CA Lyon, 1re ch. civ. a, 25 septembre 2025, n° 21/07962
LYON
Arrêt
Autre
N° RG 21/07962 - N° Portalis DBVX-V-B7F-N5ME
Décision du Tribunal Judiciaire de LYON
Au fond du 21 octobre 2021
( chambre 10 cab 10 H)
RG : 21/05524
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE LYON
1ère chambre civile A
ARRET DU 25 septembre 2025
APPELANTE :
S.A.R.L. CRTS
[Adresse 2]
[Localité 8]
Représentée par la SELARL LX LYON, avocat au barreau de LYON, avocat postulant, toque : 938
Et ayant pour avocat plaidant la SELASU SELASU RICHARD R. COHEN, avocat au barreau de PARIS
INTIMEE :
SA BRENNTAG
[Adresse 9]
[Localité 6]
Représentée par la SCP JACQUES AGUIRAUD ET PHILIPPE NOUVELLET, avocat au barreau de LYON, avocat postulant, toque:475
Et ayant pour avocat plaidant la SELARL ELECTA JURIS, avocat au barreau de LYON, toque : 332
* * * * * *
Date de clôture de l'instruction : 07 Février 2023
Date des plaidoiries tenues en audience publique : 16 Janvier 2025
Date de mise à disposition : 10 avril 2025 prorogée au 25 septembre 2025 les avocats dûment avisés conformément à l'article 450 dernier alinéa du code de procédure civile
Audience tenue par Anne WYON, président, et Julien SEITZ, conseiller, qui ont siégé en rapporteurs sans opposition des avocats dûment avisés et ont rendu compte à la Cour dans leur délibéré,
assistés pendant les débats de Séverine POLANO, greffier
Composition de la Cour lors du délibéré :
- Anne WYON, président
- Patricia GONZALEZ, président
- Julien SEITZ, conseiller
Arrêt Contradictoire rendu publiquement par mise à disposition au greffe de la cour d'appel, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile,
Signé par Julien Seitz, conseiller pour le président empêché, et par Séverine POLANO, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.
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La société Brenntag a exercé jusqu'en février 2010 une activité industrielle sur un ensemble de parcelles situées [Adresse 3] à [Localité 11] (Yvelines).
Ayant cessé cette activité, elle a conclu entre 2014 et 2018 une série de baux sur ses anciens locaux d'exploitation, au profit de différentes sociétés.
Selon bail dérogatoire du 28 février 2017, conclu pour une durée de 3 ans à effet au 1er décembre 2016, elle a notamment consenti à la société CRTS la location à titre précaire d'un espace d'une surface approximative de 260 mètres carrés, pour servir de zone de stockage du matériel nécessaire à l'activité de rénovation immobilière du preneur, contre paiement d'un loyer annuel de 4.200 euros HT.
La société Brenntag a ultérieurement envisagé de céder ses locaux à la société Bouygues construction.
Par acte extrajudiciaire du 15 octobre 2020, elle a délivré congé à la société CRTS pour le 30 novembre 2020, pour cause de déménagement.
Par assignation signifiée le 31 août 2021, la société Brenntag a fait citer la société CRTS devant le tribunal judiciaire de Lyon, en sollicitant à titre principal que soit ordonnée son expulsion comme occupante sans droit ni titre. Elle a demandé à titre subsidiaire, pour le cas où la juridiction devait retenir qu'un bail commercial s'était substitué au bail dérogatoire, que soit prononcée la résiliation de ce bail commercial et que soit ordonnée l'expulsion du preneur. Elle a sollicité en tout état de cause que la société CRTS soit expulsée des espaces occupés hors l'emprise du bail. Elle a également sollicité le versement d'une indemnité d'occupation de 2.000 ou 5.000 euros par mois selon le cas et la condamnation de la société CRTS à lui régler la somme de 50.000 euros à titre de dommages-intérêts.
La société CRTS a conclu en retour à l'incompétence territoriale du tribunal judiciaire de Lyon au profit du tribunal judiciaire de Versailles, subsidiairement à la nullité du congé, ou à la condamnation de la société Brenntag à lui verser une indemnité d'éviction et des dommages-intérêts.
Par jugement du 21 octobre 2021, le tribunal judiciaire de Lyon a :
- débouté la société CRTS de sa demande de rejet des dernières écritures et pièces de la société Brenntag ;
- rejeté l'exception d'incompétence formée par la société CRTS ;
- rejeté 'l'exception de nullité de congé' ;
- débouté la société CRTS de sa demande d'indemnité d'éviction ;
- ordonné l'expulsion de la société CRTS et de tous occupants de son fait ainsi que la libération des lieux de tout objet mobilier des locaux sis [Adresse 4], avec l'assistance de la force publique et d'un serrurier ;
- condamné la société CRTS à verser à la société Brenntag une indemnité d'occupation mensuelle de 350 euros entre le 1er décembre 2020 et la libération des lieux ;
- débouté la société CRTS de ses prétentions indemnitaires ;
- débouté la société Brenntag de ses prétentions indemnitaires ;
- condamné la société CRTS aux dépens ;
- autorisé la société Electra Juris à recouvrer directement contre la partie condamnée ceux des dépens dont elle a fait l'avance sans en avoir reçu provision ;
- condamné la société CRTS à payer à la société Brenntag la somme de 2.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- rejeté la demande de la société CRTS tendant à écarter l'exécution provisoire ;
- rejeté toutes les autres demandes plus amples ou contraintes formées par les parties.
La société CRTS a relevé appel de ce jugement selon déclaration enregistrée le 03 novembre 2021.
Elle a saisi le premier président de la cour d'appel de Lyon d'une demande d'arrêt de l'exécution provisoire, que le magistrat délégué a rejeté selon ordonnance du 21 février 2022.
Les locaux litigieux ont été restitué le 22 juillet 2022 et leur reprise a donné lieu à procès-verbal de commissaire de justice.
***
Aux termes de ses conclusions récapitulatives déposées le 18 novembre 2022, la société CRTS demande à la cour, au visa des articles 9, 42, 48, 75, 90, 142, 696, 699 et 700 du code de procédure civile, L.145-1, L.145-5, L.145-9, L.145-15, L.145-40-1, R.145-30, R.145-23 du code de commerce, 1103, 1224, 1227, 1353, 1719 et 1731 du code civil, de l'article 1er, alinéa 2, de l'ordonnance du 2 novembre 1945 et de l'adage « fraus omnia corrumpit », de:
- infirmer le jugement du 21 octobre 2021 du tribunal judiciaire de Lyon en ce qu'il :
- déboute la société CRTS de sa demande de rejet des dernières écritures et pièces de la société Brenntag,
- rejette l'exception d'incompétence formée par la société CRTS,
- rejette l'exception de nullité du congé,
- déboute la société CRTS de sa demande d'indemnité d'éviction,
- ordonne l'expulsion de la société CRTS et de tous occupants de son fait ainsi que la libération des lieux de tout objet mobilier des locaux sis [Adresse 1], avec l'assistance de la force publique et d'un serrurier,
- condamne la société CRTS à verser à la société Brenntag une indemnité d'occupation mensuelle de 350 euros entre le 1er décembre 2020 et la libération des lieux,
- déboute la société CRTS de ses prétentions indemnitaires,
- condamne la société CRTS aux dépens,
- autorise la société Electra Juris à recouvrer directement contre la partie condamnée ceux des dépens dont elle a fait l'avance sans avoir reçu provision,
- condamne la société CRTS à payer à la société Brenntag la somme de 2.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- rejette la demande de la société CRTS tendant à écarter l'exécution provisoire,
- rejette toutes les autres demandes plus amples ou contraires formées par les parties,
- le confirmer pour le surplus,
statuant à nouveau in limine litis :
- réputer non écrite la clause attributive de compétence stipulée à l'article 11 du bail en l'absence de spécification de manière très apparente et en l'absence de clarté suffisante,
- déclarer la société CRTS recevable en son exception d'incompétence territoriale du tribunal judicaire de Lyon au profit du tribunal judicaire de Versailles et la dire bien fondée,
- dire que, par application de l'article R145-23 du code de commerce, seule la cour d'appel de Versailles est compétente pour connaître des demandes formées par la société Brenntag, et ce, à l'exclusion de la cour d'appel de Lyon,
- se déclarer, par suite, incompétent pour en connaître et renvoyer l'affaire devant la cour d'appel de Versailles,
toujours in limine litis :
- prononcer la nullité du congé signifié par la société Brenntag le 15 octobre 2020 pour le 30 novembre 2020 'pour cause de déménagement',
- reconnaître à la société CRTS, laissée en possession après expiration du délai de 36 mois du bail dérogatoire, le bénéficie d'un bail commercial en application des dispositions de l'article L145-5 du Code de commerce,
à titre principal :
- débouter la société Brenntag de l'intégralité de ses demandes,
à titre subsidiaire :
- condamner la société Brenntag à payer à la société CRTS la somme de 200.000 euros à titre d'indemnité d'éviction,
à titre infiniment subsidiaire :
- désigner tel expert qu'il plaira avec mission de fournir à la cour d'appel de céans tous éléments utiles à l'estimation de l'indemnité d'éviction due à la société CRTS et évaluer les indemnités accessoires, à savoir les frais de remploi, le trouble commercial, les frais de déménagement, les éventuels frais de licenciement, l'indemnité de double loyer, les frais juridiques, les frais de publicité et d'information de la clientèle et la perte du stock, ainsi que tout autre poste de préjudice pouvant résulter du congé délivré par la bailleresse,
- condamner la société Brenntag à payer les frais d'expertise,
en toute hypothèse :
- déclarer la société CRTS recevable et bien fondée en ses prétentions,
- requalifier le 'contrat de location à titre précaire' en date du 28 février 2017 en bail commercial à effet du 1er décembre 2019 au profit de la société CRTS soumis aux dispositions des articles L.145-1 et suivants du code de commerce portant sur les locaux sis à [Localité 7],
- prononcer la nullité et à titre subsidiaire réputer non écrite la clause de désignation fixée à l'article 4 du bail pour fraude de la société Brenntag aux droits de la société CRTS,
- débouter la société Brenntag de l'intégralité de ses demandes,
- condamner la société Brenntag à payer à la société CRTS la somme de 10.000 euros à titre de dommages et intérêts,
- condamner la société Brenntag à payer à la société CRTS la somme de 12.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner la société Brenntag au règlement des entiers dépens de première instance et d'appel.
