Livv
Décisions

CA Versailles, ch. civ. 1-7, 23 septembre 2025, n° 24/05163

VERSAILLES

Ordonnance

Autre

PARTIES

Demandeur :

DIRECTION GENERALE DE LA CONCURRENCE DE LA CONSOMMATION ET DE LA REPRESSION DES FRAUDES

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Conseiller :

Mme Bonnet

Avocats :

Me Jalabert-Doury, Me Blutel

CA Versailles n° 24/05163

22 septembre 2025

Saisi par requête du 5 février 2024, le juge des libertés et de la détention du tribunal judiciaire de Pontoise, par ordonnance du 22 février 2024, a autorisé la cheffe du pôle concurrence, consommation et répression des fraudes et métrologie de la direction régionale et interdépartementale de l'économie, de l'emploi, du travail et des solidarités (DRIEETS) d'Ile-de-France à faire procéder, dans les locaux des entreprises suivantes, ainsi que dans les sociétés du même groupe, aux visites et aux saisies, quelqu'en soit le support, prévues par les dispositions de l'article L. 450-4 du code de commerce afin de rechercher la preuve des agissements suspectés qui entrent dans le champ des pratiques prohibées par les articles L. 420-1 du code de commerce et 101 du TFUE relevés dans le secteur des travaux de désamiantage :

- Eurovia Ile-de-France,

- Cardem agence Ile-de-France Normandie,

- Coteg (Compagnie de terrassements généraux),

- KLC Désamiantage.

Les opérations de visite et de saisies ont été réalisées dans les locaux de la société Cardem les 29 février et 4 mars 2024, et, par déclaration du 7 mars suivant, reçue au greffe du tribunal judiciaire de Pontoise, la société Cardem a formé un recours contre le procès-verbal de visite et saisies, recours enregistré sous le n° 24/05163.

Lors de l'audience du 27 mai 2025, la société Cardem, développant les termes de ses conclusions remises par RPVA le 20 janvier 2025 auxquelles il est renvoyé s'agissant des moyens qui y sont formulés, demande à la juridiction du premier président de :

- déclarer la nullité des trois procès-verbaux de visite et saisies des 29 février et 4 mars 2024, ainsi que celui du 14 mai 2024 relatif à la constitution des scellés numériques définitifs ;

- ordonner la restitution à la société Cardem de l'original et toute copie éventuelle de l'intégralité des pièces saisies sous scellés numériques annexés aux procès-verbaux du 29 février 2024, du 4 mars 2024 et du 14 mai 2024 ;

- interdire toute utilisation subséquente des procès-verbaux de visite et saisies des 29 février, 4 mars et 14 mai 2024, et/ou des pièces irrégulièrement saisies ;

à titre subsidiaire, si par extraordinaire la présente juridiction devait décider de ne pas annuler l'opération sur la base de ce qui précède :

- annuler la saisie de l'ensemble des éléments saisis hors champ de la présomption d'infraction énoncée dans l'ordonnance du juge des libertés et de la détention en date du 22 février 2024 ;

- ordonner la restitution à la société Cardem de l'original et toute copie éventuelle de l'ensemble de ces éléments ;

- interdire toute utilisation subséquente de ces pièces ;

en tout état de cause,

- débouter la DRIEETS d'Ile-de-France de toutes ses demandes ;

- condamner la DRIEETS d'Ile-de-France au paiement des entiers dépens.

Il est précisé que cette indication des prétentions est expurgée de ce qui, dans le dispositif des écritures de la société Cardem, ne constitue pas des demandes mais des moyens.

M. Le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique (l'administration), développant ses conclusions remises au greffe le 17 janvier 2025, auxquelles il est renvoyé s'agissant des moyens qui y sont formulés, sollicite du premier président de :

- débouter la société Cardem de toutes ses demandes ;

- condamner la société Cardem aux entiers dépens.

