CA Bordeaux, 4e ch. com., 29 septembre 2025, n° 23/05122
BORDEAUX
Arrêt
Autre
COUR D'APPEL DE BORDEAUX
QUATRIÈME CHAMBRE CIVILE
--------------------------
ARRÊT DU : 29 SEPTEMBRE 2025
N° RG 23/05122 - N° Portalis DBVJ-V-B7H-NQDE
Madame [Z] [B]
Monsieur [Y] [S]
c/
SCI SPARTACUS
Nature de la décision : AU FOND
Grosse délivrée le :
aux avocats
Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 19 septembre 2023 (R.G. 2022F01642) par le Tribunal de Commerce de BORDEAUX suivant déclaration d'appel du 10 novembre 2023
APPELANTS :
Madame [Z] [B], née le 19 Mars 1984 à [Localité 5] (35), de nationalité Française, demeurant [Adresse 1]
Monsieur [Y] [S], né le 06 Décembre 1981 à [Localité 4] (57), de nationalité Française, demeurant [Adresse 1]
Représentés par Maître Stéphane GUITARD de la SELARL STEPHANE GUITARD, avocat au barreau de BORDEAUX
INTIMÉE :
SCI SPARTACUS, immatriculée au RCS de Bordeaux sous le numéro 422 931 238, prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité au siège social sis [Adresse 3]
Représentée par Maître Eva SALVADOR de la SELARL EMMANUEL LAVAUD, avocat au barreau de BORDEAUX
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 23 juin 2025 en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Madame Anne-Sophie JARNEVIC, Conseiller chargé du rapport,
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Monsieur Jean-Pierre FRANCO, Président,
Madame Sophie MASSON, Conseiller,
Madame Anne-Sophie JARNEVIC,Conseiller,
Greffier lors des débats : Monsieur Hervé GOUDOT
ARRÊT :
- contradictoire
- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du Code de Procédure Civile.
* * *
FAITS ET PROCÉDURE
Le 12 décembre 2017, la SCI Spartacus a donné en location à la SAS Atelier l'Essence du Bois, dont le siège était à Mérignac et le dirigeant M. [S], spécialisée dans la menuiserie, un local à usage commercial situé au [Adresse 2] à Mérignac. Le bail a été signé pour le preneur par Mme [B], munie d'un pouvoir en sa qualité de directrice travaux de la société preneuse.
Mme [B] est désignée en sus par le bailleur comme étant la conjointe de M. [S].
En raison du paiement irrégulier des loyers, le bailleur a saisi le juge des référés du tribunal judiciaire de Bordeaux, qui, par ordonnance du 21 octobre 2019, a constaté l'acquisition de la clause résolutoire, ordonné l'expulsion du preneur et l'a condamné au paiement de diverses sommes.
La SCI Spartacus n'a pu recouvrer sa créance, qu'elle arrêtait à 19'251,94 euros, et un certificat d'irrecouvrabilité a été dressé par huissier de justice le 24 novembre 2021.
Sur assignation de la SCI Spartacus, le tribunal de commerce de Bordeaux a ouvert par jugement du 9 février 2022 une procédure de redressement judiciaire de la SAS Atelier l'Essence du Bois, convertie en liquidation judiciaire par jugement du 13 avril 2022, désignant la Selarl Ekip' en qualité de mandataire liquidateur.
La procédure a été clôturée pour insuffisance d'actif par jugement du même tribunal du 2 janvier 2024.
Il est constant que, le 7 juin 2022, une SAS Atelier les Essences du Bois ayant son siège à [Localité 6] a été créée, avec comme présidente Mme [B].
Par acte du 5 octobre 2022, le bailleur a assigné M. [Y] [S] et Mme [Z] [B] devant le tribunal de commerce de Bordeaux en paiement de la somme de 19 251,94 euros à titre de dommages-intérêts, leur reprochant d'avoir organisé l'insolvabilité de la première société afin de la soustraire à l'obligation de payer ses créanciers.
Par jugement réputé contradictoire du 19 septembre 2023, le tribunal de commerce de Bordeaux a :
- constaté la non-comparution de M. [S] et Mme. [B] ;
- condamné M. [S] et Mme. [B] à payer à la SCI Spartacus la somme de 19 251,94 euros sur le fondement de la responsabilité délictuelle ;
- condamné M. [S] et Mme. [B] à payer à la SCI Spartacus la somme de 3000 euros sur le fondemental des disposititons de l'article 700 du code de procédure civile
- condamné M. [S] et Mme. [B] aux entiers dépens.
