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Décisions

ADLC, 11 septembre 2025

AUTORITÉ DE LA CONCURRENCE

relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur du transport de marchandises dans la zone transmanche de courte distance

ADLC

10 septembre 2025

I. Constatations

A. LA PROCÉDURE

1. Par courrier reçu le 25 juin 2021 enregistré sous le numéro 21/0049 F, les sociétés France Manche SA, The Channel Tunnel Group Limited, filiales du groupe Getlink(ci-après ensemble « Eurotunnel ») ont saisi l’Autorité de la concurrence (ci-après « l’Autorité ») de pratiques mises en œuvre par les sociétés P&O Ferries Holding Limited et DFDS A/S dans le secteur du transport de marchandises dans la zone transmanche de courte distance2
2. Par lettre du 12 novembre 2021, le rapporteur général de l’Autorité a informé les parties et le commissaire du Gouvernement de sa décision de faire examiner l’affaire par l’Autorité sans établissement préalable d’un rapport, en application de l’article L. 463-3 du code de commerce3.
3. Le 22 novembre 2021, le rapporteur général a adressé une notification de griefs portant sur des pratiques prohibées au titre de l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (ci-après « TFUE ») et de l’article L. 420-1 du code de commerce aux sociétés DFDS A/S, DFDS Seaways (ci-après « DFDS »), P&O Ferries Holdings Limited, P&O Short Sea Ferries Limited, P&O Ferries Division Holdings Limited(ci-après « P&O Ferries »)4. Les sociétés France Manche SA et The Channel Tunnel Group Limited, en tant que saisissantes, étaient également destinataires de la notification de griefs. 
4. En application de l’article L. 463-3 du code de commerce, le rapporteur général a décidé d’adresser un rapport aux parties, selon les modalités prévues à l’article L. 463-2 du code de commerce. Les parties et le commissaire du Gouvernement en ont été informés par lettre du 
6 décembre 20235. Le rapport leur a été notifié le 14 décembre 20236
5. L’affaire a été examinée lors de la séance de l’Autorité du 11 mars 2025.

B. LE SECTEUR CONCERNÉ

6. Comme indiqué par l’Autorité dans sa décision de contrôle de concentration relative au rachat d’actifs de SeaFrance par Eurotunnel7, la zone transmanche de courte distance comprend les liaisons de courte distance entre l’Angleterre et la France ou la Belgique. Ceci inclut les liaisons entre le Pas-de-Calais (Calais, Coquelles, Dunkerque) et le Kent (Douvres, Folkestone) ainsi que la ligne entre Dieppe et Newhaven8.
7. La quasi-totalité du trafic de marchandises (98,5 %) dans cette zone est réalisée par le mode de fret accompagné, c’est-à-dire de camions embarqués avec leur conducteur sur des navettes ferroviaires (empruntant alors le tunnel sous la Manche) ou sur des navires rouliers (« Roll on – Roll Off », ci-après « Ro-Ro ») ou mixtes (« Roll on – Roll Off – Passenger Ship », ci-après « Ro-PAX »)9. Le mode non-accompagné (embarquement de remorques sur des navires de type Ro-Ro ou Ro-PAX ou de conteneurs sur des navires « Lift On – Lift Off ») ne représente donc qu’une part très marginale du trafic sur ces liaisons.
8. Dans la zone, le trafic est organisé autour d’un mécanisme de rotations fréquentes de navires 
(ou de navettes ferroviaires) qui permet une grande flexibilité d’organisation d’autant que, 
dans la plupart des navires, tout ou partie de l’espace disponible peut être indifféremment 
affecté à des camions de transport de marchandises ou à des voitures particulières. 
Par ailleurs, pour le transport de marchandises, le modèle le plus fréquent n’est pas celui de la réservation d’un créneau particulier mais la possibilité pour le camion (et son chauffeur) d’embarquer sur le premier navire (de l’opérateur avec lequel son employeur ou client a contracté) où une place est encore disponible au moment où il arrive au port. 
9. Autre particularité de la zone transmanche de courte distance, le transport maritime par ferries est en concurrence directe avec le trafic ferroviaire via le tunnel sous la manche. 
10. Selon la Société d’Exploitation des Ports du Détroit (ci-après « SEPD »), la zone transmanche courte distance représente entre 60 % et 70 % de l’ensemble du trafic de marchandises (en nombre de véhicules) entre le continent européen et les îles britanniques10. Les liaisons maritimes entre Calais et Douvres représentent 40 % à 50 % des unités de fret 
transportées à l’intérieur de cette zone11.

C. LES ENTREPRISES CONCERNÉES

11. Les principaux opérateurs du transport de marchandises dans la zone transmanche courte distance sont Eurotunnel qui exploite des navettes ferroviaires entre Coquelles et Folkestone, ainsi que DFDS, P&O Ferries et Irish Continental Group (ci-après « Irish Ferries ») qui exploitent des ferries entre Calais et Douvres (ainsi qu’entre Dunkerque et Douvres dans le cas de DFDS).

1. EUROTUNNEL

12. France Manche SA et The Channel Tunnel Group Limited, exploitent, sous le nom commercial Eurotunnel, le tunnel sous la Manche et proposent notamment un service de navettes ferroviaires, LeShuttle Freight pour les camions, entre Coquelles en France et Folkestone au Royaume-Uni12
13. Ces deux sociétés sont des filiales du groupe Getlink dont la société mère est la société européenne Getlink SE qui a son siège à Paris. 
14. Eurotunnel transporte chaque année plus d’un million de camions entre la France et le Royaume-Uni.

2. P&O FERRIES

15. P&O Ferries est un opérateur de services de ferry exploitant des liaisons entre le continent et le Royaume-Uni (liaisons transmanche mais aussi dans la mer du Nord) ainsi qu’entre le Royaume-Uni et l’Irlande. Pour le transport de marchandises, P&O Ferries exploite six routes entre le Royaume-Uni et les Pays-Bas, la Belgique et la France13
16. Sur les liaisons transmanche, P&O Ferries exerce son activité entre les ports de Calais en France et de Douvres au Royaume-Uni. Cette liaison est exploitée par une filiale dédiée, P&O Short Sea Ferries Limited dont le siège est à Douvres. 
17. Sur la ligne Calais/Douvres, P&O Ferries exploite actuellement trois ferries de type Ro-PAX (Spirit of France depuis 2011, P&O Pioneer et P&O Liberté qui ont remplacé des bateaux plus anciens en 2023), c’est-à-dire pouvant accueillir indifféremment des camions de marchandises avec conducteurs et des voitures particulières.
18. P&O Ferries fait partie du groupe émirati DP World depuis 2006.

