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Décisions

CA Chambéry, 1re ch., 16 septembre 2025, n° 24/01347

CHAMBÉRY

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CA Chambéry n° 24/01347

16 septembre 2025

GS/SL

N° Minute

1C25/527

COUR D'APPEL de CHAMBÉRY

Chambre civile - Première section

Arrêt du Mardi 16 Septembre 2025

N° RG 24/01347 - N° Portalis DBVY-V-B7I-HSNA

Décision attaquée : Ordonnance du Président du TC de THONON LES BAINS en date du 04 Septembre 2024

Appelante

SAS FINACT, dont le siège social est situé [Adresse 4]

Représentée par la SELARL BOLLONJEON, avocats postulants au barreau de CHAMBERY

Représentée par la SELARL YDES, avocats plaidants au barreau de LYON

Intimées

Mme [W] [H] épouse [Y], demeurant [Adresse 5]

S.A.S. ACTINI PARTICIPATIONS, dont le siège social est situé [Adresse 6]

S.A.R.L. WILPOCAN, dont le siège social est situé [Adresse 7]

Représentées par Me Michel FILLARD, avocat postulant au barreau de CHAMBERY

Représentées par la SARL JUDIXA, avocats plaidants au barreau d'ANNECY

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Date de l'ordonnance de clôture : 23 Juin 2025

Date des plaidoiries tenues en audience publique : 01 juillet 2025

Date de mise à disposition : 16 septembre 2025

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Composition de la cour :

- Mme Nathalie HACQUARD, Présidente,

- M. Guillaume SAUVAGE, Conseiller,

- Mme Inès REAL DEL SARTE, Magistrat Honoraire,

avec l'assistance lors des débats de Mme Sylvie LAVAL, Greffier,

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Faits et procédure

Le groupe Actini est un groupe familial développant une activité de conception et de fabrication d'équipements de traitements thermiques pour la pasteurisation, la stérilisation, le refroidissement par échangeur tubulaire de tout liquide pompable et tout particulièrement pour le traitement des liquides alimentaires, pharmaceutiques et cosmétiques.

La structure capitalistique du groupe est la suivante :

- une société Actini Participations, propriétaire de la totalité des titres de trois sociétés Actini SAS, Actini [Localité 8], Actini Of America;

- une société Wilpocan qui détient 70% de la société Actini Participations et la totalité des titres des sociétés Bioadvise, Bioadvice Inc, ainsi que 96 % des titres de la société Sofast;

- une société Finact, qui possède 30% de la société Actini Participations et la totalité des titres de la société Mobac.

M. [K] [Y], dirigeant de la société Finact, a assuré la direction du groupe à partir de 1966, avant de confier cette mission à son fils [B] [Y] en 2012. La société Wilpocan (holding personnelle de M. [B] [Y]) est ainsi devenue actionnaire majoritaire de la société Actini Participations en 2012 lors de la cession de 70% des actions par la société Finact.

A la suite du décès de M. [B] [Y], survenu brutalement le 16 juillet 2019, la société Wilpocan est désormais détenue en nue-propriété par les 3 enfants mineurs de M. [B] [Y] et Mme [W] [Y], son épouse, en ayant l'usufruit ainsi que la gérance.

La société Finact est quant à elle la holding de M. [K] [Y], qu'il préside et dont il est l'actionnaire majoritaire (73%), aux côtés de sa fille [L] (7%) et des ayants droits de M. [B] [Y] (20%).

En 2021, le groupe Vinci, contacté par la société Finact, a manifesté son intérêt pour l'acquisition de certaines des sociétés du groupe Actini, pour un montant compris entre quatre et six millions d'euros. Dans ce contexte, un rapport établi le 5 octobre 2021 par le cabinet [M], mandaté par Finact, a valorisé le groupe Actini à hauteur d'une somme comprise entre neuf et dix millions d'euros.

Concomitamment, M. [E] [P], directeur général d'Actini Participations, a émis sa propre offre d'acquisition portant sur les titres des sociétés Actini Participations, Bioadvise, et Bioadvise INC, ou alternativement sur l'intégralité des filiales détenues par les sociétés Actini Participations et Wilpocan, offre réitérée le 21 novembre 2021 au nom des cadres dirigeants de la société Actini Participations et de Mme [W] [Y] pour un prix de 5.699.000 euros.

