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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 16, 1 juillet 2025, n° 23/02365

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

P. KRÜCKEN ORGANIC GMBH (Sté)

Défendeur :

MOULIN DE LA COURBE (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Daniel BARLOW

Conseillers :

M. Jacques LE VAILLANT, Mme Joanna GHORAYEB

Avocats :

Me Matthieu BOCCON GIBOD, Me Hans MESSMER, Me Frédérique ETEVENARD, Me Axelle Zenati

CA Paris n° 23/02365

30 juin 2025

FAITS ET PROCEDURE

1. La cour est saisie de recours en annulation contre deux sentences arbitrales rendues à Paris, le 22 décembre 2022 et le 1er décembre 2023, sous l'égide du règlement d'arbitrage de la Chambre arbitrale internationale de Paris (affaire enregistrée sous la référence AFF n°3333), dans un litige opposant la société Moulin de la Courbe S.A.S. (ci-après « Moulin de la Courbe » ou le « Défendeur ») à la société P. Krücken Organic GmbH (ci-après « P. Krücken Organic » ou le « Demandeur »).

2. Le différend à l'origine de ces sentences porte sur l'inexécution d'un contrat de vente de grain par P. Krücken Organic à Moulin de la Courbe.

3. P. Krücken Organic est une société à responsabilité limitée de droit allemand (Gesellschaft mit beschränkter Haftung (GmbH)), établie à [Localité 5], ayant pour activité principale la fabrication et la vente de produits agricoles biologiques incluant les céréales.

4. Moulin de la Courbe est une société par actions simplifiée de droit français, sise à [Localité 4], ayant pour activité la production, la transformation et la vente de farines de blé noir.

5. Le 20 avril 2021, les parties ont conclu, par l'entremise de la société Dugué Courtage, un contrat n° 307688, pour la vente par P. Krücken Organic au Moulin de la Courbe de cinq cents tonnes de sarrasin biologique (ci-après le « Contrat »), dont la première livraison devait intervenir en octobre 2021, à réception de la récolte.

6. Les parties s'opposent sur l'acceptation d'un échantillon de la marchandise par Moulin de la Courbe entre décembre 2021 et janvier 2022. P. Krücken Organic considère le contrat caduc en raison du défaut d'acceptation de la marchandise par Moulin de la Courbe.

7. Moulin de la Courbe a mis en demeure P. Krücken Organic de procéder à la livraison du sarrasin le 26 janvier 2022.

8. Le 10 juin 2022, Moulin de la Courbe a engagé une procédure d'arbitrage sur le fondement de la clause compromissoire figurant au Contrat dressé par le courtier et désignant la Chambre Arbitrale Internationale de Paris (ci-après « CAIP »).

9. P. Krücken Organic a contesté la compétence du tribunal arbitral en se référant à la clause compromissoire prévue par les Unified Contract Terms for the German Cereals Trade/ Einheitsbedingungen im deutschen Getreidehandel (ci-après les « EHB »).

10. Par sentence partielle du 22 décembre 2022, le tribunal arbitral constitué sous l'égide de la CAIP s'est déclaré compétent pour statuer sur le litige en ces termes :

« Par ces motifs, le tribunal arbitral, après en avoir délibéré :

a. Considère que la clause d'arbitrage liant les Parties est la clause figurant au recto et au verso du papier à en-tête du courtier par l'intermédiaire duquel le Contrat n° 306788 les obligeant a été conclu et rappelle que cette clause donne compétence à la Chambre Arbitrale Internationale de Paris ;

b. Se reconnaît en conséquence compétent pour connaître du litige opposant les Parties relativement à l'exécution de leur contrat ;

c. Invite les Parties à développer leur argumentation sur le fond selon un calendrier à établir entre elles et le Tribunal arbitral ;

d. Réserve les demandes relatives aux frais et honoraires d'arbitrage ainsi que la demande relative à des dommages-intérêts pour résistance abusive. »

11. P. Krücken Organic a formé un recours en annulation contre cette sentence partielle devant la cour de céans le 17 janvier 2023, enregistré sous le numéro RG n° 23/02365.