3. DFDS

19. La société danoise DFDS A/S est la société mère du groupe DFDS, qui exploite un réseau de transport maritime en Europe du Nord et fournit des services de transport par ferry et de solutions de transport et de logistique. 
20. L’activité de DFDS est partagée entre deux divisions : la division Ferry et la division Logistique. L’activité de transport de camions sur navires de type Ro-Ro (ou Ro-PAX) est gérée par la division Ferry.
21. En France, DFDS exerce son activité par le biais de sa filiale directe DFDS Seaways. 
22. Dans la zone transmanche à courte distance, DFDS exploite six ferries de type Ro-PAX entre les ports de Calais et Boulogne en France et le port de Douvres au Royaume-Uni. Trois de ces navires sont utilisés sur la ligne Calais/Douvres.

4. IRISH FERRIES

23. Irish Ferries est une marque commerciale de la division ferries d’Irish Continental Group, société irlandaise sise à Dublin. Concernant le transport de marchandises par camion accompagné, Irish Ferries exerce entre l’Irlande, les îles britanniques et la France (Calais, Cherbourg). 
24. Irish Ferries a annoncé son entrée sur la liaison Calais-Douvres le 26 mars 2021. Le service a débuté le 29 juin 2021 avec la mise en service d’un premier navire. Deux autres navires sont entrés en service en décembre 2021 puis en avril 202214.

D. LES ACCORDS ENTRE P&O FERRIES ET DFDS 

1. L’ACCORD INITIAL DE 2021

25. Le 25 mai 2021, P&O Ferries et DFDS ont annoncé avoir conclu un accord mutuel d’affrètement d’espace pour leurs navires actifs sur la liaison Calais-Douvres. L’objectif de cet accord était de permettre aux conducteurs de camions de monter à bord du premier navire (des deux compagnies) en partance, quelle que soit l’identité de son exploitant. Cette coopération devait permettre d’améliorer la flexibilité et la résilience du service en donnant accès à un départ toutes les 36 minutes en moyenne et en réduisant la durée du trajet (attente au port incluse) d’environ 30 minutes15
26. Ce contrat de partage de capacité (« Capacity Sharing Agreement », ci-après le « contrat initial ») a été signé le 21 mai 2021 entre DFDS A/S et P&O Ferries Holdings Limited16
Les principales clauses de ce contrat sont décrites ci-dessous.

a) La coordination des horaires de traversée

27. L’article 3 du contrat initial prévoit l’alignement par les deux opérateurs de leurs horaires de traversée afin de créer un horaire consolidé que chacune des entreprises pouvait dès lors promouvoir comme s’il était le sien. 
28. Ce même article prévoit également l’obligation pour chaque partie de communiquer raisonnablement en avance à l’autre partie les modifications de calendrier liées à la maintenance ou la mise en cale sèche d’un navire ou à des anticipations de changement de demande (par exemple pendant la période touristique). De même, les modifications ou annulations liées à des évènements imprévisibles (pannes ou mauvaises conditions météorologiques notamment) doivent être communiquées aussi vite que possible à l’autre partie au contrat. 
29. Lors de l’envoi à l’Autorité des détails du contrat, DFDS et P&O Ferries ont indiqué que l’accord devait permettre « d’aligner les horaires de navigation des parties et de supprimer les chevauchements et les conflits d’horaire, et d’établir un horaire consolidé pour les navires »17
30. En pratique, « [c]haque semaine, P&O et DFDS ajoutent leur propre calendrier à un fichier Excel. C’est chaque mercredi à midi pour la semaine suivante. Cela conduit au calendrier commun de la semaine. (…) Nous mettons à jour le fichier Excel de manière indépendante et à distance. Nous ne discutons que si c’est nécessaire »18
31. Dans sa décision d’acceptation des engagements présentée ci-après au paragraphe 44, l’autorité britannique de concurrence (la Competition and Markets Authority, ci-après « CMA ») a indiqué que la mise en place de ce calendrier commun avait conduit à la suppression de 7 à 11 traversées par semaine (soit une réduction de l’ordre de 3 % à 5 % du nombre de traversées) principalement la nuit ou durant les week-ends19. Interrogés à ce sujet, les dirigeants de P&O Ferries ont indiqué : « [n]ous avons chacun décidé unilatéralement si nous voulions supprimer des traversées et celles que nous voulions supprimer. (…)
[L]’articulation des traversées se fait à partir du document commun. Nous avons ensuite discuté pour optimiser la fréquence des traversées »20.

b) Le partage de capacité sur les navires

32. L’article 4 du contrat initial prévoit le mécanisme de partage de capacité. 
33. L’article 4.2 stipule que chaque partie détermine la capacité de fret (mesurée en nombre de mètres linéaires) qu’elle décide de partager dans le cadre de l’accord. Il s’agit de la capacité des navires dont elle accepte de partager la capacité (fonction du nombre de rotations effectuées par chaque navire pendant la semaine considérée), après déduction de la capacité allouée aux passagers touristiques (non concernés par l’accord). 
34. Le ratio de capacité (pour chacune des parties) est égal à la part de la capacité totale partagée par une partie pendant la période considérée. L’article 4.3 précise que chaque partie se verra donc attribuer, sur chaque navire – quelle que soit la compagnie (P&O Ferries ou DFDS) exploitant le navire en question – une capacité de fret en proportion du ratio de capacité. 
35. Ainsi, aux termes de l’exemple fourni par P&O Ferries dans ses observations à la notification de griefs21
« Si P&O prévoit de contribuer 1,500 unités de fret au cours d’un mois, et que la capacité fournie par DFDS est de 1,000 unités, la Capacité Totale de Fret pour ce mois sera de 2,500 unités. Le ratio de capacité sera donc de 60:40, puisque P&O contribue à hauteur de 1,500/2,500 (60 %) et DFDS à hauteur de 1,000/2,500 (40 %). En pratique, cela signifie que 60 % de la capacité de fret de chaque navire – qu’il s’agisse d’un navire de P&O ou de DFDS – sera réservée à P&O, tandis que 40 % de la capacité de fret de chaque navire sera réservée à DFDS ».
36. Dès lors que chaque partie est libre de modifier le volume de fret qu’elle souhaite faire contribuer à l’accord (article 4.2), le ratio de capacité est susceptible d’évoluer pour refléter de tels changements. 
37. L’horaire commun et le partage de capacité (la capacité allouée à un opérateur sur chacun des navires) sont alors intégrés dans les systèmes informatiques de chaque entreprise. Lors de l’enregistrement d’un camion par l’une des deux compagnies, l’employé « pourra vérifier quel navire part en premier, que ce soit un navire P&O ou DFDS. Il attribuera alors au conducteur une file d’attente correspondant à ce navire »22.

