CA Versailles, ch. com. 3-1, 24 septembre 2025, n° 23/03316
VERSAILLES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Cizeta Medicali France (SAS)
Défendeur :
Thuasne (SAS)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Dubois-Stevant
Conseillers :
Mme Gautron-Audic, Mme Meurant
Avocats :
Me Hongre-Boyeldieu, Me Jardel, Me Jacob, Me Mze, Me Caron
Exposé des faits
Les sociétés Cizeta medicali France (« la société Cizeta ») et Thuasne sont spécialisées dans la fabrication et la distribution de dispositifs médicaux, la seconde commercialisant ses produits sous la marque Venoflex.
La société Cizeta a conçu et développé un « corner », dénommé Orthoshop, dédié à la présentation de ses produits de compression et de contention qu'elle a déployé à partir de 2018 dans les officines.
La société Thuasne ayant également développé des meubles et présentoirs destinés aux pharmacies, la société Cizeta l'a mise en demeure, le 9 décembre 2020, d'arrêter de poursuivre l'exploitation de ces équipements considérant qu'elle s'était livrée à des actes de concurrence déloyale et parasitaire en proposant ses équipements de promotion inspirés, selon elle, de ses « corners » Orthoshop.
Sur requête de la société Cizeta du 15 novembre 2022 et par ordonnance du 23 novembre 2022, le président du tribunal de commerce de Nanterre a autorisé la société Cizeta à assigner à bref délai la société Thuasne.
La société Cizeta a, pour l'essentiel et en invoquant des actes de parasitisme, demandé de voir ordonner le rappel et la destruction des « corners » Venoflex, la cessation immédiate de la commercialisation et/ou diffusion de ces « corners » et la publication de la décision à intervenir sur la page d'accueil du site internet de la société Thuasne.
La société Thuasne a conclu au rejet de ces demandes et demandé reconventionnellement la condamnation de la société Cizeta au paiement d'une indemnité et d'une amende civile pour procédure abusive.
Par jugement du 15 mars 2023, le tribunal de commerce de Nanterre a débouté la société Cizeta de ses demandes et la société Thuasne de ses demandes reconventionnelles et condamné la société Cizeta à payer à la société Thuasne la somme de 5.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens avec droit de recouvrement direct.
Le tribunal a retenu la valeur économique individualisée du concept du « corner » Orthoshop mais a considéré que la société Thuasne n'avait pas copié ni ne s'était inspirée des combinaisons originales du concept développé par la société Cizeta.
Par déclaration du 17 mai 2023, la société Cizeta a fait appel de chacun des chefs du jugement sauf en ce qu'il a débouté la société Thuasne de ses demandes reconventionnelles.
Par dernières conclusions n°2 remises au greffe et notifiées par RPVA le 15 janvier 2025, elle demande à la cour d'infirmer le jugement en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il déboute la société Thuasne de ses demandes reconventionnelles, et statuant à nouveau :
- d'ordonner aux frais du défendeur, le rappel et la destruction des « corners » Venoflex présents dans les pharmacies Sonzogni à [Localité 10] et au sein de la pharmacie Monge à [Localité 9] dans un délai de 15 jours à compter de la signification de la décision à intervenir, sous astreinte de 5.000 euros par jour de retard ;
- d'ordonner la cessation immédiate de la commercialisation et/ou diffusion des « corner » Venoflex semblables à ceux présents dans ces pharmacies et ce, sous astreinte de 5.000 euros par infraction constatée et par jour à compter de la signification de la décision à intervenir ;
- d'ordonner la publication de la décision à intervenir, en intégralité, en marge supérieure de la page d'accueil du site internet de la société Thuasne, pendant une durée de 90 jours consécutifs, à compter du prononcé de la décision à intervenir, à l'adresse suivante : https://fr.thuasne.com/fr ;
- de condamner la société Thuasne à lui verser la somme de 20.000 euros au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.
La société Cizeta soutient que le « corner » Orthoshop, constitué de trois axes innovants que sont un bar initiatique, un « design » de meuble intelligent et une cabine, optionnelle, de prise de mesures avec des outils facilitant la prise en charge du patient par le préparateur, a une valeur économique individualisée.