Lors de l'assemblée générale ordinaire de la société Actini Participations du 17 décembre 2021, au cours de laquelle ont été examinées les offres de reprise, un désaccord est né entre les deux actionnaires :

- la société Wilpocan, actionnaire majoritaire, représentée par Mme [W] [Y], souhaitant retenir la candidature de l'équipe dirigeante, dont elle fait partie ;

- la société Finact, actionnaire minoritaire, représentée par M. [K] [Y], estimait quant à elle insuffisante l'offre émise par l'équipe dirigeante, en s'appuyant sur la valorisation du rapport [M], sur laquelle pouvait s'aligner selon elle le groupe Vinci.

Aux termes de cette assemblée générale, la candidature de l'équipe dirigeante, soutenue par l'actionnaire majoritaire, a été retenue.

Le 7 février 2022, la société Vinci Energies a formalisé une offre d'acquisition de l'ensemble des sociétés du groupe Actini à hauteur d'un prix provisoire de onze millions d'euros, qui a été refusée, ce qu'a contesté M. [K] [Y], ce dernier dénonçant notamment la situation de conflit d'intérêts dans laquelle se trouvait Mme [W] [Y], celle-ci étant à la fois cédante via l'actionnaire majoritaire Wilpocan, et cessionnaire en tant que membre de l'équipe dirigeante.

Compte tenu de ces divergences, la société Finact a, suivant exploit en date du 2 juin 2022, fait assigner les sociétés Actini Participations et Wilpocan devant le juge des référés du tribunal de commerce de Thonon-les-Bains afin d'obtenir la désignation d'un expert chargé d'évaluer le Groupe Actini.

Parallèlement saisi au titre des enfants mineurs [Y], le juge des tutelles a notamment demandé à Mme [Y] de produire un rapport complet de valorisation émanant d'un cabinet indépendant.

Le cabinet Kpmg ainsi établi un rapport le 7 novembre 2022, valorisant le groupe à hauteur de 5,8 millions d'euros.

Par une ordonnance du 8 décembre 2022, le juge des référés du tribunal de commerce de Thonon-les-Bains a ordonné un sursis à statuer dans l'attente de la décision du juge des tutelles devant autoriser l'opération de restructuration envisagée.

Par une ordonnance du 12 janvier 2023, le juge des tutelles, s'appuyant sur un rapport établi par le cabinet KPMG, mandaté par la société Wilpocan, a autorisé le projet.

Après une assemblée générale de la société Actini Participations du 22 février 2023, les titres des sociétés Actini, Actini of America et Actini Trading [Localité 8] ont été cédés à une société constituée par l'équipe dirigeante du groupe, moyennant le versement d'un prix total de 6.408.000 euros.

Suite à cette cession, la société Finact a maintenu sa demande d'expertise devant le juge des référés.

Par ordonnance de référé du 4 septembre 2024, le tribunal de commerce de Thonon-les-Bains a :

- Débouté la société Finact de toutes ses demandes ;

- Débouté les sociétés défenderesses de leur demande d'indemnité pour procédure abusive ;

- Condamné la société Finact à verser la somme réduite de 3.000 euros à chacune des parties défenderesses au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamné la société Finact aux dépens ;

- Constaté que l'exécution provisoire est de droit.

Au visa principalement des motifs suivants :

' la médiation engagée en cours d'instance n'a pas permis d'aboutir à un accord entre les parties ;

' l'octroi d'une mesure d'instruction in futurum suppose la preuve de l'existence d'un potentiel litige futur à la solution duquel elle serait susceptible de contribuer: or, la société Finact ne rapporte nullement cette preuve, pas plus que l'existence d'un quelconque litige potentiel en lien avec la valorisation retenue d'Actini Participations ;

' la valorisation faite par le cabinet KPMG correspond à la limite haute évoquée par le Groupe Vinci dans son courrier en date du 5 février 2021, de sorte que la valorisation est concordante et qu'elle n'est remise en cause par aucune pièce ;

' une expertise judiciaire n'apporterait aucune plus-value à celle réalisée par le cabinet KPMG;

' la demande relative à une procédure abusive excède les pouvoirs du juge des référés.

Par déclaration au greffe de la cour d'appel du 30 septembre 2024, la société Finact a interjeté appel de cette ordonnance en toutes ses dispositions hormis en ce qu'elle a débouté les sociétés défenderesses de leur demande d'indemnité pour procédure abusive.