Concluant en premier lieu sur la compétence, la société CRTS fait valoir qu'en matière de baux commerciaux la juridiction compétente est celle du lieu de situation de l'immeuble. Elle affirme que cette règle, posée à l'article R. 145-23 du code de commerce, est d'ordre public et qu'il ne peut y être dérogé. Elle considère en conséquence que la clause attributive de compétence prévue dans le contrat est irrégulière et doit être réputée non écrite. Elle ajoute que cette clause n'est applicable qu'aux litiges relatifs à l'interprétation et l'exécution du contrat de bail, à l'exclusion de ceux relatifs à sa résiliation. Elle soutient pour finir que la clause litigieuse n'a pas été stipulée en des termes très visibles et lisibles et qu'elle manque de précision, la notion de 'siège du loueur' à laquelle elle fait référence pouvant renvoyer à n'importe lequel des 18 établissements secondaires de la bailleresse.
Elle en déduit qu'il convient d'en écarter l'application et de renvoyer l'affaire devant le tribunal judiciaire de Versailles, territorialement compétent.
Concluant en second lieu sur la validité du congé délivré par la société Brenntag, l'appelante fait valoir qu'elle a été laissée en possession à l'expiration du bail, le 1er décembre 2019, sans que la bailleresse ne conteste son maintien dans les lieux avant le 15 octobre 2020, de sorte qu'un bail commercial classique a succédé de plein droit au bail dérogatoire, conformément aux dispositions de l'article L. 145-5 du code de commerce. Elle en déduit que le congé délivré pour une autre date que l'expiration d'une période triennale n'est pas valable et encoure l'annulation.
En soutient également que le congé n'est pas suffisamment motivé, en ce qu'il ne précise pas s'il y a offre d'indemnité d'éviction, et qu'il est également nul de ce chef.
La société CRTS estime en troisième lieu que le bailleur a rédigé la clause de destination à seule fin de pouvoir lui opposer l'absence d'exploitation d'un fonds de commerce dans les lieux loués et qu'il ne peut se prévaloir de ce comportement frauduleux pour lui dénier l'application du statut des baux commerciaux. Elle en veut pour preuve que les autres baux portant sur l'ensemble immobilier stipulent tous la même destination, à usage de stockage de matériel. Elle ajoute qu'en accordant un bail dérogatoire susceptible, de par la législation applicable, de se transformer en bail commercial, tout en stipulant une destination exclusive du statut afférent, la société Brenntag a repris d'une main ce qu'elle a consenti de l'autre. Elle soutient également que le fait que la bailleresse ait transigé avec les autres preneurs révèle la réalité de la fraude commise.
CRTS se prévaut en quatrième lieu de ce que les locaux sont accessoires à l'exploitation de son fonds et soumis au statut des baux commerciaux, nonobstant la destination stipulée au contrat. Elle affirme à cet égard :
- que la bailleresse savait que ces locaux étaient indispensables à son activité, et qu'ils ont donc été loués au vu et au su de l'intéressée au sens de l'article L. 145-1 du code de commerce,
- que la perte des locaux litigieux était de nature à compromettre son exploitation.
Elle conteste toute faute de nature à justifier la résiliation du bail, en ajoutant qu'aucune mise en demeure n'a été adressée. Elle conteste également avoir commis quelque dégradation que ce soit, avoir empiété sur les parties communes ou stocké des déchets de chantier dans les locaux pris à bail.
Elle consteste de même toute rupture brutale de quelconques pourparlers et conclut en conséquence au rejet de la demande indemnitaire formée de ce chef.
Elle soutient en dernier lieu qu'à considérer le congé valable, elle aura droit à une indemnité d'éviction.
***
Par conclusions récapitulatives déposées le 24 octobre 2022, la société Brenntag demande à la cour, au visa des articles L. 145-1 et suivants, notamment L. 145-5 et R. 145-23 du code de commerce, 48 du code de procédure civile, 117 du même code, 1124, 1227, 1728, 1737 et 1738 du code civil, de:
- confirmer le jugement entrepris, sauf en ce qu'il a limité le montant de l'indemnité d'occupation à 350 euros HT par mois entre le 1er décembre 2020 et la complète libération des lieux et débouté la société Brenntag de sa demande de voir condamner la société CRTS à lui régler la somme de 50.000 euros à titre de dommages-intérêts,
- l'infirmer de ces chefs,
statuant à nouveau :
- condamner la société CRTS à lui payer une indemnité d'occupation de 2.000 euros HT par mois entre le 1er décembre 2020 et la complète libération des lieux occupés,
- condamner la société CRTS à lui payer la somme de 50.000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi,
subsidiairement, pour le cas où la cour estimerait qu'un bail commercial est né au terme du bail dérogatoire :
- prononcer la résiliation judiciaire du contrat de bail commercial liant les parties sur les lieux sis [Adresse 5] à [Localité 11] (Yvelines),
- ordonner l'expulsion de la société CRTS et de tous occupants de son fait ainsi que la libération des lieux de tout mobilier et autre matériaux et matériels ou autres situés dans les lieux occupés, avec l'assistance de la force publique et d'un serrurier,
- condamner la société CRTS à lui payer une indemnité d'occupation à compter du 1er décembre 2020 et à tout le moins à compter du jugement intervenu de 2.000 euros HT par mois, jusqu'à complète libération des lieux de tout occupant et de tout mobilier,
à tout le moins :
- ordonner l'expulsion de la société CRTS et de tous occupants de son fait ainsi que la libération de tous les espaces occupés par elle en dehors de lieux visés au bail commercial ou au bail dérogatoire, lesquels sont occupés sans aucun droit ni aucun titre,
- condamner la société CRTS à lui payer une indemnité d'occupation de 5.000 euros HT à compter du 1er décembre 2016 en contrepartie de son occupation illicite et sauvage des parties communes de l'ensemble immobilier appartenant à la société Brenntag, jusqu'à libération complète desdits lieux occupés indument,
y ajoutant :
- condamner la société CRTS à lui régler la somme de 11.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'en tous les dépens, distraits au profit de la société Electra Juris, avocat, sur son affirmation de droit.
Concluant à titre liminaire sur la compétence, la société Brenntag fait valoir qu'il peut être dérogé, entre commerçants, aux règles de compétence territoriale. Elle ajoute que la clause attributive de compétence insérée au contrat de bail est parfaitement valable, pour avoir été rédigée de manière très lisible au sein d'un paragraphe spécifique.
La société Brenntag soutient sur le fond que le maintien du locataire dans les lieux ne suffit à faire naître un bail commercial et qu'il est nécessaire que les autres conditions d'un tel bail soient réunies. Elle approuve le premier juge d'avoir retenu que la société CRTS n'exploitait pas de fonds de commerce dans les lieux loués, car n'y recevant pas de clientèle, ce dont elle déduit que le statut des baux commerciaux n'est pas applicable. Elle ajoute que la destination de stockage de matériel est exclusive de toute réception de clientèle.
Elle conteste d'autre part la qualification de local accessoire à l'exploitation d'un fonds de commerce, en faisant valoir que la société CRTS ne l'a jamais informée de la prétendue nécessité des locaux pris à bail pour l'exploitation de son fonds et qu'elle n'a jamais reconnu une telle nécessité. Elle fait observer que le bail précise que les locaux ne constituent qu'une solution temporaire, dans l'attente de l'obtention d'un autre local.
De l'absence d'application du statut des baux commerciaux, la bailleresse déduit que le congé est valable, que l'occupante a perdu tout titre d'occupation et qu'elle ne peut demander une indemnité d'éviction.
