CA Paris, Pôle 5 ch. 16, 10 juillet 2025, n° 23/13141
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
STATE ROAD AGENCY OF UKRAINE
Défendeur :
COSTRUZIONI GENERALI S.P.A (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Conseiller :
M. Jacques LE VAILLANT
Avocats :
Me Luca DE MARIA, Me Jennifer YOUNAN
FAITS ET PROCEDURE
Le conseiller de la mise en état a été désigné afin d'instruire le recours en annulation formé par l'agence étatique State Road Agency of Ukraine - [W], par déclaration de saisine du 21 juillet 2023, à l'encontre d'une sentence arbitrale intitulée " Eighth partial award " (ci-après la « Huitième sentence partielle ») rendue à [Localité 2] le 20 avril 2023 sous l'égide de la Cour internationale d'arbitrage de la chambre de commerce internationale dans le cadre d'un litige l'opposant à la société de droit italien [Y] Costruzioni Generali S.p.a. (ci-après désignée « la société [Y] ») qui a introduit la demande d'arbitrage le 8 mars 2017.
2. Par conclusions d'incident du 17 mai 2024, la société [Y] a saisi le conseiller de la mise en état d'un
incident tendant, d'une part, à voir déclarer [W] irrecevable à invoquer le moyen ou grief d'annulation
de la huitième sentence partielle rendue le 20 avril 2023 sur le fondement de l'article 1520 1° du code de procédure civile et, d'autre part, à la voir déclarer en conséquence irrecevable en son recours en
annulation.
3. Par arrêts rendus le 8 novembre 2022 sur déféré d'ordonnances du conseiller de la mise en état rendues le 4 janvier 2022 dans les instances RG 20/12921 et 21/11372 afférentes au recours en annulation formé à l'encontre des Quatrième et Cinquième Sentences partielles, la cour, réformant ces ordonnances, a prononcé le sursis à statuer sur les recours en annulation dans l'attente du prononcé d'un arrêt de la Cour de cassation sur les pourvois formés le 28 juin 2021 à l'encontre des arrêts rendus le 9 mars 2021 par la 16ème chambre du pôle 5 de la cour d'appel de Paris sous les numéros de RG 18/21326 et 19/04410.
4. Par arrêts du 7 décembre 2022, la Cour de cassation a rejeté les pourvois formés par [W] à l'encontre des arrêts rendus par la cour d'appel de Paris le 9 mars 2021.
II/ CONCLUSIONS ET DEMANDES DES PARTIES
5. Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 16 mai 2025, la société [Y] demande au conseiller de la mise en état, au visa des articles 789, 907 et 914 ainsi que 559, 700 et 1520 du code de procédure civile, de bien vouloir :
À titre principal :
- Se déclarer compétent pour statuer sur les fins de non-recevoir formées par [Y] Construzioni General
S.p.A.;
Déclarer [W] irrecevable à invoquer le grief ou moyen fondé sur l'article 1520 1° du Code de procédure
civile tendant à l'annulation de la Huitième Sentence Partielle rendue le 20 avril 2023 ;
Par conséquent :
- Déclarer irrecevable le recours en annulation formé par [W] à l'encontre de la Huitième Sentence
Partielle rendue le 20 avril 2023 ;
2. À titre subsidiaire, si le Conseiller de la mise en état (i) jugeait que la fin de non-recevoir soulevée par la concluante nécessitent que soit tranchée au préalable une question de fond ou (ii) si par extraordinaire le Conseiller de la mise en état se déclarait incompétent et/ou sans pouvoir pour examiner l'une ou les exceptions d'irrecevabilité soulevée(s) par [Y] Construzioni General S.p.A., ou pour déclarer le recours en annulation irrecevable :
- Renvoyer les parties devant la formation de jugement pour qu'il soit statué sur les fins de non-recevoir
soulevées par [Y] Construzioni General S.p.A. non examinés par le Conseiller de la mise en état ;
3. En tout état de cause :
- Condamner la société [W] à payer à la société [Y] Construzioni General S.p.A. la somme de 50.000,00
euros en application de l'article 559 du code de procédure civile ;
- Condamner la société [W] au paiement à la société [Y] Construzioni General S.p.A. de la somme de
70.000,00 euros en application de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- Condamner la société [W] aux entiers dépens.