MOTIFS DE LA DÉCISION

* sur le moyen tiré de la violation des droits au respect de la vie privée, du secret des correspondances et à la protection des données personnelles

La société Cardem soutient que des fouilles et saisies ont été effectuées sur de nombreux supports contenant des données couvertes par le droit au respect de la vie privée de ses dirigeants et salariés sans que n'aient été prises les mesures de protection de ces droits. Elle relève qu'ainsi des téléphones de nombreux salariés (professionnels et personnels) ainsi que des ordinateurs et supports informatiques ont été manipulés et fouillés sans aucune précaution particulière des enquêteurs. Elle prétend qu'elle avait mentionné la présence de données personnelles nécessitant d'être protégées dès le début de l'OVS et qu'elle avait également réitéré sa demande d'expurgation de ces données en amont et durant la procédure d'ouverture des scellés fermés provisoires, demande que la DRIEETS a refusée.

L'administration répond que les opérations de visite et de saisies ont été réalisées conformément aux dispositions de l'article 450-4 du code de commerce et que les enquêteurs présents lors de l'opération de visite et de saisies ont pu à bon droit procéder à la saisie de documents et de tout support d'information, rappelant que le juges du fond ont rappelé à maintes reprises que la saisie d'éléments personnels dans le cadre d'une saisie intégrale de messagerie ne pouvait être considérée comme disproportionnée. Après avoir donné le détail des documents et supports d'information qui ont été examinés, elle souligne que, sur les vingt et un supports consultés, seules les données présentes dans sept d'entre eux (dont cinq messageries), entrant dans le champ de l'autorisation de visite de saisies donnée par le juge des libertés et de la détention, ont été saisies, précisant qu'il n'y a pas eu de saisie des fichiers originaux. Elle indique que les cinq supports informatiques saisis comportaient chacun plusieurs documents utiles à l'enquête. Elle souligne que les supports dont il s'agit se trouvaient au jour de l'opération de visite et de saisies dans les locaux de la société Cardem, locaux professionnels et susceptibles d'être utilisés à des fins professionnels. Elle rappelle que la pratique des scellés fermés provisoires et définitifs a essentiellement pour objet de permettre l'expurgation de documents couverts par des secrets légalement protégés et enfin se prévaut de la jurisprudence constante relative à l'insécabilité de la messagerie justifiant une saisie globale.

La charge de la preuve de ce que la saisie porte atteinte à la vie privée, au secret des correspondances ou à la protection des données personnelles repose sur le requérant.

Le fait qu'un support informatique ou une messagerie électronique contienne pour partie seulement des éléments relevant de la vie privée suffit à valider la saisie globale opérée ; la saisie, dans ce cadre global, de certains documents personnels à des salariés n'invalide pas la saisie mais doit conduire l'administration à restituer les documents concernés dès lors qu'ils auront été identifiés par les intéressés.

En l'espèce, il résulte des deux procès-verbaux de visite et de saisies du 29 février 2024 (PV 29022024/Cardem/PAP, PV 29022024/Cardem/NUM et PV 04032024/Cardem/NUM) que les documents et supports d'information suivants ont été examinés par les enquêteurs :

- six ordinateurs : aucune donnée n'a été saisie,

- une clé USB : aucune donnée n'a été saisie,

- sept téléphones appartenant à des dirigeants ou salariés de la société Cardem : aucune donnée n'a été saisie.

Les enquêteurs ont trouvé la présence de données entrant dans le champ de l'autorisation de visite et de saisies sur sept supports (quatre ordinateurs, un téléphone, un serveur et base de données et une messagerie rapatriée) ; il est indiqué dans le procès-verbal du 29 février 2024 (PV 29022024/Cardem/NUM) 'avons regroupé une sélection de fichiers numériques dans des fichiers conteneurs sécurisés interdisant tout ajout, retrait ou modification de leur contenu [...]'. Ainsi, contrairement à ce qu'affirme la requérante, les enquêteurs ont procédé à un tri et à une sélection des documents.

