] [H] ;

- existence de projets menés de concert entre la société Blédina et le groupe Teulet (production d'un film, sessions de formations, participation au blog de la société Blédina notamment) témoignant de l'interdépendance et de la continuité des relations commerciales entretenues ;

- rupture concomitante, le 3 juin 2020, de la relation commerciale établie avec les deux sociétés du groupe Teulet.

Les appelantes soutiennent que la société Blédina a imposé elle-même cet habillage juridique, à savoir la création de la société Fruits Sains pour détourner les lois sur la réglementation de la production des producteurs et pour prévenir les abus de dépendance économique.

Elles invoquent une relation commerciale établie entre la société Blédina et le groupe Teulet pendant plus de 20 ans.

Elles font valoir que la société Blédina a mis fin brutalement à la relation commerciale établie avec le groupe Teulet, que cette cette brutalité résulte de de la baisse brutale des achats de pommes biologiques, de l'insuffisance du préavis de 7 mois pour la fourniture de pommes biologiques à la société La Famille Teulet ainsi que de l'impossibilité de trouver des acheteurs de substitution à la date de la notification de la rupture.

Elles disent que la brutalité de la rupture résulte de ce qu'elles ont pu légitimement anticiper une croissance des achats de pommes biologiques, la société Blédina ayant réduit progressivement auprès du groupe Teulet ses achats de pommes conventionnelles afin d'augmenter ses achats de pommes biologiques qui entre les saisons 2017/2018 et 2018/2019, ont pratiquement doublé (passé de 650 tonnes à 1000 tonnes). Elles font valoir que des investissements ont été engagés sur le long terme et que le groupe Teulet s'est adapté à la stratégie commerciale de la société Blédina de conversion des vergers de pommiers en agriculture biologique.

Elles soutiennent que l'annonce tardive de la rupture des relations commerciales par la société Blédina témoigne de son caractère brutal. Elles expliquent que la négociation des contrats a lieu en avance pour l'année à venir, généralement à partir du mois d'avril pour une vente à compter de septembre, qu'ainsi, le 12 mars 2020, les parties ont négocié les volumes d'achat de pommes de la variété Golden conventionnelles et biologiques issues de la récolte de septembre 2020. Elles insistent sur la saisonnalité particulière de l'activité pour souligner que cette annonce de rupture est intervenue postérieurement aux réservations de volumes de pommes discutées entre les vendeurs de pommes fraîches et les industriels qui ont lieu traditionnellement chaque année entre février et avril.

Enfin, elles font valoir que le préavis de 7 mois est trop court pour permettre à la société La Famille Teulet de trouver un acheteur de substitution pour ses pommes biologiques issues de la récolte de 2020-2021.

Au regard de l'ancienneté des relations commerciales, depuis plus de 20 ans, qui ont lié la société Blédina et le groupe Teulet, les sociétés appelantes disent que l'ancienneté des relations commerciales entretenues par la société Blédina et la société Fruits Sains doit bénéficier à la société La Famille Teulet et que l'annonce de la rupture de la relation commerciale avec un préavis de 7 mois qui a démarré le 1er juin 2020 n'a pas laissé le temps nécessaire à la société La Famille Teulet pour réorganiser son activité, la date de début du préavis n'ayant pas tenu compte de la saisonnalité de l'activité en cause, notamment du cycle de production, estimant que le délai de préavis ne pouvait démarrer avant le 15 octobre 2020.

Au regard du courant d'affaires unique, elles estiment qu'un préavis de 18 mois aurait dû être accordé aux sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet.

En réplique, la société Blédina conteste l'existence d'une relation commerciale unique entre elle et le groupe Teulet, qui est dépourvu de personnalité morale et invoque des relations commerciales distinctes et autonomes respectivement avec la société Fruits Sains et la société La Famille Teulet exerçant des activités différentes.

Elle expose avoir entretenu depuis 2008-2009, une relation commerciale avec la société Fruits Sains, avant d'entretenir à partir de 2018 une autre relation avec la société La Famille Teulet. Selon elle, la première relation avec la société Fruits Sains, d'une durée 12 ans, a porté exclusivement sur la vente et l'achat de pommes conventionnelles là où la seconde relation avec la société La Famille Teulet, d'une durée de 22 mois, a porté sur la vente et l'achat de pommes biologiques, ajoutant que ces produits respectifs visent des marchés et des consommateurs différents.

