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Décisions

CA Montpellier, 4e ch. civ., 11 septembre 2025, n° 24/01033

MONTPELLIER

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Jardin Mon Plaisir (SCI), Jardinerie (SAS)

Défendeur :

Atelier d'Architecte (SARL), Compagnie Mutuelle des Architectes Français (Sté), MAAF Assurances (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Soubeyran

Conseillers :

M. Bruey, Mme Franco

Avocats :

Me Redon, Me Senanedsch, Me Carriere

TJ [Localité 21], du 22 déc. 2023, n° 21…

22 décembre 2023

FAITS ET PROCÉDURE

En 2015, la SAS Jardinerie du Moulin (ci-après la SAS) a chargé Monsieur [O] [Y], architecte, du dépôt d'un permis de construire portant sur la réalisation d'un hangar agricole jouxtant la jardinerie qu'elle exploite à [Localité 23].

Le permis de construire a été délivré en novembre 2016. La société Jardinerie du Moulin a transféré son magasin dans les nouveaux locaux en juin 2019.

Le 4 juillet 2019, la SCI Jardin Mon Plaisir (ci-après la SCI), propriétaire de l'assiette foncière et ayant le même dirigeant que la société Jardinerie du Moulin, a conclu un contrat de maîtrise d'oeuvre avec la société Atelier d'architecture [X] [G], ayant repris l'activité de M. [Y].

Le 10 juillet 2019, suite au transfert du permis de construire à la société Jardin Mon Plaisir, un permis de construire modificatif a été obtenu.

Le 13 décembre 2019, le préfet des Pyrénées orientales a adressé une pré-injonction à la société Jardinerie du Moulin d'avoir à fermer les nouvelles surfaces de vente, considérées comme illégales.

Parallèlement, une société concurrente a mis en oeuvre une action en concurrence déloyale devant le juge des référés du tribunal de commerce de Perpignan, qui a rejeté sa demande. Par arrêt du 1er avril 2021, la Cour d'appel de Montpellier a confirmé sa décision.

Courant 2021, la fermeture administrative de l'établissement exploité par la Jardinerie du [Adresse 19] a été ordonnée sous astreinte de 26 870 € par jour de retard.

Les sociétés Jardin Mon Plaisir et Jardinerie du Moulin ont invité les architectes à déclarer le sinistre à leurs assureurs, estimant leur responsabilité engagée. Aucune solution amiable n'a été trouvée.

C'est dans ce contexte que, par actes d'huissier de justice des 12 et 20 avril 2021, les sociétés Jardin Mon Plaisir et Jardinerie du Moulin ont assigné M. [Y], la société Atelier d'architecture [X] [G] et la société MAAF Assurances devant le tribunal judiciaire de Perpignan afin de les voir indemniser leur préjudice.

Par acte du 24 janvier 2022, la MAAF Assurances a appelé la société Mutuelle des architectes français (MAF) en garantie.

Par ordonnance du 12 mai 2022, le juge de la mise en état a ordonné la jonction des deux instances et mis la société MAAF Assurances hors de cause.

Par jugement du 22 décembre 2023, le tribunal judiciaire de Perpignan a :

- Débouté les sociétés Jardin Mon Plaisir et Jardinerie du [Adresse 19] de l'ensemble de leurs demandes,

- Condamné in solidum les sociétés Jardin Mon Plaisir et Jardinerie du [Adresse 19] aux dépens de l'instance,

- Condamné in solidum les sociétés Jardin Mon Plaisir et Jardinerie du [Adresse 19] à verser à M. [Y] et la société Atelier d'architecture [X] [G] une somme de 2 000 € chacun au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

Les sociétés Jardin Mon Plaisir et Jardinerie du Moulin ont relevé appel de ce jugement le 26 février 2024 (RG N°24/01033) et le 27 février 2024 (RG N°24/01069 ).

Par ordonnance du 20 juin 2024, le juge de la mise en état de la 4e chambre civile de la Cour d'appel de Montpellier a constaté le désistement d'appel partiel des sociétés Jardin Mon Plaisir et Jardinerie du Moulin à l'égard de la société MAAF Assurances.

Par ordonnance du 5 septembre 2024, le juge de la mise en état de la 4e chambre civile de la Cour d'appel de Montpellier a prononcé la jonction de la procédure RG N°24/01069 à la déclaration d'appel inscrite sous le RG N°24/01033.

PRÉTENTIONS

Par dernières conclusions remises par voie électronique le 17 mars 2025, les sociétés Jardin Mon Plaisir et Jardinerie du [Adresse 19] demandent en substance à la cour, au visa des articles 1112-1, 1231-1 et 1240 du Code civil, 36 al 2 Code de déontologie des architectes,

de :

- Dire et juger que M. [Y] et la société Atelier d'architecture [X] [G] ont manqué à leurs obligations d'informations précontractuelles et de conseil et d'information envers les sociétés Jardin Mon Plaisir et Jardinerie du [Adresse 19].