Par déclaration au greffe du 10 novembre 2023, Mme [B] et M [S] ont relevé appel du jugement énonçant les chefs expressément critiqués, intimant la SCI Spartacus.
PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Par conclusions déposées en dernier lieu le 29 novembre 2024, auxquelles il convient de se reporter pour le détail des moyens et arguments, M. [B] et Mme [S] demandent à la cour de :
Vu les pièces produites,
- Déclarer M. [Y] [S] et Mme [Z] [B] recevables et bien fondés en leur appel,
Y faisant droit :
- Infirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu le 19 septembre 2023 par le tribunal de commerce de Bordeaux,
En conséquence :
- Dire et juger que M. [Y] [S] et Mme [Z] [B] ne sont responsables d'aucune responsabilité délictuelle, ni de participation à l'insuffisance d'actif de la SAS Atelier L'essence du Bois.
- Débouter la SCI Spartacus de sa demande de condamnation de M. [Y] [S] et Mme [Z] [B] au paiement de la somme de 19 251,94 euros sur lesdits fondements,
- Déclarer irrecevable et mal fondée la SCI Spartacus en son action paulienne,
- Condamner la SCI Spartacus au paiement de la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.
Par conclusions déposées en dernier lieu le 9 avril 2024, auxquelles il convient de se reporter pour le détail des moyens et arguments, la SCI Spartacus demande à la cour de :
Vu l'article 1240 du code civil ;
Vu l'article 1231-1 du code civil
Vu les articles 559 et 560 du code de procédure civile ;
Vu l'article 700 du code de procédure civile ;
- Confirmer le jugement du tribunal de commerce de Bordeaux en date du 19 septembre 2023 dans toutes ses dispositions ;
Et par conséquent :
- Condamner Mme [B] et M. [S] solidairement à verser la somme de 19 998,02 euros à la SCI Spartacus ;
- Rejeter toutes les prétentions de Mme [B] et de M. [S] ;
- Condamner Mme [B] et M. [S] solidairement à verser la somme de 10 000 euros à la SCI Spartacus au titre de leur résistance abusive et de la procédure abusive et dilatoire intentée dans le cadre du présent appel ;
- Condamner Mme [B] et M. [S] à verser la somme de 5 000 euros à la SCI Spartacus sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des prétentions et des moyens des parties, il est, par application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, expressément renvoyé à la décision déférée et aux derniers conclusions écrites déposées.
La clôture de la procédure a été prononcée selon ordonnance du 10 juin 2025.
MOTIFS DE LA DECISION:
Sur la demande principale fondée sur la responsabilité délictuelle de M. [S] et Mme [B]:
Moyens des parties:
Les consorts [O], qui étaient absents en première instance, contestent avoir engagé leur responsabilité dans le non-paiement de la créance de la SCI Spartacus.
Les appelants exposent que la société Atelier l'Essence du Bois a été contrainte de cesser son activité en raison du confinement et du vol de son matériel professionnel, se retrouvant dans l'impossibilité de travailler, ce que la SCI n'ignorait pas en l'assignant en redressement judiciaire, et que, pour cette raison, le redressement judiciaire a dû être converti en liquidation judiciaire. Ils font valoir que M. [S] n'est pas interdit d'exercer, et que Mme [B] était une salariée de la société Atelier l'Essence du Bois, qu'elle a été licenciée pour motif économique en juin 2020, et qu'après deux années d'indemnisation de son chômage, elle a décidé de créer une nouvelle société. Ils relèvent que la nouvelle société travaille sous une marque qui ne faisait pas partie de la société en liquidation.
Ils contestent l'action de la SCI qu'ils considèrent comme un détournement des règles de la liquidation judiciaire.
La SCI Spartacus voit la preuve d'une fraude d'une part dans la situation de Mme [B] qui se comportait depuis le début comme une dirigeante de fait de la société Atelier l'Essence du Bois, et, d'autre part, dans la création de la société Atelier les Essences du Bois, laquelle aurait vidé de sa substance la première société.
Pour demander leur condamnation à lui payer le montant de sa créance, la SCI Spartacus considère que les «'actes frauduleux commis par M. [S] et Mme [B]'» sont caractéristiques d'une faute, qui a directement causé ses préjudices, puisqu'elle se voit dans l'impossibilité de recouvrer sa créance.