Elle invoque en conséquence, des contrats distincts conclus avec des sociétés distinctes.

Elle ajoute qu'il est juridiquement et économiquement inexact d'affirmer que la société Blédina a eu un partenaire unique, à savoir le groupe Teulet. À ce titre, elle soutient que les sociétés appelantes ne forment pas un groupe avec le reste des sociétés détenues par Monsieur [E] [H] à défaut d'avoir une société mère commune qui les contrôle, de sorte que les projets menés ensemble de 2011 à 2015 ne sont pas de nature à établir l'existence d'une relation commerciale unique, interdépendante et continue entre elles.

Enfin, elle conteste l'affirmation selon laquelle leur relation représenterait 80% du chiffre d'affaires du groupe Teulet. Concernant les pommes conventionnelles, elle fait valoir qu'elle n'a pas été informée des motifs pour lesquels Monsieur [E] [H] a créé la société Fruits Sains et a fortiori ne lui a pas demandé de créer cette société. Concernant les pommes biologiques, elle dénie être responsable de la conversion d'une partie importante des vergers en agriculture biologique. Elle considère qu'au regard de la jurisprudence établie, le 'groupe Teulet' ne peut pas constituer un partenaire commercial et qu'aucune relation commerciale unique au titre d'une continuité d'une relation commerciale antérieure ne peut être retenue.

Elle conteste avoir rompu brutalement ses relations commerciales respectives avec la société Fruits Sains et la société La Famille Teulet. Elle conteste également avoir entretenu une relation commerciale avec « le groupe Teulet ». En effet, la société Blédina rappelle que la relation commerciale avec la société Fruits Sains a débuté en juillet 2008 et a duré moins de 12 ans et que celle entretenue avec la société La Famille Teulet a débuté en août 2018 et a duré 22 mois, soit moins de deux ans. D'autre part, elle affirme avoir accordé des préavis suffisants, au regard des activités saisonnières, d'une durée de 18 mois à la société Fruits Sains et de 7 mois à la société La Famille Teulet. Elle estime que, malgré la baisse de la demande de ses produits conventionnels et biologiques, elle a permis à chacune des sociétés appelantes de se réorganiser en maintenant les volumes des dernières années et les prix de 2019.

S'agissant plus particulièrement de la demande de préavis initialement de 36 mois puis de 18 mois que sollicite la société La Famille Teulet, elle fait valoir que le volume acquis auprès de de cette dernière au cours de la saison 2019/2020 était déjà en baisse de sorte que cette dernière ne pouvait légitimement espérer une augmentation du flux d'affaires, que face à une forte concurrence des marques de distributeurs (MDD) des enseignes de la distribution sur le segment 'bio' du marché de l'alimentation infantile, elle a informé la société Teulet de la baisse anticipée de la demande en produits infantiles à base de fruits biologiques de la part de ses clients (baisse de 16% en 2020, 31% en 2021). Elle indique qu'il s'agit d'une baisse de commandes justifiée par des circonstances économiques.

Elle ajoute que la notification de la rupture de la relation commerciale le 3 juin 2020 ne présente aucun caractère tardif, estimant que La société La Famille Teulet était en mesure de conclure avec ses clients existants ou de nouveaux clients des contrats portant sur les volumes limités de la récolte de septembre 2020. A cet égard, elle dit que les sociétés appelantes ne rapportent pas la preuve que les volumes de la récolte à venir en septembre sont figés par les producteurs dès le mois d'avril, que ce n'est effectivement pas à ce moment précis que les contrats sont définitivement établis mais au moins jusqu'au mois d'août pour la récolte qui débute au mois de septembre suivant, de sorte que les attestations produites par leurs salariés sont dépourvues de caractère probant.

Enfin, elle estime que la société Teulet a pu mettre en 'uvre des solutions alternatives pour vendre les 395 tonnes que la société Blédina n'a pas acquis sur les 950 tonnes qu'elle avait acquis l'année précédente.

En conséquence, elle soutient que le préavis de 7 mois qu'elle a accordé à la société La Famille Teulet, qui n'établit pas la situation de dépendance économique à son égard, est suffisant au regard de la durée de leurs relations commerciales de 22 mois.