c) L’accès à des capacités supplémentaires

38. L’article 4.6 de l’accord initial prévoit que lorsque, 20 minutes avant un départ, un des opérateurs n’utilise pas la totalité de la capacité qui lui a été allouée, l’autre opérateur a la possibilité de faire usage de cette capacité en contrepartie d’une compensation financière23
39. Si le texte de l’accord suggère que chacune des deux parties a la possibilité de racheter de la capacité inutilisée par l’autre opérateur, P&O Ferries a précisé qu’en pratique, seule la partie qui exploite le navire sur lequel de la capacité reste disponible est susceptible « d’utiliser l’espace restant au profit de ses propres clients – afin notamment de minimiser les traversées sous-utilisées, de maximiser les capacités disponibles et la flexibilité pour les parties, et de réduire le temps d’attente des clients »24.

d) Le rééquilibrage des capacités

40. Enfin, l’article 5 du contrat initial25 prévoit un mécanisme de rééquilibrage des capacités visant à s’assurer qu’aucune des parties ne puisse utiliser sa part de capacité sur les navires de l’autre partie tout en ne livrant pas la totalité de la capacité promise, par exemple dans le cas d’un évènement extérieur ou d’un problème technique conduisant à l’annulation d’une traversée.
41. Le contrat indique ainsi que les parties devront établir un document commun recensant l’ensemble des capacités effectivement mises à disposition par chacune d’entre elles. Comme indiqué dans le contrat, ceci conduit à échanger des informations sur les départs effectivement entrepris (et à multiplier par la capacité partagée du navire indiqué dans l’horaire commun).
42. Dans le cas où ce document ferait ressortir un déséquilibre dans les capacités effectivement fournies par rapport au ratio de capacité théorique, les parties s’engagent à faire leurs meilleurs efforts pour rétablir cet équilibre sous 30 jours. Ces actions de rééquilibrage pourront aller jusqu’à l’annulation volontaire de certaines traversées. Si à l’issue de la période de rééquilibrage, une partie se trouve toujours en dessous de son objectif de fourniture de capacité, elle se verra contrainte de payer une compensation à son cocontractant.

2. L’ACCORD MODIFIÉ À LA SUITE DES ENGAGEMENTS PRIS PAR LES PARTIES

43. Le 11 novembre 2021, la CMA a ouvert une enquête portant sur le contrat initial. 
44. Le 13 juin 2022, la CMA a indiqué son intention d’accepter des engagements proposés par DFDS et P&O Ferries dans le cadre de cette enquête, et a ouvert une période de consultation. Le 5 août 2022, elle a formellement accepté les engagements26, les rendant ainsi obligatoires. 
45. Un nouveau contrat modifié dans le cadre de la discussion des engagements pris devant la CMA a été signé par les parties le 12 août 2022 (ci-après le « contrat modifié »)27. Les modifications apportées au contrat initial sont essentiellement de trois ordres : 
- une clarification des articles 3 et 4 actant le fait que chaque partie au contrat fixelibrement les capacités allouées à la coopération, en ce compris la fréquence des traversées, et reste libre de les faire varier à tout moment ; 
- une modification de l’article 6 précisant les cas exceptionnels permettant à un opérateur d’annuler une traversée et plafonnant les annulations de traversées pour cause de faible occupation des navires à 0,5 % sur une période de six mois ;
- une clarification du champ d’application du mécanisme de rééquilibrage des capacités (article 5) le limitant aux seules annulations dues à des avaries, intempéries ou cas de force majeure et précisant que la charge du rééquilibrage revient à la partie n'ayant pas fourni suffisamment de capacité. 
46. Interrogées lors de l’instruction sur l’impact des engagements pris devant la CMA sur l’organisation de leur coopération, DFDS et P&O Ferries ont indiqué que « [l]es engagements constituaient essentiellement des clarifications du texte du contrat ». Concernant plus spécifiquement le calendrier commun, elles ont précisé que « [l]’objectifdes engagements étaient d’expliquer que nous avions toujours eu l’intention d’alimenter le calendrier de manière indépendante, et de rassurer la CMA sur ce point »28. Concernant les annulations et le mécanisme de rééquilibrage, elles ont indiqué : « [à] nouveau, il s’agit plutôt de clarification. II y a eu l’ajout d’une limite supplémentaire de 0,5 % des traversées. (…) La CMA voulait s’assurer que l’accord ne va pas conduire à trop d’annulations »29.

3. LA MISE EN ŒUVRE EFFECTIVE DE L’ACCORD

47. Si l’accord initial a été signé en mai 2021, sa mise en œuvre n’a pas été immédiate. Dans ses observations à la notification de griefs, DFDS a ainsi précisé30
- avoir commencé à travailler sur une solution informatique à partir du mois de juin 2021, le développement informatique ayant duré environ 4 mois ;
- que les premiers essais en conditions réelles ont commencé dans le sens Douvres – Calais le 15 octobre 2021 et que ce n’est qu’à partir du 13 décembre 2021 que l’accord a pu être mis en œuvre dans cette direction uniquement ;
- que les essais n’ont débuté dans le sens Calais – Douvres que le 1er février 2022. 
48. Le 17 mars 2022, P&O Ferries a annoncé le licenciement avec effet immédiat de 800 marins britanniques et l’arrêt des liaisons entre Calais et Douvres. Elle n’a repris son activité que progressivement à partir de la fin du mois d’avril 2022, son volume de fret transporté sur cette liaison restant relativement faible en mai et juin 2022. 
49. L’accord n’a ainsi été mis en œuvre de manière complète dans les deux directions qu’à partir du mois d’août 2022, sous réserve des difficultés opérationnelles ayant pu conduire à en suspendre temporairement l’application. Les représentants de la Fédération Nationale du Transport Routier du Pas-de-Calais (FNTR 62) ont indiqué à ce sujet que « [d]e août à octobre/novembre 2022, on a pu constater que certaines journées étaient plus difficiles que d’autres. Lorsqu’on appelait les compagnies on nous expliquait que c’est parce que le space charter [i.e., l’accord de partage de capacité] n’était pas en place ce jour-là »31.

