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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 24 septembre 2025, n° 19/21921

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Fedex Express Fr (SASU)

Défendeur :

Hatman (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Brun-Lallemand

Conseillers :

Mme Depelley, M. Richaud

Avocats :

Me Olivier, Me Lepage, Me Guyonnet, Me Lambert

T. com. Paris, du 14 nov. 2019, n° 20170…

14 novembre 2019

FAIT ET PROCEDURE

La société Fedex Express FR (ci-après dénommée « Fedex »), venant aux droits de la société Tatex Express, a pour activité le transport routier de marchandises.

La société Hatman [U] a pour activité le transport routier de marchandises et la messagerie. La SELAS MJ Lex, agit en qualité de mandataire judiciaire d'Hatman [U] et la SELARL AJ Partenaire en qualité de commissaire à l'exécution du plan.

La société Tatex Express, sise à [Localité 12] (37), représentée par son chef d'agence de [Localité 10] (60), a conclu le 18 mars 2011 un contrat de sous-traitance avec la société Hatman [U], sise à [Localité 11] (42), par lequel elle lui confiait le transport de colis et la réalisation d'opérations annexes, notamment de manutention, de saisies informatiques et de rédactions documentaires. Les prestations étaient définies au cahier des charges figurant en annexe 4 du contrat, toute nouvelle prestation devant être actée par un nouveau cahier des charges.

Deux tournées ont été initialement convenues entre les parties, dans les secteurs géographiques 120 et 124, dans le département de l'Ain (cahiers des charges prenant effet le 19 mars 2011).

Le 26 avril 2011, les parties ont convenu de deux nouvelles tournées situées dans l'Ain (01), concernant les secteurs 121 et 123 (cahiers des charges prenant effet à cette date).

Le 3 mai 2012, une cinquième tournée proposée dans l'Ain par la société Tatex Express, concernant le secteur 3801, a été acceptée par la société Hatman [U] (cahier des charges prenant effet le 9 mai 2011).

Par courriel du 9 août 2012, la société Hatman [U] a indiqué à la société Tatex Express qu'elle considérait que les tournées, trop vastes, portant sur les secteurs 121, 123 et 3801, n'étaient pas « du tout rentables ».

Par lettre recommandée avec accusé de réception du 29 août 2012, la société Hatman [U] a informé la société Tatex Express qu'elle mettait fin aux tournées 121, 123 et 3801, à l'expiration d'un délai de préavis d'un mois, « constatant une perte d'argent trop importante (si bien qu'elle ne peut se) permettre de les réaliser du fait de leur rentabilité ». Son co-contractant lui ayant répondu, par la même voie, que leurs relations datant de plus d'un an, un préavis de 3 mois (prévu à l'article 13 du contrat) devait être respecté, la société [P] [U] lui a indiqué par courrier du 25 septembre 2012 qu'elle rajoutait deux mois de préavis pour la résiliation des trois tournées, la date d'effet étant portée au 30 novembre 2012. Elle a par ailleurs fait mention de ses souhaits dans le cadre de la négociation en cours (part de gasoil prise ne compte, mise à disposition appliquée sur l'ensemble des tournées afin de réguler ses pertes).

Par lettre recommandée avec accusé de réception du 5 octobre 2012, la société Tatex Express a informé la société Hatman [U] qu'elle mettait fin aux tournées restantes, soit celles concernant les secteurs 120 et 124, à l'expiration d'un délai de préavis de trois mois, le 5 janvier 2013.

En novembre 2012, les parties se sont accordées sur une revalorisation temporaire de la tarification applicable. Elles ont convenu du paiement d'un forfait journalier de 35,00 euros HT par jour de livraison et par tournée sur les secteurs 121 et 123, à compter du 1er décembre 2012, ainsi que du report de l'expiration du délai de préavis au 31 mars 2013.

Des échanges ont ensuite eu lieu entre les parties en vue d'une augmentation des tarifs de la société Hatman [U] et du report de la date de cessation de ses prestations au 31 mai 2013.