Elle rappelle avoir accordé un préavis suffisant à la société Fruits Sains d'une durée de 18 mois prenant fin le 3 décembre 2021 En outre, elle conteste la prétention selon laquelle la fixation de la durée du préavis devait se faire sur deux récoltes, en raison du temps nécessaire à la conversion d'un verger en agriculture biologique et de surcroît, affirme que les vergers de la société La Famille Teulet ont été convertis en agriculture biologique depuis de nombreuses années.

En outre, elle rappelle que le préavis accordé correspond à une saison agricole à savoir la récolte de 2020, peu important que les achats soient effectués en juin ou octobre 2020.

Réponse de la Cour

L'article L. 442-1, II du code de commerce issu de l'ordonnance n°2019-359 du 24 avril 2019 applicable au litige dispose :

« Engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé, le fait par toute personne exerçant des activités de production, de distribution ou de services de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, en l'absence d'un préavis écrit qui tienne compte notamment de la durée de la relation commerciale, en référence aux usages du commerce ou aux accords interprofessionnels.

En cas de litige entre les parties sur la durée du préavis, la responsabilité de l'auteur de la rupture ne peut être engagée du chef d'une durée insuffisante dès lors qu'il a respecté un préavis de dix-huit mois.

Les dispositions du présent II ne font pas obstacle à la faculté de résiliation sans préavis, en cas d'inexécution par l'autre partie de ses obligations ou en cas de force majeure ».

La relation, pour être établie au sens des dispositions susvisées doit présenter un caractère suivi, stable et habituel. Le critère de la stabilité s'entend de la stabilité prévisible, de sorte que la victime de la rupture devait pouvoir raisonnablement anticiper une certaine continuité de flux d'affaires avec son partenaire commercial. L'absence de contrat écrit n'est pas incompatible avec l'existence d'une relation établie.

La brutalité de la rupture résulte de l'absence de préavis écrit ou de l'insuffisance de ce dernier.

Le délai de préavis, qui s'apprécie au moment de la notification de la rupture, doit s'entendre du temps nécessaire à l'entreprise délaissée pour se réorganiser en fonction de la durée de la relation commerciale et de ses spécificités, du produit ou du service concerné.

Les principaux critères à prendre en compte sont l'ancienneté des relations, le degré de dépendance économique, le volume d'affaires réalisé, la progression du chiffre d'affaires, les investissements effectués, les relations d'exclusivité et la spécificité des produits ou services en cause.

Le préavis doit se présenter sous la forme d'une notification écrite.

En l'espèce, les sociétés appelantes se prévalent d'une relation commerciale établie unique entre la société Blédina et « le groupe Teulet ».

Cependant, le tribunal a exactement retenu que le groupe Teulet n'avait pas de personnalité morale, de même qu'il a retenu l'existence de deux sociétés distinctes et autonomes constituées par les sociétés Fruits Sains et La famille Teulet.

En effet, ces deux sociétés sont des entités juridiques distinctes, et exerce une activité différente : la production et la distribution de fruits frais, notamment de pommes conventionnelles pour la première et la production et la distribution exclusive de produits issus de l'agriculture biologique pour la seconde.

Ces deux sociétés sont en outre liées à la société Blédina par des contrats distincts faisant l'objet de négociations séparées. Ainsi les relations commerciales entretenues avec la société Blédina par la société Fruits Frais et la société [Adresse 4] sont distinctes.

Peu importe à cet égard que la société Blédina ait acheté des pommes auprès de sociétés tierce appartenant au même dirigeant (SCEA Truffin, SCEA des Pouges et SCEA de Teulet), dès lors qu'aucune d'elles n'était partenaire commercial de la société Blédina au moment de la rupture.

L'existence d'une entité économique unique ou d'un courant d'affaires unique alléguée ne peut être retenue.

Peu importe également l'existence d'un siège social unique, de sociétés appartenant à une même famille, la négociation avec un interlocuteur unique, la notification le même jour de la rupture, ou encore l'existence de « projets » menés avec « le groupe Teulet » de 2011 à 2015 avant la création de la société La famille Teulet.

Les appelantes ne démontrent pas l'implication alléguée de la société Blédina dans leur création et la conversion des vergers en agriculture biologique.