Prétentions et moyens des parties

Aux termes de ses dernières écritures du 16 juin 2025, régulièrement notifiées par voie de communication électronique, la société Finact sollicite l'infirmation des chefs critiqués de la décision et demande à la cour, statuant à nouveau, de :

- Désigner tel expert judiciaire près la cour d'appel de Chambéry qu'il lui plaira avec pour mission de :

- convoquer et entendre les parties assistées, le cas échéant, de leurs conseils et recueillir leurs observations à l'occasion de l'exécution et de la tenue des réunions d'expertise ;

- se faire remettre toutes pièces utiles à l'accomplissement de sa mission ;

- le cas échéant, prendre l'avis d'un technicien dans une spécialité autre que la sienne ;

- établir la valorisation de la société Actini Participations compte tenu de celle de ses filiales, les sociétés Actini, Actini [Localité 8] et Actini Of America à la date du 17 décembre 2021, du 22 février 2023 ainsi qu'à la date la plus proche de la date de dépôt du rapport d'expertise ;

- donner son avis sur la compétitivité de l'offre d'acquisition du Groupe Actini formulée par l'équipe dirigeante de la société Actini Participations dans sa lettre d'intention en date du 30 novembre 2021 par rapport à l'offre formulée par la société Vinci Energies ;

- donner un rapport au vu duquel il sera ultérieurement conclu et statué ce que de droit ;

- Dire que l'expert sera saisi et effectuera sa mission conformément aux dispositions des articles 263 et suivants du code de procédure civile ;

- Dire que l'expert devra déposer son rapport en double exemplaire au greffe de la Cour d'appel dans le délai qui lui sera imparti sauf prolongation accordée par le juge chargé du contrôle des expertises sur demande présentée avant l'expiration du délai fixé ;

- Dire que l'expert devra, lors de l'établissement de sa première note aux parties indiquer les pièces nécessaires à sa mission et le calendrier de ses opérations et le coût prévisionnel de la mesure d'expertise ;

- Dire que, sauf accord contraire des parties, l'expert devra adresser aux parties un pré-rapport de ses observations et constatations ;

- Dire que l'expert devra fixer aux parties un délai pour formuler leurs dernières observations ou réclamations ;

- Déclarer l'arrêt à intervenir et l'expertise subséquente opposables à la société Wilpocan en sa qualité d'associé de la société Actini Participations ;

- Confirmer l'ordonnance du 4 septembre 2024 en ce qu'elle a rejeté la demande de la société Actini Participations, la société Wilpocan et Mme [W] [H] [Y] au titre de la procédure abusive ;

- Débouter la société Actini Participations, la société Wilpocan et Mme [W] [H] [Y] de l'ensemble de leurs demandes, fins et conclusions ;

- Condamner la société Actini Participations, la société Wilpocan et Mme [W] [H] [Y] à payer à la société Finact la somme de 5.000 euros au titre de la procédure de première instance et de 5.000 euros au titre de la procédure d'appel en application de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamner la société Actini Participations, la société Wilpocan et Mme [W] [H] [Y] aux entiers dépens, avec pour ceux d'appel application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile au profit de Me Bollonjeon, avocat.

Au soutien de ses prétentions, la société Finact fait notamment valoir que :

' le motif légitime justifiant la mesure ressort de la différence très importante entre les valorisations des titres précédemment intervenues;

' les évaluations précédentes ont eu un périmètre d'analyse et ont reposé sur des critères différents ;

' à ce jour, aucune évaluation comptable n'a été faite, de manière spécifique, sur les titres des trois filiales opérationnelles d'Actini Participations, qui constituaient la seule source de revenus de leur société mère;

' en sa qualité d'actionnaire minoritaire de la société Actini Participations, elle est légitime à connaître la valorisation des titres qu'elle possède et à déterminer si l'offre de l'équipe dirigeante, qui a été acceptée, était conforme aux réalités du marché ou si elle a été dévaluée dans le but de favoriser Mme [Y], à la fois gérante de Wilpocan et membre de l'équipe dirigeante;

' le juge des tutelles ne s'est prononcé que sur les intérêts des associés mineurs de la société Wilpocan, mais non sur les intérêts de la société Finact, actionnaire minoritaire ;

' le rapport du cabinet Kpmg, auquel elle n'a pu participer car elle était tierce à l'instance devant le juge des tutelles, et qui présente ainsi un caractère non contradictoire, est insuffisant pour éclairer le juge ;

' elle rapporte bien la preuve de l'existence d'un potentiel litige, dans la mesure où il existe un désaccord profond entre les parties sur le prix de cession, avec un réel doute sur le fait que l'actionnaire majoritaire lui aurait unilatéralement imposé une cession à un prix très inférieur au prix du marché ;

' cet abus de majorité suspecté a été clairement invoqué en première instance mais n'a pas été pris en compte par le Juge des référés;

' la cession des trois filiales, et non de ses titres dans la société Actini Participations, a permis à la société Wilpocan de fixer librement le prix de cession, sans se soumettre à la mesure d'expertise prévue à l'article 1843-4 du code civil.