Réponse de la cour
L'article 1240 du code civil dispose que tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
Il convient de rappeler que le créancier d'une société placée en procédure collective ne peut agir en responsabilité contre ses dirigeants que s'il prouve tant un préjudice personnel distinct de celui des autres créanciers qu'une faute du dirigeant séparable de ses fonctions (en ce sens, Cour de cassation, chambre commerciale, 7 mars 2006, pourvoi n°04-16536).
En l'espèce, la SCI Spartacus estime fautive l'action de Mme [B] en qualité de dirigeante de fait de la société débitrice, et soutient qu'est également fautive la création par elle de la société Atelier les Essences du Bois, qui aurait vidé de sa substance la société débitrice.
S'agissant de Mme [B], le bailleur échoue à établir que Mme [B] aurait été une dirigeante de fait.
La direction de fait désigne les personnes physiques ou morales qui, dépourvues de mandat social, se sont immiscées dans le fonctionnement d'une société pour y exercer, en toute souveraineté et indépendance, une activité positive de gestion et de direction.
La SCI Spartacus ne caractérise aucunement l'existence d'une direction de fait de la part de Mme [B], au sens de cette définition.
Pour le surplus, la cour observe que la SCI Spartacus ne peut imputer à Mme [B] aucun fait fautif précis personnel, en dehors d'être l'épouse de M. [S] et d'avoir travaillé pour la société débitrice. D'ailleurs, le bailleur avait accepté sans difficulté de la voir signer le contrat de bail commercial en vertu du pouvoir qu'elle détenait de la part du président de la société comme directrice des travaux, circonstance qui est insuffisante pour pouvoir la qualifier de gérante de fait.
Par ailleurs, si elle discute les arguments en réponse des appelants, la SCI échoue à caractériser l'existence d'un agissement fautif précis de M. [S], qui lui soit imputable personnellement.
Il doit être observé que la création par Mme [B] de la société Atelier les Essences du Bois, quelque deux ans après son licenciement par la société Atelier l'Essence du Bois n'est pas fautive en soi, même s'il peut être considéré que cette société est destinée à prendre la suite de la société liquidée.
Ni Mme [B] ni M. [S] ne sont frappés de la moindre interdiction, de sorte que la création d'une nouvelle société est licite, et ne constitue pas une faute qui aurait privé le bailleur du règlement de la créance dans le cadre de la liquidation judiciaire. Il peut être observé que c'est le bailleur, par son assignation en redressement judiciaire, qui s'est lui-même placé en position de devoir produire sa créance dans une procédure collective.
Il n'est pas établi, ni même d'ailleurs expressément allégué, que la société Atelier les Essences du Bois aurait en quoi que ce soit détourné tout ou partie de l'actif de la société Atelier l'Essence du Bois. Le caractère commun de l'activité des deux sociétés, la proximité des noms ou encore la réutilisation de mêmes photos dans un compte Facebook ne sont pas suffisant pour caractériser un détournement de l'actif au préjudice du créancier de la première société.
Au demeurant, et alors que la procédure de liquidation est désormais clôturée, il n'apparaît pas que Mme [B] ou même M. [S] auraient fait l'objet d'une procédure pénale ou d'une action en vue d'une sanction commerciale de la part du mandataire liquidateur ou du procureur de la République.
Le moyen tiré d'une responsabilité délictuelle des appelants ne saurait donc prospérer.
Sur la demande subsidiaire fondée sur une faute de gestion de M. [S] et Mme [B]
Moyens des parties:
A titre subsidiaire, la SCI Spartacus poursuit la condamnation de M. [S] et Mme [B] au titre de «'leur participation à l'insuffisance d'actif'» de la société débitrice, au visa de l'article L. 651-2 du code de commerce.
Les appelants observent de nouveau que Mme [B] n'était qu'une salariée, et font valoir que le confinement et le vol de son matériel ont contraint à la cessation de l'activité.
Réponse de la cour:
Aux termes de l'article L. 651-2 du code de commerce invoqué, lorsque la liquidation judiciaire d'une personne morale fait apparaître une insuffisance d'actif, le tribunal peut, en cas de faute de gestion ayant contribué à cette insuffisance d'actif, décider que le montant de cette insuffisance d'actif sera supporté, en tout ou en partie, par tous les dirigeants de droit ou de fait, ou par certains d'entre eux, ayant contribué à la faute de gestion.