- Dire et juger que ce manquement a fait perdre une chance à la société Jardin Mon Plaisir de ne pas entreprendre la construction d'un bâtiment sis [Adresse 3].

- Dire et juger que ce manquement a fait perdre une chance à la société Jardinerie du Moulin de ne pas entreprendre le transfert de son activité dans ce bâtiment.

- Réformer en conséquence en toutes ses dispositions le jugement attaqué.

- Les condamner en conséquence in solidum avec leur assureur la compagnie Mutuelle des architectes français, en réparation du préjudice résultant de cette perte de chance à payer :

- à la société Jardin Mon Plaisir :

> la somme de 2 316 753 € HT au titre de la perte de chance de ne pas entreprendre la construction du bâtiment sis [Adresse 3]

> la somme de 328 320 € HT au titre de la perte de chance de ne pas subir de perte de loyer sur la période du 1er mars 2021 au 1er mars 2023

> la somme de 90 610,38 € HT au titre de la perte de chance de ne pas avoir à engager des frais de réaménagement de ses anciens locaux.

- à la société Jardinerie du [Adresse 19] :

> la somme de 558 455, 39 € au titre de la perte de chance de ne pas avoir à supporter des frais de déménagement dans un nouveau local.

> la somme de 16 738,49 € au titre de la perte de chance de ne pas avoir à supporter des frais de réintégration dans son ancien local.

> la somme de 169 848 € au titre de la perte de chance de ne pas subir des pertes d'exploitations résultant de la fermeture de son magasin pendant 20 jours.

- Condamner M. [Y] et la société Atelier d'architecture [X] [G] à payer à chacune des sociétés Jardin Mon Plaisir et Jardinerie du Moulin la somme de 5 000 € au titre de l'article 700 du Code de procédure civile,

- Les condamner aux dépens y compris les coûts des constats du 23 janvier 2020, des 11, 12 et 13 février 2021, et 1er mars 2021

Par uniques conclusions remises par voie électronique le 3 juin 2024, M. [Y], la société Atelier d'architecture [X] [G] et la Mutuelle des architectes français demandent en substance à la cour de :

- Confirmer le jugement entrepris,

- Rejeter l'intégralité des demandes indemnitaires des appelantes dirigées contre M. [Y], la société Atelier d'architecture [X] [G] et la Mutuelle des architectes français,

- Condamner in solidum les sociétés Jardin Mon Plaisir et Jardinerie du Moulin à verser à M. [Y], la société Atelier d'architecture [X] [G] et la Mutuelle des architectes français la somme de 2 000 € chacun au titre des frais de l'article 700 du Code de procédure civile.

- Condamner in solidum les sociétés Jardin Mon Plaisir et Jardinerie du Moulin aux entiers dépens.

Vu l'ordonnance de clôture en date du 13 mai 2025.

Pour un plus ample exposé des éléments de la cause, moyens et prétentions des parties, il est fait renvoi aux écritures susvisées, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

MOTIFS

Il convient d'énoncer, sur la base du rapport de contrôle dressé le 5 décembre 2019 par les agents du service de la concurrence, consommation et répression des fraudes, que la SAS a fait construire un nouveau bâtiment pour une surface de plancher déclarée de 3214m² accolé à gauche de l'emplacement commercial initial ; la demande de permis de construire du 5 juillet 2016 fait apparaître que le bâtiment devait être une construction d'un hangar pour la gestion d'une exploitation agricole permettant d'abriter des serres, des végétaux, des animaux et tous les produits provenant de l'exploitation ainsi qu'une zone administrative en mezzanine.

Ce bâtiment n'a pas été déclaré pour un usage de commerce de détail alors qu'il est constaté par les agents que le nouveau bâtiment est un bien un commerce de détail de jardinerie ouvert au public et aménagé comme tel avec ses rayonnages, présentoirs et zones de caisse. M. [H] a déclaré le 8 août 2019, au jour des constatations, que la SAS n'avait pas effectué de demande nécessaire pour obtenir l'autorisation d'exploitation commerciale puisque selon lui, il s'agissait uniquement d'un transfert d'un bâtiment à l'autre sur la parcelle voisine dont il est propriétaire, personne ne l'ayant informé de cette obligation ni lors du de la demande de permis de construire ni lors de la demande d'[Localité 16].

L'action est engagée tant sur le fondement de l'obligation d'information précontractuelle que sur celui de l'obligation contractuelle qu'encore sur celui de la faute contractuelle qui cause un dommage au tiers en raison de manquement des architectes à leur devoir de conseil.