12. Par sentence finale du 1er décembre 2023, le tribunal arbitral a statué au fond en ces termes :

« a) Dit que le mémoire de la société Moulin de la Courbe sur le quantum du préjudice ne doit pas être écarté des débats et est donc recevable dans son intégralité ;

b) Dit que la société Krücken Organic GmbH a manqué à ses obligations contractuelles en ne livrant pas les 500 tonnes métriques de sarrasin formant l'objet du Contrat liant les Parties ;

c) Dit que la société Krücken Organic GmbH a ainsi engagé sa responsabilité contractuelle à l'égard de la société Moulin de la Courbe et doit indemniser cette société du préjudice qu'elle a subi ;

d) Dit que ce préjudice consiste dans l'inexécution de la livraison de la Marchandise et doit être réparé dans les conditions prévues par les conditions contractuelles, soit le §19 des EHB ;

e) Condamne la société Krücken Organic GmbH en application de ces conditions contractuelles à payer la somme de 340 000 euros ;

f) Dit que les frais et honoraires d'arbitrage seront répartis comme suit : 2/3 à la charge de la société Krücken Organic GmbH, soit la somme de 33 764 euros, et 1/3 à la charge de la société Moulin de la Courbe, soit la somme de 16 882 euros ;

g) Condamne la société Krücken Organic GmbH à payer à la société Moulin de la Courbe la somme de 40 000 euros au titre des frais irrépétibles ;

h) Rejette toutes les autres demandes et prétentions des Parties. ».

13. P. Krücken Organic a formé un recours en annulation contre cette sentence finale devant la cour de céans le 15 janvier 2024, enregistré sous le numéro RG n° 24/02023.

14. Par ordonnance du 27 juin 2024, le conseiller de la mise en état s'est reconnu incompétent pour statuer sur la fin de non-recevoir tirée de l'estoppel soulevée par Moulin de la Courbe et a renvoyé cette question à la cour.

15. La clôture a été prononcée le 1er avril 2025 et l'affaire appelée à l'audience du 29 avril 2025 au cours de laquelle les parties ont été entendues en leurs plaidoiries.

II/ CONCLUSIONS ET DEMANDES DES PARTIES

16. Dans leurs dernières conclusions notifiées par voie électronique le 28 mars 2025, P. Krücken Organic demande à la cour, au visa des articles 1507 et suivants du code de procédure civile, en particulier l'article 1520, 1°, du même code, de :

— Donner acte à la société P. KRÜCKEN ORGANIC GmbH de ce qu'elle s'en rapporte à justice en ce qui concerne la jonction de la présente instance avec celle qui est pendante sous le n° RG 23/02365 concernant recours en annulation contre la sentence arbitrale partielle rendue dans le litige entre les Parties le 22 décembre 2022, ;

— Ecarter la fin de non-recevoir soulevée par la société MOULIN DE LA COURBE SAS sur le fondement de la théorie de l'Estoppel ;

— Par conséquent, déclarer les recours en annulation de la société P. KRÜCKEN ORGANIC GmbH recevables ;

— Déclarer bien fondé les recours en annulation de la société P. KRÜCKEN ORGANIC GmbH ;

— Annuler la sentence arbitrale partielle rendue à Paris le 22 décembre 2022 sous l'égide de la Chambre Arbitrale Internationale de PARIS (aff. 3333), par le tribunal arbitral composé de Madame [U] [M] (Co-arbitre), Madame [H] [B] (Co-arbitre), Monsieur [G] [X] (Président) ;

— Annuler la sentence arbitrale rendue à Paris le 1er décembre 2023 sous l'égide de la Chambre Arbitrale Internationale de PARIS (aff. 3333), par le tribunal arbitral composé de Madame [U] [M] (Co-arbitre), Madame [H] [B] (Co-arbitre), Monsieur [G] [X] (Président) ;