4. LES ÉVOLUTIONS POSTÉRIEURES

50. Le 20 avril 2023, P&O Ferries a informé l’Autorité de son intention de signer, avec DFDS, une extension de l’accord d’affrètement d’espace concernant cette fois la clientèle des passagers touristiques. Selon les parties, l’objectif de cette extension était d’offrir à l’ensemble de la clientèle les mêmes avantages que ceux dont pouvaient bénéficier les transporteurs, à savoir « un service global de meilleure qualité, plus fréquent et plus rapide dans la zone transmanche de courte distance »32.
51. Sans que ceci conduise à modifier le mécanisme de l’accord concernant le transport de marchandises, cette extension prévoyait que chaque partie fournisse à l’autre un minimum de [0-50] unités de passagers en échange d’un nombre d’unités équivalent à celui fourni au cours de chaque période de sept jours. L’accord prévoyait également des modalités de rachat de capacités et de rééquilibrage proches de celles de l’accord concernant le transport de marchandises33.
52. Le 15 mai 2024, P&O Ferries et Irish Ferries ont annoncé avoir signé un accord de partage de capacité sur la liaison Calais-Douvres permettant à leurs clients de monter sur le premier navire en partance, peu importe qu’il soit exploité par P&O Ferries ou Irish Ferries. À cette occasion, P&O Ferries et Irish Ferries ont indiqué que l’accord devait être mis en place avant la fin du mois d’août 2024 pour les clients fret avant d’être étendu par la suite aux passagers34.
53. Après des tests pendant la période estivale, l’accord a été pleinement mis en œuvre – pour le transport de marchandises – à partir du 29 août 2024. 
54. DFDS ayant refusé la proposition de P&O Ferries « de se joindre à l’accord récemment conclu avec Irish Ferries (…) P&O a choisi de mettre fin, le 26 juillet 2024, à l’accord d’affrètement que les deux sociétés avaient conclu. Compte tenu du préavis contractuel de 30 jours, l’accord d’affrètement d’espace conclu entre DFDS et P&O [a pris fin] le 25 août 2024 »35.

E. RAPPEL DU GRIEF NOTIFIÉ

55. Le grief suivant a été notifié aux sociétés mises en cause des groupes DFDS et P&O Ferries : « Il est fait grief aux sociétés DFDS A/S et DFDS Seaways (RCS 494 064 355), ainsi que P&O Ferries Holdings Limited et P&O Short Sea Ferries Limited, en tant qu’auteures, en raison de leur participation directe, ainsi qu’à la société P&O Ferries Division Holdings Limited en sa qualité de société mère, d’avoir pris part à une entente anticoncurrentielle dans le secteur du transport de fret dans la zone transmanche de courte distance, au travers de la conclusion d’un accord mettant en place un partage de capacités sur l’ensemble de leurs flottes respectives actives sur la ligne Calais-Douvres, la fourniture d’un service commun à la clientèle des transporteurs de fret, la mise en place d’un mécanisme de rééquilibrage des capacités de chaque partie à la coopération. 
Cet accord permet aux entreprises concernées de contrôler le maintien de leurs parts de marché respectives par le moyen de la maîtrise de l’utilisation des capacités sur leurs navires, de limiter les incitations à la concurrence par les prix et limite fortement la possibilité pour d’autres opérateurs présents sur la ligne Calais-Douvres de proposer des offres compétitives.
Cet accord constitue une entente anticoncurrentielle par son objet, contraire aux dispositions des articles L. 420-1 du code de commerce et 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
Ces pratiques ont été mises en œuvre du 21 mai 2021 à la date d’envoi de la présente notification des griefs. 
Les griefs sont notifiés aux sociétés DFDS A/S, DFDS Seaways, P&O Ferries Holdings Limited, P&O Short Sea Ferries Limited, et P&O Ferries Division Holdings Limited, pour leur participation à l’ensemble de l’infraction. »

II. Discussion

A. SUR LA PROCÉDURE

1. SUR LA VALIDITÉ DE LA SAISINE

56. Dans leurs observations à la notification de griefs, DFDS36 et P&O Ferries37 soutiennent que la saisine déposée par Eurotunnel serait irrecevable dès lors que les avocats de l’entreprise saisissante n’auraient pas transmis le mandat prescrit par l’article R. 463-1 du code de commerce, selon lequel la saisine doit préciser « les noms, prénoms, dénomination ou forme sociale, profession ou activité, et adresse du domicile ou du siège social du demandeur, ainsi que, le cas échéant, ses statuts et le mandat donné à son représentant ». En l’absence de ces éléments, « une demande de régularisation est adressée au demandeur ou à son représentant mandaté, qui doivent y répondre et apporter les compléments dans un délai de deux mois ».
57. Or, Eurotunnel a bien transmis à l’Autorité un mandat de représentation le 5 juillet 2021, après y avoir été invitée par le service de la procédure le 28 juin 202138. Les observations de DFDS et de P&O Ferries relativement à l’absence de mandat de représentation sont donc sans objet. 
58. En tout état de cause, l’Autorité relève qu’en l’espèce, l’absence d’un tel mandat n’aurait pas entraîné l’irrecevabilité de la saisine39.