Elle conteste pour le surplus le montant de l'indemnité d'occupation fixée par le premier juge.
Elle conclut subsidiairement à la résiliation judiciaire de tout bail commercial, en reprochant à CRTS d'avoir méconnu la destination du bail en stockant des terres et gravas, en recevant de la clientèle dans les lieux loués. Elle lui reproche également d'avoir empiété sur des parties communes et d'avoir commis des dégradations.
Elle estime reconventionnellement avoir droit à des dommages-intérêts en faisant grief à la société CRTS d'avoir entamé des pourparlers dans un but purement dilatoire, avant d'y mettre fin de manière brutale et de la mettre dans l'embarras face à l'acquéreur potentiel des locaux. Elle ajoute qu'en se maintenant dans les lieux malgré l'exécution provisoire du jugement de première instance, la société CRTS a fait obstacle à la signature de la vente envisagée.
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Il est renvoyé aux conclusions des parties pour plus ample exposé des moyens venant à l'appui de leurs prétentions.
Le conseiller de la mise en état a prononcé la clôture de l'instruction par ordonnance du 07 février 2023 et l'affaire a été appelée à l'audience du 16 janvier 2025, à laquelle elle a été mise en délibéré au 10 avril 2025. Le délibéré a été prorogé au 25 septembre 2025.
MOTIFS
Sur les chefs de jugement déférés mais non critiqués :
La société CRTS conclut à l'infirmation des chefs de dispositif par lequel le premier juge l'a déboutée de sa demande de rejet des dernières écritures et pièces de la société Brenntag et a rejeté le surplus des demandes des parties, ainsi que la demande tendant à écarter l'exécution provisoire. Elle ne développe cependant de moyen à l'appui de cette prétention.
Il n'y a lieu en conséquence d'infirmer le jugement entrepris de ces chefs de dispositif.
Sur la compétence :
Vu l'article R. 145-23 du code de commerce ;
Vu l'article 42 du code de procédure civile ;
C'est par de justes motifs, qui répondent aux conclusions des parties et que la cour adopte que le premier juge a retenu que la clause attributive de conpétence insérée au contrat de bail précaire est licite et régulière et qu'il a rejeté l'exception d'incompétence élevée par la société CRTS.
Le jugement entrepris sera donc confirmé de ce chef.
Sur la substitution d'un bail commercial au bail précaire :
Vu les articles L. 145-1 et L. 145-5 du code de commerce :
En vertu du premier de ces textes, la législation applicable aux baux commerciaux s'appliquent :
- aux baux des immeubles ou locaux dans lesquels un fonds est exploité, que ce fonds appartienne, soit à un commerçant ou à un industriel immatriculé au registre du commerce et des sociétés, soit à un chef d'une entreprise immatriculée au répertoire des métiers, accomplissant ou non des actes de commerce,
- aux baux de locaux ou d'immeubles accessoires à l'exploitation d'un fonds de commerce quand leur privation est de nature à compromettre l'exploitation du fonds et qu'ils appartiennent au propriétaire du local ou de l'immeuble où est situé l'établissement principal; en cas de pluralité de propriétaires, les locaux accessoires doivent avoir été loués au vu et au su du bailleur en vue de l'utilisation jointe.
En application du second, les parties peuvent, lors de l'entrée dans les lieux du preneur, déroger aux dispositions du présent chapitre à la condition que la durée totale du bail ou des baux successifs ne soit pas supérieure à trois ans. A l'expiration de cette durée, les parties ne peuvent plus conclure un nouveau bail dérogeant aux dispositions du présent chapitre pour exploiter le même fonds dans les mêmes locaux.
Si, à l'expiration de cette durée, et au plus tard à l'issue d'un délai d'un mois à compter de l'échéance le preneur reste et est laissé en possession, il s'opère un nouveau bail dont l'effet est réglé par la législation applicable aux baux commerciaux.
Dans cette dernière hypothèse, la soumission au statut des baux commerciaux suppose que la convention ait pour objet un immeuble ou un local répondant aux conditions de l'article L. 145-1 du code de commerce.
Il est constant en l'espèce que les parties ont conclu le 28 février 2017 un bail précaire d'une durée de trois ans courant à compter du 1er décembre 2016 et qu'elles ont expressément exclus cette location du champ d'application des baux commerciaux en application de l'article L. 145-5 du code de commerce.
En outre, il n'est pas contesté que la société CRTS a été laissée en possession des lieux à l'expiration de la durée de trois ans du bail précaire et que la société Brenntag n'a accompli aucune démarche en vue de son éviction avant la délivrance du congé du 15 octobre 2020.
Il convient en conséquence de rechercher si le bail précaire a porté sur un local répondant aux conditions de l'article L. 145-1 du code de commerce, à dessein de déterminer si un bail commercial s'y est substitué à compter du 1er décembre 2019.
C'est par de justes motifs, qui répondent aux conclusions des parties et que la cour adopte, que le premier juge a retenu que le caractère frauduleux de la clause de destination stipulée au contrat du 28 février 2017 n'était pas établi et qu'aucun fonds de commerce n'était exploité dans les locaux pris à bail.
Il s'ensuit que la société CRTS ne peut valablement se prévaloir de l'article L. 145-1 du code de commerce pour conclure à l'existence d'un bail commercial ab initio ou à la substitution d'un bail commercial au bail précaire.
Il ressort en revanche de l'article 4 du bail précaire du 28 février 2017 que ' le preneur utilisera les lieux loués pour stocker le matériel nécessaire à l'exercice de son activité pour laquelle il est inscrit au registre du commerce et des sociétés, à savoir la réalisation de travaux de terrassement et de travaux préparatoires'. Les parties ont également précisé, à l'article 3, que le bail 'est consenti pour la durée nécessaire au preneur pour trouver un local lui permettant de stocker l'intégralité de son matériel nécessaire à son activité '.
Il a été précédemment retenu, par adoption de motif, que cette destination était exclusive de toute exploitation d'un fonds de commerce.
Le contrat précise également l'adresse du siège social de la société CRTS, sis [Adresse 2] à [Localité 10] (Yvelines).
Il en résulte que l'intimée n'ignorait pas que l'appelante exploitait son fonds à partir d'un autre établissement, dont elle n'était pas la propriétaire ni la bailleresse, et que le bail précaire était conclu en vue d'une utilisation des locaux jointe à celle de l'établissement principal.
En outre le caractère indispensable d'un local accessoire s'apprécie par rapport à l'exploitation du fonds de commerce, sans considération des possibilités de remplacement du local en question (Cass., 3e Civ., 07/02/1990, n°88-12880).
Or, il résulte des termes du contrat que les locaux litigieux ont été loués pour stocker sinon l'intégralité, à tout le moins une partie très significative du matériel d'exploitation du fonds de la société CRTS, étant observé que leur surface s'établit à près de 260 mètres carrés, ce qui ne les apparente pas à une zone de stockage mineure ou secondaire.
Il ressort au demeurant de l'article 3 du contrat que la société CRTS ne disposait pas d'espace de stockage lui permettant de remiser l'intégralité de son matériel.
Le stockage des matériaux et engins nécessaires à l'activité de terrassement et de travaux du bâtiment revêt un caractère particulièrement sensible pour l'exploitant, dans la mesure ou ces engins sont précieux et que les matériaux sont souvent périssables en cas d'exposition aux éléments naturels.
Il s'ensuit :
- que la privation des locaux litigieux était de nature à compromettre l'exploitation du fonds de la société CRTS, quand même l'intéressée aurait-elle disposé d'autres espaces de stockage secondaires, ce qui n'est pas établi,
- que la société Brenntag ne pouvait ignorer le caractère indispensable des locaux litigieux à l'exploitation du fonds.
Le fait que le bail ait été souscrit 'pour la durée nécessaire au preneur pour trouver un local lui permettant de stocker l'intégralité de son matériel nécessaire à son activité ' et que la société CRTS ne justifie pas avoir recherché un local aternatif du temps de son occupation est totalement indifférent à cet égard et ne fait pas obstacle à l'application de l'article L. 145-1 du code de commerce.
Il n'est pas invoqué enfin de circonstance particulière indépendante de la volonté des parties au sens de l'article L. 145-6 du code de commerce, susceptible de faire obstacle à l'application de l'article L 145-5 du même code.
Il y a lieu en conséquence de retenir que les locaux litigieux présentaient un caractère accessoire et indispensable à l'exploitation du fonds de la société CRTS au sens de l'article L. 145-1 du code de commerce et qu'un bail commercial s'est substitué au bail précaire à compter du 1er décembre 2019, conformément au second alinéa de l'article L. 145-5 du même code.
Sur la demande de résiliation pour faute du bail commercial :
Vu les articles 1224, 1227 et 1229 du code civil ;
Vu l'article L. 145-41 du code de commerce ;
L'obligation de délivrer un commandement ou une sommation au preneur en amont de la résiliation d'un bail commercial, prévue à l'article L. 145-41 susvisé, ne concerne que les hypothèses de mise en oeuvre d'une clause résolutoire. Elle n'est pas applicable aux demandes de résiliation judiciaire fondées sur les articles 1224, 1227 et 1229 du code civil, ce dont il suit que le moyen élevé par la société CRTS est impropre à faire obstacle à la prétention de la société Brenntag.