Sur le fondement de l'obligation précontractuelle d'information édictée à l'article 1112-1 du code civil, il est nécessaire pour les appelantes de prouver que les architectes leur devaient une information que légitimement elles ne pouvaient ignorer.

La SARL et la SCI affirment que les architectes n'ont pu ignorer le caractère commercial du projet de transfert de la jardinerie en le présentant toutefois comme un projet de nature agricole.

Toutefois, elles ne pouvaient elles-mêmes légitimement ignorer que la demande de permis de construire un hangar agricole n'avait d'autre objet que d'y transférer l'activité commerciale exploitée dans le bâtiment initial qui avait l'immense inconvénient de subir des inondations répétées, la dernière en 2013, à tel point que l'assureur avait résilié les contrats. Le nouveau bâtiment rehaussé devait permettre d'y remédier.

Tant la SARL que la SCI ayant à leurs têtes des dirigeants particulièrement avisés dans l'exploitation d'une jardinerie et au fait des autorisations à solliciter, signataires des demandes de permis de construire, connaissaient pertinemment l'information qu'elles reprochent aux architectes de ne pas leur avoir donnée.

Ne pouvant légitimement ignorer qu'elles devaient obtenir une autorisation d'exploitation commerciale pour transférer une jardinerie sur un terrain agricole, conduisant à augmenter de manière importante la surface de vente, les sociétés appelantes sont mal fondées à invoquer un manquement à l'obligation d'information précontractuelle.

Il est constant que l'architecte est tenu vis-à-vis du maître de l'ouvrage d'un devoir de conseil qui porte sur les aspects techniques de l'opération confiée par le maître de l'ouvrage, lesquels englobent la recherche et le respect des règles d'urbanisme susceptible de s'opposer aux projets du client. Ainsi, l'architecte doit contrôler la faisabilité du projet de son client.

Manifestement, tant M. [Y] que le cabinet [G] connaissaient la finalité du projet de création du hangar agricole par la notoriété sur la place publique des inondations répétées par la jardinerie et par le nécessaire entretien préalable qu'ils ont eu avec l'exploitant et propriétaire du foncier.

Ainsi M. [Y] ne s'est pas soucié que ce soit la SAS, société commerciale, qui s'adresse à lui pour l'établissement de la demande de permis de construire alors qu'il n'est pas justifié qu'elle a un quelconque statut d'exploitant agricole, à la différence de son dirigeant historique, M. [D] [H]. Son attention ne s'est pas plus focalisée sur l'énoncé de l'objet de la demande de permis de construire, soit la gestion d'une exploitation agricole (serres, végétaux, animaux, matériel agricole, zone administrative) incompatible avec l'objet commercial de la SAS.

Ainsi, le plan pièce 85 qui porte le logo et le nom de [O] [Y] est révélateur par le positionnement en coupe et en façade des sorties de secours de l'accès du public au bâtiment nouveau, avec en façade Sud-Est un accès principal qui n'est manifestement pas à destination du personnel.

Ainsi l'architecte devait-il s'interroger sur la réglementation [Localité 16] et n'a pas manqué de se faire communiquer le procès-verbal d'avis de la commission idoine qui en pièce 15, a interrogé M. [H] qui lui a indiqué que le hangar sera accessible au public sur toute la surface mis à part le 1er étage où se situe les bureaux, l'effectif théorique du public étant calculé en fonction de la surface accessible à un total de 330 personnes, hors personnel.

La cour estime donc que M. [Y] était parfaitement informé de la finalité du projet, bâti sous forme d'une demande de permis de construire un hangar agricole alors qu'en sa qualité d'architecte, il aurait du attirer l'attention de son client sur la nécessité d'obtenir une nouvelle autorisation d'exploitation commerciale, quand bien même le projet voulait qu'à terme l'ancien bâtiment ne soit plus exploité, voire détruit.

M. [Y], débiteur en preuve, ne justifie en rien avoir alerté la SAS sur le risque encouru, qui s'est réalisé par la prise d'un arrêté préfectoral de fermeture des surfaces de ventes nouvelles exploitées illicitement du 21 janvier 2021.

Son manquement au devoir de conseil est caractérisé.

La situation du cabinet [G] est identique en ce que de multiples éléments caractérisent sa connaissance pleine et entière de ce que le bâtiment est destiné à l'exploitation commerciale de la jardinerie :

- dépôt le 21 décembre 2018 pour le compte de la SAS d'un dossier de demande de permis visant à déplacer l'entrée de la jardinerie, toujours le long de l'[Adresse 11], qui va se trouver à l'aplomb du nouveau bâtiment

- dépôt le 04/06/2019 pour le compte de la SCI d'une demande de 'démolition de l'ancien bâtiment, dépose façades vitrées sur bâtiment existant, modification façade suite à démolition bâtiment.'