2. SUR L’IMPARTIALITÉ DE L’INSTRUCTION

a) Rappel des principes applicables

59. Selon une jurisprudence constante de la cour d’appel de Paris, « l'appréciation de la partialité de l'instruction ne saurait résulter de la seule circonstance alléguée (…) que le rapporteur n'aurait pas tenu compte, dans sa notification de griefs, d'éléments qui, selon les parties, viendraient au soutien de leur défense. Que ces dernières ont été mises en mesure d'en faire état dans la discussion sur le bien-fondé des griefs et de répondre aux accusations qui étaient portées contre elles en présentant toutes les observations et toutes les pièces qui leur apparaissaient utiles à leur défense; Que, sous couvert d'un grief non fondé de partialité fait au rapporteur, la requérante, qui prétend caractériser une telle partialité en renvoyant à ses développements sur le fond, discute, en réalité, la pertinence du raisonnement suivi par l'Autorité pour décider que les pratiques dénoncées étaient caractérisées et lui étaient imputables, ce qui constitue précisément le fond du débat »40.
60. De surcroît, la cour d’appel de Paris a rappelé à plusieurs reprises que, dès lors que les entreprises mises en cause ont pu exercer toutes les prérogatives qui leur sont reconnues dans le cadre de la procédure contradictoire, « il ne peut être reproché aux rapporteurs d'avoir retenu les éléments "à charge" des entreprises et écarté les éléments que celles-ci invoquaient à leur décharge, dès lors qu'ils ont pour fonction d'instruire et de décrire dans la notification de griefs, puis dans le rapport, ce qui à leurs yeux doit conduire à la qualification et à la sanction de pratiques anticoncurrentielles, l'Autorité ayant en charge d'examiner le bien-fondé des éléments ainsi retenus. À ce titre, seule la déloyauté dans l'interprétation ou la présentation des pièces, ou encore dans la façon d'interroger lespersonnes en cause ou les tiers, peut conduire à constater une atteinte aux droits de la défense des parties »41.

b) Application au cas d’espèce

61. DFDS soutient que l’instruction a été menée exclusivement à charge, en violation du principe d’impartialité42, aux motifs que la notification de griefs :
- présente la procédure en omettant le fait que DFDS et P&O Ferries ont spontanément contacté les services d’instruction au sujet de l’accord avant qu’Eurotunnel dépose sa saisine ; 
- fait abstraction des explications fournies par DFDS au sujet de l’accord ainsi que des déclarations favorables de la SEPD ; et,
- a, plus largement, présenté les faits de façon incomplète et erronée. 
62. L’Autorité relève toutefois que les éléments que DFDS et P&O Ferries lui ont spontanément fournis en amont de la saisine sont présents au dossier43, tout comme les justifications présentées par les deux entreprises concernant leur accord44. Quant aux arguments de DFDS qui relèvent de l’appréciation des questions de fond, ils sont traités infra. 
63. En outre, conformément aux principes rappelés ci-avant, aucune partialité ne saurait être retenue du seul fait que certains éléments ne figureraient pas dans la notification de griefs, dès lors que seuls les éléments nécessaires, le cas échéant, à la qualification et à la sanction des pratiques anticoncurrentielles doivent y être présentés par les rapporteurs. Seule la déloyauté dans la présentation des pièces pourrait être retenue, laquelle n’est ni alléguée ni établie en l’espèce. 
64. Il en résulte que le principe d’impartialité n’a pas été méconnu au cours de l’instruction, contrairement à ce que prétend DFDS. 

B. SUR L’APPLICATION DU DROIT DE L’UNION

1. LES PRINCIPES APPLICABLES

65. Selon la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après la « Cour de justice ») et la communication de la Commission européenne (ci-après la « Commission ») portant lignes directrices relatives à la notion d’affectation du commerce figurant aux articles 101 et 102 du TFUE45, trois éléments doivent être réunis pour que des pratiques soient susceptibles d’affecter sensiblement le commerce entre États membres : (i) l’existence d’échanges entre États membres portant sur les produits ou les services en cause, (ii) l’existence de pratiques susceptibles d’affecter ces échanges, et (iii) le caractère sensible de cette possible affectation.
66. S’agissant du troisième élément, aux termes d’un arrêt du 31 janvier 2012, la Cour de cassation a jugé que le « caractère sensible de l’affectation directe ou indirecte, potentielle ou actuelle, du commerce intracommunautaire résulte d’un ensemble de critères, parmi lesquels la nature des pratiques, la nature des produits concernés et la position de marché des entreprises en cause »46.

2. APPLICATION AU CAS D’ESPÈCE

67. La zone transmanche de courte distance constitue la principale interface entre les îles britanniques et le continent européen pour le transport de marchandises par camions et de véhicules de tourisme. Ces liaisons, et notamment celle entre Calais et Douvres directement visée par l’accord entre P&O Ferries et DFDS, concernent ainsi quotidiennement des véhicules qui proviennent ou sont à destination de toute l’Europe continentale. Les compagnies de transport par voie maritime offrent donc des prestations à des clients venus de l’Europe entière. Par conséquent, l’existence d’échanges entre États membres sur les services en cause est bien démontrée. 
68. La coopération entre P&O Ferries et DFDS vise à modifier le rythme des traversées et la capacité à embarquer sur les liaisons transmanche. Elle est donc susceptible d’affecter l’organisation des chaînes logistiques de transport sur l’ensemble du continent (dans le cadre des liaisons entre le continent et les îles britanniques). Dans la mesure où elle pourrait modifier la situation concurrentielle sur les liaisons transmanche, elle est aussi susceptible d’affecter les incitations d’opérateurs concurrents – qui peuvent être issus de différents pays de l’Union européenne (comme le démontre la récente arrivée sur le marché d’Irish Ferries) – à être actifs sur ces liaisons. L’accord entre P&O Ferries et DFDS est donc bien susceptible d’affecter les échanges entre États membres. 
69. Enfin, la zone transmanche de courte distance (dont font partie les liaisons concernées par l’accord de coopération entre P&O Ferries et DFDS) représente une part très importante du trafic de transport de marchandises ou de véhicules de tourisme entre le continent européen et les îles britanniques. En outre, la coopération entre P&O Ferries et DFDS concerne une part substantielle de ces liaisons (environ 40 à 45 % selon les données IRN Ferries pour les années 2018 à 2023). L’affectation du commerce entre États membres engendrée par cette coopération entre opérateurs est donc sensible. 
70. Au regard des éléments qui précèdent, il convient d’analyser l’accord de coopération entre P&O Ferries et DFDS, non seulement au regard des dispositions du droit national et notamment de l’article L. 420-1 du code de commerce, mais aussi au regard du droit de l’Union et notamment de l’article 101 du TFUE, ce qui n’est pas contesté par les parties.