Toutefois, par lettre du 8 avril 2013, la société Hatman [U] a informé la société Tatex qu'il lui était impossible de maintenir leurs relations commerciales, « le chiffre d'affaires présumé conformément aux données des appels d'offres n'(ayant) pas été tenu » alors même que « les exigences en termes de qualité et d'obligation de résultats » étaient maintenues. Elle lui a demandé de réparer son préjudice économique, estimant avoir subi une perte de chiffre d'affaires d'environ 30 % par rapport aux prévisions.

Par une seconde lettre du 27 mai 2013 adressée à la société Fedex, venant aux droits de la société Tatex, la société Hatman [U], après avoir rappelé avoir tenté de trouver un compromis qui n'avait pas abouti et avoir formulé une demande à hauteur de 95 000 euros HT avec reclassement de ses salariés - restée sans réponse -, a fait part de son intention de saisir le tribunal de commerce.

Les relations commerciales ont été rompues le 31 mai 2013.

Par jugement du tribunal de commerce de Saint-Etienne du 13 novembre 2013, la société Hatman [U] a été placée en redressement judiciaire et Maitre [M] [Y] (SELARL AJ Partenaire) et Maitre [F] (SELAS MJ Lex) ont été respectivement désignés en qualité d'administrateur judiciaire et de mandataire judiciaire. Puis, par décision d'homologation du tribunal de commerce de Saint Etienne du 4 février 2015, la société Hatman [U] a bénéficié d'un plan de redressement par continuation de son activité, la SELARL AJ Partenaire étant désigné commissaire à son exécution.

La société Fedex a été assignée le 2 juin 2014 devant le tribunal de commerce de Tours aux fins, pour l'essentiel, d'obtenir le paiement de la somme de 275 844,49 euros à titre de remboursement des pertes subies entre mars 2011 et mai 2013, somme à laquelle elle a été condamnée par jugement du 4 février 2015 en considération de l'article 12-2 du contrat et de l'existence en l'espèce d'un déséquilibre significatif entre les droits et les obligations des parties. Par arrêt du 9 février 2017, la cour d'appel d'Orléans a constaté que le litige était relatif à l'application de l'article L. 442-6 du code de commerce, annulé le jugement rendu par le tribunal de commerce de Tours le 16 décembre 2015, ledit tribunal n'étant pas, en application de l'article D. 442-3 du code de commerce, compétent pour statuer sur le litige et dit qu'elle ne pouvait connaître du litige par l'effet dévolutif de l'appel.

Par acte du 4 août 2017, la société [P] [U], la SELARL AJ Partenaire et SELAS MJ Lex, prise en la personne de Maître [F], ont saisi le tribunal de commerce de Paris afin de voir condamner la société Fedex au paiement de dommages-intérêts, lui reprochant :

- des pratiques commerciales ayant créé un déséquilibre économique sanctionnable sur le fondement de l'article L. 442-6 du code de commerce,

- d'avoir maintenu les relations commerciales sous la menace d'une rupture totale,

- d'avoir imposé des conditions tarifaires ne permettant pas à la société [P] Course de couvrir ses prix de revient, la contraignant au redressement judiciaire.

Par jugement du 14 novembre 2019, le tribunal de commerce de Paris a retenu que la société [P] justifiait que sa rémunération n'était pas suffisante en produisant des calculs de rentabilité établis à partir des outils de gestion mis au point par le Comité National Routier (CNR), outre une simulation opérée par son expert-comptable confirmant ces calculs et a :

- condamné la société Fedex Express France au paiement à la société Hatman [U] de la somme de 275 844, 49 euros à titre de remboursement des pertes subies,

- condamné la société Fedex Express France au paiement à la société Hatman [U] de la somme de 24 898 euros à titre de remboursement des coûts exceptionnels supportés par sa mise en redressement judiciaire,

- dit les parties mal fondées pour leurs demandes plus amples ou autres, et les en déboute,

- condamné la société Fedex Express France à payer à la société Hatman [U] la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- ordonné l'exécution provisoire,

- condamné la société Fedex Express aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 122, 31 euros dont 20,17 euros de TVA.