Dans leurs dernières écritures du 30 mai 2025, régulièrement notifiées par voie de communication électronique, la société Actini Participations, la société Wilpocan et Mme [W] [Y] née [H] demandent à la cour de :

- Confirmer l'ordonnance du 4 septembre 2024 en ce qu'elle a :

- Débouté la société Finact de toutes ses demandes ;

- Condamné la société Finact à verser la somme de 3.000 euros à chacune des parties défenderesses au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamné la société Finact aux dépens ;

A titre subsidiaire,

- Nommer tout expert de son choix avec pour unique mission d'établir une valorisation contradictoire des titres des sociétés Actini, Actini [Localité 8] et Actini Of America à la date du 30 novembre 2021 uniquement ;

En tout état de cause,

- Condamner la société Finact à verser aux concluantes la somme de 8.000 euros à chacune des parties défenderesses au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Condamner la société Finact aux dépens.

Au soutien de leurs prétentions, la société Actini Participations, la société Wilpocan et Mme [W] [Y] née [H] font notamment valoir que :

' M. [K] [Y], dirigeant de la société Finact, tente par tous les moyens, depuis le décès de son fils, de s'immiscer dans la gestion des affaires de sa belle-fille et d'entraver le projet de réorganisation du groupe, afin de provoquer la cession du groupe à un tiers, en particulier Vinci Energies, qui est un concurrent direct ;

' l'offre émise par Vinci Energies, sollicitée par Finact, concernait les sociétés opérationnelles contrôlées par Wilpocan, et non uniquement Actini Participations;

' la valorisation effectuée par le cabinet [M] à la demande de Finact contient des données financières sensibles qui ont été transmises à un concurrent direct du groupe ;

' il n'existe pas de « litige potentiel » entre les parties sur les circonstances de la cession par la société Actini Participations des titres de ses filiales, dès lors que la société Finact n'apporte pas le moindre commencement de preuve de ce que le prix perçu par Actini Participations pour ces titres serait inférieur à leur valeur réelle, de nature à causer un préjudice à l'actionnaire minoritaire ;

' les différentes valorisations qui ont été établies, et dont les périmètres respectifs d'analyse sont différents, apparaissent cohérentes les unes avec les autres ;

' en réalité, les filiales cédées ont été évaluées de manière concordante, hormis l'estimation de la trésorerie faite par le cabinet [M], qui a été invalidée par Kpmg ;

' la valorisation effectuée par le groupe Vinci ne prenait pas en compte la valeur des autres filiales d'Actini, qui avaient des valeurs négatives compte tenu de l'importance de leurs dettes ;

' le juge des tutelles a déjà statué sur le respect des intérêts des associés minoritaires ;

' il n'existe aucun intérêt à une nouvelle valorisation des titres de la société Actini Participations, ce d'autant qu'une expertise judiciaire pourrait engendrer des troubles au sein du groupe ;

' par le biais des trois évaluations déjà produites aux débats, les parties disposaient de données comptables et financières étendues sur toutes les sociétés du groupe;

' une éventuelle expertise ne pourrait porter que sur la valorisation des trois filiales cédées à la date où l'offre de l'équipe dirigeante a été émise, soit le 30 novembre 2021;

' l'expert ne saurait se prononcer sur la « compétitivité » de cette offre par rapport à celle du groupe Vinci, alors que ce dernier n'a jamais émis la moindre offre ferme.

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des prétentions des parties, la cour se réfère à leurs conclusions visées par le greffe et développées lors de l'audience ainsi qu'à la décision entreprise.

Une ordonnance du 23 juin 2025 a clôturé l'instruction de la procédure. L'affaire a été plaidée à l'audience du 1er juillet 2025.

Motifs de la décision

Aux termes de l'article 145 du code de procédure civile, 's'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé'.

Il appartient au juge des référés saisi sur ce fondement de caractériser l'existence d'un motif légitime justifiant d'ordonner une mesure d'expertise, sans procéder préalablement à l'examen de la recevabilité d'une éventuelle action qui serait ultérieurement engagée par le requérant, ni à l'appréciation de ses chances de succès au fond. L'office du juge consiste ainsi, dans une telle hypothèse, à constater qu'un procès est possible, qu'il a un objet suffisamment déterminé et que sa solution peut dépendre de la mesure d'instruction sollicitée.