Les constats d'huissier versés aux débats ne démontrent aucunement que la société CRTS aurait employé les locaux loués pour y stocker des déchets de chantier, aucune photographie de l'intérieur de ces locaux n'étant jointe aux procès-verbaux.
Ils ne permettent pas d'attribuer les matériaux de construction et déchets de chantier stockés dans les espaces communs à la société CRTS, étant observé que ces matériaux et déchets pourraient tout aussi bien provenir de l'exploitation de la société Goncalves, dont l'huissier instrumentaire précise qu'elle est adjacente aux locaux loués par l'appelante, voire de toute autre société occupante du site.
De même, la preuve n'est pas rapportée que la société CRTS serait à l'origine des tags effectués sur la façade des locaux loués.
Le fait que ces tags n'aient pas été effacés ne constitue pas un manquement à l'obligation d'entretien pesant sur l'appelante d'une gravité suffisant à justifier la résiliation du bail commercial né de son maintien dans les lieux postérieurement à l'expiration du bail dérogatoire.
S'il est vrai enfin que la société CRTS a soutenu dans ses écritures avoir reçu de la clientèle dans son entrepôt, la cour a précédemment estimé que la preuve correspondante n'était pas rapportée. A supposer même que cela ait été effectivement le cas, cette méconnaissance de la destination des locaux, dont aucun élément n'indique qu'elle aurait été régulière, ne revêtirait pas le caractère de gravité de nature à justifier la résiliation judiciaire du contrat.
Il n'y a lieu en conséquence de prononcer la résiliation de ce bail, ni de faire droit à la demande subsidiaire d'expulsion des parties communes de l'immeuble ou à la demande d'indemnité pour l'occupation illicite de celles-ci.
Sur la régularité du congé et la demande d'indemnité d'éviction :
Vu l'article L. 145-4 du code de commerce ;
Il a été précédemment retenu qu'un bail commercial s'est substitué au bail précaire à compter du 1er décembre 2019.
Or, le congé en date du 15 octobre 2020 n'a pas été délivré pour l'expiration de ce bail, non plus que pour l'expiration de l'une des périodes triennales prévues à l'article L. 145-4 du code de commerce et pour l'un des motifs prévus au troisième alinéa de cette disposition. Ce congé est donc irrégulier et encourt l'annulation.
Le jugement entrepris sera donc réformé en ce qu'il a rejeté 'l'exception de nullité du congé'.
En l'absence de congé régulièrement délivré et de motif de résiliation judiciaire, ce jugement sera également réformé en ce qu'il a ordonné l'explusion de la locataire et condamné celle-ci à s'acquitter d'une indemnité d'occupation.
La société CRTS n'en a pas moins quitté les lieux fin juillet 2022.
Il est constant à cet égard que le jugement entrepris, ordonnant l'explusion de la société CRTS, était exécutoire de droit par provision et que le premier juge a refusé de déroger à cette exécution provisoire.
Il ressort également des éléments au dossier que la société CRTS a sollicité de la juridiction du premier président la suspension de l'exécution provisoire, qui lui a été refusée par ordonnance du 21 février 2022, de même qu'elle a sollicité un délai d'évacuation du juge de l'exécution de [Localité 12], qui a rejeté la demande par jugement du 06 avril 2022.
Il résute enfin des déclarations de la société Brenntag que l'appelante a quitté les locaux fin juillet 2022, après que l'huissier de justice chargé de l'exécution lui a fait connaître qu'il avait obtenu le concours de la force publique en vue de son expulsion.
Dans ces conditions, le départ de la société CRTS ne saurait être considéré comme volontaire. L'appelante ayant été contrainte de quitter les lieux ensuite d'un congé irrégulier alors qu'elle disposait d'un bail commercial, elle est en droit de réclamer le versement d'une indemnité équivalente à l'indemnité d'éviction prévue à l'article L. 145-14 du code de commerce.
L'appelante n'allègue ni ne justifie toutefois que son éviction aurait conduit à la perte de son fonds de commerce. Il ressort au contraire de la motivation du jugement du juge de l'exécution de [Localité 12] qu'elle a pu louer un autre entrepôt. L'indemnité ne saurait en conséquence s'étendre de la valeur du fonds de commerce, mais doit se limiter au coût du déménagement de l'appelante, à la réparation de son trouble commercial et à la couverture des frais annexes, tel l'éventuel double loyer.
La société CRTS ne produit cependant de justificatif des dépenses correspondantes non plus qu'elle ne décrit l'importance et la durée de son trouble commercial, alors pourtant qu'elle dispose des éléments de preuve correspondants, sous la forme de bilans et de factures.
Il n'y a lieu en conséquence de pallier sa carence par le prononcé d'une mesure d'expertise.
Le dommage est cependant certain, puisque le déménagement d'engins de chantier et de matériaux de construction en grand nombre engendre a minima des frais (en cas de recours aux prestations d'un tiers) ou un manque à gagner (en cas d'affectation de ses propres moyens humains à cette tâche), ainsi qu'un trouble commercial, à raison de la perte d'exploitation subie le temps du déménagement et de la réorganisation de l'entreprise.
En l'absence de plus amples justificatifs, l'indemnité correspondante sera fixée au montant de 25.000 euros.
Le jugement entrepris sera donc réformé en ce qu'il a rejeté la demande en paiement d'une 'indemnité d'éviction' et la société Brenntag sera condamnée à régler la somme de 25.000 euros à la société CRTS, en réparation des conséquences dommageables de son éviction irrégulière.
Sur la demande de dommages-intérêts formée par la société CRTS :
Si les procès-verbaux de constat établissent que du matériel et des déchets de chantier se trouvent stockés dans les zones extérieures communes de l'ensemble immobilier, ils ne suffisent à démontrer que l'exploitation de la société CRTS s'en serait trouvée affectée d'une quelconque manière.
Il n'y a donc lieu de faire droit à la demande de dommages-intérêts formée au titre du trouble de jouissance et du manquement à l'obligation de délivrance allégués, et le jugement entrepris sera confirmé de ce chef.
Sur la demande de dommages-intérêts formée par la société Brenntag :
C'est par de justes motifs, qui répondent aux conclusions des parties et que la cour adopte, que le 1er juge a écarté la demande de dommages-intérêts formée par la société Brenntag du chef de la rupture brutale alléguée de pourparlers.
La cour ajoute que la société Brenntag ne saurait faire grief à la société CRTS de s'être maintenue dans les lieux jusqu'en juillet 2022, alors qu'il a été précédemment retenu que l'intéressée disposait d'un bail commercial auquel il n'a pas été mis fin de manière régulière.
Le jugement entrepris sera donc confirmé en ce qu'il a rejeté la demande de dommages-intérêts formée par la société Brenntag.
Sur les frais irrépétibles et les dépens :
La société Brenntag succombe à l'instance d'appel. Il y a lieu partant d'infirmer les dispositions du jugement de 1ère instance relatives aux frais irrépétibles et aux dépens et de condamner l'intimée à supporter les dépens de 1ère instance et d'appel.