- destinataire du rapport SOCOTEC du 21 juin 2019 intitulé '[Localité 23] RESTRUCTURATION ET EXTENSION JARDINERIE DU [Adresse 19]'

- établissement de plan (notamment pièce 86) avec illustration des surfaces de vente thème par thème, de l'emplacement des caisses...

Le cabinet [G] ne peut donc utilement contre les pièces du dossier soutenir qu'il ignorait la destination commerciale du nouveau bâtiment qui n'avait pas vocation à rester une construction à usage agricole.

Le cabinet [G], débiteur en preuve, ne justifie en rien avoir informé ses clients de ce que le dossier déposé par son confrère [Y] ne pouvait permettre une exploitation commerciale pas plus qu'il ne les a informés de ce que la poursuite de son intervention se heurtait aux règles d'extension de la surface de vente édictées aux articles L.752-1 du code de commerce avec nécessité d'autorisation d'exploitation commerciale.

Son manquement au devoir de conseil est caractérisé.

Le manquement des architectes à leur devoir de conseil a créé pour la SAS et la SCI un risque important qui s'est réalisé par l'arrêté préfectoral du 18 janvier 2021 ordonnant la fermeture au public des surfaces de vente de la SAS Jardinerie du Moulin.

Le manquement des architectes a privé les appelantes d'une éventualité favorable d'échapper à cette fermeture, de ne pas investir dans un nouveau bâtiment et plus généralement de ne pas se lancer dans une opération vouée à l'échec.

Les préjudices, que les intimés ne discutent pas, ni dans leur principe ni dans leur détail, ne poursuivant dans leurs écritures que la confirmation du jugement qui a débouté les appelantes de l'ensemble de leurs prétentions indemnitaires, sont les suivants :

La SCI a financé des travaux d'édification du bâtiment et des aménagements pour un montant de 2574170€ ; elle en conserve toutefois la propriété et a entrepris des démarches de régularisation de telle sorte que l'indemnisation de ce poste de préjudice temporaire sera limitée à la somme de 100000€. Elle a subi une perte de loyers chiffrée sur 24 mois à la somme de 364800€ ; elle a supporté des frais de réintégration de son ancien locataire dans l'ancien bâtiment pour 100678.20€. Le total s'élève en conséquence à 565478,20€.

La SAS a exposé en vain des frais de déménagement dans les nouveaux locaux avant de devoir les quitter et a perdu la chance de ne pas transférer ses activités pour un coût de 620505,99€ ; elle a dû réintégrer les anciens locaux et a perdu une chance de ne pas exposer ces frais pour 18598,33€ ; elle a subi une perte d'exploitation et perdu la chance de ne pas cesser son exploitation pendant un mois soit une perte de 169848€. Le total s'élève en conséquence à 808952,32€.

La connaissance que pouvaient avoir la SAS et la SCI de la

réglementation applicable et du risque encouru n'est pas exonératoire de responsabilité mais seulement de nature à modérer l'appréciation de la perte de chance. La Cour estime devoir en conséquence fixer à 50% des sommes ci-dessus l'indemnisation des pertes de chance subies.

M. [Y], la SARL Atelier d'architecture [X] [G] et leur assureur MAF seront ainsi condamnés in solidum à payer à :

la SCI Jardin Mon Plaisir la somme de 282739,10€

la SAS Jardinerie du Moulin celle de 404476,16€.

Parties perdantes au sens des dispositions de l'article 696 du code de procédure civile, les architectes et leur assureur supporteront in solidum les dépens de première instance et d'appel, y compris les coûts des constats d'huissier des 23/01/2020, 11,12,13 février 2021 et 1er mars 2021.

PAR CES MOTIFS

Statuant contradictoirement

Infirme le jugement en toutes ses dispositions

Statuant à nouveau et y ajoutant

Condamne in solidum M. [O] [Y] et la SARL Atelier d'architecture [X] [G] et la MAF à payer, au titre des pertes de chance subies, à

la SCI Jardin Mon Plaisir la somme de 282739,10€

la SAS Jardinerie du Moulin celle de 404476,16€.

Condamne in solidum M. [O] [Y] et la SARL Atelier d'architecture [X] [G] et la MAF aux dépens de première instance et d'appel, y compris les coûts des constats d'huissier des 23/01/2020, 11,12,13 février 2021 et 1er mars 2021.

Condamne in solidum M. [O] [Y] et la SARL Atelier d'architecture [X] [G] et la MAF à payer à la SCI Jardin Mon Plaisir et à la SAS Jardinerie du Moulin la somme de 3500€ chacune en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

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