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CA Paris, Pôle 5 - ch. 8, 30 septembre 2025, n° 23/09764

PARIS

Arrêt

Autre

CA Paris n° 23/09764

30 septembre 2025

Copies exécutoires RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

délivrées aux parties le : AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE PARIS

Pôle 5 - Chambre 8

ARRÊT DU 30 SEPTEMBRE 2025

(n° / 2025, 9 pages)

Numéro d'inscription au répertoire général : N° RG 23/09764 - N° Portalis 35L7-V-B7H-CHW3Q

Décision déférée à la Cour : Jugement du 30 mars 2023 -Tribunal de commerce de PARIS - RG n° 2022010460

APPELANTE

S.A.S.U. NABATEA, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège,

Immatriculée au registre du commerce et des sociétés de CAEN sous le numéro 845 215 847,

Dont le siège social est situé [Adresse 7]

[Localité 1]

Représentée par Me Florence GUERRE de la SELARL PELLERIN - DE MARIA - GUERRE, avocat au barreau de PARIS, toque : L0018,

Assistée de Me Alexandre MEYNIEL de l'AARPI CARTIER MEYNIEL, avocat au barreau de PARIS, toque E 1874, , et de Me Marie-Laure CARTIER-MARRAUD de la SELEURL SELARLU Pacharem, avocat au barreau de PARIS, toque E 1874,

INTIMÉES

La société [W] SOLAR CITY SOLUTIONS LLC, société à responsabilité limitée de droit iranien, prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité audit siège,

Dont le siège social est situé [Adresse 3],

[Adresse 5] [M] [Adresse 9],

[Adresse 8],

[Adresse 11]

Code postal 1991776165

[Localité 10]

IRAN

Représentée par Me Jacques-Alexandre GENET de la SELAS ARCHIPEL, avocat au barreau de PARIS, toque : P0122,

Assistée de Me Mathilde BOSQUET, avocate au barreau de PARIS, toque P122,

S.E.L.A.R.L. FIDES, prise en la personne de Maître [G] [F], en qualité de liquidateur judiciaire de la SAS SAMGREENPOWER,

Immatriculée au registre du commerce et des sociétés de PARIS sous le numéro 451 953 392,

Dont le siège social est situé [Adresse 2]

[Localité 4]

Non constituée

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions de l'article 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 20 janvier 2025, en audience publique, devant la cour, composée de :

Mme Marie-Christine HÉBERT-PAGEOT, présidente de chambre,

Mme Constance LACHEZE, conseillère,

Monsieur François VARICHON, conseiller,

qui en ont délibéré.

Un rapport a été présenté à l'audience par Madame Constance LACHEZE dans le respect des conditions prévues à l'article 805 du code de procédure civile.

Greffier, lors des débats : Madame Liselotte FENOUIL

ARRÊT :

- Réputé contradictoire

- par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Marie-Christine HÉBERT-PAGEOT, présidente de chambre et par Liselotte FENOUIL, greffière, présente lors de la mise à disposition.

***

FAITS ET PROCÉDURE:

La société de droit iranien [W] Solar City Solutions LLC a été créée en 2017 pour exercer une activité dans le secteur de l'énergie où elle est spécialisée dans le développement et la conception de centrales électriques et la production d'énergie renouvelable. Elle est détenue en quasi-totalité par la société de droit anglais Solar City Solutions et pour 1% du capital social par M. [P], citoyen iranien. La société de droit anglais Solar City Solutions est détenue par une autre société anglaise Solar Holding dont l'actionnaire unique est Mme [U] [O], juriste iranienne spécialiste du marché de l'énergie.

Le 12 juillet 2017, la société [W] Solar City Solutions LLC et la société Samgreenpower (la société SGP), société par actions simplifiée créée le 4 octobre 2016 et immatriculée au RCS de [Localité 6], ont conclu un contrat de développement en vue de la construction et de l'exploitation de deux centrales solaires photovoltaïques dans la province de [W] en Iran.