L'équité commande par ailleurs de la condamner à payer la somme de 6.500 euros à la société CRTS en indemnisation de ses frais irrépétibles. Elle commande enfin de rejeter la demande formée par l'intimée sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire prononcé en dernier ressort,
- Infirme le jugement prononcé le 21 octobre 2021 par le tribunal judiciaire de Lyon entre les parties sous le numéro RG 21/05524 en ce qu'il a :
rejeté 'l'exception de nullité du congé',
ordonné l'expulsion de la société CRTS,
condamné la société CRTS à payer à la société Brenntag une indemnité d'occupation mensuelle de 350 euros entre le 1er décembre 2020 et la libération des lieux,
débouté la société CRTS de sa demande en paiement d'une 'indemnité d'éviction',
condamné la société CRTS aux dépens, avec droit de recouvrement direct au profit de la société Electra Juris, ainsi qu'à payer à la société Brenntag la somme de 2.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Le confirme pour le surplus ;
statuant à nouveau des chefs de jugement infirmés et y ajoutant :
- Prononce l'annulation du congé délivré le 15 octobre 2020 par la société Brenntag ;
- Juge qu'un bail commercial s'est substitué au bail précaire conclu entre les parties, à effet au 1er décembre 2019 ;
- Déboute la société Brenntag de ses demandes ;
- Rejette la demande d'expertise judiciaire ;
- Condamne la société Brenntag à payer à la société CRTS la somme de 25.000 euros en indemnisation des conséquences dommageables de son éviction irrégulière ;
- Condamne la société Brenntag aux dépens de 1ère instance et d'appel ;
- Condamne la société Brenntag à payer à la société CRTS la somme de 6.500 euros en indemnisation de ses frais non répétibles ;
- Rejette la demande formée par la société Brenntag sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
LE GREFFIER LE CONSEILLER POUR LE PRESIDENT EMPÊCHÉ
Décision du Tribunal Judiciaire de LYON
Au fond du 21 octobre 2021
( chambre 10 cab 10 H)
RG : 21/05524
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
COUR D'APPEL DE LYON
1ère chambre civile A
ARRET DU 25 septembre 2025
APPELANTE :
S.A.R.L. CRTS
[Adresse 2]
[Localité 8]
Représentée par la SELARL LX LYON, avocat au barreau de LYON, avocat postulant, toque : 938
Et ayant pour avocat plaidant la SELASU SELASU RICHARD R. COHEN, avocat au barreau de PARIS
INTIMEE :
SA BRENNTAG
[Adresse 9]
[Localité 6]
Représentée par la SCP JACQUES AGUIRAUD ET PHILIPPE NOUVELLET, avocat au barreau de LYON, avocat postulant, toque:475
Et ayant pour avocat plaidant la SELARL ELECTA JURIS, avocat au barreau de LYON, toque : 332
* * * * * *
Date de clôture de l'instruction : 07 Février 2023
Date des plaidoiries tenues en audience publique : 16 Janvier 2025
Date de mise à disposition : 10 avril 2025 prorogée au 25 septembre 2025 les avocats dûment avisés conformément à l'article 450 dernier alinéa du code de procédure civile
Audience tenue par Anne WYON, président, et Julien SEITZ, conseiller, qui ont siégé en rapporteurs sans opposition des avocats dûment avisés et ont rendu compte à la Cour dans leur délibéré,
assistés pendant les débats de Séverine POLANO, greffier
Composition de la Cour lors du délibéré :
- Anne WYON, président
- Patricia GONZALEZ, président
- Julien SEITZ, conseiller
Arrêt Contradictoire rendu publiquement par mise à disposition au greffe de la cour d'appel, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile,
Signé par Julien Seitz, conseiller pour le président empêché, et par Séverine POLANO, greffier, auquel la minute a été remise par le magistrat signataire.
* * * *
La société Brenntag a exercé jusqu'en février 2010 une activité industrielle sur un ensemble de parcelles situées [Adresse 3] à [Localité 11] (Yvelines).
Ayant cessé cette activité, elle a conclu entre 2014 et 2018 une série de baux sur ses anciens locaux d'exploitation, au profit de différentes sociétés.
Selon bail dérogatoire du 28 février 2017, conclu pour une durée de 3 ans à effet au 1er décembre 2016, elle a notamment consenti à la société CRTS la location à titre précaire d'un espace d'une surface approximative de 260 mètres carrés, pour servir de zone de stockage du matériel nécessaire à l'activité de rénovation immobilière du preneur, contre paiement d'un loyer annuel de 4.200 euros HT.
La société Brenntag a ultérieurement envisagé de céder ses locaux à la société Bouygues construction.
Par acte extrajudiciaire du 15 octobre 2020, elle a délivré congé à la société CRTS pour le 30 novembre 2020, pour cause de déménagement.
Par assignation signifiée le 31 août 2021, la société Brenntag a fait citer la société CRTS devant le tribunal judiciaire de Lyon, en sollicitant à titre principal que soit ordonnée son expulsion comme occupante sans droit ni titre. Elle a demandé à titre subsidiaire, pour le cas où la juridiction devait retenir qu'un bail commercial s'était substitué au bail dérogatoire, que soit prononcée la résiliation de ce bail commercial et que soit ordonnée l'expulsion du preneur. Elle a sollicité en tout état de cause que la société CRTS soit expulsée des espaces occupés hors l'emprise du bail. Elle a également sollicité le versement d'une indemnité d'occupation de 2.000 ou 5.000 euros par mois selon le cas et la condamnation de la société CRTS à lui régler la somme de 50.000 euros à titre de dommages-intérêts.
La société CRTS a conclu en retour à l'incompétence territoriale du tribunal judiciaire de Lyon au profit du tribunal judiciaire de Versailles, subsidiairement à la nullité du congé, ou à la condamnation de la société Brenntag à lui verser une indemnité d'éviction et des dommages-intérêts.
Par jugement du 21 octobre 2021, le tribunal judiciaire de Lyon a :
- débouté la société CRTS de sa demande de rejet des dernières écritures et pièces de la société Brenntag ;
- rejeté l'exception d'incompétence formée par la société CRTS ;
- rejeté 'l'exception de nullité de congé' ;
- débouté la société CRTS de sa demande d'indemnité d'éviction ;
- ordonné l'expulsion de la société CRTS et de tous occupants de son fait ainsi que la libération des lieux de tout objet mobilier des locaux sis [Adresse 4], avec l'assistance de la force publique et d'un serrurier ;
- condamné la société CRTS à verser à la société Brenntag une indemnité d'occupation mensuelle de 350 euros entre le 1er décembre 2020 et la libération des lieux ;
- débouté la société CRTS de ses prétentions indemnitaires ;
- débouté la société Brenntag de ses prétentions indemnitaires ;
- condamné la société CRTS aux dépens ;
- autorisé la société Electra Juris à recouvrer directement contre la partie condamnée ceux des dépens dont elle a fait l'avance sans en avoir reçu provision ;
- condamné la société CRTS à payer à la société Brenntag la somme de 2.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- rejeté la demande de la société CRTS tendant à écarter l'exécution provisoire ;
- rejeté toutes les autres demandes plus amples ou contraintes formées par les parties.
La société CRTS a relevé appel de ce jugement selon déclaration enregistrée le 03 novembre 2021.
Elle a saisi le premier président de la cour d'appel de Lyon d'une demande d'arrêt de l'exécution provisoire, que le magistrat délégué a rejeté selon ordonnance du 21 février 2022.
Les locaux litigieux ont été restitué le 22 juillet 2022 et leur reprise a donné lieu à procès-verbal de commissaire de justice.
***
Aux termes de ses conclusions récapitulatives déposées le 18 novembre 2022, la société CRTS demande à la cour, au visa des articles 9, 42, 48, 75, 90, 142, 696, 699 et 700 du code de procédure civile, L.145-1, L.145-5, L.145-9, L.145-15, L.145-40-1, R.145-30, R.145-23 du code de commerce, 1103, 1224, 1227, 1353, 1719 et 1731 du code civil, de l'article 1er, alinéa 2, de l'ordonnance du 2 novembre 1945 et de l'adage « fraus omnia corrumpit », de:
- infirmer le jugement du 21 octobre 2021 du tribunal judiciaire de Lyon en ce qu'il :
- déboute la société CRTS de sa demande de rejet des dernières écritures et pièces de la société Brenntag,
- rejette l'exception d'incompétence formée par la société CRTS,
- rejette l'exception de nullité du congé,
- déboute la société CRTS de sa demande d'indemnité d'éviction,
- ordonne l'expulsion de la société CRTS et de tous occupants de son fait ainsi que la libération des lieux de tout objet mobilier des locaux sis [Adresse 1], avec l'assistance de la force publique et d'un serrurier,
- condamne la société CRTS à verser à la société Brenntag une indemnité d'occupation mensuelle de 350 euros entre le 1er décembre 2020 et la libération des lieux,
- déboute la société CRTS de ses prétentions indemnitaires,
- condamne la société CRTS aux dépens,
- autorise la société Electra Juris à recouvrer directement contre la partie condamnée ceux des dépens dont elle a fait l'avance sans avoir reçu provision,
- condamne la société CRTS à payer à la société Brenntag la somme de 2.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- rejette la demande de la société CRTS tendant à écarter l'exécution provisoire,
- rejette toutes les autres demandes plus amples ou contraires formées par les parties,
- le confirmer pour le surplus,
statuant à nouveau in limine litis :
- réputer non écrite la clause attributive de compétence stipulée à l'article 11 du bail en l'absence de spécification de manière très apparente et en l'absence de clarté suffisante,
- déclarer la société CRTS recevable en son exception d'incompétence territoriale du tribunal judicaire de Lyon au profit du tribunal judicaire de Versailles et la dire bien fondée,
- dire que, par application de l'article R145-23 du code de commerce, seule la cour d'appel de Versailles est compétente pour connaître des demandes formées par la société Brenntag, et ce, à l'exclusion de la cour d'appel de Lyon,
- se déclarer, par suite, incompétent pour en connaître et renvoyer l'affaire devant la cour d'appel de Versailles,
toujours in limine litis :
- prononcer la nullité du congé signifié par la société Brenntag le 15 octobre 2020 pour le 30 novembre 2020 'pour cause de déménagement',
- reconnaître à la société CRTS, laissée en possession après expiration du délai de 36 mois du bail dérogatoire, le bénéficie d'un bail commercial en application des dispositions de l'article L145-5 du Code de commerce,
à titre principal :
- débouter la société Brenntag de l'intégralité de ses demandes,
à titre subsidiaire :
- condamner la société Brenntag à payer à la société CRTS la somme de 200.000 euros à titre d'indemnité d'éviction,
à titre infiniment subsidiaire :
- désigner tel expert qu'il plaira avec mission de fournir à la cour d'appel de céans tous éléments utiles à l'estimation de l'indemnité d'éviction due à la société CRTS et évaluer les indemnités accessoires, à savoir les frais de remploi, le trouble commercial, les frais de déménagement, les éventuels frais de licenciement, l'indemnité de double loyer, les frais juridiques, les frais de publicité et d'information de la clientèle et la perte du stock, ainsi que tout autre poste de préjudice pouvant résulter du congé délivré par la bailleresse,
- condamner la société Brenntag à payer les frais d'expertise,
en toute hypothèse :
- déclarer la société CRTS recevable et bien fondée en ses prétentions,
- requalifier le 'contrat de location à titre précaire' en date du 28 février 2017 en bail commercial à effet du 1er décembre 2019 au profit de la société CRTS soumis aux dispositions des articles L.145-1 et suivants du code de commerce portant sur les locaux sis à [Localité 7],
- prononcer la nullité et à titre subsidiaire réputer non écrite la clause de désignation fixée à l'article 4 du bail pour fraude de la société Brenntag aux droits de la société CRTS,
- débouter la société Brenntag de l'intégralité de ses demandes,
- condamner la société Brenntag à payer à la société CRTS la somme de 10.000 euros à titre de dommages et intérêts,
- condamner la société Brenntag à payer à la société CRTS la somme de 12.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
- condamner la société Brenntag au règlement des entiers dépens de première instance et d'appel.