6. Dans ses dernières conclusions notifiées par voie électronique le 22 mai 2025, [W] demande au
conseiller de la mise en état au visa des articles 700, 789, 907, 914, 1520 et 1527 du code de procédure
civile, de bien vouloir :
I - A titre principal
- Se déclarer incompétent pour statuer sur la fin de non-recevoir de la société [Y] Costruzioni Generali
S.p.A.
II - A titre subsidiaire
- Renvoyer l'examen de la fin de non-recevoir devant la formation collégiale de la cour en application de
l'article 789 al. 8 du Code de procédure civile.
III - A titre encore plus subsidiaire
- Rejeter cette fin de non-recevoir comme mal fondée.
IV - En tout état de cause
- Rejeter toutes les demandes, fins et conclusions de la société [Y] Costruzioni Generali S.p.A. ;
- Condamner la société [Y] Costruzioni Generali S.p.A. à payer à l'Agence étatique des routes de
l'Ukraine ([W]) la somme de 60 000 euros au titre de l'article 700 du Code de procédure civile ;
- Condamner la société [Y] Costruzioni Generali S.p.A. aux entiers dépens.
7. L'incident a été plaidé dans les termes des conclusions susvisées à l'audience d'incident du conseiller
de la mise en état du 27 mai 2025.
III/ MOTIFS DE LA DECISION
A. Sur la compétence du conseiller de la mise en état pour connaître de l'incident soulevé par la société
[Y]
(i) Moyens des parties
8. La société [Y] rappelle qu'[W] sollicite l'annulation de la sentence arbitrale querellée notamment sur
le fondement de l'article 1520, 1° du code de procédure civile en ce que le tribunal arbitral ne serait pas compétent pour connaître des demandes en arbitrage de la société [Y] dès lors qu'elle aurait cédé les contrats litigieux à la société HCE Costruzioni au début de l'année 2016, de sorte que le bénéfice de la convention d'arbitrage aurait été transmis à cette dernière.
9. Elle en déduit que la question qui est posée au soutien de ce grief d'annulation de la sentence arbitrale n'est pas afférente à la compétence du tribunal arbitral mais est constitutive d'une fin de non-recevoir dès lors que sont en cause son intérêt et sa qualité à agir, cette fin de non-recevoir ne correspondant à aucun cas d'ouverture de recours en annulation.
10. La société [Y] fait valoir que le conseiller de la mise en état est seul compétent, jusqu'à son
dessaisissement, pour statuer sur les fins de non-recevoir et qu'il n'y a pas lieu de distinguer entre
l'irrecevabilité du recours en annulation et l'irrecevabilité des moyens tendant à l'irrecevabilité de ce
recours puisque la loi n'opère pas cette distinction.
11. Elle soutient que la décision du conseiller de la mise en état n'a pas pour effet de priver la cour des missions qui lui sont dévolues par les articles 1519 et 1520 du code de procédure civile puisque, en cas d'irrecevabilité du grief d'annulation, il est indifférent qu'elle soit prononcée par la cour ou le magistrat de la mise en état car, dans tous les cas, il en résulte que le grief n'est pas examiné au fond.
12. En réponse, [W] fait valoir que les arguments présentés par la société [Y] tirés de la cession des
contrats litigieux ne concernent pas la recevabilité du recours en annulation mais la recevabilité des griefs soulevés par [W] sur le fondement de l'article 1520, 1° du code de procédure civile, laquelle ne relève pas de la compétence matérielle du magistrat de la mise en état car l'irrecevabilité du grief affecte non pas la recevabilité du recours en annulation mais son mérite.
13. [W] soutient qu'en application des articles 1519 et 1520 du code de procédure civile, il incombe à la cour d'appel exclusivement de veiller à la conformité des sentences arbitrales avec l'ordre juridique
français au regard des cas d'ouverture d'annulation énoncés au second article précité.
14. [W] fait valoir que la critique de la société [Y] du grief d'annulation tiré de la cession des contrats
litigieux soulève une question de qualification du moyen qui relève du fond du recours en annulation et non de sa recevabilité.
(ii) Appréciation de la juridiction
15. L'article 1527, 1er alinéa du code de procédure civile dispose que : « L'appel de l'ordonnance ayant statué sur l'exequatur et le recours en annulation de la sentence sont formés, instruits et jugés selon les règles relatives à la procédure contentieuse prévues aux articles 900 à 930-1 du code de procédure civile.».
16. Il résulte de l'application combinée des articles L.311-1, L.312-1 et L.312-2 du code de l'organisation judiciaire que la cour d'appel, en sa formation collégiale, statue souverainement sur le fond des affaires.