C. SUR LE MARCHÉ PERTINENT

1. LES PRINCIPES APPLICABLES

71. La Commission a rappelé, dans sa communication du 22 février 2024 sur la définition de marché en cause, que le marché de produits « comprend tous les produits que les clients considèrent comme interchangeables ou substituables à celui ou ceux de la ou des entreprises concernées, en raison de leurs caractéristiques, de leur prix et de l’usage auquel ils sont destinés, compte tenu des conditions de concurrence et de la structure de la demande et de l’offre sur le marché »47.
72. Au niveau national, le Conseil de la concurrence (devenu l’Autorité) estime que « le marché, au sens où l’entend le droit de la concurrence, est défini comme le lieu sur lequel se rencontrent l’offre et la demande pour un produit ou un service spécifique. (…). Une substituabilité parfaite entre produits ou services s’observant rarement, le Conseil regarde comme substituables et comme se trouvant sur un même marché les produits ou services dont on peut raisonnablement penser que les demandeurs les considèrent comme des moyens alternatifs entre lesquels ils peuvent arbitrer pour satisfaire une même demande »48.
73. Le marché géographique, quant à lui, comprend « le territoire sur lequel les entreprises concernées offrent ou demandent des produits en cause, sur lequel les conditions de concurrence sont suffisamment homogènes pour que les effets du comportement ou de la concentration faisant l’objet de l’enquête puissent être appréciés et qui peut être distingué des autres territoires en particulier en raison des conditions de concurrence sensiblement différentes de celles prévalant sur ces territoires »49.
74. Il résulte d’une jurisprudence constante de l’Union que l’obligation de délimiter le marché en cause dans une décision adoptée en application de l’article 101 du TFUE s’impose aux autorités de concurrence uniquement lorsque, sans une telle délimitation, il n’est pas possible de déterminer si l’accord, la décision d’association d’entreprises ou la pratique concertée en cause est susceptible d’affecter le commerce entre les États membres et a pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché unique50.
75. De même, en droit interne, lorsque les pratiques en cause sont examinées au titre de la prohibition des ententes, il n’est pas nécessaire de définir le marché avec précision dès lors que le secteur a été suffisamment identifié pour permettre de qualifier les pratiques observées et les imputer aux opérateurs qui les ont mises en œuvre51.

2. APPLICATION AU CAS D’ESPÈCE

76. Les activités concernées par l’accord entre P&O Ferries et DFDS sur la liaison Calais – Douvres concernent principalement deux types de prestations52
- le transport de passagers, composé de véhicules de tourisme (voitures, camping-cars, caravanes et autocars) et de leurs passagers ainsi que de piétons ; et,
- le transport de marchandises, essentiellement au travers de fret accompagné, c’est-à-dire de camions embarqués avec leurs conducteurs.
77. Dans sa décision n° 12-DCC-154 précitée, l’Autorité a considéré que « [c]oncernant les 
passagers en voyage d’agrément devant être transportés sur les liaisons transmanche de 
courte distance (…) les navettes passagers proposées par Eurotunnel (« Shuttle ») et les 
services de transport maritime par ferry étaient substituables et faisaient donc partie du 
même marché de produit. [La Commission et l’Autorité] ont en revanche estimé que 
l’Eurostar n’appartenait pas au marché en cause puisque pour la plupart des passagers 
voyageant par ferry, embarquer leur véhicule à bord est d’une importance majeure »53
78. Concernant le transport de marchandises, l’Autorité avait aussi estimé que les navettes de transport ferroviaire proposées par Eurotunnel devaient être considérées « comme un concurrent direct des opérateurs maritimes actifs sur le marché du transport de marchandise entre l’Angleterre et le continent »54. La question de la segmentation du marché entre fret accompagné et non-accompagné ou entre type de navire avait été laissée ouverte. En effet, dans la mesure où la quasi-totalité du trafic sur la zone transmanche de courte distante consiste en du fret accompagné sur des navires de type Ro-Ro et Ro-Pax, ces types de distinction seraient sans effet sur l’analyse concurrentielle. 
79. Qu’il s’agisse du transport de passager ou de marchandises, il convient donc de retenir un marché comprenant à la fois le transport de fret par voie maritime et par navettes ferroviaires. 
80. Concernant par ailleurs la dimension géographique du marché, l’Autorité a relevé, dans la décision susvisée, la faible substituabilité entre les lignes de la zone transmanche de courte distance, d’une part, et les lignes de la mer du Nord et de la Manche ouest, d’autre part, en raison des différences de fréquences, de temps de trajet et d’accès aux réseaux routiers britanniques et continentaux55
81. En outre, elle a considéré que la question de l’inclusion des liaisons entre Ostende et Ramsgate ainsi qu’entre Dieppe et Newhaven dans la zone transmanche de courte distance pouvait rester ouverte, ces lignes ne représentant qu’une très faible fraction du trafic (fret comme passagers)56. La liaison entre Ostende et Ramsgate n’est plus exploitée depuis 2013, et celle entre Dieppe et Newhaven ne représente toujours qu’une part très marginale du trafic. 
82. Par conséquent, qu’il s’agisse du transport de passagers ou de marchandises, il convient de retenir un marché limité à la zone transmanche de courte distance, sans qu’il soit nécessaire de conclure sur l’inclusion ou non dans ce marché de la liaison entre Dieppe et Newhaven.

D. SUR LE BIEN-FONDÉ DU GRIEF NOTIFIÉ

1. LES PRINCIPES APPLICABLES

83. L’article 101, paragraphe 1, du TFUE prohibe les accords et pratiques concertées entre les entreprises lorsqu’ils ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché, notamment lorsqu’ils tendent à faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse.
84. Dans ce cadre, la Cour de justice a rappelé que la notion de restriction de concurrence par objet doit être interprétée de manière restrictive57 et qu’elle « tient à la circonstance que certaines formes de coordination entre entreprises peuvent être considérées, par leur nature même, comme nuisibles au bon fonctionnement du jeu de la concurrence »58.
85. De manière générale, l’appréciation de l’existence d’un degré suffisant de nocivité nécessite d’examiner concrètement et cumulativement la teneur et les objectifs de la pratique restrictive de concurrence, ainsi que le contexte économique et juridique dans lequel elle s’insère59. La prise en considération de ces éléments doit « faire apparaître les raisons précises pour lesquelles le comportement en cause présente un degré suffisant de nocivité à l’égard de la concurrence, justifiant de considérer qu’il a pour objet d’empêcher, de restreindre ou de fausser celle-ci »60.
86. S’agissant du contexte économique et juridique dans lequel s’inscrit le comportement en cause, la Cour de justice a précisé « [qu’]il y a lieu de prendre en considération la nature des produits ou des services concernés ainsi que les conditions réelles qui caractérisent la structure et le fonctionnement du ou des secteurs ou marchés en question. En revanche, il n’est en aucune manière nécessaire d’examiner et à plus forte raison de démontrer les effets de ce comportement sur la concurrence, qu’ils soient réels ou potentiels et négatifs ou positifs »61
87. En ce qui concerne les objectifs poursuivis par le comportement en cause, la Cour de justice a également précisé « [qu’]il y a lieu de déterminer les buts objectifs que ce comportement vise à atteindre à l’égard de la concurrence. En revanche, la circonstance que les entreprises impliquées ont agi sans avoir l’intention subjective d’empêcher, de restreindre ou de fausser la concurrence et le fait qu’elles ont poursuivi certains objectifs légitimes ne sont pas déterminants aux fins de l’application de l’article 101, paragraphe 1, TFUE »62.