La société Samgreenpower est une filiale de la société par actions simplifiée Samfi-Invest, société holding d'un groupe français créé en 2001 oeuvrant dans le secteur des transports, les énergies renouvelables, l'immobilier, le self-stockage, l'affichage publicitaire ou la vente de véhicules utilitaires.

La société SGP a créé la société Samgreen-Power Jordan (la société SGP Jordan) et en détenait l'intégralité des parts jusqu'à sa cession le 30 août 2019 à la société Samgreen-Power devenue Nabatea.

La société par actions simplifiée à associé unique Nabatea, anciennement dénommée Samgreen-Power jusqu'au 28 novembre 2019, est une société-s'ur de la société SGP créée le 14 décembre 2018, immatriculée au registre du commerce et des sociétés de Caen (Calvados) depuis le 21 décembre 2018. Ayant pour activité le développement de projets relatifs aux énergies, notamment solaires, elle s'attache à développer les activités de sa filiale au Moyen-Orient la société de droit jordanien Samgreen-Power Jordan (la société SGP Jordan) acquise le 30 août 2019. La société Nabatea a pour dirigeante et actionnaire unique la société par actions simplifiée Samfi-Invest.

Le 30 août 2019, la société SGP a cédé sa filiale SGP Jordan à la société Samgreen-power devenue Nabatea moyennant paiement d'un prix de 52 986,96 dinars jordaniens équivalent à 68 000 euros, réglé par la société Nabatea. Les parties ont également signé un contrat de cession de créances par lequel la société SGP a cédé sa créance en compte courant d'associé au sein de SGP Jordan pour un montant total de 605.927 euros (et non de 960 624,58 euros comme initialement indiqué par erreur par les parties).

Le 2 novembre 2019, la société Samfi-Invest a cédé 75,83 % du capital de SGP à M. [E] [Y], qui en est par la même occasion devenu le président.

Le 19 novembre 2019, le différend opposant la société SGP à la société [W] a donné lieu à une sentence arbitrale de la London Court of International Arbitration aux termes de laquelle la société SGP a été condamnée à payer à la société [W] la somme de 1 442 253, 32 euros en principal. La sentence arbitrale est devenue exécutoire en France en vertu d'une ordonnance d'exequatur rendue par le tribunal judiciaire de Paris le 10 décembre 2020. Elle est désormais définitive.

La société SGP a fait l'objet d'une procédure liquidation judiciaire ouverte sur déclaration de cessation des paiements du 13 août 2021 et par jugement du 2 septembre 2021, la Selarl Fides prise en la personne de Me [G] [F] ayant été désignée en qualité de liquidateur judiciaire.

Après avoir vainement tenté de faire exécuter la sentence arbitrale en France et en Jordanie, la société [W] a saisi le tribunal de commerce de Paris le 10 février 2022 afin de voir constater que la cession du 30 août 2019 est constitutive d'une fraude paulienne et déclarer cette cession inopposable.

Par jugement du 30 mars 2023, le tribunal de commerce de Paris a :

- débouté la SASU Nabatea de ses demandes,

- jugé que la cession des parts de la société Samgreenpower Jordan SARL et la cession de compte courant corrélative conclues entre Samgreenpower SAS et la SASU Nabatea le 30 août 2019 sont constitutives d'une fraude paulienne,

- déclaré inopposables à la SARL de droit iranien [W] Solar City Solutions LLC la cession des parts de la société Samgreenpower Jordan SARL du 30 août 2019 et la cession de compte courant corrélatives conclues entre Samgreenpower SAS et SASU Nabatea,

- condamné la SASU Nabatea à verser à la SARL de droit iranien [W] Solar City Solutions LLC la somme de 20 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,

- débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires,

- condamné la SASU Nabatea aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 90,93 euros dont 14,94 euros de TVA.