Dans cette optique, il ne peut en particulier être exigé du demandeur à l'expertise de démontrer que les faits litigieux, ainsi que le bien-fondé de son action, sont établis avec certitude, ni de produire des preuves que la mesure d'instruction a précisément pour objet d'établir (voir sur ce point récemment Cour de Cassation, Civ 2ème, 19 janvier 2023, n°21-21.265).

L'octroi d'une mesure d'instruction sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile suppose ainsi de caractériser l'existence d'un fait crédible et plausible, ne relevant pas de la simple hypothèse, présentant un lien utile avec un litige potentiel futur dont l'objet et le fondement juridique sont suffisamment déterminés et dont la solution peut dépendre de la mesure sollicitée, à condition que cette dernière ne porte pas une atteinte illégitime aux droits d'autrui.

Il convient d'observer, en l'espèce, que la mesure d'expertise qui est sollicitée par la société Finact tend à établir la valorisation, à différentes dates, de la société Actini Participations, dont elle est l'associée minoritaire, compte tenu de celle de ses filiales, les trois sociétés Actini Sas, Actini [Localité 8] et Actini Of America. Ce sont bien, en définitive, les parts de ces trois sociétés qui ont été cédées, suite à l'assemblée générale du 22 février 2023, entérinant la volonté de l'actionnaire majoritaire, la société Wilpocan, à une holding de reprise dénommée Holding Group Développement, constituée par les membres de l'équipe dirigeante du groupe Actini, dont fait partie Mme [W] [Y], dans le cadre d'un mécanisme dit de « LBO », moyennant le versement d'un prix total de 6 408 114 euros.

Le litige ne concerne ainsi nullement l'ensemble du groupe Actini, et en particulier les filiales de la seule société Wilpocan, à savoir les sociétés Bioadvise, Bioadvice Inc et Sofast. Du reste, la société Finact serait dépourvue du moindre intérêt à agir s'agissant de la valorisation de ces autres sociétés, dont elle ne détient aucun des titres, ni directement ni indirectement.

La société Wilpocan, actionnaire majoritaire, estime que l'opération de restructuration qu'elle a entreprise aurait été indispensable à la stabilité de l'entreprise, suite au décès de M. [B] [Y] intervenu en juillet 2019, et que les titres des trois filiales d'Actini Participations auraient été cédées à leur juste prix.

Il est important de relever cependant, à ce stade, que, comme le fait observer l'appelante, Mme [W] [Y], usufruitière des parts et dirigeante de la société Wilpocan, peut se trouver dans une situation objective de conflit d'intérêts dans le cadre de cette opération, puisqu'elle est à la fois cédante des titres litigieux et cessionnaire de ces derniers en sa qualité de membre de l'équipe dirigeante ayant constitué, avec la société Wilpocan, la holding de reprise. C'est ce qu'à dénoncé de manière constante M. [K] [Y], dirigeant de la société Finact, suspectant un abus de majorité.

Dans ce contexte particulier, il est parfaitement légitime, de la part de l'appelante, de vouloir déterminer avec précision la valeur de la société Actini Participations et de ses filiales, puisque de nombreux litiges éventuels peuvent surgir dans l'hypothèse où une sous-évaluation manifeste des titres de la part de l'actionnaire majoritaire serait mise en exergue par la mesure d'instruction sollicitée, notamment sur le fondement de l'abus de majorité ou de la responsabilité de la société Wilpocan et de Mme [Y] pour faute de gestion.

Il est également manifeste, à la lecture des pièces versées aux débats, que les négociations qui ont été engagées avec le groupe Vinci, et qui avaient semble-t-il été entamées du vivant de M. [B] [Y], dans l'optique d'une intégration du groupe Actini dans son giron, n'ont pas été menées à leur terme en raison du refus exprimé par l'actionnaire majoritaire.

C'est également à juste titre que la société Finact relève que l'opération de restructuration du groupe actée en 2023, consistant à céder l'ensemble des filiales de la société Actini Participations, aboutit à faire de cette dernière une coquille vide, et a permis à la société Wilpocan de se dispenser de la procédure d'évaluation des titres à dires d'expert à laquelle elle aurait dû se soumettre, conformément à l'article 1843-4 du code civil, si elle avait opté pour un simple rachat des actions détenues par l'appelante.

Il se déduit du reste des courriers échangés entre les parties qu'un tel rachat des titres de la société Finact a d'ailleurs été envisagé mais que les négociations n'ont pas abouti à un accord sur leur valeur.