— Constater l'abandon par la société MOULIN DE LA COURBE SAS de ses demandes visant une « réformation » de la Sentence Arbitrale Finale par une aggravation des condamnations prononcées par le Tribunal Arbitral à l'encontre de la société P. KRÜCKEN ORGANIC GmbH ;

— Condamner la société MOULIN DE LA COURBE SAS à verser à la société P. KRÜCKEN ORGANIC GMBH la somme de 30 000,00 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;

— Condamner la société MOULIN DE LA COURBE SAS aux dépens de l'instance dont distraction pour ceux le concernant au profit de Maître Matthieu Boccon-Gibod, Avocat au Barreau de Paris, SELARL LX PARIS-VERSAILLES-REIMS, conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile.

17. Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 1er avril 2025, Moulin de la Courbe demande à la cour, au visa des articles 122 et 1520, alinéa 1 du code de procédure civile, de :

In limine litis,

— DECLARER la société P. KRÜCKEN ORGANIC GMBH irrecevable en son recours en annulation ;

A titre subsidiaire, et en tout état de cause,

— REJETER le recours en annulation formé par la société P. KRÜCKEN ORGANIC GMBH contre la sentence arbitrale partielle rendue le 22 décembre 2022 par le Tribunal arbitral de la Chambre Arbitrale Internationale de Paris dans l'affaire opposant la société P. KRÜCKEN ORGANIC GMBH à la société MOULIN DE LA COURBE ;

— REJETER le recours en annulation formé par la société P. KRÜCKEN ORGANIC GMBH contre la sentence arbitrale finale rendue le 1er décembre 2023 par le même Tribunal arbitral sous l'égide de la Chambre Arbitrale Internationale de Paris dans l'affaire opposant la société P. KRÜCKEN ORGANIC GMBH à la société MOULIN DE LA COURBE ;

— DEBOUTER la société P. KRÜCKEN ORGANIC GMBH de toutes ses demandes, fins et prétentions ;

— CONDAMNER la société P. KRÜCKEN ORGANIC GMBH à payer à la société MOULIN DE LA COURBE la somme de 30 000 euros à titre d'indemnité sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile ;

— CONDAMNER la société P. KRÜCKEN ORGANIC GMBH aux entiers dépens de la présente instance.

18. La cour renvoie aux conclusions susvisées pour le complet exposé des moyens des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

III/ MOTIFS DE LA DECISION

19. La cour relève à titre liminaire que la bonne administration de la justice commande la jonction des procédures enregistrées sous les numéros de répertoire général RG 23/02365 et 24/02023 qui, quoiqu'elles portent sur deux sentences arbitrales distinctes, comportent des demandes analogues fondées sur les mêmes moyens.

20. Elle relève également qu'il n'y a pas lieu de statuer sur la demande de P. Krücken Organic de « Constater l'abandon par la société MOULIN DE LA COURBE SAS de ses demandes visant une « réformation » de la Sentence Arbitrale Finale par une aggravation des condamnations prononcées par le Tribunal Arbitral à l'encontre de la société P. KRÜCKEN ORGANIC GmbH », la cour ne statuant, en application de l'article 954 du code de procédure civile, que sur les dernières conclusions déposées.

A. Sur la fin de non-recevoir soulevée par Moulin de la Courbe tirée de l'estoppel

i. Position des parties

21. Moulin de la Courbe conclut à titre principal à l'irrecevabilité du recours en annulation de P. Krücken Organic en vertu du principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d'autrui, en faisant valoir que la Demanderesse s'est contredite à son détriment en acceptant dans un premier temps sans réserve la clause compromissoire désignant la CAIP avant de contester cette clause dans le cadre de l'instance arbitrale et du présent recours.