La faute de gestion est une faute commise par le dirigeant dans l'administration de la société et manifestement contraire à l'intérêt social. Elle se déduit des agissements du dirigeant par comparaison au comportement d'un dirigeant normalement compétent placé dans la même situation, ou encore aux règles minimales de bonne gestion, et ne réclame pas la démonstration d'une mauvaise foi ou d'une intention de nuire. Toutefois, il ne doit pas s'agir d'une simple négligence.
En l'espèce, la qualité de dirigeante de fait de Mme [B] a déjà été écartée par les motifs ci-dessus.
Pour le surplus, la SCI Spartacus échoue totalement à caractériser que les conditions prévues par le texte ci-dessus pour engager la responsabilité d'un dirigeant seraient réunies, faute notamment de fournir la moindre précision sur le passif et l'actif de la procédure de liquidation judiciaire, ne permettant alors pas à la cour d'apprécier l'existence et l'ampleur d'une insuffisance d'actif.
Le bailleur se contente, sans l'établir, d'affirmer que les dirigeants supposés auraient intentionnellement provoqué l'insuffisance d'actif «'et créer une nouvelle société'».
La création d'une nouvelle société, postérieure au jugement d'ouverture de la procédure collective, ne saurait constituer une faute de gestion sanctionnable par le texte cité.
Au demeurant, il n'apparaît pas que le mandataire liquidateur aurait engagé une action en responsabilité pour insuffisance d'actif à la suite de la liquidation judiciaire, ainsi que prévu par l'article L.651-3 du code de commerce.
Le moyen tiré d'une faute de gestion des appelants qui aurait contribué à une insuffisance d'actif ne saurait donc prospérer.
Sur la demande plus subsidiaire fondée sur l'action paulienne
Moyens des parties:
La SCI Spartacus soutient alors à titre plus subsidiaire une action paulienne en vue de se voir déclarer inopposable la création de la société Atelier les Essences du Bois, en ce qu'elle n'aurait eu pour but que de reprendre l'activité de la société liquidée sans avoir à payer ses dettes.
Les appelants ne s'expliquent pas expressément sur ce moyen.
Réponse de la cour,
Aux termes de l'article 1341-2 du code civil, le créancier peut agir en son nom personnel pour faire déclarer inopposables à son égard les actes faits par son débiteur en fraude de ses droits.
En l'espèce, si la SCI Spartacus détient bien une créance exigible et admise antérieure à la création de la nouvelle société, le bailleur n'établit pas que cette création aurait été faite en fraude de ses droits, qui concernent exclusivement la procédure collective devant laquelle il a déclaré sa créance.
Comme déjà vu Supra, la création de la SAS Atelier les Essences du Bois, qui ne s'est pas accompagnée d'un transfert des actifs de la société liquidée, n'est pas en soi fautive.
Le moyen tiré d'une action paulienne au motif d'une fraude aux droits de son créancier est inopérant.
* * *
Ainsi, aucun des moyens soutenus par la SCI Spartacus ne permet de condamner M. [S] et Mme [B] à lui payer des sommes, et le jugement du tribunal de commerce sera infirmé.
Sur les autres demandes
La SCI Spartacus demande aussi la condamnation des appelants à lui payer 10'000 euros pour résistance et procédure abusive.
Pour autant, l'exercice de leur droit d'appel ne caractérise pas ici un abus, alors même qu'ils n'étaient pas présents en première instance, et la demande sera rejetée.
Il n'y a pas lieu ici pour la cour, qui statuerait alors par un arrêt excédant sa saisine de «'dire et juger que M. [Y] [S] et Mme [Z] [B] ne sont responsables d'aucune responsabilité délictuelle, ni de participation à l'insuffisance d'actif de la SAS Atelier L'essence du Bois'», comme le demandent les appelants.
Il n'y a pas lieu de faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
La SCI Spartacus sera tenue aux dépens de première instance et d'appel.
PAR CES MOTIFS:
La cour, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort,
Infirme le jugement rendu entre les parties par le tribunal de commerce de Bordeaux le 19 septembre 2023,
Et, statuant à nouveau,
Déboute la SCI Spartacus de l'ensemble de ses demandes à l'encontre de M. [S] et Mme [B],
Rejette les autres demandes de M. [S] et Mme [B],
Condamne la SCI Spartacus aux dépens de première instance et d'appel,
Dit n'y avoir lieu à faire application de l'article 700 du code de procédure civile.