Le représentant de l'occupant des lieux, interrogé par les enquêteurs, a déclaré que les fichiers sélectionnés étaient susceptibles de contenir des documents protégés par le secret des correspondances avocat-client et qu'il en demandait la mise sous scellé fermé provisoire, ce qui a été fait.

Les données 'saisis' par l'administration l'ont tous été sur les seuls supports se trouvant dans les locaux professionnels de la société Cardem et sont, comme tels, présumés avoir un caractère professionnel.

Il a été procédé le 14 mai 2025 à l'expurgation des documents listés par la société Cardem dans les cinq messageries saisies, à l'exception de 29 documents.

La société requérante n'indique pas quels documents auraient dû être exclus de la saisie en plus de ceux ayant fait l'objet de l'expurgation précitée. A supposer non exhaustive la suppression des documents personnels, il appartenait à la société Cardem de verser aux débats les pièces contestées, en précisant les raisons les rendant insaisissables, étant rappelé qu'en tout état de cause la saisie d'une pièce protégée par le respect de la vie privée, si elle est susceptible d'entraîner l'annulation de cette saisie, ne saurait avoir pour effet d'invalider la saisie de l'intégralité de la messagerie dans laquelle elle se trouvait.

Dans ces conditions, la saisie dans leur globalité, via une copie intégrale des fichiers de messageries, sans individualisation de chaque message, ceux-ci contenant des éléments pour partie utiles à la preuve des agissements présumés, à savoir les pratiques anticoncurrentielles qui font l'objet de l'enquête, est régulière.

Par conséquent, ce moyen est rejeté.

* sur le moyen tiré de la violation du principe de proportionnalité

La société Cardem fit valoir que les enquêteurs ont saisi un total de plus de 129 Giga-octets de données numériques, soit un total de près de 3,16 millions fichiers et estime que ces saisies ont été totalement disproportionnées eu égard aux éléments rassemblés par l'administration et au but poursuivi par la visite. Elle ajoute que les inventaires informatiques des messageries saisies ne permettent pas de prendre connaissance de la nature des pièces et documents saisis. Elle conclut que cette méconnaissance du principe de proportionnalité affecte sa capacité à exercer son droit à un recours effectif.

L'administration réplique que la saisie a été limitée à la messagerie de cinq salariés, soit 0,08 % de l'effectif et que le poids total des messagerie en cause est de 108 Go. Elle estime qu'à défaut de produire son volume total de données informatiques et de démontrer in concreto la disproportion manifeste de cette saisie au regard du nombre de salariés et des données qu'elle stocke, la société Cardem ne peut arguer d'une disproportion. L'administration précise que l'inventaire des messageries en question a bien été effectué en matérialisant les fichiers conformément aux prescriptions légales. Elle ajoute que les opérations de visite et saisies réalisées le 29 février 2024 ne privent en rien la société Cardem de son droit au recours effectif, soulignant que celle-ci a validé le calendrier de procédure mis en place.

La lecture des procès-verbaux de visite et de saisies montre que la visite des locaux de la société Cardem a abouti à une saisie informatique limitée à la messagerie de cinq salariés pour un volume total de 129 Go.

La société Cardem , filiale du groupe Vinci construction, qui emploie 580 salariés, ne démontre nullement la disproportion alléguée quant au volume des messageries saisies au regard du nombre de ses salariés et de l'ensemble des données stockées, notamment dans les messageries.

Le procès-verbal PV 29022024/Cardem/NUM et celui PV 04032024/Cardem/NUM indiquent 'avons élaboré des listes des fichiers sélectionnés que nous avons gravées sur CD-R placé en annexe A au présent procès-verbal'. Un inventaire des saisies informatiques de messageries a été effectué pour chacune des messageries, avec la précision .pst (fichier de données Outlook). Contrairement à ce que soutient la société Cardem, les enquêteurs n'étaient pas tenus de préciser le contenu des fichiers de messageries saisis ; dès lors que l'inventaire comporte le nom du fichier, sa taille, et le chemin du fichier, il a été satisfait aux dispositions de l'article R. 450-2 du code de commerce, étant rappelé que l'inventaire n'est soumis à aucune forme particulière.