22. P. Krücken Organic conclut au rejet de la fin de non-recevoir en ce que :

— La contestation de la clause compromissoire CAIP est précisément au c'ur du débat sur la compétence du tribunal arbitral le recours en annulation ;

— La Demanderesse a toujours fait connaître son désaccord sur l'application de la clause CAIP et indiqué à la Défenderesse qu'en l'absence de règlement amiable, il conviendrait de faire trancher le différend par un tribunal arbitral constitué selon les stipulations du « EHB ».

ii. Réponse de la cour

23. L'article 122 du code de procédure civile dispose que constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée.

24. La fin de non-recevoir tirée du principe de l'estoppel selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d'autrui sanctionne l'attitude procédurale consistant pour une partie, au cours d'une même instance, à adopter des positions contraires ou incompatibles entre elles dans des conditions qui induisent en erreur son adversaire sur ses intentions. L'estoppel suppose la démonstration du comportement procédural déloyal d'une partie et du préjudice qui en résulte pour son adversaire.

25. En l'espèce, dans une lettre du 28 janvier 2022 (Pièce P. Krücken Organic n°5, pièce Moulin de la Courbe n°6) adressée à Moulin de la Courbe en réponse à la mise en demeure de cette dernière, P. Krücken Organic indiquait :

' At the end of your letter mentioned above, instead of an arbitration court, you also state that you are willing to find an amicable solution.

If you decide in favor of the arbitral tribunal, we will name Hamburg as the place of arbitration and refer to EDG § 1.

About an amicable solution in the form of a new business, we are always ready to talk.'

Ce qui signifie (traduction libre) :

« A la fin de votre lettre mentionnée ci-dessus, au lieu d'un tribunal arbitral, vous mentionnez également être disposés à trouver une solution amiable.

Si vous optez en faveur d'un tribunal arbitral, nous désignerons Hambourg comme lieu de l'arbitrage et nous réfèrerons aux EDG §1.

En ce qui concerne une solution amiable consistant en une nouvelle affaire, nous sommes toujours disposés à échanger ».

26. Au cours de la procédure arbitrale, P. Krücken Organic a toujours contesté la compétence de la CAIP, saisie par la Défenderesse le 10 juin 2022, et ce dès ses premières écritures (mémoire en défense sur la compétence du 9 septembre 2022 produit par P. Krücken Organic en pièce n°6-4), faisant valoir que la clause compromissoire désignant la CAIP devait être écartée au profit du tribunal arbitral désigné dans les EHB.

27. La Défenderesse ne peut donc sérieusement reprocher à la Demanderesse de s'être contredite à son détriment alors que dès la naissance du litige entre les parties, P. Krücken Organic a refusé l'application de la clause compromissoire désignant la CAIP et a toujours contesté la compétence du tribunal arbitral pour ce même motif.

28. La fin de non-recevoir tirée de l'estoppel soulevée par Moulin de la Courbe pour voir déclarer irrecevable le recours en annulation formé par la Demanderesse sera donc rejetée.

B. Sur l'unique moyen d'annulation tiré de l'incompétence du tribunal arbitral

i. Position des parties

29. P. Krücken Organic fait grief au tribunal arbitral de s'être reconnu compétent alors que:

— P. Krücken Organic n'a jamais accepté la clause désignant la CAIP, préimprimée en petites lignes sur le papier à en-tête du courtier ;

— La clause d'arbitrage prévue aux EHB auxquelles renvoie expressément le contrat est la seule à s'appliquer ;

— Le juge de l'annulation est tenu de rechercher la commune volonté des parties en recherchant tous les éléments de fait et de droit permettant d'apprécier la convention d'arbitrage ;

— Une mention pré-imprimée sur papier à en-tête du courtier, tiers au contrat, ne reflète pas la volonté commune des parties contrairement à une clause insérée à la demande de l'une des parties, acceptée par l'autre partie ;

— Conformément à une jurisprudence constante, la clause renvoyant aux EHB est parfaitement opposable au Moulin de la Courbe, par référence et malgré sa rédaction en allemand ;

— Moulin de la Courbe a démontré avoir une parfaite connaissance des EHB au cours de la procédure arbitrale et les a appliqués ;

— A titre subsidiaire, la clause EHB doit prévaloir sur la clause d'arbitrage CAIP ;A supposer que les deux clauses d'arbitrage soient valables, il conviendrait soit de les écarter au profit de tribunaux étatiques, soit de favoriser la volonté des parties d'accéder à l'arbitrage et donc privilégier celle spécifiquement incorporée au contrat en tant que lex specialis : la clause EHB.