Le présent arrêt a été signé par Monsieur Jean-Pierre FRANCO, président, et par Monsieur Hervé GOUDOT, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le Greffier Le Président
QUATRIÈME CHAMBRE CIVILE
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ARRÊT DU : 29 SEPTEMBRE 2025
N° RG 23/05122 - N° Portalis DBVJ-V-B7H-NQDE
Madame [Z] [B]
Monsieur [Y] [S]
c/
SCI SPARTACUS
Nature de la décision : AU FOND
Grosse délivrée le :
aux avocats
Décision déférée à la Cour : jugement rendu le 19 septembre 2023 (R.G. 2022F01642) par le Tribunal de Commerce de BORDEAUX suivant déclaration d'appel du 10 novembre 2023
APPELANTS :
Madame [Z] [B], née le 19 Mars 1984 à [Localité 5] (35), de nationalité Française, demeurant [Adresse 1]
Monsieur [Y] [S], né le 06 Décembre 1981 à [Localité 4] (57), de nationalité Française, demeurant [Adresse 1]
Représentés par Maître Stéphane GUITARD de la SELARL STEPHANE GUITARD, avocat au barreau de BORDEAUX
INTIMÉE :
SCI SPARTACUS, immatriculée au RCS de Bordeaux sous le numéro 422 931 238, prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité au siège social sis [Adresse 3]
Représentée par Maître Eva SALVADOR de la SELARL EMMANUEL LAVAUD, avocat au barreau de BORDEAUX
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 23 juin 2025 en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Madame Anne-Sophie JARNEVIC, Conseiller chargé du rapport,
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour, composée de :
Monsieur Jean-Pierre FRANCO, Président,
Madame Sophie MASSON, Conseiller,
Madame Anne-Sophie JARNEVIC,Conseiller,
Greffier lors des débats : Monsieur Hervé GOUDOT
ARRÊT :
- contradictoire
- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du Code de Procédure Civile.
* * *
FAITS ET PROCÉDURE
Le 12 décembre 2017, la SCI Spartacus a donné en location à la SAS Atelier l'Essence du Bois, dont le siège était à Mérignac et le dirigeant M. [S], spécialisée dans la menuiserie, un local à usage commercial situé au [Adresse 2] à Mérignac. Le bail a été signé pour le preneur par Mme [B], munie d'un pouvoir en sa qualité de directrice travaux de la société preneuse.
Mme [B] est désignée en sus par le bailleur comme étant la conjointe de M. [S].
En raison du paiement irrégulier des loyers, le bailleur a saisi le juge des référés du tribunal judiciaire de Bordeaux, qui, par ordonnance du 21 octobre 2019, a constaté l'acquisition de la clause résolutoire, ordonné l'expulsion du preneur et l'a condamné au paiement de diverses sommes.
La SCI Spartacus n'a pu recouvrer sa créance, qu'elle arrêtait à 19'251,94 euros, et un certificat d'irrecouvrabilité a été dressé par huissier de justice le 24 novembre 2021.
Sur assignation de la SCI Spartacus, le tribunal de commerce de Bordeaux a ouvert par jugement du 9 février 2022 une procédure de redressement judiciaire de la SAS Atelier l'Essence du Bois, convertie en liquidation judiciaire par jugement du 13 avril 2022, désignant la Selarl Ekip' en qualité de mandataire liquidateur.
La procédure a été clôturée pour insuffisance d'actif par jugement du même tribunal du 2 janvier 2024.
Il est constant que, le 7 juin 2022, une SAS Atelier les Essences du Bois ayant son siège à [Localité 6] a été créée, avec comme présidente Mme [B].
Par acte du 5 octobre 2022, le bailleur a assigné M. [Y] [S] et Mme [Z] [B] devant le tribunal de commerce de Bordeaux en paiement de la somme de 19 251,94 euros à titre de dommages-intérêts, leur reprochant d'avoir organisé l'insolvabilité de la première société afin de la soustraire à l'obligation de payer ses créanciers.
Par jugement réputé contradictoire du 19 septembre 2023, le tribunal de commerce de Bordeaux a :
- constaté la non-comparution de M. [S] et Mme. [B] ;
- condamné M. [S] et Mme. [B] à payer à la SCI Spartacus la somme de 19 251,94 euros sur le fondement de la responsabilité délictuelle ;
- condamné M. [S] et Mme. [B] à payer à la SCI Spartacus la somme de 3000 euros sur le fondemental des disposititons de l'article 700 du code de procédure civile
- condamné M. [S] et Mme. [B] aux entiers dépens.