2. APPLICATION AU CAS D’ESPÈCE

88. Les éléments au dossier ne permettent pas de retenir, comme le proposent la notification de griefs et le rapport, que l’accord mutuel d’affrètement d’espace conclu entre DFDS et P&O Ferries revêt un objet anticoncurrentiel. 
89. En premier lieu, s’agissant de la teneur de l’accord, il convient, premièrement, de relever qu’après la synchronisation initiale des traversées des parties au sein d’un calendrier commun, ce dernier n’a plus fait l’objet d’aucune harmonisation conjointe, se bornant à refléter les horaires fixés unilatéralement par chacun des opérateurs, ainsi qu’expliqué aux paragraphes 27 à 29 et 45.
90. Deuxièmement, aux termes du contrat conclu entre P&O Ferries et DFDS et ainsi qu’exposé aux paragraphes 34 à 36, chaque partie se voit attribuer sur chaque navire une part de capacité proportionnelle à un ratio de capacité établi initialement mais susceptible d’évoluer, chacun des deux opérateurs pouvant décider unilatéralement de faire varier sa capacité de fret totale ainsi que la fraction de cette capacité qu’il souhaite faire contribuer au contrat.
91. Dès lors, le contrat permet un simple échange de capacité entre P&O Ferries et DFDS, chaque partie pouvant à tout moment commercialiser dans le navire de l’autre une quantité de capacité exactement proportionnelle à celle qu’elle déploie pour l’accord, sans que cette dernière soit figée dans le temps, ainsi qu’explicité dans le contrat modifié suite aux engagements pris devant la CMA (voir paragraphe 45 supra).
92. Quant aux mécanismes de rééquilibrage et de rachat de capacité, décrits respectivement aux paragraphes 40 à 42 et 38 et 39, ils assurent une mise en œuvre flexible du ratio de capacité, d’une part en permettant la correction d’écarts ponctuels entre le ratio et les capacités effectivement partagées63, et d’autre part en optimisant l’utilisation de l’espace dans les navires. 
 93. Ainsi, l’accord organise un échange d’espace permettant à chaque partie d’exploiter l’espace de fret qui lui est réservé dans les navires de l’autre partie, comme s’il s’agissait de ses propres capacités. Pour autant, l’accord ne garantit pas aux parties l’utilisation effective des capacités mises à disposition. Il incombe ainsi à P&O Ferries et DFDS de maximiser –unilatéralement – leurs ventes afin d’éviter toute situation de surcapacité et, le cas échéant, d’accroître leurs parts de marché.
94. L’accord n’altère donc en rien les incitations de P&O Ferries et DFDS à optimiser leurs coûts opérationnels, à améliorer les services fournis et à proposer des prix compétitifs, trois paramètres de la concurrence sur le marché concerné. Partant, l’accord ne limite pas non plus l’aptitude des autres concurrents, tels qu’Irish Ferries, à concurrencer DFDS et P&O Ferries sur ces paramètres64
95. Troisièmement, il ressort des éléments du dossier que les objectifs de l’accord étaient de préserver l’attractivité de l’offre de traversées proposée aux clients, de réduire la congestion portuaire et de réduire les émissions de gaz à effet de serre en optimisant l’utilisation des navires.
96. Ainsi, l’examen de la teneur et des objectifs de l’accord mutuel d’affrètement d’espace conclu entre P&O Ferries et DFDS ne permet pas d’établir un objet anticoncurrentiel.
97. En second lieu, l’Autorité relève que l’appréciation du contexte économique et juridique, tel qu’il ressort des éléments de l’espèce, ne modifie pas l’analyse.
98. D’une part, s’agissant du contexte économique, il convient d’observer que les ports de Calais et de Douvres rencontrent d’importants problèmes de congestion. La fréquence des traversées étant un paramètre de concurrence déterminant sur le marché concerné, cette congestion nuit à la compétitivité du transport par voie maritime. Or, en permettant aux transporteurs d’embarquer à bord du premier navire disponible, l’accord est susceptible de diminuer leur temps d’attente et de réduire, dans une certaine mesure65 la congestion portuaire, objectifs qui ne sont donc pas de nature à caractériser un objet anticoncurrentiel.
99. D’autre part, sur le plan juridique, il ressort de la pratique décisionnelle de la Commission que les accords d’affrètements d’espace sont une pratique courante dans le marché du fret66. La Commission a par ailleurs souligné dans l’évaluation du règlement d’exemption par catégorie en faveur des consortiums les gains d’efficacité apportés par ces accords67, accords dont les caractéristiques principales sont le partage de l’espace, la détermination des escales et des horaires entre les parties68.
100. Au regard de l’ensemble de ces éléments, il n’est pas établi que l’accord mutuel d’affrètement d’espace conclu entre DFDS et P&O Ferries revêt un objet anticoncurrentiel.

DÉCISION

Article unique : Les conditions d’une interdiction au titre de l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ne sont pas réunies s’agissant des pratiques visées par le grief notifié le 22 novembre 2021 aux sociétés DFDS A/S, DFDS Seaways, P&O Ferries Holdings Limited, P&O Short Sea Ferries Limited et P&O Ferries Division Holdings Limited. 
Conformément à l’article 3, paragraphe 2, du règlement (CE) n° 1/2003 du 3 décembre 2002, ces pratiques ne peuvent pas non plus être interdites sur le fondement de l’article L. 420-1 du code de commerce. Il n’y a donc pas lieu, en application de l’article 5 du règlement n° 1/2003, à poursuivre la procédure, que ce soit au titre du droit de l’Union ou du droit national. 
Délibéré sur le rapport oral de Mme Laure Meyssonnier, rapporteure, et les interventions de M. Eshien Chong et M. Nicolas Lluch représentant le service économique et de Mme Laure Gautier, rapporteure générale adjointe, par M. Thibaud Vergé, vice-président, président de séance, Mme Catherine Prieto et M. Fabien Raynaud, membres.