Concluant en premier lieu sur la compétence, la société CRTS fait valoir qu'en matière de baux commerciaux la juridiction compétente est celle du lieu de situation de l'immeuble. Elle affirme que cette règle, posée à l'article R. 145-23 du code de commerce, est d'ordre public et qu'il ne peut y être dérogé. Elle considère en conséquence que la clause attributive de compétence prévue dans le contrat est irrégulière et doit être réputée non écrite. Elle ajoute que cette clause n'est applicable qu'aux litiges relatifs à l'interprétation et l'exécution du contrat de bail, à l'exclusion de ceux relatifs à sa résiliation. Elle soutient pour finir que la clause litigieuse n'a pas été stipulée en des termes très visibles et lisibles et qu'elle manque de précision, la notion de 'siège du loueur' à laquelle elle fait référence pouvant renvoyer à n'importe lequel des 18 établissements secondaires de la bailleresse.
Elle en déduit qu'il convient d'en écarter l'application et de renvoyer l'affaire devant le tribunal judiciaire de Versailles, territorialement compétent.
Concluant en second lieu sur la validité du congé délivré par la société Brenntag, l'appelante fait valoir qu'elle a été laissée en possession à l'expiration du bail, le 1er décembre 2019, sans que la bailleresse ne conteste son maintien dans les lieux avant le 15 octobre 2020, de sorte qu'un bail commercial classique a succédé de plein droit au bail dérogatoire, conformément aux dispositions de l'article L. 145-5 du code de commerce. Elle en déduit que le congé délivré pour une autre date que l'expiration d'une période triennale n'est pas valable et encoure l'annulation.
En soutient également que le congé n'est pas suffisamment motivé, en ce qu'il ne précise pas s'il y a offre d'indemnité d'éviction, et qu'il est également nul de ce chef.
La société CRTS estime en troisième lieu que le bailleur a rédigé la clause de destination à seule fin de pouvoir lui opposer l'absence d'exploitation d'un fonds de commerce dans les lieux loués et qu'il ne peut se prévaloir de ce comportement frauduleux pour lui dénier l'application du statut des baux commerciaux. Elle en veut pour preuve que les autres baux portant sur l'ensemble immobilier stipulent tous la même destination, à usage de stockage de matériel. Elle ajoute qu'en accordant un bail dérogatoire susceptible, de par la législation applicable, de se transformer en bail commercial, tout en stipulant une destination exclusive du statut afférent, la société Brenntag a repris d'une main ce qu'elle a consenti de l'autre. Elle soutient également que le fait que la bailleresse ait transigé avec les autres preneurs révèle la réalité de la fraude commise.
CRTS se prévaut en quatrième lieu de ce que les locaux sont accessoires à l'exploitation de son fonds et soumis au statut des baux commerciaux, nonobstant la destination stipulée au contrat. Elle affirme à cet égard :
- que la bailleresse savait que ces locaux étaient indispensables à son activité, et qu'ils ont donc été loués au vu et au su de l'intéressée au sens de l'article L. 145-1 du code de commerce,
- que la perte des locaux litigieux était de nature à compromettre son exploitation.
Elle conteste toute faute de nature à justifier la résiliation du bail, en ajoutant qu'aucune mise en demeure n'a été adressée. Elle conteste également avoir commis quelque dégradation que ce soit, avoir empiété sur les parties communes ou stocké des déchets de chantier dans les locaux pris à bail.
Elle consteste de même toute rupture brutale de quelconques pourparlers et conclut en conséquence au rejet de la demande indemnitaire formée de ce chef.
Elle soutient en dernier lieu qu'à considérer le congé valable, elle aura droit à une indemnité d'éviction.
***
Par conclusions récapitulatives déposées le 24 octobre 2022, la société Brenntag demande à la cour, au visa des articles L. 145-1 et suivants, notamment L. 145-5 et R. 145-23 du code de commerce, 48 du code de procédure civile, 117 du même code, 1124, 1227, 1728, 1737 et 1738 du code civil, de:
- confirmer le jugement entrepris, sauf en ce qu'il a limité le montant de l'indemnité d'occupation à 350 euros HT par mois entre le 1er décembre 2020 et la complète libération des lieux et débouté la société Brenntag de sa demande de voir condamner la société CRTS à lui régler la somme de 50.000 euros à titre de dommages-intérêts,
- l'infirmer de ces chefs,
statuant à nouveau :
- condamner la société CRTS à lui payer une indemnité d'occupation de 2.000 euros HT par mois entre le 1er décembre 2020 et la complète libération des lieux occupés,
- condamner la société CRTS à lui payer la somme de 50.000 euros à titre de dommages-intérêts en réparation du préjudice subi,
subsidiairement, pour le cas où la cour estimerait qu'un bail commercial est né au terme du bail dérogatoire :
- prononcer la résiliation judiciaire du contrat de bail commercial liant les parties sur les lieux sis [Adresse 5] à [Localité 11] (Yvelines),
- ordonner l'expulsion de la société CRTS et de tous occupants de son fait ainsi que la libération des lieux de tout mobilier et autre matériaux et matériels ou autres situés dans les lieux occupés, avec l'assistance de la force publique et d'un serrurier,
- condamner la société CRTS à lui payer une indemnité d'occupation à compter du 1er décembre 2020 et à tout le moins à compter du jugement intervenu de 2.000 euros HT par mois, jusqu'à complète libération des lieux de tout occupant et de tout mobilier,
à tout le moins :
- ordonner l'expulsion de la société CRTS et de tous occupants de son fait ainsi que la libération de tous les espaces occupés par elle en dehors de lieux visés au bail commercial ou au bail dérogatoire, lesquels sont occupés sans aucun droit ni aucun titre,
- condamner la société CRTS à lui payer une indemnité d'occupation de 5.000 euros HT à compter du 1er décembre 2016 en contrepartie de son occupation illicite et sauvage des parties communes de l'ensemble immobilier appartenant à la société Brenntag, jusqu'à libération complète desdits lieux occupés indument,
y ajoutant :
- condamner la société CRTS à lui régler la somme de 11.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'en tous les dépens, distraits au profit de la société Electra Juris, avocat, sur son affirmation de droit.
Concluant à titre liminaire sur la compétence, la société Brenntag fait valoir qu'il peut être dérogé, entre commerçants, aux règles de compétence territoriale. Elle ajoute que la clause attributive de compétence insérée au contrat de bail est parfaitement valable, pour avoir été rédigée de manière très lisible au sein d'un paragraphe spécifique.
La société Brenntag soutient sur le fond que le maintien du locataire dans les lieux ne suffit à faire naître un bail commercial et qu'il est nécessaire que les autres conditions d'un tel bail soient réunies. Elle approuve le premier juge d'avoir retenu que la société CRTS n'exploitait pas de fonds de commerce dans les lieux loués, car n'y recevant pas de clientèle, ce dont elle déduit que le statut des baux commerciaux n'est pas applicable. Elle ajoute que la destination de stockage de matériel est exclusive de toute réception de clientèle.
Elle conteste d'autre part la qualification de local accessoire à l'exploitation d'un fonds de commerce, en faisant valoir que la société CRTS ne l'a jamais informée de la prétendue nécessité des locaux pris à bail pour l'exploitation de son fonds et qu'elle n'a jamais reconnu une telle nécessité. Elle fait observer que le bail précise que les locaux ne constituent qu'une solution temporaire, dans l'attente de l'obtention d'un autre local.
De l'absence d'application du statut des baux commerciaux, la bailleresse déduit que le congé est valable, que l'occupante a perdu tout titre d'occupation et qu'elle ne peut demander une indemnité d'éviction.
Elle conteste pour le surplus le montant de l'indemnité d'occupation fixée par le premier juge.