Elle fait valoir que cette valeur économique résulte d'un savoir-faire, d'un travail intellectuel et d'investissements, financiers et humains, à hauteur de 400.814 euros pour la phase de développement et de 1.700.000 euros pour la phase de déploiement et d'installation, à compter de 2019, qu'elle est individualisée en ce que les trois éléments du « corner » sont identifiés et reconnaissables par la clientèle et qu'elle se distingue physiquement des agencements de la concurrence, qui ne reprennent pas les caractéristiques du « corner » Orthoshop à l'inverse du « corner » Venoflex qui présente de fortes similitudes,
La société Cizeta soutient ensuite que la société Thuasne a capté de manière intentionnelle la valeur économique qu'elle a elle-même produite, lui procurant ainsi un avantage concurrentiel injustifié dans un but lucratif.
Elle fait valoir que l'agencement déployé par la société Thuasne en 2020, juste après le déploiement du « corner » Orthoshop, ne ressemble pas au précédent et que la société Thuasne a copié indument les principales caractéristiques de son « corner » en termes d'esthétique et d'organisation de l'espace, que l'utilisation du terme de « corner » ne résulte que du succès du « corner » Orthoshop et démontre ainsi le parasitisme, que cette captation est exempte de tout investissement propre à se différencier du « corner » Orthoshop, la société Thuasne n'ayant pas réalisé d'investissement propre pour aboutir à la création de ses « corners » Venoflex mais ayant procédé à des dépenses lui ayant permis de se placer dans son sillage.
S'agissant des mesures demandées, la société Cizeta soutient que la société Thuasne est en situation de force par rapport à elle, que la présence des « corners » parasitaires constitue un risque pour elle et qu'il y a lieu d'informer le public du caractère déloyal du comportement de la société Thuasne.
En réponse à la société Thuasne, la société Cizeta réfute toute intention malicieuse attachée à son action.
Par dernières conclusions n° 1 remises au greffe et notifiées par RPVA le 27 octobre 2023, la société Thuasne demande à la cour de confirmer le jugement en toutes ses dispositions, sauf en ce qu'il l'a déboutée de sa demande reconventionnelle pour procédure abusive, de l'infirmer de ce chef et, statuant à nouveau, de condamner la société Cizeta à lui verser la somme de 10.000 euros pour procédure abusive, de la débouter de l'intégralité de ses demandes et de la condamner à lui payer la somme de 30.000 euros au titre des frais irrépétibles d'appel ainsi qu'aux dépens d'appel avec droit de recouvrement direct.
Elle conteste tout acte de parasitisme soutenant que la société Cizeta ne démontre pas de valeur individualisée et économique et qu'elle échoue à démontrer qu'elle aurait copié intentionnellement le « corner » Orthoshop pour bénéficier d'un avantage concurrentiel.
Elle fait valoir que la société Cizeta revendique, non pas, comme l'a retenu le tribunal, le cube modulable et l'application connectée qui constituent le concept Orthoshop mais un agencement composé de meubles épars et qu'elle ne justifie d'aucun investissement relatif à cet agencement, jamais le même au demeurant, les investissements allégués n'étant pas rattachables au « corner » Orthoshop ni aux mobiliers liés aux produits de contention, que la valeur économique individualisée dont se prévaut la société Cizeta n'est pas identifiée ni individualisée, l'appelante ayant initialement revendiqué un concept défini par un cube modulable doté d'une technologie particulière mais évoquant dans le présent litige les seuls trois éléments que sont un bar initiatique, un « design » de meuble intelligent et une cabine, qu'elle-même a investi dans ses installations orthopédiques.
Elle fait encore valoir que la société Cizeta ne peut s'attribuer un monopole sur un type de mobilier, qu'elle-même ne reprend pas les caractéristiques du mobilier des « corners » de la société Cizeta, que ses installations sont différentes, avec une approche basée sur du sur-mesure en fonction des besoins des pharmacies, sans aménagement préétabli et en utilisant du mobilier standard, alors que celle de la société Cizeta est un concept duplicable et prêt à installer, que son propre intérêt n'est pas de copier le « corner » Orthoshop mais de s'en différencier, qu'enfin le concept de « corner » est de libre parcours.
La société Thuasne estime générale et injustifiée la mesure de cessation, de retrait et de destruction, la société Cizeta incriminant des installations dans deux seules pharmacies et la demande de destruction étant disproportionnée, et la mesure de publication également injustifiée et disproportionnée, la société Cizeta ne prétendant pas subir de préjudice et le seul objectif de cette publication étant de nuire à son image.
La société Thuasne soutient enfin que la procédure initiée par la société Cizeta est abusive faisant valoir qu'elle a agi plus d'un an après l'envoi de sa mise en demeure, que les lacunes probatoires sont multiples, que la société Cizeta n'apporte pas la preuve d'un dommage et qu'elle a engagé cette procédure dans le but de lui nuire alors même que la société concurrente [P] présente une installation semblable à celle de la société Cizeta.