La société Fedex a interjeté appel de ce jugement par déclaration reçue au greffe de la Cour le 28 novembre 2019.

Par arrêt du 16 février 2022, la cour d'appel de Paris (pôle 5 ' chambre 4) a, avant dire droit, sur demande de la société Fedex, ordonné une expertise et désigné M. [Z] [R] en qualité d'expert, avec mission de :

- convoquer les parties et se faire remettre tous documents utiles relatifs aux tournées n°121, 123, 124 et 3801, notamment le nombre de véhicules utilisés pour chacune des tournées, les charges sociales, les coûts salariaux, le coût des assurances, le coût de gestion annuel par véhicule, les dépenses annuelles d'entretien-réparation,

- déterminer le coût annuel de chacune de ces tournées et rechercher si pour chacune d'elles la société Hatman a subi des pertes financières,

- dans le cas où la société Hatman [U] aurait subi des pertes financières, en chiffrer le coût pour chacune de ces tournées et rechercher si ces pertes étaient ou non compensées par les résultats positifs de la tournée n° 120.

Dans son rapport déposé le 9 octobre 2024, l'expert commis conclut qu'il estime :

- Le coût de revient total des tournées 121, 123, 124 et 3801 à la somme de 433 020 euros, ayant généré des pertes financières totales d'un montant de 183 726 euros ;

- Le coût de revient total de la tournée 120 à la somme de 160 420 euros, ayant généré un bénéfice total de 29 952 euros.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 20 mai 2025, la société Fedex demande à la Cour de :

Vu l'article L. 442-6 du code de commerce,

Dire que la société Fedex Express Fr est recevable et bien fondée en son appel à l'encontre du jugement du tribunal de commerce de Paris du 14 novembre 2019,

A titre principal,

Dire que la société Fedex Express Fr n'a pas manqué aux dispositions de l'article L. 442-6 du code de commerce, et n'a commis aucune faute engageant sa responsabilité sur ce fondement,

Infirmer en conséquence en toutes ses dispositions le jugement du tribunal de commerce de Paris du 14 novembre 2019,

Débouter la société Hatman [U] de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions,

A titre subsidiaire,

Dire que le préjudice de la société Hatman [U] résultant des pertes financières subies ne peut excéder la somme de 154 474 euros, et infirmer le jugement du tribunal pour le surplus,

Débouter la société Hatman [U] de ses demandes au titre de son préjudice moral à hauteur de 50 000 euros, et au titre des coûts exceptionnels liés au placement en redressement judiciaire,

En tout état de cause,

Condamner la société Hatman [U] à payer à la société Fedex Express Fr la somme de 20 000 euros s

ur le fondement des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

Condamner la société Hatman [U] aux entiers dépens de première instance et d'appel.

Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 9 mai 2025 la société Hatman [U] demande à la Cour de :

Vu les articles 1134 et suivants du code civil dans leurs versions applicables aux faits de l'espèce,

Vu l'article L. 442-6 du code de commerce,

Vu l'article 246 du code de procédure civile,

Confirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris en date du 14 novembre 2019, en ce qu'il a condamné la société Fedex Express France à verser à la société Hatman [U] :

- Une somme de 275 844,49 euros à titre d'indemnisation des pertes subies,

- Une somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

Réformer partiellement ledit jugement et, statuant à nouveau :

- Condamner la société Fedex Express France à verser à la société Hatman [U] une somme de 31 498 euros au titre de l'indemnisation des frais exceptionnels relatifs à son redressement judiciaire,

- Condamner la société Fedex Express France à payer à la société Hatman [U] une somme de 50 000 euros au titre des préjudices résultant des graves difficultés auxquelles celle-ci a dû faire face pour assurer sa pérennité en dépit du comportement de l'appelante et de l'atteinte que son redressement judiciaire a porté à son image et sa crédibilité,

A titre subsidiaire, si par extraordinaire la Cour devait infirmer le jugement entrepris sur le montant de la condamnation et se référer aux conclusions pourtant incomplètes du rapport d'expertise judiciaire, condamner la société Fedex Express France à verser à la société Hatman [U] la somme de 154 473 euros en réparation des pertes d'exploitation infligées,

En tout état de cause,

- Débouter la société Fedex Express France de l'intégralité de ses demandes,

- Condamner la société Fedex Express France, en application de l'article 700 du code de procédure civile, au paiement d'une somme de 15 000 euros au titre de la présente procédure d'appel,

- Condamner la société Fedex Express France aux entiers dépens de première instance et d'appel, en ce compris les dépens afférents à l'expertise judiciaire ordonnée en cause d'appel.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 21 mai 2025.

La Cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.

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MOTIVATION

I - Sur le déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties

Moyen des parties

Au soutien de son appel, la société Fedex fait valoir qu'elle a respecté ses obligations légales et contractuelles, et notamment celles figurant à l'article L. 442-6 2° du code de commerce, dans sa version applicable au litige, aucun élément probant ne permettant de considérer qu'elle aurait soumis la société Hatman [U] à des obligations créant un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties. Or l'indemnisation de préjudices dont un sous-traitant peut se prévaloir est subordonnée à la démonstration préalable de l'engagement de la responsabilité du donneur d'ordre et le seul fait de faire état de pertes, y compris lorsque ces dernières ont été chiffrées par un expert judiciaire, est insuffisant pour engager sa responsabilité sur ce fondement. Fedex en déduit que le tribunal de commerce de Paris a commis une erreur de droit puisqu'il n'a à aucun moment caractérisé un quelconque manquement aux dispositions de l'article L. 442-6, s'attachant exclusivement, à tort, à évaluer les préjudices allégués.

Fedex fait valoir contester l'instauration d'un rapport de force au profit de Tatex dans la mesure où la relation contractuelle a été formée de façon expresse et sans contrainte de sorte qu'elle n'a pu être imposée. Elle soutient ensuite que les tarifs contractuellement prévus n'ont pu revêtir un caractère abusif dès lors que :

- aucun reproche n'a jamais été formulé par la société Hatman [U], celle-ci ayant accepté une nouvelle tournée sur le secteur 3801 le 3 mai 2012 et n'ayant, de surcroit, fait valoir aucun des griefs formulés dans le cadre de la présente instance dans sa lettre de résiliation du 29 août 2012 portant sur les tournées 121, 123 et 3801,

- les prix étaient librement négociables au moment de la conclusion du contrat, l'article 11 du contrat de sous-traitance stipulant d'une part que « le sous-traitant calcule lui-même ses coûts et détermine ses tarifs qu'il porte à la connaissance de Tatex » et d'autre part que » le prix est librement négocié »,

- la société Hatman [U] a proposé ses tarifs dans le cadre de l'appel d'offres lancé par la société Fedex, pour certaines des tournées en cause,

- l'article 11-3 du contrat de sous-traitance prévoyait une révision du prix par renégociation, « en cas de variations significatives des charges de l'entreprise de transport sous-traitance » ce que la société Hatman [U] s'est abstenue de demander,

- Tatex/Fedex a accepté de revaloriser temporairement la tarification à compter de décembre 2012 et de prolonger les prestations jusqu'au 31 mai 2013 sur la base des conditions tarifaires applicables depuis décembre 2012, étant rappelé que la situation avait été décrite, pour la première fois, par son co-contractant courant août et septembre 2012 (aucun écrit n'étant formalisé auparavant, sachant qu'il est inimaginable qu'il n'y en ait pas eu si la situation était telle que la société [P] [U] le prétend).

Compte tenu de ces éléments, la société Fedex, venant aux droits de Tatex, soutient n'avoir ni tenté de soumettre ni soumis la société Hatman [U] à des obligations créant un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties, la société Hatman [U] ayant elle-même fixé les prix.

En réponse, la société Hatman [U] affirme que les conditions tarifaires mises en place par la société Tatex Express ont créé un déséquilibre significatif entre les droits et les obligations des parties.