Pour statuer ainsi, le tribunal a tout d'abord constaté qu'il y avait eu appauvrissement de la société SGP à la date des actes de cession du 30 août 2019, retenant que le transfert des titres de SGP Jordan n'avait pas donné lieu à un versement en liquide mais seulement donné lieu à une compensation de créances au profit de son actionnaire Samfi-Invest alors que SGP Jordan demeurait le seul actif conservant un certain potentiel susceptible de valorisation future. Il a ensuite considéré que la création de la société Nabatea en décembre 2018 présentait toutes les caractéristiques d'une création artificielle ayant comme principal sinon unique objet de pouvoir effectuer en août 2019 un transfert de l'actif représenté par SGP Jordan hors du périmètre du contentieux introduit par [W], et ce en dépit du fait que la sentence arbitrale était postérieure mais alors que le litige avait pris naissance antérieurement.

Par déclaration du 30 mai 2023, la société Nabatea a relevé appel de ce jugement.

Par dernières conclusions remises au greffe et notifiées par RPVA le 17 octobre 2024, la société Nabatea demande à la cour :

- de déclarer son appel recevable et fondé ;

- d'infirmer le jugement dont appel dans toutes ses dispositions ;

- statuant à nouveau, de juger que les éléments de la fraude paulienne ne sont pas établis ;

- de déclarer opposables à la SARL de droit iranien [W] Solar City Solutions LLC la cession des parts de la société Samgreenpower Jordan du 30 aout 2019 et la cession de compte courant corrélative conclue entre Samgreenpower SAS et SASU Nabatea ;

- de condamner la société [W] Solar City Solutions LLC à verser la somme de 35.000 euros à la société Nabatea au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- de condamner la société [W] Solar City Solutions LLC aux entiers dépens qui seront recouvrés par Maître Florence Guerre conformément à l'article 699 du code de procédure civile.

Par dernières conclusions remises au greffe et notifiées par RPVA le 18 novembre 2024, la société [W] Solar City Solutions LLC, société à responsabilité limitée de droit iranien, demande à la cour :

- de débouter Nabatea de sa demande d'infirmation du jugement ;

- de confirmer le jugement du 30 mars 2023 rendu par le tribunal de commerce de Paris (RG n°2022010460) en toutes ses dispositions ;

- y ajoutant, de condamner Nabatea au paiement des dépens et à lui verser la somme de 30 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

La SELARL Fides, prise en la personne de Me [G] [F], agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la société Samgreenpower n'a pas constitué avocat bien qu'ayant reçu signification à personne habilitée de la déclaration d'appel le 21 septembre 2023 et des conclusions de l'appelante le 22 février 2024.

L'instruction a été clôturée par ordonnance du 17 décembre 2024.

SUR CE,

Sur le principe du contradictoire

A titre liminaire, s'agissant du moyen pris de la violation du contradictoire, la société Nabatea soutient que le jugement doit être infirmé en ce que le tribunal a fondé sa décision sur quatre moyens de droit (sic) qui n'ont pas été soulevés par la société [W] ou débattus entre les parties. En ce qu'elle ne sollicite pas l'annulation du jugement mais son infirmation, elle ne tire pas les conséquences juridiques du moyen qu'elle invoque.

Sur la fraude paulienne

La cour est saisie après le tribunal d'une action en inopposabilité sur le fondement de la fraude paulienne.

La société Nabatea critique le jugement déféré, tout d'abord pour avoir renversé la charge de la preuve en ce qu'il a jugé qu'il incombait à Nabatea de faire valider par l'intermédiaire d'un expert financier indépendant la valorisation de SGP Jordan pour les besoins de la cession, et ensuite pour avoir statué par contradiction de motifs en relevant en substance que la société SGP Jordan n'avait pas, à tort, été valorisée par un expert indépendant et en même temps qu'une telle valorisation est rendue impossible en raison des pertes financières inhérentes aux sociétés de projet.