Enfin, il est constant que la société requérante est restée en possession, sur ses propres supports informatiques, des fichiers originaux sélectionnés par les enquêteurs dont ils ont pris une copie et a reçu une copie du procès-verbal et de ses annexes. Elle a ainsi reçu toutes les informations lui permettant d'identifier et de prendre connaissance des fichiers copiés par les enquêteurs.

La comparaison entre l'inventaire de la copie des documents informatiques saisis et les documents informatiques restés en possession de la société lui permettait de vérifier ce qui avait été appréhendé par l'administration. Dès lors que la société Cardem a bénéficié d'un délai de deux mois et demi entre la fin des opérations de visite et de saisies et le rendez-vous pour l'ouverture des scellés fermés provisoires aux fins d'expurgation des fichiers susceptibles de contenir des documents protégés au titre du respect à la vie privée et à la protection des données personnelles, il ne peut être considéré que le recours dont a bénéficié la société Cardem soit dépourvu de caractère effectif.

Par conséquent, ce moyen est rejeté.

* sur la saisine de documents hors champ de l'ordonnance

La requérante soutient que les enquêteurs ont appréhendé des éléments hors du champ de l'autorisation, précisant que les personnes dont les messageries ont été appréhendée interviennent sur des questions étrangères au secteur des travaux de désamiantage, seul visé par l'ordonnance. Elle fait valoir que dans les éléments appréhendés par la DRIEETS, nombreux sont ceux sans aucun rapport avec la théorie infractionnelle de l'administration, qu'ainsi des informations relatives à des activités et marchés autres que le désamiantage de chaussées, et en tout état de cause, ne portant pas sur le lot n° 3, ont été appréhendées, tout comme des informations relatives à des marchés attribués bien avant le lancement de la procédure d'appel d'offres par l'ETP Plaine Commune (i.e., bien avant le 14 février 2022) ou encore de nombreuses informations relatives à la gestion et au fonctionnement interne de l'entreprise.

L'administration répond qu'il a été constaté par les enquêteurs, au jour des opérations de visite et de saisies, la présence de données entrant dans le champ d'application de l'autorisation de visite et de saisies et rappelle que la Cour de cassation a pu valider la saisie de documents issus de marchés considérés comme le prolongement des marchés visés par l'ordonnance. Elle conclut au rejet de cet argument.

Si les agents de l'administration ne doivent saisir que les documents entrant dans le champ de l'autorisation, ils n'ont pas l'obligation de justifier de ce que chacun d'eux est en relation avec la fraude présumée, ni même à s'expliquer sur leur quantité.

Un fichier informatique indivisible peut être saisi dans son entier s'il est susceptible de contenir des éléments intéressant l'enquête.

Il a été constaté en l'espèce par les enquêteurs au jour des opérations de visite et de saisies la présence de données entrant dans le champ d'application de l'autorisation donnée par le juge des libertés et de la détention. L'hypothèse d'une saisie de fichiers ou courriels relatifs à d'autres activités que le secteur du désamiantage, ou relatifs à la gestion ou le fonctionnement de l'entreprise, ou encore protégés au titre du respect à la vie privée et à la protection des données personnelles, concomitante à celles de courriels dont il n'est pas contesté qu'ils correspondent à l'objet des mesures d'investigations accordées par le juge des libertés et de la détention, ne saurait fonder, en soi, la nullité des opérations de saisie.

Ce moyen n'est pas fondé ; il est écarté.

En conclusion de ce qui précède, il convient de rejeter l'ensemble des demandes de la société Cardem.

PAR CES MOTIFS

Rejette les demandes formées au titre du recours de la société Cardem Ile-de-France contre les opérations de visite et de saisie réalisées le 29 février 2024 ;

Condamne la société Cardem aux dépens.

Prononcé par mise à disposition au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées selon les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

© LIVV - 2025

 

[email protected]

CGUCGVMentions légalesPlan du site