Par déclaration au greffe du 10 novembre 2023, Mme [B] et M [S] ont relevé appel du jugement énonçant les chefs expressément critiqués, intimant la SCI Spartacus.
PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
Par conclusions déposées en dernier lieu le 29 novembre 2024, auxquelles il convient de se reporter pour le détail des moyens et arguments, M. [B] et Mme [S] demandent à la cour de :
Vu les pièces produites,
- Déclarer M. [Y] [S] et Mme [Z] [B] recevables et bien fondés en leur appel,
Y faisant droit :
- Infirmer en toutes ses dispositions le jugement rendu le 19 septembre 2023 par le tribunal de commerce de Bordeaux,
En conséquence :
- Dire et juger que M. [Y] [S] et Mme [Z] [B] ne sont responsables d'aucune responsabilité délictuelle, ni de participation à l'insuffisance d'actif de la SAS Atelier L'essence du Bois.
- Débouter la SCI Spartacus de sa demande de condamnation de M. [Y] [S] et Mme [Z] [B] au paiement de la somme de 19 251,94 euros sur lesdits fondements,
- Déclarer irrecevable et mal fondée la SCI Spartacus en son action paulienne,
- Condamner la SCI Spartacus au paiement de la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.
Par conclusions déposées en dernier lieu le 9 avril 2024, auxquelles il convient de se reporter pour le détail des moyens et arguments, la SCI Spartacus demande à la cour de :
Vu l'article 1240 du code civil ;
Vu l'article 1231-1 du code civil
Vu les articles 559 et 560 du code de procédure civile ;
Vu l'article 700 du code de procédure civile ;
- Confirmer le jugement du tribunal de commerce de Bordeaux en date du 19 septembre 2023 dans toutes ses dispositions ;
Et par conséquent :
- Condamner Mme [B] et M. [S] solidairement à verser la somme de 19 998,02 euros à la SCI Spartacus ;
- Rejeter toutes les prétentions de Mme [B] et de M. [S] ;
- Condamner Mme [B] et M. [S] solidairement à verser la somme de 10 000 euros à la SCI Spartacus au titre de leur résistance abusive et de la procédure abusive et dilatoire intentée dans le cadre du présent appel ;
- Condamner Mme [B] et M. [S] à verser la somme de 5 000 euros à la SCI Spartacus sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens.
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des prétentions et des moyens des parties, il est, par application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, expressément renvoyé à la décision déférée et aux derniers conclusions écrites déposées.
La clôture de la procédure a été prononcée selon ordonnance du 10 juin 2025.
MOTIFS DE LA DECISION:
Sur la demande principale fondée sur la responsabilité délictuelle de M. [S] et Mme [B]:
Moyens des parties:
Les consorts [O], qui étaient absents en première instance, contestent avoir engagé leur responsabilité dans le non-paiement de la créance de la SCI Spartacus.
Les appelants exposent que la société Atelier l'Essence du Bois a été contrainte de cesser son activité en raison du confinement et du vol de son matériel professionnel, se retrouvant dans l'impossibilité de travailler, ce que la SCI n'ignorait pas en l'assignant en redressement judiciaire, et que, pour cette raison, le redressement judiciaire a dû être converti en liquidation judiciaire. Ils font valoir que M. [S] n'est pas interdit d'exercer, et que Mme [B] était une salariée de la société Atelier l'Essence du Bois, qu'elle a été licenciée pour motif économique en juin 2020, et qu'après deux années d'indemnisation de son chômage, elle a décidé de créer une nouvelle société. Ils relèvent que la nouvelle société travaille sous une marque qui ne faisait pas partie de la société en liquidation.
Ils contestent l'action de la SCI qu'ils considèrent comme un détournement des règles de la liquidation judiciaire.
La SCI Spartacus voit la preuve d'une fraude d'une part dans la situation de Mme [B] qui se comportait depuis le début comme une dirigeante de fait de la société Atelier l'Essence du Bois, et, d'autre part, dans la création de la société Atelier les Essences du Bois, laquelle aurait vidé de sa substance la première société.
Pour demander leur condamnation à lui payer le montant de sa créance, la SCI Spartacus considère que les «'actes frauduleux commis par M. [S] et Mme [B]'» sont caractéristiques d'une faute, qui a directement causé ses préjudices, puisqu'elle se voit dans l'impossibilité de recouvrer sa créance.