La clôture de l'instruction a été prononcée le 6 février 2025.
SUR CE,
La cour n'est pas saisie du chef du jugement qui a débouté la société Thuasne de sa demande de prononcé d'une amende civile.
Sur le parasitisme
Le parasitisme économique est une forme de déloyauté, constitutive d'une faute au sens de l'article 1240 du code civil, qui consiste, pour un opérateur économique, à se placer dans le sillage d'un autre afin de tirer indûment profit de ses efforts, de son savoir-faire, de la notoriété acquise ou des investissements consentis.
Il suppose la double preuve de l'existence d'une valeur économique individualisée et de l'intention parasitaire, à savoir la volonté de se placer dans le sillage d'autrui.
Devant la cour, la société Cizeta se prévaut de la valeur économique individualisée du « corner Orthoshop » présentant trois axes innovants : le bar initiatique présentant les produits dans un semainier tiroir, le « design » d'un meuble intelligent permettant au patient de trouver facilement le produit adapté, une cabine ' optionnelle ' permettant la prise de mesures. Cet ensemble de mobiliers trouve une illustration au travers de la charte mobilier Orthoshop (pièce 2 de la société Cizeta).
Il s'ensuit que, pour apprécier si cet ensemble, qui ne comprend pas les outils de mesure et l'application numérique Smapp permettant d'identifier les produits qui correspondent aux besoins et souhaits du patient, constitue une valeur économique individualisée, doivent être pris en compte les seuls investissements y afférant directement.
Or parmi les dépenses invoquées par la société Cizeta, toutes ne peuvent être rattachées au « corner » Orthoshop ainsi défini.
Il en est ainsi d'une étude de marché de la société IMS consulting (pièce 3.1.1 de la société Cizeta), présentée par l'appelante comme une première étape lui ayant permis de définir sa stratégie puis de développer le « corner » Orthoshop, dès lors que son objectif était d'identifier les « pharmacies à fort potentiel dans les marchés de la compression et de l'orthèse », ce qui ne présente pas de lien direct avec le « corner » Orthoshop.
Ensuite, si certaines dépenses peuvent avoir un lien avec ce qui constituera le concept Orthoshop pris dans son ensemble, lequel comprend du mobilier (modules de présentation et de stockage, cabine de prise de mesures) mais également des outils et services (formation des pharmaciens à la prise de mesures, application Smapp), elles ne sont pas directement rattachables au « corner » Orthoshop en tant que tel revendiqué par la société Cizeta.
C'est ainsi le cas de l'accompagnement du « cluster » Nekoé, qui a permis d'identifier des « propositions pour innover par les services », comme cela ressort du diagnostic « Innovation services » de juin 2014 (pièce 3.2.3 de la société Cizeta), et de développer l'application Smapp comme l'indique le dossier de presse (pièce 4.1 la société Cizeta), les dépenses liées à cet accompagnement n'étant pas pertinentes concernant le mobilier composant le « corner ».
S'agissant des frais internes de la société Cizeta constitués des salaires de la responsable marketing, du directeur administratif et financier et du directeur, la part qui serait liée au développement du mobilier et de son agencement n'est pas mesurable, en dépit des nombreux courriels ayant pour objet « Orthoshop », ce projet s'étant organisé autour de plusieurs axes (application, services, formation, etc.) parmi lesquels le mobilier n'en était qu'un.
De même ne sont pas pertinentes les dépenses de livraison et d'installation de matériel (pièce 16 de la société Cizeta) dans la mesure où elles n'illustrent pas l'effort de développement du « corner ».
Enfin, l'étude de marché réalisée par la société Gers data (pièce 3.12 de la société Cizeta) ne concerne pas non plus les « corners » Orthoshop, comme le relève la société Thuasne.
Restent dès lors principalement les dépenses liées aux prestations de « design » et cession de droits d'auteur de [H] [K] (pièce 3.3 de la société Cizeta), certaines factures de la société Pettier agencement liées à la fabrication de prototypes (pièces 3.6 et 3.8 de la société Cizeta) et une part des frais internes exposés (salaires) dans une moindre proportion que celle avancée par la société Cizeta, le concept Orthoshop recouvrant bien plus que le seul volet mobilier.