 

2 Cotes 1 à 11.

3 Cotes 1 684 à 1 732.

4 Cotes 1 782 à 1 832 (VNC 1 733 à 1 781).

5 Cotes 3 335 à 3 352.

6 Cotes 3 353 à 3 471 (VNC 3 472 à 3 580).

7 Décision n° 12-DCC-154 du 7 novembre 2012 relative à la prise de contrôle exclusif d’actifs de la société SeaFrance par la société Groupe Eurotunnel.

8 La liaison entre Ostende et Ramsgate a cessé toute opération depuis 2013.

9 Cote 793.

10 Cotes 292 et 293.

11 Cote 377

12 https://www.getlinkgroup.com/groupe/eurotunnel/.

13 https://www.pofreight.com/fr.

14 Cote 2 572.

15 Cotes 96 à 108.

16 Cotes 77 à 86 (VNC 816 à 825)

17 Cote 50 (VNC 789).

18 Cote 2 514.

19 Cote 2 444 (traduction libre).

20 Cote 2 518.

21 Cote 2 053 (VNC 2 985)

22 Cote 390.

23 Cote 80.

24 Cote 2 056 (VNC 2 988).

25 Cotes 80 et 81.

26 Décision de la CMA du 5 août 2022 dans le dossier 51099.

27 Cotes 4 128 à 4 137 (et VNC 4 712 à 4 716).

28 Cote 2 515.

29 Cote 2 517.

30 Cote 2 183

31 Cote 2 883.

32 Cotes 2 918 à 2 943.

33 Cotes 2 921 et 2 922.

34 Cotes 4 620 à 4 629 et 4 649.

35 Cote 4 651.

36 Cotes 2 190 à 2 192.

37 Cote 2 064.

38 Cotes 3 669 à 3679. 

39 Voir l’avis du Conseil d’État n° 242862 du 5 juin 2002 (cote 15). 

40 Arrêt de la cour d’appel de Paris du 20 janvier 2011 Perrigault SA ; voir également en ce sens l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 27 mars 2025, Mobotix, RG n° 21/21452, paragraphe 116.

41 Arrêt de la cour d’appel de Paris du 17 mai 2018, Umicore, n° 2016/16621, p. 18. Voir également l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 21 décembre 2017, La Banque Postale e.a., n° 2015/17638, pages 31-32.

42 Cotes 2 192 à 2 195.

43 Cotes 38 à 127.

44 Voir notamment la cote 383 (déclarations de la SEPD relativement à l’accord).

45 Communication de la Commission portant lignes directrices relatives à la notion d’affection du commerce figurant aux articles 81 et 82 du traité, Journal officiel de l’Union européenne, 2004/C 101/07 du 27 avril 2004, pages 81 à 96.

46 Cass. Com, 31 janvier 2012, Orange Caraïbe e.a., n° 10-25.772, page 6. 

47 Communication de la Commission sur la définition du marché en cause aux fins du droit de la concurrence de l’Union, Journal officiel de l’Union européenne, C/2024/1645 du 22 février 2024, point 12.

48 Voir notamment les décisions n° 10-D-13 du 15 avril 2010 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la manutention pour le transport de conteneurs au port du Havre (paragraphe 220) et n° 10-D-19 du 24 juin 2010 relative à des pratiques mises en œuvre sur les marchés de la fourniture de gaz, des installations de chauffage et de la gestion de réseaux de chaleur et de chaufferies collectives (paragraphes 158 et 159).

49 Communication précitée de la Commission sur la définition du marché en cause, point 12. 

50 Arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 12 septembre 2007, William Prym GmbH e.a./Commission, T-30/05, point 86.

51 Arrêt de la cour d’appel de Paris du 26 septembre 2013, Roland Vlaemynck, n° 2012/08948, page6. Voir également la décision n° 23-D-05 du 18 avril 2023 relative à des pratiques mises en œuvre dans le secteur de la distribution de matériel de boulangerie, paragraphe 119. 

52 Cotes 45 à 48.

53 Décision n° 12-DCC-154 précitée, paragraphe 15.

54 Décision n° 12-DCC-154 précitée, paragraphe 18.

55 Décision n° 12-DCC-154 précitée, paragraphes 25 et 30.

56 Décision n° 12-DCC-154 précitée, paragraphes 26 et 31.

57 Arrêt de la Cour de justice du 2 avril 2020, Budapest Bank e.a., C‑228/18, EU:C:2020:265, point 54.

58 Voir notamment, CJUE, 11 septembre 2014, Groupement des cartes bancaires (CB), C-67/13, points 49 et 50.

59 Voir notamment, arrêt de la Cour de justice du 14 mars 2013, Allianz Hungaria Biztosito e.a., C 32/11, point 36.

60 Arrêt de la Cour de justice du 21 décembre 2023, European Superleague Company, C‑333/21, point 168 et jurisprudence citée.

61 Arrêt de la Cour de justice du 21 décembre 2023 précité, European Superleague Company, point 166 et jurisprudence citée, ainsi que l’arrêt de la Cour de justice du 27 juin 2024, Commission/Servier e.a., C‑176/19 P, points 288 et 453.

62 Arrêt de la Cour de justice du 21 décembre 2023 précité, European Superleague Company, point 167. 

63 Correction devant être effectuée par la partie ayant sous-performé, qui doit dès lors augmenter sa capacité pour être de nouveau conforme au ratio, ainsi que clarifié grâce aux modifications du contrat détaillées au paragraphe 45 supra

64 Ainsi que relevé par la CMA au paragraphe 4.50 de sa décision rendant contraignants les engagements pris par DFDS et P&O Ferries.

65 Le temps d’attente dans les ports dépend également de facteurs externes tels que les contrôles aux frontières et les conditions météorologiques, qui ne sont pas affectés par les dispositions de l’accord.

66 Voir notamment les décisions de la Commission européenne M.8594 – Cosco Shipping/OOIL du 5 décembre 2017 (point 30) et M.8330 – Maersk Line/HSDG du 10 avril 2017 (point 56). 

67 Commission Staff Working Document – Evaluation of Commission Regulation (EC) N° 906/2009 of 28 September 2009 on the application of Article 81(3) of the Treaty to certain categories of agreements, decisions and concerted practices between liner shipping companies (consortia), page 27. 

68 Voir page 7 de l’évaluation.

 

 

 

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