Elle fait valoir que les conditions de l'action paulienne ne sont pas réunies :

- que l'élément matériel de la fraude paulienne n'est pas caractérisé, que ni la créance ni un « principe certain » de créance de [W] n'étaient nés antérieurement à la cession des titres de la société SGP Jordan, qu'à l'été 2019, il n'était pas possible d'anticiper que la sentence arbitrale serait aussi défavorable à SGP, que le fait qu'il y ait une identité de dirigeants et/ou d'actionnaires des parties à la cession ne suffit pas à caractériser une fraude organisée notamment lorsque la cession n'a pas été dissimulée, que la cession est intervenue dans un contexte de restructuration du groupe décidée bien avant la sentence arbitrale, en lien avec l'abandon du projet iranien début 2018 et la perte de l'appel d'offres du projet monténégrin, que la cession litigieuse n'a pas appauvri le débiteur ; qu'il convient de se référer au rapport d'un cabinet d'expertise comptable [K] & Associés, qu'une cession intra-groupe n'est pas en soi frauduleuse, que le prix de cession était conforme à la valeur nette comptable que SGP faisait de sa participation dans les comptes de la SCP Jordan, que cette méthodologie est justifiée et ne nécessitait pas d'avoir recours à un expert indépendant, que la cession est intervenue à des conditions normales et constituait une décision prudente de gestion, que par le biais de la cession de la SGP Jordan, la société SGP s'est enrichie en remboursant une dette à sa maison mère qui avait un droit à première demande à se voir rembourser sa créance en compte courant, que [W] a été négligente en ne mettant pas en place les sûretés appropriées, que SGP Jordan ayant enregistré des pertes en 2018 et 2019, la cession a contribué à améliorer les comptes financiers de SGP en la délestant d'une entité endettée, sans pour autant permettre son rétablissement complet, qu'en tout état de cause la saisie des parts sociales détenues par SGP dans SGP Jordan n'aurait pas permis la satisfaction de sa créance, la filiale jordanienne étant lourdement endettée,

- que l'élément intentionnel de la fraude paulienne n'est pas établi, que ni la mauvaise foi de SGP ni celle de Nabatea ne sont caractérisée.

La société [W] fait valoir qu'elle disposait d'une créance certaine en son principe au moment de la cession frauduleuse, que le litige était pendant devant la cour d'arbitrage de Londres, que les plaidoiries s'étaient tenues les 4,5 et 6 juin 2019, que la SGP avait conscience de ses demandes pécuniaires et du risque élevé de condamnation ;

- qu'il est de jurisprudence constante que si c'est bien au créancier exerçant l'action paulienne d'établir l'insolvabilité apparente du débiteur, c'est à ce dernier qu'il appartient de prouver qu'il dispose de biens de valeur suffisante pour répondre de l'engagement et que le tribunal de commerce n'a fait que constater, sur la base des éléments produits par les parties, que l'appauvrissement de SGP du fait de la cession frauduleuse était acté, sans renverser la charge de la preuve ;

- que le tribunal de commerce ne fait que remarquer, sans se contredire, que le fait que les comptes de SGP Jordan fassent apparaître des pertes financières ne permet pas, à lui seul, de préjuger de la valeur de ses titres et que la prétendue amélioration de la situation financière de SGP à l'issue de la cession frauduleuse n'était étayée par aucun élément ;

- que la SGP s'est appauvrie à l'occasion de la cession frauduleuse à un prix sous-évalué, que les parts sociales de SGP Jordan et créances en compte courants ont été substituées par des sommes d'argent que de surcroît SGP n'a jamais perçues en raison d'un règlement du prix de cession par compensation de créances croisées entre le cédant, le cessionnaire et leur société-mère Samfi-Invest, ce qui s'est traduit par une dévalorisation comptable et la disparition du seul actif susceptible de générer des revenus à terme, que la valorisation d'une société de projet comme SGP Jordan ne pouvait se déduire uniquement de ses comptes, qui font par hypothèse apparaitre d'importantes pertes en début de cycle : sa vraie valeur réside dans sa capacité à mener à bien les projets qu'elle poursuit, que le rapport financier de SGP Jordan montre 3 projets en cours en août 2019 (Salt, Al Jazi Wind et Karak), qu'après l'acquisition de SGP Jordan par Nabatea, le compte courant d'associé de Nabatea dans SGP Jordan est passé de 605 927 euros en 2019 à de plus de 2,7 millions d'euros en 2021, qu'en 2022, le projet Karak a généré un gain de plus de 1,8 million d'euros qui ont été reversés à Nabatea sans que [W] ne puisse prétendre au paiement de sa créance ;