S'il n'est pas contestable que le concept Orthoshop recèle une valeur économique en ce qu'il comprend un ensemble complexe innovant comprenant du mobilier (modules de présentation et de stockage, cabine de prise de mesures) mais également des outils et services (formation des pharmaciens à la prise de mesures, application Smapp), fruit d'efforts créatifs et d'investissements et plébiscité par la presse (pièces 4 et 5 de la société Cizeta), une telle valeur économique individualisée n'est pas démontrée s'agissant de l'agencement d'éléments de mobiliers du « corner » Orthoshop, objet du litige.
En outre, s'agissant de l'intention parasitaire, alors que n'est pas reprochée à la société Thuasne la reprise du concept Orthoshop dans son ensemble, l'intimée ne proposant ni l'organisation d'un espace autour d'une cabine ni d'application de prise en charge des patients, la seule présence dans les espaces de vente Venoflex d'éléments de mobilier similaires à ceux du « corner » Orthoshop ne permet pas de caractériser un comportement déloyal de la part de la société Thuasne.
En effet, si les agencements Venoflex des deux points de vente litigieux (pharmacie Sonzogni, Vand'uvre-lès-[Localité 6], dont les photos ont été partagées par M. [Z] [J], directeur régional Est chez Thuasne, via le réseau professionnel LinkedIn ainsi qu'il a été constaté par un huissier de justice le 12 novembre 2020 (pièce 7 de la société Cizeta) et pharmacie Monge Eiffel Commerce, [Localité 8], objet du procès-verbal de constat du 18 juin 2021 figurant en pièce 12 de la société Cizeta) présentent des caractéristiques similaires à celles du « corner » Orthoshop, force est de constater que ces caractéristiques relèvent soit de considérations techniques ou pratiques (mobilier de présentation incluant une niche de présentation de jambe et présentation des matières sous verre, stockage des produits, présence d'un espace pour la prise de mesures et d'un banc pour l'essayage), soit de tendances esthétiques (inspiration de l'univers du luxe, mobilier associant des couleurs sombres au bois, style scandinave) répandues dans le domaine de l'aménagement de l'espace commercial des pharmacies et proposées par les agenceurs, comme le démontre l'intimée. L'apparence des installations de la société Thuasne est également guidée par des considérations tenant aux codes associés à la marque, tels que la présence de la couleur bleue, et aux contraintes et configurations préexistantes des pharmacies concernées.
Enfin, l'utilisation du terme « corner », au demeurant relevée dans les seuls commentaires postés sur LinkedIn en réaction à la publication de M. [J] évoquant un « accompagnement merchandising sur mesure » pour qualifier l'installation Venoflex de la société Thuasne, ne suffit pas à démontrer une intention de se placer dans le sillage de la société Cizeta, ce terme étant banal en matière de marketing de la vente au détail.
Il s'ensuit que l'intention parasitaire de la société Thuasne n'est pas non plus démontrée.
Il résulte de tout ce qui précède que la modernisation par la société Thuasne des espaces de vente dédiés à ses produits, quand bien même elle serait subséquente au succès rencontré par les « corners » Orthoshop, voire inspirée par celui-ci, n'est pas constitutive d'actes de parasitisme, la société Cizeta ne pouvant s'approprier un style d'agencement mobilier dont elle ne démontre pas qu'il constitue, en tant que tel, une valeur économique individualisée.
Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a rejeté les demandes de la société Cizeta.
Sur la procédure abusive
Tout comme en première instance, la société Thuasne avance mais ne démontre pas que la société Cizeta aurait abusé de son droit d'agir en justice, celle-ci ayant pu se méprendre sur les chances de succès de son action et aucune intention malicieuse ou de nuire n'étant établie.
Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il a débouté la société Thuasne de sa demande indemnitaire pour procédure abusive.
Sur les demandes accessoires
L'issue du litige en appel implique de confirmer le jugement du chef des dépens et des frais irrépétibles.
La société Cizeta succombant en son appel sera condamnée aux dépens d'appel et à payer à la société Thuasne une somme de 3.000 euros au titre de ses frais irrépétibles exposés en cause d'appel, elle-même ne pouvant prétendre à une indemnité procédurale.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant contradictoirement, dans les limites de sa saisine,
Confirme le jugement en toutes ses dispositions déférées à la cour ;
Y ajoutant,
Condamne la société Cizeta à payer à la société Thuasne la somme de 3.000 euros au titre des frais irrépétibles exposés en appel ;
Déboute la société Cizeta de sa demande fondée sur l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la société Cizeta aux dépens d'appel et accorde aux avocats de la cause qui peuvent y prétendre le droit de recouvrement direct conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
Prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.