Au soutien de sa demande, elle fait valoir que la société Fedex occupe une position dominante sur le marché de la messagerie, lui permettant de contraindre des entreprises de petite taille comme elle, exerçant en qualité de sous-traitant, à accepter des prix très faibles (étant précisé qu'elle employait à l'époque 8 salariés, ce qui est le cas encore aujourd'hui). Elle produit à l'appui une attestation du gérant de la société Abb Trans Express, ancien sous-traitant de Tatex Express à [Localité 9] de 2008 à 2011 affirmant « (avoir) déposé le bilan de (sa) société à cause de cette activité » (pièce n°56). Elle ajoute avoir découvert bien après que les tournées 121, 123 et 3801 n'avaient pu être assurées par leur précédent titulaire, la société Keytrans, suite à son placement en liquidation judiciaire.

[P] [U] précise qu'afin d'honorer l'ensemble des contrats, elle a dû prendre en location financière 3 camions de livraison supplémentaires, 5 camions et 5 chauffeurs étant exclusivement affectés au fret Tatex (environ 80 m3 contractuellement prévus), étant précisé que :

- aucun groupage avec d'autres clients n'était possible eu égard à ce volume et aux impératifs horaires imposés ;

- les livraisons avaient lieu dans l'ensemble du département de l'Ain (l'un des plus vastes de France en superficie) ;

- il y avait lieu à livraison (parfois pour un seul colis), sur des sites très éloignés les uns des autres.

Elle soutient que les conditions tarifaires litigieuses ont été imposées par la société Fedex et n'ont fait donc l'objet d'aucune négociation dans la mesure où :

- la relation ne résulte pas d'un appel d'offre, la société Tatex Express lui ayant fait accepter des conditions tarifaires basses en ayant recours à des man'uvres consistant en la promesse d'un volume d'affaires important pour les tournées 120 et 124, en les présentant comme rentables, puis lui a imposé deux autres tournées, présentées comme indissociables des premières, alors même qu'elle les savait déficitaires,

- [P] [U] a constaté, après quelques mois d'exécution du contrat et l'arrêté des comptes relatifs à l'exercice 2011, que l'étendue des secteurs à desservir, le volume d'affaires réellement confié, ainsi que les conditions de rémunération qui lui avaient été imposées entrainaient des pertes d'exploitations très importantes ; qu'elle a fait savoir à la société Tatex Express, devenue Fedex, dès le début de l'année 2012, qu'elle souhaitait que les tarifs pratiqués soient revus, de sorte qu'une tournée 3801, censée compenser les pertes, a été par la suite mise en place, ce qui de fait a aggravé la situation,

- la revalorisation temporaire, accordée à compter de décembre 2012, n'a pas su rééquilibrer l'économie des relations contractuelles. Elle fait suite à une politique d'atermoiement et d'usure, dont l'objectif était, en substance, de faire patienter la société [P] [U] et de conserver le bénéfice de ses prestations jusqu'à la vente de la société Tatex à Fedex, laquelle a été annoncée à Harman [U] en novembre 2012.

Compte tenu de ces éléments, la société Hatman [U] affirme que la société Fedex l'a délibérément enfermée dans une opération de transport non rentable.

Réponse de la Cour

En application de l'article L. 442-6 I 2° du code de commerce dans sa version applicable aux faits litigieux, engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers de soumettre ou de tenter de soumettre un partenaire commercial à des obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties.

La caractérisation de cette pratique restrictive suppose, de manière cumulative, la réunion de deux éléments : d'une part la soumission à des obligations, ou sa tentative, et d'autre part l'existence d'obligations créant un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties.

S'agissant en premier lieu de la soumission, il appartient au demandeur d'établir par tous moyens, conformément à l'article 9 du code de procédure civile, l'absence de négociation effective, ou de sa possibilité, des clauses ou obligations incriminées (en ce sens, Com., 3 mars 2015, n° 14-10.907). Si elle peut notamment être caractérisée par l'usage de menaces ou de mesures de rétorsion visant à forcer l'acceptation, la soumission ne peut se déduire de la seule structure d'ensemble d'un marché, qui peut néanmoins constituer un indice de l'existence d'un rapport de forces déséquilibré se prêtant difficilement à des négociations véritables entre distributeurs et fournisseurs (en ce sens, Com. 20 novembre 2019, n° 18-12.823).