Le différend opposant les deux actionnaires de la société Actini Participations sur la valeur des titres de cette dernière existe en réalité dès l'origine, et a donné lieu à de multiples discussions techniques entre elles, sur la méthode de valorisation à retenir pour aboutir à une évaluation juste.

Les intimées prétendent que l'ensemble des évaluations des titres qui ont été faites seraient en réalité concordantes, et qu'en particulier aucun élément ne permettrait de remettre en cause la valorisation effectuée par le cabinet Kpmg, à la demande du juge des tutelles, en novembre 2022, à hauteur d'un montant de 5, 8 millions d'euros. C'est cette analyse qui a été retenue par les premiers juges.

Force est de constater, cependant, qu'en réalité, aucune évaluation spécifique de la valeur des titres de la société Actini Participations, tenant compte de ses trois filiales, ne se trouve versée aux débats par les parties.

En effet, la première valorisation effectuée par la société Vinci Energies, aux termes de son courrier du 5 février 2021, à hauteur d'un montant compris entre 4 et 6 millions d'euros, ne porte que sur les parts des sociétés Actini Sas et Sofast.

L'offre émise ensuite par M. [P], au nom de l'équipe dirigeante, le 2 juin 2021, à hauteur de 5,5 millions d'euros (incluant un millions d'euros de trésorerie existante à cette date) envisage quant à elle deux options différentes, dont la première a sa préférence :

- la cession des titres d'Actini Participations et des trois sociétés Bioadvise, Bioadvice Inc et Sofast, filiales de Wilpocan étrangères au présent litige ;

- la cession des titres des trois filiales d'Actini Participations et des trois sociétés Bioadvise, Bioadvice Inc et Sofast.

L'évaluation effectuée par le cabinet [M] en octobre 2021, dont se prévaut la société Finact, aboutissant à un montant compris entre 9 et 10 millions d'euros, ne porte pas non plus de manière spécifique sur les titres de la société Actini Participations et de ses trois filiales, mais englobe également dans son analyse, là encore, les trois sociétés Bioadvise, Bioadvice Inc et Sofast, filiales de Wilpocan. Aucun élément de ce rapport ne permet en outre d'individualiser la valeur de chacune de ces entités, le cabinet ayant adopté une approche générale du groupe.

La lettre d'intention d'achat formalisée ensuite par l'équipe dirigeante le 30 novembre 2021, à hauteur d'un montant global de 5 699 000 euros (incluant 1 274 000 euros de trésorerie nette au 31 décembre 2020, soit un prix hors trésorerie de 4 425 000 euros) porte également sur l'ensemble du groupe, à savoir les trois filiales d'Actini Participations et les trois filiales de Wilpocan.

Au regard de la différence très importante existant entre la valorisation effectuée par le cabinet [M] et l'offre émise par l'équipe dirigeante, et alors qu'en parallèle, le groupe Vinci confirmait son intention de formaliser une offre concurrente, il était légitime, de la part de la société Finact et de son dirigeant, M. [K] [Y], de soulever différentes interrogations sur le projet de restructuration en cours.

Des discussions techniques ont ensuite été engagées entre les parties sur la méthode d'évaluation à retenir, leurs divergences portant en particulier sur la légitimité d'intégrer dans la valorisation du groupe les excellents résultats réalisés au cours de l'année 2021 et, par voie de conséquence, sur le montant de la trésorerie du groupe à retenir (2.745.000 euros selon le cabinet [M] et 249.000 euros seulement selon Wilpocan). L'expert-comptable du groupe, M. [D] [T], privilégiant la seconde hypothèse, aboutit à une valorisation du groupe à hauteur de 5.634.000 euros. Le cabinet [M] a quant à lui confirmé son évaluation, en estimant une trésorerie nette comprise entre 4 et 5 millions d'euros à la fin de l'année 2021.

Par un courrier en date du 7 février 2022, le groupe Vinci a présenté une offre de rachat du groupe Actini, incluant là encore les trois filiales de Wilpocan, à hauteur d'une somme totale de 11 millions d'euros, se décomposant de la manière suivante :

- 6,8 millions d'euros au titre de la valeur de l'entreprise ;

- 4,2 millions au titre de l'excédent financier net.

Cette proposition a cependant été refusée le 17 février 2022 par la société Wilpocan, au motif que le projet de restructuration porté par l'équipe dirigeante avait déjà été acté lors de l'assemblée générale du 17 décembre 2021.