30. Moulin de la Courbe conclut au rejet du moyen d'annulation tiré de l'incompétence du tribunal arbitral en ce que :

— La clause compromissoire CAIP est la seule applicable au litige, dès lors que :

o P. Krücken Organic a accepté la clause d'arbitrage CAIP en signant juste au-dessus ;

o Le contrôle de la cour est restreint à la sentence arbitrale : elle doit vérifier si le tribunal a statué avec une convention d'arbitrage et sans aller au-delà de ses termes sans en contrôler les motifs ;

o Le juge de l'annulation doit vérifier la commune intention des parties de se soumettre à l'arbitrage puis la validité et le champ d'application de chacune des clauses concurrentes ;

o Les parties ont prévu au recto et au verso du Contrat une clause compromissoire claire et précise en faveur de la CAIP et conforme aux usages du commerce des céréales, au-dessus de laquelle P. Krücken Organic a signé sans réserve ;

o Les parties n'ont pas inséré d'autre clause expresse dans leur contrat de sorte que la clause EHB n'est pas applicable au présent litige ;

o Cette clause compromissoire EHB n'est pas opposable au Moulin de la Courbe car elle n'a pas été portée à sa connaissance et elle n'est pas rédigée dans la langue du contrat ;

o La clause EHB n'est pas valable en ce qu'elle laisse à une seule partie le soin de choisir le tribunal arbitral et crée donc un déséquilibre entre les parties.

— A titre subsidiaire, si la cour devait reconnaître les deux clauses comme valables et applicables, la clause CAIP devrait prévaloir sur la clause EHB, aux motifs que :

o La clause compromissoire CAIP déroge à la clause des EHB, qui est générale ;

o Contrairement à ce qu'invoque la Demanderesse, les clauses CAIP et EHB ne se neutralisent pas entre elles.

ii. Réponse de la cour

31. L'article 1520, 1°, du code de procédure civile ouvre le recours en annulation lorsque le tribunal arbitral s'est déclaré à tort compétent ou incompétent.

32. Pour l'application de ce texte, il appartient au juge de l'annulation de contrôler la décision du tribunal arbitral sur sa compétence, qu'il se soit déclaré compétent ou incompétent, en recherchant tous les éléments de droit ou de fait permettant d'apprécier la portée de la convention d'arbitrage, ce contrôle étant exclusif de toute révision au fond de la sentence.

33. En vertu d'une règle matérielle du droit de l'arbitrage international, la clause compromissoire est indépendante juridiquement du contrat principal qui la contient, directement ou par référence. Son existence et son efficacité s'apprécient, sous réserve des règles impératives du droit français et de l'ordre public international, d'après la commune volonté des parties, qui investit l'arbitre de son pouvoir juridictionnel, sans qu'il soit nécessaire de se référer à une loi étatique.

34. En l'espèce, il ressort en premier lieu des pièces versées aux débats que le Contrat conclu entre les parties par l'entremise du courtier (pièce Demanderesse n° 1 et pièce Défenderesse n°3 et) renvoie expressément aux EHB qu'il désigne comme conditions générales applicables (' COND. GEN. Unified Contract Terms for the German Cereals Trade ') tandis que d'autres conditions spécifiques sont prévues à la rubrique consacrée aux conditions particulières (« COND. PART. »).

35. Il n'est pas contesté que les EHB prévoient une clause compromissoire rédigée en ces termes (traduction fournie par la Demanderesse dans ses conclusions) :

« § 1 Tribunal arbitral

1. Tout différend né de l'une des opérations visées à l'Introduction ainsi que des accords conclus en relation avec celles-ci sera tranché par un tribunal arbitral constitué auprès d'une bourse allemande de céréales et de denrées (bourse de produits ou association de bourses), à l'exclusion de tout recours aux tribunaux judiciaires.