- que la société SGP non seulement avait conscience du préjudice qu'elle causerait à ses créanciers en cédant la société SGP Jordan mais encore elle l'a délibérément recherché, que Nabatea ne présente aucune justification ou explication logique de sa création de Nabatea et du transfert critiqué, que les deux parties à la cession frauduleuse, cédant comme cessionnaire, étaient représentées par Samfi-Invest, leur société-mère, elle-même représentée par M. [I] [L], maître de l'affaire, qu'il ne peut s'agir d'une restructuration alors que le cessionnaire est un « clone » nouvellement créé ayant la même raison sociale, le même capital, le même objet social et les mêmes actionnaires, que le groupe n'a tiré aucun bénéfice de cette cession autre que celui de mettre les parts de SGP Jordan hors de portée, ce que Nabatea ne pouvait et ne devait ignorer, que l'intention frauduleuse est enfin encore illustrée par les déclarations de Nabatea, qui ne craint pas d'affirmer qu'en cas de blocage des actions de SGP Jordan, elle aurait tout bonnement sabordé sa filiale et l'aurait laissée couler afin de priver [W] de toute perspective de recouvrement de sa créance.

Sur ce, la cour,

Liminairement sur l'antériorité de la créance, il suffit qu'un principe de créance ait existé au moment de l'acte frauduleux pour que l'action paulienne puisse être exercée.

En l'occurrence, la société créancière [W] était liée à la société débitrice SGP par un contrat de développement conclu le 12 juillet 2017. Elle a saisi le 28 janvier 2018 la cour d'arbitrage international de Londres qui a rendu sa sentence le 19 novembre 2019, dont il n'est pas discuté qu'elle est aujourd'hui définitive.

Dans sa décision, l'arbitre a déclaré la société SGP responsable de manquements à ses obligations contractuelles (prévues par les Clauses 3.2 et 3.3 du contrat de développement) ainsi que des préjudices en résultant qui ont été indemnisés par l'octroi de la somme de 1 442 253,32 euros. Il s'ensuit que la qualité de créancière de la société [W] découle de manquements au contrat de développement, faits générateurs de l'obligation, et non de la sentence arbitrale.

Dans ces conditions, l'origine de la créance est antérieure à l'acte de cession litigieux intervenu le 30 août 2019 contrairement à ce que soutient la société Nabatea.

Aux termes de l'article 1341-2 du code civil, le créancier peut aussi agir en son nom personnel pour faire déclarer inopposables à son égard les actes faits par son débiteur en fraude de ses droits, à charge d'établir, s'il s'agit d'un acte à titre onéreux, que le tiers cocontractant avait connaissance de la fraude.

Trois conditions doivent donc être remplies pour pouvoir déclarer l'acte frauduleux inopposable : un appauvrissement du patrimoine du débiteur ayant créé ou aggravé son insolvabilité, l'intention ou la conscience du créancier de nuire au débiteur et la conscience du tiers de nuire au débiteur.

Sur le premier point, l'acte frauduleux doit avoir eu pour conséquence soit de créer une situation d'insolvabilité nouvelle chez le débiteur, soit d'aggraver une insolvabilité préexistante, le préjudice du créancier étant constitué dans ce dernier cas par la diminution de perspectives de recouvrement déjà compromises. Il est de jurisprudence constante que la démonstration d'une insolvabilité apparente par le créancier suffit et qu'il appartient au débiteur de prouver qu'il dispose de biens d'une valeur suffisante pour répondre de son engagement.

L'action paulienne est également admise en dehors de tout appauvrissement du débiteur en cas de cession à titre onéreux, lorsque la cession, bien que consentie à un prix normal, a eu pour effet de faire échapper un bien aux poursuites du créancier en le remplaçant par des fonds plus aisés à dissimuler ou plus difficile à appréhender. Lorsque le demandeur agit pour la conservation de son droit de gage général, l'insolvabilité n'a pas à être démontrée.