L'appréciation de la soumission est ainsi réalisée en considération du contexte matériel et économique de la conclusion proposée ou effective, l'insertion de clauses dans une convention type ou un contrat d'adhésion ou les conditions concrètes de souscription (en ce sens, Com. 6 avril 2022, n° 20-20.887) pouvant constituer des critères pertinents, bien que non suffisants en eux-mêmes (en ce sens, Com. 7 juillet 2021, n° 19-22.807 et 19-22.956), de son existence.

La preuve de la soumission peut être rapportée directement, par la démonstration positive d'un refus de négocier ou d'une impossibilité effective de le faire, ou indirectement, par la caractérisation, à partir des circonstances de fait de l'espèce, d'indices qui, s'ils sont graves, précis et concordants, peuvent constituer une présomption de fait au sens de l'article 1382 (anciennement 1353) du code civil qui devra alors, pour être renversée, être combattue par la démonstration par l'auteur de la pratique incriminée d'une libre négociation. Néanmoins, quelle que soit l'approche adoptée, l'appréciation de la soumission, question de fait, doit être concrète, ne serait-ce qu'en ce que la pratique incriminée est imposée à un partenaire commercial, entendu comme la partie avec laquelle l'autre partie s'engage dans une relation commerciale (en ce sens, Com., 15 janvier 2020, n° 18-10.512).

Caractérisée en situation, la soumission implique donc une impossibilité de négocier effectivement éprouvée, le consentement étant alors contraint, non par la force des choses mais par celle du partenaire. De fait, l'idée d'un abus, d'une exploitation anormale d'un rapport de force, quoiqu'il ne soit pas une condition préalable à l'action, irrigue le dispositif de l'article L. 442-6 I 2° du code de commerce (ainsi qu'il ressort des travaux préparatoires de la loi n° 2008-776 du 4 août 2008 dite LME, dont le Rapport au nom de la commission des affaires économiques, n° 908, lequel précise : « Il sera désormais interdit de forcer la main d'un partenaire pour signer un contrat manifestement déséquilibré »).

S'agissant en second lieu du déséquilibre significatif, qui peut être économique comme juridique, son appréciation est globale, au regard de l'économie du contrat, et concrète. L'article L. 442-1 I 2° du code de commerce autorise, non une fixation, mais un contrôle judiciaire du prix, dès lors que celui-ci ne résulte pas d'une libre négociation et caractérise un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties (en ce sens, Com., 25 janvier 2017, n° 15-23.547, et CConst. 30 novembre 2018, n° 2018-749 QPC). L'existence d'obligations créant un déséquilibre significatif peut notamment se déduire d'une absence totale de réciprocité ou de contrepartie à une obligation, ou encore d'une disproportion importante entre les obligations respectives des parties, les effets des pratiques n'ayant en revanche pas à être pris en compte ou recherchés (en ce sens, Com., 3 mars 2015, n° 14-10.907).

Au cas présent, il y a lieu de constater, tout d'abord, que le contrat de sous-traitance Prestation de transport Livraison/collecte du 18 mars 2011 comprend un article 11- Rémunération qui stipule :

« 11-1 Prix des transports

Le sous-traitant calcule lui-même ses couts et détermine ses tarifs qu'il porte à la connaissance de Tatex.

Le prix est librement négocié avec ce dernier au moment de la conclusion du contrat et est défini dans le(s) cahier (s) des charges en Anne 4 du présent contrat.

Il est par ailleurs indiqué dans ce (s) cahier(s) des charges le volume indicatif que Tatex envisage de confier au sous-traitant. Ce volume indicatif, calculé sur une base annuelle par Tatex à partir des statistiques des mois précédents, pourra être soumis à un effet de saisonnalité.