2. Le créancier aura cependant la faculté de faire valoir devant les tribunaux judiciaires des créances résultant de lettres de change ou de chèques ou restées incontestées jusqu'au jour de l'assignation.

3. Le litige sera de la compétence du tribunal arbitral convenu entre les parties. A défaut d'accord entre les parties, les dispositions suivantes s'appliquent :

a) si les parties sont adhérents de la même bourse de céréales et de denrées (bourse de produits ou association de bourses), le litige sera de la compétence du tribunal arbitral de cette institution ;

b) si les parties sont adhérents de plusieurs bourses de céréales et de denrées (bourses de produits ou associations de bourses), le litige sera de la compétence du tribunal arbitral de l'une de ces institutions;

c) dans tous les autres cas le vendeur aura le droit de désigner le tribunal arbitral d'une bourse de céréales et de denrées (bourse de produits ou association de bourses) comme compétent.

Si le vendeur omet de désigner le tribunal arbitral compétent conformément à l'alinéa 3, lettres b) ou c), dans les trois jours ouvrables suivant une demande en ce sens formulée par l'acheteur, c'est à l'acheteur d'exercer ce droit. Si l'acheteur n'exerce pas ce droit dans les trois jours ouvrables, les parties se retrouvent dans la situation antérieure.

4. La procédure arbitrale est régie par le règlement arbitral du tribunal arbitral compétent, dans sa version en vigueur au jour de l'introduction de la demande. »

36. Le Contrat contient par ailleurs une clause compromissoire, qui figure sur le papier à en-tête du courtier, en pied de page, et qui stipule : « Toute contestation sera jugée par arbitrage de la CHAMBRE INTERNATIONALE DE PARIS ([Adresse 2]) qui statuera en dernier ressort conformément à son règlement que les parties déclarent connaître et accepter ».

37. Cette clause figure sur chacune des deux pages du Contrat, en particulier sur la seconde page, en bas de laquelle les parties ont apposé leur signature.

38. Moulin de la Courbe reconnaît et revendique expressément l'application des EHB dans ses correspondances avec P. Krücken Organic, dès sa mise en demeure du 26 janvier 2022 dans laquelle elle indique « La présente vaut lettre de mise en demeure de nature à faire courir les délais et autres conséquences que la loi, et notamment les Unified Contract Terms for the German Cereals Trade, y attachent » (pièce Moulin de la Courbe n° 5) mais également dans son courrier du 4 mars 2022 dans lequel elle indique avoir accepté l'échantillon dans les délais requis par le § 28.3 des EHB.

39. La Défenderesse ne peut donc prétendre que la clause compromissoire prévue aux EHB ne lui est pas opposable au motif qu'elle n'aurait pas été portée à sa connaissance et n'est pas rédigée dans la langue du contrat, étant rappelé que la convention d'arbitrage n'est soumise à aucune condition de forme.

40. Le moyen invoqué par la Défenderesse tiré de ce que cette clause ne serait pas valide en ce qu'elle créerait un déséquilibre entre les parties, qu'elle ne fonde au demeurant sur aucun texte, ne saurait davantage prospérer, la Défenderesse ne démontrant aucune contrariété à l'ordre public international qui justifierait que la clause EHB soit invalidée.

41. P. Krücken Organic ne saurait quant à elle valablement soutenir qu'il ne doit pas être tenu compte de la clause CAIP figurant sur le Contrat au motif qu'elle ferait partie du papier à en-tête du courtier, au même titre que les autres mentions qui y sont préimprimées, telles que la forme juridique, le capital social et les numéros SIRET et TVA du courtier.

42. Une clause compromissoire ne peut être assimilée à des mentions légales ou réglementaires obligatoires permettant l'identification du courtier et qui sont sans rapport avec les parties qui ont contracté par l'intermédiaire de ce dernier.