En l'espèce, il est constant que la société débitrice SGP a cédé à une société du même groupe, Nabatea, une part importante de ses actifs, à savoir les titres de capital qu'elle détenait dans la société SGP Jordan. Le contrat de cession des titres de SGP Jordan conclu entre SGP et Nabatea prévoit un prix d'acquisition de 68 000 euros et la cession de la créance en compte courant d'associé détenue par SGP à l'encontre de la société SGP Jordan au prix de 960 624,58 euros.

Le contrat de cession de la créance de SGP dans les comptes de SGP Jordan stipule un prix de 605 927 euros payé au cédant la société SGP par la société Samgreen-Power devenue Nabatea, précisant que la mention de 960 624,58 euros est erronée.

Le cabinet [K] & Associés explique, pour répondre à la société [W] sur le prix de cession, que la somme de 68 000 euros a été fixée par référence au montant du capital libéré et que, comme le prix de cession du compte courant, elle a été fixée à la valeur nette comptable des titres de participation et du compte courant cédés, précisant qu'il n'existe pas de règles d'abattement en matière de transfert comptable.

Faute d'éléments complémentaires susceptibles d'étayer la thèse d'un prix sous-évalué, il n'est pas démontré que ces deux cessions soient intervenues à un prix inférieur à leur valeur vénale.

En revanche, il ressort de la note technique du cabinet [K] que le prix de cession a d'abord transité par le compte bancaire de SGP pour ensuite être immédiatement prélevé par Samfi-Invest, sa maison-mère, au titre du remboursement de son propre compte-courant d'associé, ce dont l'auteur de la note déduit que l'opération a permis à la société SGP de se désendetter, ce que confirment les états financiers de la société SGP au titre des années 2017, 2018 et 2019 arrêtés au 30 août 2019.

Si le montant des créances de SGP passe de 1 155 567,24 euros en 2018 à 210 459,98 euros en 2019, il n'y a pas d'augmentation corrélative des disponibilités. Cela accrédite le fait que le prix d'acquisition de la créance en compte courant d'associé au sein de SGP Jordan n'est pas venu augmenter la trésorerie de SGP, privant la société [W] de la possibilité de recouvrer au moins pour partie sa créance résultant de la condamnation prononcée par la cour d'arbitrage international de Londres, tandis qu'au même moment et sous couvert d'une « restructuration », la maison-mère Samfi-Invest a fait le choix de faire sortir la société SGP Jordan du patrimoine de la société SGP.

Alors que la société SGP était déjà endettée avec 3 814 285 euros de « dettes diverses » au 31 décembre 2018 selon l'annexe au rapport [K] & Associés et alors que ses capitaux propres étaient devenus négatifs en 2019 (passant de + 191 922 euros en 2018 à - 210 693 euros en 2019), l'appauvrissement de la société SGP résulte de la sortie de son patrimoine, par les deux cessions litigieuses suivies d'un jeu d'écritures comptables, à la fois de l'actif social que constituait les parts sociales de SGP Jordan, du prix de la cession des dites parts sociales et du prix de cession du compte courant d'associé, le tout au bénéfice de sociétés membres du même groupe et au détriment de la solvabilité de la société SGP. Ceci a eu comme conséquence pour la société [W] de restreindre ses perspectives de recouvrement de sa créance en la privant de son droit de gage général et en faisant sortir dans le même temps du patrimoine de sa débitrice le fruit de la vente du bien gagé.

La cour considère par ailleurs que les motifs employés par le tribunal ne sont pas contradictoires, en ce qu'il s'emploie à démontrer un appauvrissement, dans son principe, sans estimer disposer des éléments suffisants pour le chiffrer avec exactitude. Le moyen tenant à de prétendues contradictions de motifs sera donc écarté.