11-2 Calcul du prix

Le prix conclu entre Tatex et le sous-traitant a été déterminé de façon à permettre une juste rémunération du sous-traitant en assurant la couverture de ses couts réels de la prestation effectuée et la marge du sous-traitant dans des conditions normales d'organisation et de productivité conformément aux dispositions prescrites par la loi du 31 décembre 1992 et par la loi du 1er février 1995, amandée par les articles 23.1 et 23.2 de la loi du 5 juillet 1996.

11-3 Révision du prix

Le prix du transport initialement convenu est révisé en cas de variations significatives des charges de l'entreprise de transport sous-traitante, qui tiennent à des conditions extérieures à cette dernière, et dont la demanderesse justifie par tout moyen. Toute révision doit préalablement obtenir l'accord des deux parties. Conformément à la loi n°2006-10 du 5 janvier 2006, le prix du transport sera modifié en cas de variation du prix du carburant. »

Il se déduit, ensuite, du courrier du 8 avril 2013 sus-évoqué d'[P] [U] (pièce [P] n°20), dans lequel elle reproche à Tatex de ne pas avoir « tenu le chiffre d'affaires présumé, conformément aux données des appels d'offres », que contrairement à ce qu'elle allègue aujourd'hui, elle s'est positionnée dans le cadre d'appels d'offres de sous-traitance.

Dans ces circonstances, et en l'absence de tout élément versé aux débats de nature à illustrer de manière concrète quelles ont été les conditions de la souscription des documents contractuels signés successivement, et en quoi les prix n'ont pas été librement négociables au moment de la conclusion du contrat et de ses annexes, notamment en raison du calcul par Harman [U] de ses coûts -tâche de son ressort précise le contrat- et du diagnostic posé selon lequel les prix devaient être nécessairement plus élevés pour l'exécution de la prestation, n'est pas établie l'impossibilité éprouvée d'une négociation effective des clauses et obligations incriminées.

Faute d'offre de preuve d'Harman [U] à l'appui de ses allégations, n'est par ailleurs démontrée aucune man'uvre consistant en la promesse d'un volume d'affaires important pour les tournées 120 et 124, en les présentant comme rentables, et en l'imposition deux autres tournées, entendues comme indissociables des premières, alors même que Fedex les auraient sues déficitaires.

Aucune pièce n'étant versée, alors même qu'il s'agit d'un fait juridique dont la preuve peut être rapportée par tout moyen (mail, attestation'), n'est pas établi, au surplus, qu'avant août 2012, la société Hatman [U] ait indiqué à la société Tatex Express qu'elle considérait que les tournées, trop vastes, portant sur les secteurs 121, 123 et 3801, n'étaient pas rentables.

Harman [U] échoue donc à caractériser une soumission au sens de l'article L. 442-6 I 2° du code de commerce.

Or l'existence d'un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ne peut être utilement recherché qu'une fois la soumission démontrée.

Il s'ensuit que les conditions d'application de l'article L. 442-6 I 2° du code de commerce ne sont pas réunies.

Le jugement est infirmé.

II ' Sur les préjudices allégués par la société [P] [U]

Moyen des parties

Au soutien de son appel incident, la société Hatman [U] sollicite l'indemnisation d'un préjudice tiré des graves difficultés auxquelles elle a dû faire face pour assurer sa pérennité, et de l'atteinte que son redressement judiciaire a porté à son image et sa crédibilité, évalué à la somme de 50 000 euros. Elle demande par ailleurs l'indemnisation d'un préjudice afférent au coût généré par son placement en redressement judiciaire à hauteur de 31 498 euros. Elle observe que le jugement attaqué précise expressément s'appuyer sur un courrier qu'elle a adressé au tribunal de commerce de Saint-Etienne avant la mise en redressement, laquelle découle directement de l'attitude de la société Fedex. Elle ajoute que le premier juge indique que l'indemnisation qu'il a décidé résulte d'éléments chiffrés qui sont en sa possession.

La société Fedex se dit étrangère au placement en redressement judiciaire de la société Hatman [U] et souligne que le simple courrier écrit produit par la société Hatman [U] ne suffit pas à en rapporter la preuve. Elle fait valoir que la procédure collective a été initiée par une assignation délivrée par l'URSSAF et que le jugement d'ouverture se limite, sans autre motivation, à indiquer que la société Hatman [U] se trouve dans l'impossibilité de faire face à son passif exigible avec son actif disponible. Partant, elle indique n'avoir pas à supporter les coûts liés au placement en redressement judiciaire.

