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Décisions

CA Rennes, 3e ch. com., 23 septembre 2025, n° 24/04096

RENNES

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

La Cuisse De Jupiter (SARL)

Défendeur :

Bacchuseum (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Contamine

Conseillers :

Mme Ramin, Mme Pichon

Avocats :

Me Perraud, Me Furet

T. com. Quimper, du 28 juin 2024

28 juin 2024

Par acte du 1er mars 2019, la société Bacchuseum, représentée par M. [N], a cédé à la société La Cuisse de Jupiter un fonds de commerce de « vente de vins et spiritueux, articles de caves, détail et demi-gros torréfaction et tous articles d'épicerie fine » comprenant la marque semi-figurative « Caves Bacchuseum » et le droit au bail des locaux au sein desquels le fonds est exploité à [Localité 8] sous l'enseigne « Bacchuseum »

Une clause de non-concurrence était convenue entre les parties.

La société Bacchuseum a modifié son objet social pour limiter son activité au commerce de gros ou demi-gros de vins et spiritueux et d'agent commercial, transféré son siège social à [Localité 8] et radié ses établissements.

Entre mars et septembre 2019, les époux [N] ont été salariés de la société La Cuisse de Jupiter puis ont été licenciés après qu'il leur a été reproché la poursuite d'une activité concurrentielle.

Le 27 mars 2024, la société La Cuisse de Jupiter a saisi le juge des référés du tribunal de commerce de Quimper pour demander, sur le fondement de l'article 145 du code de procédure civile, la communication des comptes détaillés au titre des exercices achevés les 31 décembre 2019, 2020, 2021 et 2022 dont la publication fait l'objet d'une d'une déclaration de confidentialité, en faisant valoir la violation continue de clause de non concurrence, et ce, aux fins d'évaluer ses préjudices.

Par ordonnance du 28 juin 2024, le juge des référés du tribunal de commerce de Quimper a :

- débouté la société La Cuisse de Jupiter de l'ensemble de ses demandes,

- condamné la société La Cuisse de Jupiter au paiement de la somme de 1 000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamné la société La Cuisse de Jupiter aux entiers dépens qui comprennent notamment les frais de greffe, liquidés pour la présente ordonnance à la somme de 40,65 €.

Par déclaration du 9 juillet 2024, la société La Cuisse de Jupiter a interjeté appel de cette décision.

Une proposition de médiation du président de la chambre n'a pas été acceptée par la société La Cuisse de Jupiter.

Les dernières conclusions de l'appelante ont été déposées le 4 décembre 2024; celles de l'intimée, le 25 octobre 2024.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 15 mai 2025.

PRÉTENTIONS ET MOYENS

La société La Cuisse de Jupiter demande à la cour de :

- déclarer la société La Cuisse de Jupiter recevable et bien fondée en son appel,

- réformer l'ordonnance de référé rendue le 28 juin 2024 par M. le président du tribunal de commerce de Quimper en ce qu'il a :

« Débouté la société LA CUISSE DE JUPITER de sa demande de communication de pièces sous peine d'astreinte,

Condamné la société LA CUISSE DE JUPITER au paiement de la somme de 1000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamné la société LA CUISSE DE JUPITER aux dépens, »

en conséquence, statuant à nouveau :

- ordonner la communication par la société Bacchuseum à la société La Cuisse de Jupiter, dans un délai de quinze jours à compter de la signification de l'ordonnance à intervenir, de ses comptes détaillés au titre des exercices achevés les 31 décembre 2019, 31 décembre 2020, 31 décembre 2021 et 31 décembre 2022,

- dire et juger qu'à défaut de satisfaire à cette communication de pièces dans le délai précité, la société Bacchuseum sera redevable envers la société La Cuisse de Jupiter d'une somme de 150 euros par jour de retard, à titre d'astreinte,

- débouter la société Bacchuseum de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

- condamner la société Bacchuseum à verser à la société La Cuisse de Jupiter une somme de 5 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner la société Bacchuseum aux entiers dépens.

La société Bacchuseum demande à la cour de :

- confirmer en toutes ses dispositions l'ordonnance de M. le président du tribunal de commerce de Quimper en date du 28 juin 2024,

en conséquence,

- débouter la société La Cuisse de Jupiter de l'ensemble de ses demandes,

- condamner la société La Cuisse de Jupiter au paiement de la somme de 3 000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,

- condamner la société La Cuisse de Jupiter aux entiers dépens de l'instance.

Il est renvoyé aux dernières écritures des parties visées supra pour l'exposé complet de leurs moyens et prétentions.

DISCUSSION

Aux termes de l'article 145 du code de procédure civile, s'il existe un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige, les mesures d'instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé.

Contrairement au moyen soulevé par la société Bacchuseum, la mesure ordonnée in futurum peut l'être même en présence d'une contestation sérieuse, seul le motif légitime devant être établi.

Pour qu'un motif soit légitime, le demandeur doit établir qu'un litige potentiel existe et qu'il a besoin à ce titre, pour l'engagement éventuel d'une procédure judiciaire, d'éléments de preuve qui lui font défaut.