Dans ce contexte, les explications de la société Nabatea relatives à la restructuration du groupe auquel elle appartient pour justifier le transfert de propriété de SGP Jordan ne convainquent pas, alors que les sociétés SGP et Nabatea sont toutes deux des filiales de la société Samfi-Invest et que l'organisation nouvellement instaurée se limite à substituer une filiale (Nabatea) à une autre (SGP) pour détenir SGP Jordan, sans qu'elle vienne démontrer que le mode de financement des activités de cette dernière soit différent.

Doit donc être admise l'action paulienne de la société [W] en ce que les cessions litigieuses, bien que consenties à un prix normal, ont eu pour effet de faire échapper les parts sociales aux poursuites du créancier ainsi que les prix de cession immédiatement affectés au paiement par compensation de la société-mère.

Il sera précisé incidemment que le tribunal, après avoir constaté l'absence de contrepartie en liquide à la cession de SGP Jordan, a jugé que la société SGP s'était appauvrie en se séparant de son seul actif lui offrant des perspectives de valorisation, alors qu'aucune valorisation de SGP Jordan n'avait été réalisée au moment de la cession litigieuse, n'a pas en l'état de ces constatations opéré un renversement de la charge de la preuve.

S'agissant de l'intention de nuire au débiteur, la jurisprudence de la Cour de cassation admet que la fraude paulienne peut résulter de la seule connaissance que le débiteur et son cocontractant à titre onéreux ont du préjudice causé au créancier par l'acte litigieux.

S'agissant du débiteur, la société SGP, le tribunal a retenu à juste titre entre autres considérations, que les opérations de cession litigieuses ont été effectuées à l'intérieur du même groupe, sous la signature finale de la même personne, que la société cessionnaire Nabatea, initialement dénommée Samgreen-Power est un double de SGP(Samgreenpower), avec le même actionnariat, le même objet, et des dénominations sociales quasi-identiques, créé postérieurement à l'introduction de la procédure d'arbitrage et qu'un responsable engagé dans un litige aussi majeur ne peut que nécessairement l'inclure dans ses réflexions avant toute décision stratégique consistant au transfert du dernier actif potentiel de sa société.

La prétendue réorganisation du groupe et des sociétés impliquées dans la présente affaire qui appartiennent toutes à une seule et même personne, ne trouve pas d'explication rationnelle autre que celle d'isoler un actif potentiellement rentable pour le soustraire à l'appropriation du créancier la société [W], précisément au moment où un litige était pendant devant la cour d'arbitrage international de Londres, alors qu'ultérieurement en décembre 2022 le projet porté par SGP Jordan a finalement démontré sa rentabilité en rapportant la somme de 1 871 000 euros.

La preuve de la conscience de nuire à autrui est donc caractérisée chez la société SGP et chez la société Nabatea, de sorte que le tribunal en a valablement conclu que les conditions d'application de l'article 1341-2 du code civil étaient remplies en l'espèce et que la cession des parts de la SGP Jordan du 30 août 2019 et la cession de compte courant d'associé étaient constitutives d'une fraude paulienne pour déclarer lesdites cessions inopposables à la société [W].

En conséquence, le jugement sera confirmé.

- Sur les dépens et l'article 700 du code de procédure civile

La société Nabatea qui succombe en son appel, sera condamnée aux dépens, le jugement étant confirmée en ce qu'il avait mis à sa charge les dépens de première instance. Elle sera par voie de conséquence déboutée de sa demande au titre des frais irrépétibles.

L'équité commande en outre d'allouer à la société [W] la somme de 30 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

SUR CE,

La cour statuant publiquement et par arrêt réputé contradictoire,

Confirme le jugement en toutes ses dispositions ;

Y ajoutant,

Condamne la société Nabatea aux dépens d'appel ;

Condamne la société Nabatea à payer à la société de droit iranien [W] Solar City Solutions LLC une somme de 30 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;

Déboute la société Nabatea de sa demande à ce même titre.

Liselotte FENOUIL

Greffière

Marie-Christine HÉBERT-PAGEOT

Présidente

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