17. Dans le cadre de la procédure ordinaire d'appel avec représentation obligatoire, à moins qu'il ne soit fait application de l'article 905 du code de procédure civile, un magistrat de la chambre à laquelle l'affaire est distribuée contrôle l'instruction de l'affaire.
18. Cette attribution spécifique du magistrat chargé de la mise en état s'exerce au moyen de pouvoirs
définis limitativement par l'article 907, opérant un renvoi subordonné aux articles 780 à 807, et par
l'article 914 du code de procédure civile, pris dans leur rédaction en vigueur à la date de la déclaration de saisine déposée par [W] le 21 juillet 2023.
19. Il découle de l'ensemble des dispositions susvisées que le conseiller de la mise en état a seulement compétence pour statuer sur les fins de non-recevoir touchant à la procédure applicable devant la cour d'appel saisie d'un recours en annulation d'une sentence arbitrale.
20. En l'espèce, trancher l'incident soulevé par la société [Y] impose au conseiller de la mise en état de trancher le débat opposant les parties, dans la discussion au fond, sur la qualification, soit d'exception d'incompétence du tribunal arbitral soit de moyen d'irrecevabilité, devant être donnée au grief soulevé par [W] au soutien de son recours en annulation fondé sur le cas d'ouverture prévu à l'article 1520, 1° du code de procédure civile, grief tiré de l'existence d'une cession des contrats litigieux, contestée par la société [Y], et de la perte du droit de cette dernière à se prévaloir de la convention d'arbitrage qui y est stipulée.
21. Or, cette qualification relève des pouvoirs exclusif de la cour d'appel en tant que juge du contrôle de la régularité de la sentence.
22. Il ne relève pas de la compétence d'attribution du conseiller de la mise en état de trancher ce litige, la réponse donnée au débat opposant les parties sur la qualification exacte du grief d'annulation soulevé par [W] étant susceptible de déterminer la décision de la cour d'appel sur le mérite du grief d'annulation fondé sur l'article 1520, 1° du code de procédure civile.
23. Au demeurant, la confusion opérée par la société [Y] sur la compétence matérielle du conseiller de la mise en état ressort pleinement de son incapacité à distinguer la fin de non-recevoir qu'elle soulève dans le cadre du présent incident, dont elle ne précise pas le fondement, du moyen d'irrecevabilité que constituerait, selon elle, le grief d'annulation soulevé au fond par [W] à l'encontre de la sentence arbitrale sur le fondement de l'article 1520, 1° du code de procédure civile.
24. Par suite, le conseiller de la mise en état n'a pas compétence matérielle pour connaître de la fin de non-recevoir soulevée par la société [Y] dans le cadre du présent incident.
B. Sur la demande de dommages et intérêts pour procédure abusive
25. Dans la motivation de ses dernières conclusions d'incident, la société [Y] forme une demande
indemnitaire à l'encontre d'[W] pour cause de recours en annulation de sa part manifestement abusif.
26. Il en résulte que la demande ne présente aucun lien avec l'incident dont la société [Y] a saisi le
conseiller de la mise en état.
27. Au surplus, la société [Y] échouant en son incident, sa demande indemnitaire pour cause de
procédure abusive est dépourvue d'objet. Elle sera donc rejetée dans le cadre de l'incident.
C. Sur les frais de l'incident
28. La société [Y], partie perdante au sens de l'article 696 du code de procédure civile, sera tenue de
supporter la charge des dépens de l'incident.
29. Pour ce motif, la société [Y] sera condamnée à payer à [W] la somme de 6 000 euros à titre d'indemnité de procédure afin de compenser les frais de justice qu'elle a été contrainte d'exposer.
IV/ DISPOSITIF
Par ces motifs, le conseiller de la mise en état :
1) Se déclare incompétent pour statuer sur la fin de non-recevoir soulevée par la société [Y] Costruzioni Generali S.p.A dans le cadre du présent incident,
2) Déboute la société [Y] Costruzioni Generali S.p.A de sa demande de dommages et intérêts pour cause de procédure abusive,
3) Condamne la société [Y] Costruzioni Generali S.p.A aux dépens de l'incident,
4) Déboute la société [Y] Costruzioni Generali S.p.A de sa demande d'indemnité de procédure,
5) Condamne la société [Y] Costruzioni Generali S.p.A à payer la somme de six mille euros (6 000,00
euros) à l'agence étatique State Road Agency of Ukraine - [W] en application de l'article 700 du code de procédure civile et rejette le surplus de la demande.