Réponse de la cour
L'article 1240 du code civil dispose que tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
Il convient de rappeler que le créancier d'une société placée en procédure collective ne peut agir en responsabilité contre ses dirigeants que s'il prouve tant un préjudice personnel distinct de celui des autres créanciers qu'une faute du dirigeant séparable de ses fonctions (en ce sens, Cour de cassation, chambre commerciale, 7 mars 2006, pourvoi n°04-16536).
En l'espèce, la SCI Spartacus estime fautive l'action de Mme [B] en qualité de dirigeante de fait de la société débitrice, et soutient qu'est également fautive la création par elle de la société Atelier les Essences du Bois, qui aurait vidé de sa substance la société débitrice.
S'agissant de Mme [B], le bailleur échoue à établir que Mme [B] aurait été une dirigeante de fait.
La direction de fait désigne les personnes physiques ou morales qui, dépourvues de mandat social, se sont immiscées dans le fonctionnement d'une société pour y exercer, en toute souveraineté et indépendance, une activité positive de gestion et de direction.
La SCI Spartacus ne caractérise aucunement l'existence d'une direction de fait de la part de Mme [B], au sens de cette définition.
Pour le surplus, la cour observe que la SCI Spartacus ne peut imputer à Mme [B] aucun fait fautif précis personnel, en dehors d'être l'épouse de M. [S] et d'avoir travaillé pour la société débitrice. D'ailleurs, le bailleur avait accepté sans difficulté de la voir signer le contrat de bail commercial en vertu du pouvoir qu'elle détenait de la part du président de la société comme directrice des travaux, circonstance qui est insuffisante pour pouvoir la qualifier de gérante de fait.
Par ailleurs, si elle discute les arguments en réponse des appelants, la SCI échoue à caractériser l'existence d'un agissement fautif précis de M. [S], qui lui soit imputable personnellement.
Il doit être observé que la création par Mme [B] de la société Atelier les Essences du Bois, quelque deux ans après son licenciement par la société Atelier l'Essence du Bois n'est pas fautive en soi, même s'il peut être considéré que cette société est destinée à prendre la suite de la société liquidée.
Ni Mme [B] ni M. [S] ne sont frappés de la moindre interdiction, de sorte que la création d'une nouvelle société est licite, et ne constitue pas une faute qui aurait privé le bailleur du règlement de la créance dans le cadre de la liquidation judiciaire. Il peut être observé que c'est le bailleur, par son assignation en redressement judiciaire, qui s'est lui-même placé en position de devoir produire sa créance dans une procédure collective.
Il n'est pas établi, ni même d'ailleurs expressément allégué, que la société Atelier les Essences du Bois aurait en quoi que ce soit détourné tout ou partie de l'actif de la société Atelier l'Essence du Bois. Le caractère commun de l'activité des deux sociétés, la proximité des noms ou encore la réutilisation de mêmes photos dans un compte Facebook ne sont pas suffisant pour caractériser un détournement de l'actif au préjudice du créancier de la première société.
Au demeurant, et alors que la procédure de liquidation est désormais clôturée, il n'apparaît pas que Mme [B] ou même M. [S] auraient fait l'objet d'une procédure pénale ou d'une action en vue d'une sanction commerciale de la part du mandataire liquidateur ou du procureur de la République.
Le moyen tiré d'une responsabilité délictuelle des appelants ne saurait donc prospérer.
Sur la demande subsidiaire fondée sur une faute de gestion de M. [S] et Mme [B]
Moyens des parties:
A titre subsidiaire, la SCI Spartacus poursuit la condamnation de M. [S] et Mme [B] au titre de «'leur participation à l'insuffisance d'actif'» de la société débitrice, au visa de l'article L. 651-2 du code de commerce.
Les appelants observent de nouveau que Mme [B] n'était qu'une salariée, et font valoir que le confinement et le vol de son matériel ont contraint à la cessation de l'activité.
Réponse de la cour:
Aux termes de l'article L. 651-2 du code de commerce invoqué, lorsque la liquidation judiciaire d'une personne morale fait apparaître une insuffisance d'actif, le tribunal peut, en cas de faute de gestion ayant contribué à cette insuffisance d'actif, décider que le montant de cette insuffisance d'actif sera supporté, en tout ou en partie, par tous les dirigeants de droit ou de fait, ou par certains d'entre eux, ayant contribué à la faute de gestion.