Elle conclut subsidiairement à la résiliation judiciaire de tout bail commercial, en reprochant à CRTS d'avoir méconnu la destination du bail en stockant des terres et gravas, en recevant de la clientèle dans les lieux loués. Elle lui reproche également d'avoir empiété sur des parties communes et d'avoir commis des dégradations.
Elle estime reconventionnellement avoir droit à des dommages-intérêts en faisant grief à la société CRTS d'avoir entamé des pourparlers dans un but purement dilatoire, avant d'y mettre fin de manière brutale et de la mettre dans l'embarras face à l'acquéreur potentiel des locaux. Elle ajoute qu'en se maintenant dans les lieux malgré l'exécution provisoire du jugement de première instance, la société CRTS a fait obstacle à la signature de la vente envisagée.
***
Il est renvoyé aux conclusions des parties pour plus ample exposé des moyens venant à l'appui de leurs prétentions.
Le conseiller de la mise en état a prononcé la clôture de l'instruction par ordonnance du 07 février 2023 et l'affaire a été appelée à l'audience du 16 janvier 2025, à laquelle elle a été mise en délibéré au 10 avril 2025. Le délibéré a été prorogé au 25 septembre 2025.
MOTIFS
Sur les chefs de jugement déférés mais non critiqués :
La société CRTS conclut à l'infirmation des chefs de dispositif par lequel le premier juge l'a déboutée de sa demande de rejet des dernières écritures et pièces de la société Brenntag et a rejeté le surplus des demandes des parties, ainsi que la demande tendant à écarter l'exécution provisoire. Elle ne développe cependant de moyen à l'appui de cette prétention.
Il n'y a lieu en conséquence d'infirmer le jugement entrepris de ces chefs de dispositif.
Sur la compétence :
Vu l'article R. 145-23 du code de commerce ;
Vu l'article 42 du code de procédure civile ;
C'est par de justes motifs, qui répondent aux conclusions des parties et que la cour adopte que le premier juge a retenu que la clause attributive de conpétence insérée au contrat de bail précaire est licite et régulière et qu'il a rejeté l'exception d'incompétence élevée par la société CRTS.
Le jugement entrepris sera donc confirmé de ce chef.
Sur la substitution d'un bail commercial au bail précaire :
Vu les articles L. 145-1 et L. 145-5 du code de commerce :
En vertu du premier de ces textes, la législation applicable aux baux commerciaux s'appliquent :
- aux baux des immeubles ou locaux dans lesquels un fonds est exploité, que ce fonds appartienne, soit à un commerçant ou à un industriel immatriculé au registre du commerce et des sociétés, soit à un chef d'une entreprise immatriculée au répertoire des métiers, accomplissant ou non des actes de commerce,
- aux baux de locaux ou d'immeubles accessoires à l'exploitation d'un fonds de commerce quand leur privation est de nature à compromettre l'exploitation du fonds et qu'ils appartiennent au propriétaire du local ou de l'immeuble où est situé l'établissement principal; en cas de pluralité de propriétaires, les locaux accessoires doivent avoir été loués au vu et au su du bailleur en vue de l'utilisation jointe.
En application du second, les parties peuvent, lors de l'entrée dans les lieux du preneur, déroger aux dispositions du présent chapitre à la condition que la durée totale du bail ou des baux successifs ne soit pas supérieure à trois ans. A l'expiration de cette durée, les parties ne peuvent plus conclure un nouveau bail dérogeant aux dispositions du présent chapitre pour exploiter le même fonds dans les mêmes locaux.
Si, à l'expiration de cette durée, et au plus tard à l'issue d'un délai d'un mois à compter de l'échéance le preneur reste et est laissé en possession, il s'opère un nouveau bail dont l'effet est réglé par la législation applicable aux baux commerciaux.
Dans cette dernière hypothèse, la soumission au statut des baux commerciaux suppose que la convention ait pour objet un immeuble ou un local répondant aux conditions de l'article L. 145-1 du code de commerce.
Il est constant en l'espèce que les parties ont conclu le 28 février 2017 un bail précaire d'une durée de trois ans courant à compter du 1er décembre 2016 et qu'elles ont expressément exclus cette location du champ d'application des baux commerciaux en application de l'article L. 145-5 du code de commerce.
En outre, il n'est pas contesté que la société CRTS a été laissée en possession des lieux à l'expiration de la durée de trois ans du bail précaire et que la société Brenntag n'a accompli aucune démarche en vue de son éviction avant la délivrance du congé du 15 octobre 2020.
Il convient en conséquence de rechercher si le bail précaire a porté sur un local répondant aux conditions de l'article L. 145-1 du code de commerce, à dessein de déterminer si un bail commercial s'y est substitué à compter du 1er décembre 2019.
C'est par de justes motifs, qui répondent aux conclusions des parties et que la cour adopte, que le premier juge a retenu que le caractère frauduleux de la clause de destination stipulée au contrat du 28 février 2017 n'était pas établi et qu'aucun fonds de commerce n'était exploité dans les locaux pris à bail.
Il s'ensuit que la société CRTS ne peut valablement se prévaloir de l'article L. 145-1 du code de commerce pour conclure à l'existence d'un bail commercial ab initio ou à la substitution d'un bail commercial au bail précaire.
Il ressort en revanche de l'article 4 du bail précaire du 28 février 2017 que ' le preneur utilisera les lieux loués pour stocker le matériel nécessaire à l'exercice de son activité pour laquelle il est inscrit au registre du commerce et des sociétés, à savoir la réalisation de travaux de terrassement et de travaux préparatoires'. Les parties ont également précisé, à l'article 3, que le bail 'est consenti pour la durée nécessaire au preneur pour trouver un local lui permettant de stocker l'intégralité de son matériel nécessaire à son activité '.
Il a été précédemment retenu, par adoption de motif, que cette destination était exclusive de toute exploitation d'un fonds de commerce.
Le contrat précise également l'adresse du siège social de la société CRTS, sis [Adresse 2] à [Localité 10] (Yvelines).
Il en résulte que l'intimée n'ignorait pas que l'appelante exploitait son fonds à partir d'un autre établissement, dont elle n'était pas la propriétaire ni la bailleresse, et que le bail précaire était conclu en vue d'une utilisation des locaux jointe à celle de l'établissement principal.
En outre le caractère indispensable d'un local accessoire s'apprécie par rapport à l'exploitation du fonds de commerce, sans considération des possibilités de remplacement du local en question (Cass., 3e Civ., 07/02/1990, n°88-12880).
Or, il résulte des termes du contrat que les locaux litigieux ont été loués pour stocker sinon l'intégralité, à tout le moins une partie très significative du matériel d'exploitation du fonds de la société CRTS, étant observé que leur surface s'établit à près de 260 mètres carrés, ce qui ne les apparente pas à une zone de stockage mineure ou secondaire.
Il ressort au demeurant de l'article 3 du contrat que la société CRTS ne disposait pas d'espace de stockage lui permettant de remiser l'intégralité de son matériel.
Le stockage des matériaux et engins nécessaires à l'activité de terrassement et de travaux du bâtiment revêt un caractère particulièrement sensible pour l'exploitant, dans la mesure ou ces engins sont précieux et que les matériaux sont souvent périssables en cas d'exposition aux éléments naturels.
Il s'ensuit :
- que la privation des locaux litigieux était de nature à compromettre l'exploitation du fonds de la société CRTS, quand même l'intéressée aurait-elle disposé d'autres espaces de stockage secondaires, ce qui n'est pas établi,
- que la société Brenntag ne pouvait ignorer le caractère indispensable des locaux litigieux à l'exploitation du fonds.
Le fait que le bail ait été souscrit 'pour la durée nécessaire au preneur pour trouver un local lui permettant de stocker l'intégralité de son matériel nécessaire à son activité ' et que la société CRTS ne justifie pas avoir recherché un local aternatif du temps de son occupation est totalement indifférent à cet égard et ne fait pas obstacle à l'application de l'article L. 145-1 du code de commerce.
Il n'est pas invoqué enfin de circonstance particulière indépendante de la volonté des parties au sens de l'article L. 145-6 du code de commerce, susceptible de faire obstacle à l'application de l'article L 145-5 du même code.
Il y a lieu en conséquence de retenir que les locaux litigieux présentaient un caractère accessoire et indispensable à l'exploitation du fonds de la société CRTS au sens de l'article L. 145-1 du code de commerce et qu'un bail commercial s'est substitué au bail précaire à compter du 1er décembre 2019, conformément au second alinéa de l'article L. 145-5 du même code.
Sur la demande de résiliation pour faute du bail commercial :
Vu les articles 1224, 1227 et 1229 du code civil ;
Vu l'article L. 145-41 du code de commerce ;
L'obligation de délivrer un commandement ou une sommation au preneur en amont de la résiliation d'un bail commercial, prévue à l'article L. 145-41 susvisé, ne concerne que les hypothèses de mise en oeuvre d'une clause résolutoire. Elle n'est pas applicable aux demandes de résiliation judiciaire fondées sur les articles 1224, 1227 et 1229 du code civil, ce dont il suit que le moyen élevé par la société CRTS est impropre à faire obstacle à la prétention de la société Brenntag.