43. Sa mention sur le papier à en-tête atteste au contraire de ce qu'elle fait partie de l'accord contractuel dès lors qu'il est recouru à l'intermédiaire qui doit rapprocher les parties, la cour relevant qu'il s'agit d'une clause contractuelle qui, quoi que préimprimée, concerne les seules parties signataires qu'elle cite expressément.

44. En présence de deux clauses désignant deux institutions d'arbitrage distinctes, il y a lieu de rechercher la commune intention des parties d'après les principes de bonne foi et d'effet utile.

45. La cour relève, en premier lieu, la commune volonté des parties de choisir l'arbitrage afin de régler leur différend, cette volonté conduisant à privilégier le recours à la voie arbitrale nonobstant le caractère a priori contradictoire des deux stipulations.

46. En deuxième lieu, si Moulin de la Courbe ne peut valablement contester l'opposabilité à son égard des EHB, celles-ci constituent, ainsi que le prévoit expressément le Contrat, des conditions générales de vente, auxquelles il peut être dérogé par des conditions particulières.

47. A cet égard, si la clause compromissoire désignant la CAIP figure parmi les mentions préimprimées du papier à en-tête du courtier, elle n'en demeure pas moins une clause spéciale, claire et lisible, reproduite sur chaque page du Contrat sur lequel chaque partie a apposé sa signature, contrairement aux conditions générales de vente qui sont applicables par référence et dans la mesure où il n'y est pas expressément dérogé par les parties. La cour relève également que cette clause est la seule, avec une clause de réserve de propriété, figurant sur la trame du courtier, de sorte qu'elle ne saurait avoir échappé aux parties, toutes deux professionnelles du même secteur.

48. Les autres exemples de contrats produits par la Défenderesse et conclus par l'intermédiaire du même courtier contiennent une autre clause compromissoire stipulée à la rubrique des conditions particulières (pièce Moulin de la Courbe n°13). Ils attestent toutefois que la clause compromissoire fait bien partie des éléments spécifiquement acceptés entre les parties et que l'application des EHB comme conditions générales de vente ne démontrent pas suffisamment leur volonté commune d'appliquer la clause compromissoire qui y est prévue, laquelle ne s'applique qu'à défaut d'une clause compromissoire particulière.

49. Il résulte de ce qui précède que la volonté des parties était d'appliquer la clause compromissoire figurant au Contrat et désignant la CAIP.

50. Par suite, le tribunal arbitral ne s'est pas déclaré à tort compétent et le recours en annulation de P. Krücken Organic sera rejeté.

C. Sur les frais du procès

51. P. Krücken Organic, partie perdante, sera condamnée aux dépens en application de l'article 696 du code de procédure civile, la demande qu'elle forme au titre des frais irrépétibles étant rejetée.

52. Elle sera en outre condamnée à payer à Moulin de la Courbe la somme de 30 000 euros en application de l'article 700 du même code.

IV/ DISPOSITIF

Par ces motifs, la cour :

1) Ordonne la jonction, sous le numéro de RG unique 24/02023, des procédures enregistrées sur le numéro de répertoire général RG 23/02365 et 24/02023 ;

2) Déclare recevable le recours en annulation de la société P. Krücken Organic GmbH contre la sentence arbitrale rendue le 22 décembre 2022 sous l'égide de la Chambre arbitrale internationale de Paris dans l'affaire AFF n°3333 ;

3) Rejette le recours en annulation ;

4) Rappelle qu'en application de l'article 1527 du code de procédure civile, le rejet du recours en annulation confère l'exequatur à la sentence arbitrale ;

5) Condamne la société P. Krücken Organic GmbH aux dépens ;

6) Rejette la demande de condamnation formée par la société P. Krücken Organic GmbH sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

7) La condamne à verser à la société Moulin de la Courbe SAS la somme de trente mille euros (30 000,00 €) en application du même article.

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