Cette opération était cependant conditionnée à l'autorisation du juge des tutelles mineurs qui, saisi par M. [K] [Y], a demandé à Mme [W] [Y] de lui produire un rapport d'évaluation établi par un cabinet indépendant, de manière à préserver les droits des enfants mineurs, nus-propriétaires des parts de la société Wilpocan.

C'est dans ce cadre que le cabinet Kpmg a établi, le 7 novembre 2022, un rapport évaluant le groupe Actini, incluant les trois filiales de Wilpocan, à hauteur d'un somme de 5,8 millions d'euros. Là encore, il convient d'observer qu'aucun élément contenu dans ce rapport ne permet d'individualiser la valeur de la société Actini Participations et de ses trois filiales, puisque seule une analyse globale du groupe a été effectuée.

Par ailleurs, il est important de noter que ce rapport n'a nullement été établi de manière contradictoire, puisqu'il s'est basé sur les seuls éléments qui lui ont été fournis par la société Wilpocan, sans que la société Finact ne puisse soumettre à l'expert sa propre argumentation. La lettre de mission confiée au cabinet Kpmg de manière unilatérale par Wilpocan ne porte en outre que sur la seule période 2018-2020, sans intégrer les résultats de l'année 2021, ce qui constitue pourtant le principal point de discussion entre les parties, et qui explique en grande partie les écarts de valorisation existants.

Le cabinet Kpmg précise également, dans son rapport, que l'exercice qui lui a été confié présente de nombreuses limites et ne peut avoir la valeur d'une expertise judiciaire, puisqu'il ne s'est basé que sur les données fournies par sa cliente, sans procéder à des vérifications indépendantes. Il précise du reste que « tout élément d'évaluation contenu dans le présent document est fourni à titre purement indicatif et ne constitue pas une attestation d'équité, un conseil d'investissement ou un avis sur le caractère équitable de tout prix de cession de la société ».

Il convient d'observer, d'une manière plus générale, que l'autorisation qui a été accordée par le juge des tutelles, sur la base de ce rapport, ne permet en aucun cas de s'assurer de ce que les intérêts de la société Finact, actionnaire minoritaire, auraient été préservés par la fixation d'un juste prix pour les titres litigieux, dès lors qu'il s'agissait uniquement pour ce magistrat de vérifier que l'opération de restructuration envisagée était conforme aux intérêts des enfants mineurs, nus-propriétaires des parts de Wilpocan. Or, cette dernière société est partie prenante de la holding de reprise des titres, de sorte que l'éventuelle sous-évaluation de ces derniers ne porte pas en soi atteinte à leurs droits. Et en tout état de cause, il est manifeste que les intérêts des enfants mineurs peuvent être divergents de ceux de la société Finact.

Force est de constater, au vu de ce qui vient d'être exposé, qu'aucune évaluation des titres de la société Actini Participations, incluant ses trois filiales, n'a ainsi été effectuée de manière individualisée et contradictoire.

La cour constate également qu'il existe un écart de valorisation très important entre le rapport établi par le cabinet [M] et celui établi par le cabinet Kpmg, dont la valeur probante est similaire, sans qu'il ne soit possible pour la juridiction, sur le plan technique, de privilégier de manière évidente l'une ou l'autre des approches respectivement retenues par ces deux cabinets.

Par ailleurs, comme il a été précédemment exposé, des actions potentielles, non manifestement dénuées de chances de succès, pourraient être engagées par la société Finact en cas de sous-évaluation manifeste des titres.

Enfin, les intimés n'apportent aucun élément susceptible de démontrer qu'une simple mesure d'expertise serait susceptible de déstabiliser le groupe et de nuire à ses intérêts.

L'appelante justifie ainsi clairement de l'existence d'un motif légitime justifiant d'ordonner une mesure d'expertise destinée à valoriser la société Actini Participations et ses trois filiales.

Il convient en conséquence d'infirmer l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions et, statuant à nouveau, d'ordonner une telle mesure d'instruction, selon les modalités qui seront fixées au dispositif.

La valorisation de la société devra être effectuée à la date du 17 décembre 2021, date de l'offre émise par l'équipe dirigeante, mais également à la date du 22 février 2023, correspondant à la date de l'assemblée générale ayant décidé de la cession des titres à l'équipe dirigeante. Aucun élément ne justifie par contre d'étendre cette évaluation à la date la plus proche de la date de dépôt du rapport d'expertise.