Les constats d'huissier versés aux débats ne démontrent aucunement que la société CRTS aurait employé les locaux loués pour y stocker des déchets de chantier, aucune photographie de l'intérieur de ces locaux n'étant jointe aux procès-verbaux.
Ils ne permettent pas d'attribuer les matériaux de construction et déchets de chantier stockés dans les espaces communs à la société CRTS, étant observé que ces matériaux et déchets pourraient tout aussi bien provenir de l'exploitation de la société Goncalves, dont l'huissier instrumentaire précise qu'elle est adjacente aux locaux loués par l'appelante, voire de toute autre société occupante du site.
De même, la preuve n'est pas rapportée que la société CRTS serait à l'origine des tags effectués sur la façade des locaux loués.
Le fait que ces tags n'aient pas été effacés ne constitue pas un manquement à l'obligation d'entretien pesant sur l'appelante d'une gravité suffisant à justifier la résiliation du bail commercial né de son maintien dans les lieux postérieurement à l'expiration du bail dérogatoire.
S'il est vrai enfin que la société CRTS a soutenu dans ses écritures avoir reçu de la clientèle dans son entrepôt, la cour a précédemment estimé que la preuve correspondante n'était pas rapportée. A supposer même que cela ait été effectivement le cas, cette méconnaissance de la destination des locaux, dont aucun élément n'indique qu'elle aurait été régulière, ne revêtirait pas le caractère de gravité de nature à justifier la résiliation judiciaire du contrat.
Il n'y a lieu en conséquence de prononcer la résiliation de ce bail, ni de faire droit à la demande subsidiaire d'expulsion des parties communes de l'immeuble ou à la demande d'indemnité pour l'occupation illicite de celles-ci.
Sur la régularité du congé et la demande d'indemnité d'éviction :
Vu l'article L. 145-4 du code de commerce ;
Il a été précédemment retenu qu'un bail commercial s'est substitué au bail précaire à compter du 1er décembre 2019.
Or, le congé en date du 15 octobre 2020 n'a pas été délivré pour l'expiration de ce bail, non plus que pour l'expiration de l'une des périodes triennales prévues à l'article L. 145-4 du code de commerce et pour l'un des motifs prévus au troisième alinéa de cette disposition. Ce congé est donc irrégulier et encourt l'annulation.
Le jugement entrepris sera donc réformé en ce qu'il a rejeté 'l'exception de nullité du congé'.
En l'absence de congé régulièrement délivré et de motif de résiliation judiciaire, ce jugement sera également réformé en ce qu'il a ordonné l'explusion de la locataire et condamné celle-ci à s'acquitter d'une indemnité d'occupation.
La société CRTS n'en a pas moins quitté les lieux fin juillet 2022.
Il est constant à cet égard que le jugement entrepris, ordonnant l'explusion de la société CRTS, était exécutoire de droit par provision et que le premier juge a refusé de déroger à cette exécution provisoire.
Il ressort également des éléments au dossier que la société CRTS a sollicité de la juridiction du premier président la suspension de l'exécution provisoire, qui lui a été refusée par ordonnance du 21 février 2022, de même qu'elle a sollicité un délai d'évacuation du juge de l'exécution de [Localité 12], qui a rejeté la demande par jugement du 06 avril 2022.
Il résute enfin des déclarations de la société Brenntag que l'appelante a quitté les locaux fin juillet 2022, après que l'huissier de justice chargé de l'exécution lui a fait connaître qu'il avait obtenu le concours de la force publique en vue de son expulsion.
Dans ces conditions, le départ de la société CRTS ne saurait être considéré comme volontaire. L'appelante ayant été contrainte de quitter les lieux ensuite d'un congé irrégulier alors qu'elle disposait d'un bail commercial, elle est en droit de réclamer le versement d'une indemnité équivalente à l'indemnité d'éviction prévue à l'article L. 145-14 du code de commerce.
L'appelante n'allègue ni ne justifie toutefois que son éviction aurait conduit à la perte de son fonds de commerce. Il ressort au contraire de la motivation du jugement du juge de l'exécution de [Localité 12] qu'elle a pu louer un autre entrepôt. L'indemnité ne saurait en conséquence s'étendre de la valeur du fonds de commerce, mais doit se limiter au coût du déménagement de l'appelante, à la réparation de son trouble commercial et à la couverture des frais annexes, tel l'éventuel double loyer.
La société CRTS ne produit cependant de justificatif des dépenses correspondantes non plus qu'elle ne décrit l'importance et la durée de son trouble commercial, alors pourtant qu'elle dispose des éléments de preuve correspondants, sous la forme de bilans et de factures.
Il n'y a lieu en conséquence de pallier sa carence par le prononcé d'une mesure d'expertise.
Le dommage est cependant certain, puisque le déménagement d'engins de chantier et de matériaux de construction en grand nombre engendre a minima des frais (en cas de recours aux prestations d'un tiers) ou un manque à gagner (en cas d'affectation de ses propres moyens humains à cette tâche), ainsi qu'un trouble commercial, à raison de la perte d'exploitation subie le temps du déménagement et de la réorganisation de l'entreprise.
En l'absence de plus amples justificatifs, l'indemnité correspondante sera fixée au montant de 25.000 euros.
Le jugement entrepris sera donc réformé en ce qu'il a rejeté la demande en paiement d'une 'indemnité d'éviction' et la société Brenntag sera condamnée à régler la somme de 25.000 euros à la société CRTS, en réparation des conséquences dommageables de son éviction irrégulière.
Sur la demande de dommages-intérêts formée par la société CRTS :
Si les procès-verbaux de constat établissent que du matériel et des déchets de chantier se trouvent stockés dans les zones extérieures communes de l'ensemble immobilier, ils ne suffisent à démontrer que l'exploitation de la société CRTS s'en serait trouvée affectée d'une quelconque manière.
Il n'y a donc lieu de faire droit à la demande de dommages-intérêts formée au titre du trouble de jouissance et du manquement à l'obligation de délivrance allégués, et le jugement entrepris sera confirmé de ce chef.
Sur la demande de dommages-intérêts formée par la société Brenntag :
C'est par de justes motifs, qui répondent aux conclusions des parties et que la cour adopte, que le 1er juge a écarté la demande de dommages-intérêts formée par la société Brenntag du chef de la rupture brutale alléguée de pourparlers.
La cour ajoute que la société Brenntag ne saurait faire grief à la société CRTS de s'être maintenue dans les lieux jusqu'en juillet 2022, alors qu'il a été précédemment retenu que l'intéressée disposait d'un bail commercial auquel il n'a pas été mis fin de manière régulière.
Le jugement entrepris sera donc confirmé en ce qu'il a rejeté la demande de dommages-intérêts formée par la société Brenntag.
Sur les frais irrépétibles et les dépens :
La société Brenntag succombe à l'instance d'appel. Il y a lieu partant d'infirmer les dispositions du jugement de 1ère instance relatives aux frais irrépétibles et aux dépens et de condamner l'intimée à supporter les dépens de 1ère instance et d'appel.
L'équité commande par ailleurs de la condamner à payer la somme de 6.500 euros à la société CRTS en indemnisation de ses frais irrépétibles. Elle commande enfin de rejeter la demande formée par l'intimée sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire prononcé en dernier ressort,
- Infirme le jugement prononcé le 21 octobre 2021 par le tribunal judiciaire de Lyon entre les parties sous le numéro RG 21/05524 en ce qu'il a :
rejeté 'l'exception de nullité du congé',
ordonné l'expulsion de la société CRTS,
condamné la société CRTS à payer à la société Brenntag une indemnité d'occupation mensuelle de 350 euros entre le 1er décembre 2020 et la libération des lieux,
débouté la société CRTS de sa demande en paiement d'une 'indemnité d'éviction',
condamné la société CRTS aux dépens, avec droit de recouvrement direct au profit de la société Electra Juris, ainsi qu'à payer à la société Brenntag la somme de 2.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Le confirme pour le surplus ;
statuant à nouveau des chefs de jugement infirmés et y ajoutant :
- Prononce l'annulation du congé délivré le 15 octobre 2020 par la société Brenntag ;
- Juge qu'un bail commercial s'est substitué au bail précaire conclu entre les parties, à effet au 1er décembre 2019 ;
- Déboute la société Brenntag de ses demandes ;
- Rejette la demande d'expertise judiciaire ;
- Condamne la société Brenntag à payer à la société CRTS la somme de 25.000 euros en indemnisation des conséquences dommageables de son éviction irrégulière ;
- Condamne la société Brenntag aux dépens de 1ère instance et d'appel ;
- Condamne la société Brenntag à payer à la société CRTS la somme de 6.500 euros en indemnisation de ses frais non répétibles ;
- Rejette la demande formée par la société Brenntag sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
LE GREFFIER LE CONSEILLER POUR LE PRESIDENT EMPÊCHÉ