Réponse de la Cour

La Cour constate que si l'expertise judiciaire n'a permis qu'en 2024 de chiffrer avec précision le coût de revient des 5 tournées, et en conséquence les importantes pertes financières en lien (153 774 euros), il n'est pas sérieusement contestable, au vu des pièces du dossier, qu'à compter d'août 2012, Hatman [U] a sollicité, en vain, la poursuite des relations commerciales sur de nouvelles bases, dans la perspective d'une rentabilité acceptable et qu'elle n'a obtenu qu'une augmentation forfaitaire globale de 1 400 euros HT par mois, soit une somme très faible eu égard aux pertes auxquelles elle avait à faire face sur les tournées autres que la tournée 120, pertes causées en raison des couts générés de la prestation (amortissement des véhicules, carburant, salaire des chauffeurs'), en considération de l'étendue des secteurs à desservir et du volume des colis effectivement confiés, lequel de manière durable ne s'est pas avéré suffisant.

Pour autant, il doit être constaté que :

- qu'il se déduit des pièces n°47 et 52 qu'elle a communiquées que la défaillance de la société [P] [U] est liée au règlement d'une échéance de TVA d'un montant de 18 758 euros et d'un impayé d'URSSAF d'un montant de 55 586 euros ;

- qu'[P] s'est attachée à obtenir de Tatex/Fedex le report de la date de fin de ses prestations à plusieurs reprises (date fixée initialement au 30 novembre 2012 puis au 5 janvier 2013, au 31 mars 2013 et enfin au 31 mai 2013).

En l'état des débats, [P] [U] n'établit donc pas, contrairement à ce qu'elle prétend, que l'insuffisance d'actif résulte exclusivement du contrat de sous-traitance non rentable, et que le redressement judiciaire découle directement de l'attitude de Fedex.

Au surplus, force est de constater qu'aucun préjudice causé par ce fait générateur, à supposer même ce dernier caractérisé, n'est établi, le tribunal ayant statué au regard d' » éléments en sa possession » qui n'ont pas été explicités à hauteur d'appel.

Le jugement entrepris est infirmé en ce qu'il a condamné la société Fedex Express France au paiement à la société Hatman [U] de la somme de 24 898 euros à titre de remboursement des coûts exceptionnels supportés par sa mise en redressement judiciaire.

Il est confirmé en ce qu'il a débouté Hatman [U] de sa demande de réparation du préjudice moral subi du fait des pratiques abusives de la SAS Fedex.

II ' Sur l'article 700 du code de procédure civile et les depens

Le jugement est infirmé en ce qu'il a condamné la société Fedex aux dépens de première instance et à payer à la société Hatman [U] la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

La société [P] [U], partie succombante, est condamnée aux dépens de première instance et d'appel.

La société Fedex, en équité et en considération des situations économiques respectives des deux parties, est déboutée de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile. Elle conservera par ailleurs à sa charge les honoraires de l'expert judiciaire, tels qu'ils ont été fixés par ordonnance du magistrat chargé des expertises du 29 octobre 2024.

PAR CES MOTIFS

La Cour,

Infirme le jugement entrepris sauf en ce qu'il a débouté la société Hatman [U] de sa demande en paiement de la somme de 50 000 euros en réparation du préjudice moral subi ;

Statuant à nouveau des chefs infirmés :

Dit que les conditions d'application de l'article L. 422-6 I 2° de commerce ne sont pas réunies ;

Dit qu'aucune somme n'est due au titre du remboursement des pertes subies ;

Dit qu'aucune somme n'est due au titre de remboursement des coûts exceptionnels supportés par sa mise en redressement judiciaire,

Statuant à nouveau sur les frais irrépétibles et les dépens et y ajoutant :

Condamne la société [P] [U] aux dépens ;

Dit n'y avoir lieu de faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

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