La faute de gestion est une faute commise par le dirigeant dans l'administration de la société et manifestement contraire à l'intérêt social. Elle se déduit des agissements du dirigeant par comparaison au comportement d'un dirigeant normalement compétent placé dans la même situation, ou encore aux règles minimales de bonne gestion, et ne réclame pas la démonstration d'une mauvaise foi ou d'une intention de nuire. Toutefois, il ne doit pas s'agir d'une simple négligence.
En l'espèce, la qualité de dirigeante de fait de Mme [B] a déjà été écartée par les motifs ci-dessus.
Pour le surplus, la SCI Spartacus échoue totalement à caractériser que les conditions prévues par le texte ci-dessus pour engager la responsabilité d'un dirigeant seraient réunies, faute notamment de fournir la moindre précision sur le passif et l'actif de la procédure de liquidation judiciaire, ne permettant alors pas à la cour d'apprécier l'existence et l'ampleur d'une insuffisance d'actif.
Le bailleur se contente, sans l'établir, d'affirmer que les dirigeants supposés auraient intentionnellement provoqué l'insuffisance d'actif «'et créer une nouvelle société'».
La création d'une nouvelle société, postérieure au jugement d'ouverture de la procédure collective, ne saurait constituer une faute de gestion sanctionnable par le texte cité.
Au demeurant, il n'apparaît pas que le mandataire liquidateur aurait engagé une action en responsabilité pour insuffisance d'actif à la suite de la liquidation judiciaire, ainsi que prévu par l'article L.651-3 du code de commerce.
Le moyen tiré d'une faute de gestion des appelants qui aurait contribué à une insuffisance d'actif ne saurait donc prospérer.
Sur la demande plus subsidiaire fondée sur l'action paulienne
Moyens des parties:
La SCI Spartacus soutient alors à titre plus subsidiaire une action paulienne en vue de se voir déclarer inopposable la création de la société Atelier les Essences du Bois, en ce qu'elle n'aurait eu pour but que de reprendre l'activité de la société liquidée sans avoir à payer ses dettes.
Les appelants ne s'expliquent pas expressément sur ce moyen.
Réponse de la cour,
Aux termes de l'article 1341-2 du code civil, le créancier peut agir en son nom personnel pour faire déclarer inopposables à son égard les actes faits par son débiteur en fraude de ses droits.
En l'espèce, si la SCI Spartacus détient bien une créance exigible et admise antérieure à la création de la nouvelle société, le bailleur n'établit pas que cette création aurait été faite en fraude de ses droits, qui concernent exclusivement la procédure collective devant laquelle il a déclaré sa créance.
Comme déjà vu Supra, la création de la SAS Atelier les Essences du Bois, qui ne s'est pas accompagnée d'un transfert des actifs de la société liquidée, n'est pas en soi fautive.
Le moyen tiré d'une action paulienne au motif d'une fraude aux droits de son créancier est inopérant.
* * *
Ainsi, aucun des moyens soutenus par la SCI Spartacus ne permet de condamner M. [S] et Mme [B] à lui payer des sommes, et le jugement du tribunal de commerce sera infirmé.
Sur les autres demandes
La SCI Spartacus demande aussi la condamnation des appelants à lui payer 10'000 euros pour résistance et procédure abusive.
Pour autant, l'exercice de leur droit d'appel ne caractérise pas ici un abus, alors même qu'ils n'étaient pas présents en première instance, et la demande sera rejetée.
Il n'y a pas lieu ici pour la cour, qui statuerait alors par un arrêt excédant sa saisine de «'dire et juger que M. [Y] [S] et Mme [Z] [B] ne sont responsables d'aucune responsabilité délictuelle, ni de participation à l'insuffisance d'actif de la SAS Atelier L'essence du Bois'», comme le demandent les appelants.
Il n'y a pas lieu de faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
La SCI Spartacus sera tenue aux dépens de première instance et d'appel.
PAR CES MOTIFS:
La cour, statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort,
Infirme le jugement rendu entre les parties par le tribunal de commerce de Bordeaux le 19 septembre 2023,
Et, statuant à nouveau,
Déboute la SCI Spartacus de l'ensemble de ses demandes à l'encontre de M. [S] et Mme [B],
Rejette les autres demandes de M. [S] et Mme [B],
Condamne la SCI Spartacus aux dépens de première instance et d'appel,
Dit n'y avoir lieu à faire application de l'article 700 du code de procédure civile.
Le présent arrêt a été signé par Monsieur Jean-Pierre FRANCO, président, et par Monsieur Hervé GOUDOT, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le Greffier Le Président