En tant que parties perdantes, la société Actini Participations, la société Wilpocan et Mme [W] [Y] née [H] seront condamnées in solidum aux entiers dépens de première instance et d'appel, avec pour ceux d'appel application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile au profit de Me Bollonjeon, avocat, ainsi qu'à payer à la société Finact la somme de 6.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

La demande formée de ce chef par les intimées sera enfin rejetée.

PAR CES MOTIFS,

La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire, après en avoir délibéré conformément à la loi, dans les limites de sa saisine,

Infirme en toutes ses dispositions entreprises l'ordonnance de référé rendue le 4 septembre 2024 par le juge des référés du tribunal de commerce de Thonon-les-Bains,

Et statuant à nouveau,

Ordonne une expertise,

Commet pour y procéder M. [Z] [N], [Adresse 3] Tél : [XXXXXXXX01] Port. : [XXXXXXXX02], expert inscrit sur la liste de la cour d'appel de Chambéry, avec pour mission de :

- convoquer et entendre les parties assistées, le cas échéant, de leurs conseils et recueillir leurs observations à l'occasion de l'exécution et de la tenue des réunions d'expertise ;

- se faire remettre toutes pièces utiles à l'accomplissement de sa mission ;

- le cas échéant, prendre l'avis d'un technicien dans une spécialité autre que la sienne ;

- établir la valorisation de la société Actini Participations compte tenu de celle de ses filiales, les sociétés Actini, Actini [Localité 8] et Actini Of America à la date du 17 décembre 2021 et du 22 février 2023 ;

- donner son avis sur la valeur retenue par l'équipe dirigeante de la société Actini Participations dans sa lettre d'intention en date du 30 novembre 2021 par rapport à l'offre formulée par la société Vinci Energies ;

- faire toutes observations techniques utiles à la solution du litige ;

- entendre tout sachant utile ;

- préconiser la mise en cause de toute partie utile ;

- adresser un pré-rapport aux parties, recueillir leurs dires et observations et y répondre ;

Dit que l'expert sera saisi et effectuera sa mission conformément aux dispositions des articles 263 et suivants du code de procédure civile ;

Dit que l'expert devra déposer son rapport en double exemplaire au greffe du tribunal de commerce de Thonon-les-Bains dans le délai qui lui sera imparti sauf prolongation accordée par le juge chargé du contrôle des expertises sur demande présentée avant l'expiration du délai fixé ;

Dit que l'expert devra, lors de l'établissement de sa première note aux parties indiquer les pièces nécessaires à sa mission et le calendrier de ses opérations et le coût prévisionnel de la mesure d'expertise ;

Dit que l'expert pourra s'adjoindre tout spécialiste de son choix en cas de besoin ;

Dit que l'expert sera avisé par les soins du greffe de sa nomination et fera connaître, dans le délai de huit jours, s'il accepte sa mission ;

Dit que la société Finact devra consigner au greffe du Tribunal de commerce de Thonon-les-Bains avant le 20 octobre 2025, une somme de 5.000 euros ;

Dit qu'en cas d'absence de consignation dans le délai imparti, l'expertise sera caduque ;

Dit que l'expert fera connaître aux parties, dès la première réunion, le montant prévisible de l'expertise qui lui est confiée ;

Dit que l'expert dressera de ses opérations un rapport motivé qu'il devra déposer au greffe du tribunal de commerce de Thonon-les-Bains en double exemplaire avant le 20 février 2026 ;

Désigne le juge chargé du contrôle des expertises du tribunal de commerce de Thonon-les-Bains pour surveiller les opérations d'expertise et dit qu'il lui en sera référé en cas de difficulté ;

Dit qu'en cas de nécessité, l'expert pourra être remplacé par ordonnance rendue à la requête de la partie la plus diligente, voire d'office s'il y a lieu,

Condamne in solidum la société Actini Participations, la société Wilpocan et Mme [W] [Y] née [H] aux entiers dépens de première instance et d'appel, avec pour ceux d'appel application des dispositions de l'article 699 du code de procédure civile au profit de Me Bollonjeon, avocat,

Condamne in solidum la société Actini Participations, la société Wilpocan et Mme [W] [Y] née [H] à payer à la société Finact la somme de 6.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

Rejette la demande formée à ce titre par la société Actini Participations, la société Wilpocan et Mme [W] [Y] née [H].

Arrêt Contradictoire rendu publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,

et signé par Nathalie HACQUARD, Présidente et Sylvie LAVAL, Greffier.

Le Greffier, La Présidente,

Copie simple et exécutoire délivrée le 16 septembre 2025

à

la SELARL BOLLONJEON

Me Michel FILLARD

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