En tout état de cause, il sera rappelé que : « un groupe de sociétés, dépourvu de la personnalité morale, qui ne peut s'engager par contrat, ne peut constituer un partenaire commercial au sens de l'article L. 442-6 I 5° du code de commerce (cass com 16 oct 2019, 18-10.806).

S'agissant de la brutalité de la rupture, il sera observé qu'au regard de l'existence d'une relation commerciale établie non contestée de moins de 12 ans avec la société Fruits Sains, le délai de préavis de 18 mois accordé par la société Blédina est suffisant. La rupture est ainsi dépourvue de brutalité.

S'agissant de la société La Famille Teulet, au regard d'une relation commerciale établie de 22 mois, le délai de préavis de 7 mois accordé, soit une saison biologique, apparaît suffisant.

A cet égard, il sera observé que la société ne pouvait anticiper une hausse des achats en 2020 par la société Blédina alors que les achats étaient en baisse au titre de la récolte précédente (1 000 tonnes pour la saison 2018/2019 contre 950 tonnes pour la saison 2019/2020).

En outre, il n'est pas démontré le caractère tardif de la notification de la rupture le 3 juin 2020 alors que des contrats peuvent encore être conclus au-delà du mois d'avril, au moins jusqu'à la récolte des pommes au cours des mois de septembre et octobre ainsi qu'il résulte notamment de l'attestation de Mme [K] (pièce 45 des appelantes).

Enfin, l'existence d'une situation de dépendance économique de cette société à l'égard de la société Blédina n'est pas établie.

Il résulte de l'ensemble de ces éléments que la rupture ne revêt pas le caractère brutal allégué.

Les demandes d'indemnisation sont en conséquence rejetées.

Le jugement entrepris est confirmé.

Sur la demande incidente au titre de l'article 32-1 du code de procédure civile

Exposé des moyens

La société Blédina considère que la procédure introduite par la société Fruits Sains est manifestement abusive et demande le versement de 15.000 euros à titre de dommages et intérêts sur le fondement de l'article 32-1 du code de procédure civile. Elle fait valoir que la société Fruits Sains reconnaît que son préavis accordé est suffisant, ne conteste pas qu'il a été respecté, n'indique avoir subi aucun préjudice, invoque de manière non pertinente une perte de chiffre d'affaires de 98% en 2022 et ne formule aucune demande d'indemnisation propre à son encontre. Elle estime avoir subi un préjudice car son personnel a dû consacrer de nombreuses heures à étudier les demandes de la société Fruits Sains et rassembler les éléments probants.

En réplique, la société Fruits Sains et la société La Famille Teulet soutiennent qu'elles n'ont pas introduit de procédure abusive à l'encontre de la société Blédina. Elles considèrent que la société Blédina a fait preuve de mauvaise foi et leur a causé un préjudice, qu'elles n'abusent pas de leur droit d'agir en justice, que la société Fruits Sains n'a pas fait preuve de mauvaise foi, que les demandes formulées ne sont ni abusives, ni artificielles et que la société Blédina ne justifie pas avoir subi un préjudice, ni du montant de la réparation sollicitée.

Réponse de la Cour

L'abus par les sociétés appelantes de leur droit d'ester en justice n'est pas démontré, étant observé qu'elles invoquaient une relation commerciale établie avec « le Groupe Teulet » dont faisait partie la société Fruits Sains.

Il n'y a pas lieu à amende civile sur le fondement de l'article 32-1 du code de procédure civile.

Cette demande est rejetée et le jugement confirmé de ce chef.

Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile

Les sociétés appelantes qui succombent, sont condamnées in solidum aux dépens d'appel, le jugement étant confirmé en ce qu'il a mis à leur charge les dépens de première instance.

Elles sont condamnées in solidum à verser La somme de 10 000 € à la société Blédina sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et déboutées de leur demande à ce titre.

PAR CES MOTIFS

La Cour,

Dit que l'effet dévolutif de l'appel a valablement opéré ;

Se déclare valablement saisie des demandes formées par les sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet ;

Confirme le jugement en ses dispositions qui lui sont soumises ;

Condamne in solidum les sociétés Fruits Sains et La Famille Teulet aux dépens d'appel et à payer à la société Blédina la somme de 10 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

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