Constituent des mesures légalement admissibles des mesures d'instruction circonscrites dans le temps et dans leur objet et proportionnées à l'objectif poursuivi. Il incombe, dès lors, au juge de vérifier si la mesure ordonnée était nécessaire à l'exercice du droit à la preuve du requérant et proportionnée aux intérêts antinomiques en présence.

- sur le motif légitime

La société La Cuisse de Jupiter reproche en substance à la société Bacchuseum de n'avoir pas respecté la clause de non-concurrence prévue à l'acte de cession et d'avoir, de manière plus générale, commis des actes de concurrence déloyale notamment par la confusion entretenue entre les deux sociétés.

- sur la violation de la clause de non-concurrence

La clause de non concurrence est rédigée comme suit :

« Article 8 : Non-concurrence

Le Cédant, M. [V] [N] et Mme [T] [N] déclarent qu'ils ne sont pas intéressés de quelque manière que ce soit dans d'autres fonds de commerce ou activités de même nature ou de nature complémentaire à celles exercées dans le cadre du Fonds cédé.

Ils s'interdisent expressément de créer, exploiter, diriger, directement ou indirectement, aucun fonds de commerce de vente de vins et spiritueux, articles de caves, détail et demi gros, torréfaction et tous articles d'épicerie fine, de s'intéresser de quelque manière que ce soit, même à titre d'associé, de salarié ou de commanditaire ou même de simple apporteur de capitaux, à un fonds de commerce ou une entreprise de même nature, pendant une durée de QUATRE (4) années à compter de la Date d'entrée en jouissance, dans un secteur constitué d'un cercle d'un rayon de CENT (100) kilomètres ayant pour centre le lieu actuel d'exploitation de chacun des établissements, sous peine de dommages et intérêts envers le Cessionnaire, sans préjudice du droit qu'il aurait de faire cesser cette contravention et/ou de faire fermer tout établissement ouvert ou exploité au mépris de la présente clause.

De convention expresse entre les Parties, cet engagement de non-concurrence constitue une condition essentielle et déterminante de la présente cession, sans laquelle elle n'aurait pas eu lieu.

A titre dérogatoire, il est convenu que Monsieur [V] [N] et/ou [T] [N] pourront développer une activité d'agent commercial en vins et spiritueux à la stricte condition de ne pas s'intéresser aux clients du Fonds. Par « client du Fonds '', il faut entendre, toute personne ayant acheté du vin ou des spiritueux dans le Fonds au cours de TROIS (3) années précédant la cession. ''

Il résulte de cette clause que tant la société Bacchuseum que M. et Mme [N] étaient tenus par la clause de non-concurrence.

Celle-ci interdit toute création, exploitation, direction, directe ou indirecte, de fonds de commerce de vente de vins et spiritueux de détail ou demi gros pendant une durée de quatre ans dans un rayon de 100 km du lieu d'exploitation du fonds cédé, à savoir [Localité 8]. La seule exception est l'activité d'agent commercial à la condition que les intéressés ne soient pas en rapport avec des acheteurs ayant acquis du vin ou des spiritueux dans le fonds de commerce dans les trois années précédant la cession.

La société La Cuisse de Jupiter verse diverses factures d'achat adressées à « Caves Bacchuseum » ou « Bacchuseum » ou « SARL Bacchuseum » datées du 15 mai 2019 (Domaine Dagueneau), du 23 juillet 2019 ([Localité 5] de [Localité 7]), du 25 juillet 2019 (Domaine de la Romanée-Conti), du 30 septembre 2019 ([Y] [A]), 19 octobre 2021 ([J] [B]), du 28 octobre 2021 (Domaine des ardoisières) et du 18 avril 2023 (domaine de Trevallon) se rapportant à des achats de bouteilles de vin ou spiritueux ne concernant pas, à ses dires, l'exploitation de son fonds de commerce.

Il n'est pas contesté par la société Bacchuseum que ces achats de vins et spiritueux l'ont été à son profit depuis la cession alors que son siège social se situait à [Localité 8] puis [Localité 10], soit dans un rayon de moins de 100 km des lieux d'exploitation du fonds de commerce cédé.

La société Bacchuseum justifie avoir modifié son objet social pour lui permettre d'exercer à la fois l'activité de grossiste ou semi grossiste et d'agent commercial. Toutefois, sur l'extrait Kbis produit, seule l'activité de grossiste ou semi grossiste est mentionnée. Il n'est pas allégué aux termes de ses conclusions qu'elle exercerait une activité d'agent commercial. Elle ne peut en conséquence faire valoir l'activité autorisée d'agent commercial et l'absence de preuve de revente des produits qu'elle a acquis pour son compte avant ou après le licenciement de M. et Mme [N] auprès des anciens acheteurs du fonds de commerce cédé pour échapper à son obligation de non-concurrence.

En revanche, si l'achat d'importance pour son compte de bouteilles de vin laisse suffisamment suspecter la persistance d'une activité d'achat/revente, il n'est versé aucune pièce de nature à constituer un indice qu'il s'agisse de l'exercice d'une activité de commerce de détail ou de demi gros, telles que seules prohibées par la clause de non-concurrence.

Au contraire, la société Bacchuseum produit une attestation d'assurance pour une activité de commerce de gros.

Les pièces produites par la société La Cuisse de Jupiter ne permettent pas de corroborer le soupçon de violation de la clause de non-concurrence susceptible de donner lieu à un procès.

- sur les actes de concurrence déloyale

Sont sanctionnés au titre de la concurrence déloyale, sur le fondement de l'article 1240 du code civil, les comportements fautifs car contraires aux usages dans la vie des affaires.

Il ressort des pièces versées et des conclusions des parties qu'il était notamment reproché à M. et Mme [O] lors de leur licenciement, d'avoir fait bénéficier à leur société des achats de bouteilles de vin auprès des domaines Romané-Conti et [Localité 6] d'Elise alors qu'ils étaient salariés de la société La Cuisse de Jupiter, faisant directement perdre à celle-ci l'allocation de bouteilles qu'elle pouvait obtenir habituellement auprès de ces fournisseurs.

Il n'est pas contesté que les bouteilles obtenues auprès de ces deux domaines sont limités à une allocation annuelle et que, du fait des achats réalisés en avril et juillet 2019 par M. et Mme [N] pour le compte de la société Bacchuseum, l'allocation de la société La Cuisse de Jupiter s'est vue réduite d'autant.

S'agissant du Domaine [Localité 6] d'Elise, la société La Cuisse de Jupiter produit un courriel des époux [N] par lequel ils indiquent, évoquant un salarié ou représentant du domaine : « il était d'accord pour que nous conservions une allocation pour notre nouvelle structure pris sur celle de Bacchuseum (qui s'appelle désormais La Cuisse de Jupiter) (...) merci de nous renvoyer les allocations distinctes la notre et celle de La Cuisse de Jupiter ».

Par ailleurs, s'agissant du domaine Romané-Conti qui ne permet pas la vente de gros, il apparaît que la société Bacchuseum a laissé croire qu'elle exerçait une activité de « caviste » en signant la charte de qualité du domaine.

Ces comportements des salariés de la société La Cuisse de Jupiter pour le compte de leur propre société, après la cession, ont conduit à une perte directe d'allocations pour la société La Cuisse de Jupiter et sont ainsi susceptibles de constituer un comportement déloyal de la société Bacchuseum dans la conduite de la libre concurrence. Il existe donc un motif légitime à l'obtention de preuve avant un éventuel procès.

Les autres utilisations de la qualité de salariés de La Cuisse de Jupiter pour le compte de la société Bacchuseum, dont l'achat de bouteilles lors de visites réalisées pour leur employeur, ne sont pas justifiées par la seule production des factures d'achat.

Quant à la confusion alléguée auprès des fournisseurs et des clients, aucun indice ne permet de démontrer, après le licenciement des époux [N], qu'elle ait pu être volontairement causée par la société Bacchuseum et ce, alors même que l'acte de cession ne lui imposait aucune modification de sa dénomination sociale. Il est en outre relevé qu'elle a procédé aux publicités nécessaires à son changement de siège social et à la fermeture de ses établissements. Pour exemple, les erreurs commises par le commissaire de justice ou l'assureur relèvent de leur seule responsabilité en présence de telles publicités.

- la mesure légalement admissible

Les seuls faits de concurrence déloyale susceptibles de donner lieu, en l'état des indices rassemblés, à un procès, sont limités aux quelques achats réalisés au début de l'année 2019.

Dans ces conditions, le préjudice financier susceptible d'avoir résulté de la perte corrélative des allocations est aisément évaluable, hors toute expertise ou analyse des comptes détaillés de la société Bacchuseum.

La demande de production des comptes détaillés de la société Bacchuseum apparaît ainsi inutile à la solution de l'éventuel litige.

En outre, la mesure sollicitée, en ce qu'elle permettrait à la société La Cuisse de Jupiter d'obtenir le détail de ses activités, de son chiffre d'affaires, de ses marges, dans un marché concurrentiel, quand bien même la cour pourrait la limiter à l'exercice 2019, est disproportionnée à l'objectif recherché, à savoir la seule évaluation du préjudice limité susvisé.

En conséquence, et par substitution de motifs, il convient de confirmer l'ordonnance querellée.

Dépens et frais irrépétibles

La société La Cuisse de Jupiter succombe à l'instance.

Il convient de confirmer l'ordonnance dont appel et de la condamner aux dépens de l'appel et à payer à la société Bacchuseum une somme de 1 500 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS,

La cour,

Confirme l'ordonnance du tribunal de commerce de Quimper du 28 juin 2024 en toutes ses dispositions soumises à la cour,

Condamne la société La Cuisse de Jupiter aux dépens de l'appel,

Condamne la société La Cuisse de Jupiter à payer à la société Bacchuseum la somme de 1 500 € au titre des frais irrépétibles,

Rejette toute autre demande des parties,

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