CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 8 octobre 2025, n° 24/17401
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Domino's Pizza France (SAS)
Défendeur :
Agora (SARL), Speed Rabbit Pizza (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Brun-Lallemand
Conseillers :
M. Richaud, Mme Bussiere
Avocats :
Me Boccon Gibod, Me Saint-Esteben, Me Fertier, Me Chauveau, Me Lallement, Me Riera Thiebault, Me Semoun
FAITS ET PROCÉDURE
La société Domino's Pizza France (ci-après « Domino's Pizza ») et la société Speed Rabbit Pizza (ci-après « SRP ») gèrent chacune un réseau de franchises ayant pour activité la fabrication et la vente de pizzas à emporter.
La société DPFC, filiale de Domino's Pizza, a exploité de 2002 à 2008 un point de vente à [Localité 12] (92), avant d'être dissoute en 2013 à la suite de la transmission universelle de son patrimoine à la société Domino's Pizza.
La société Agora exploitait depuis le 15 octobre 1999 un point de vente à [Localité 8] (92), en qualité de franchisé sous enseigne Speed Rabbit Pizza. Elle a quitté l'enseigne Speed Rabbit Pizza en 2014 et exerce désormais une activité de chambre d'hôtes.
Le 30 novembre 2012, reprochant aux sociétés Domino's Pizza et DPFC des actes de concurrence déloyale, ayant notamment consisté en l'octroi, pour le franchiseur à son franchisé, de délais de paiements excessifs, la société Agora les a assignées en cessation de ces pratiques et en paiements de dommages et intérêts.
Au cours de l'instance, les sociétés Agora et SRP ont produit une pièce, numérotée D3 (et 14 désormais), intitulée « Guide OER » 2018, consistant en un guide d'évaluation réalisé par la société Domino's Pizza France, des points de vente pour l'année 2018, contenant des conseils pour permettre aux franchisés du réseau Domino's Pizza d'améliorer la qualité de leur gestion et la rentabilité de leur point de vente.
A titre reconventionnel, la société Domino's Pizza France a demandé le paiement de dommages et intérêts du fait de l'obtention par les sociétés Speed Rabbit Pizza et Agora de pièces couvertes par le secret des affaires, notamment ledit guide, et de leur production au cours de l'instance.
Par jugement du 7 juillet 2014, le tribunal de commerce de Paris a rejeté les demandes de la société Agora. Par arrêt du 12 décembre 2018, la cour d'appel de Paris a, en substance, rejeté la demande d'annulation du jugement et l'a confirmé. Par arrêt rendu le 30 septembre 2020, la Cour de cassation a cassé et annulé en toutes ses dispositions cette décision.
Sur renvoi, par arrêt du 23 novembre 2022, la cour d'appel de Paris a :
- Dit sans objet la demande d'annulation du jugement,
- Infirmé le jugement en ce qu'il a écarté certaines pièces des débats produites par la société Agora ;
Statuant à nouveau de ce chef infirmé,
- Rejetté la demande de la société Domino's Pizza France (DPF) tendant à voir déclarer irrecevables les pièces adverses E6 à E12 reproduites également en annexe 27 de la pièce adverse Q3 (D00110, D114-2 à D114-6, D124, D126-2 à D126-3, D127-1 à D127-2) ;
- Sur les demandes relatives à la concurrence déloyale, avant-dire droit sur les demandes présentées prise du dépassement allégué des délais légaux, ordonné une mesure d'expertise,
- Sur la demande relative à la violation du secret des affaires, infirmé le jugement de ce chef et statuant à nouveau, condamné in solidum les société SRP et Agora à verser à la société DPF la somme de 30 000 euros en réparation du préjudice moral subi par cette dernière du fait de cette violation ;
- Rejeté le surplus des demandes présentées de ce chef ;
- Sursis à statuer sur les autres demandes présentées ;
- Réservé les dépens.
A la suite du nouveau pourvoi formé par les sociétés Speed Rabbit Pizza et Agora, la chambre commerciale, économique et financière de la Cour de cassation a, au visa des articles L. 151-8, 3° du code de commerce et 6 §1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, par arrêt du 5 juin 2024, pourvoi n°23-10.954, partiellement cassé l'arrêt rendu le 23 novembre 2022, en ce qu'il condamne in solidum les sociétés Speed Rabbit Pizza et Agora à payer à la société Domino's Pizza France la somme de 30 000 euros en réparation du préjudice moral subi par cette dernière du fait de la violation de ses secrets d'affaires et a renvoyé les parties devant la cour d'appel de Paris autrement composée, aux motifs que la cour d'appel n'a pas recherché, « comme elle y était invitée, si la pièce produite était indispensable pour prouver les faits allégués de concurrence déloyale et si l'atteinte portée par son obtention ou sa production au secret des affaires de la société Domino's Pizza n'était pas strictement proportionnée à l'objectif poursuivi. » (moyen pris en sa septième branche).
La société Domino's Pizza France a saisi la cour d'appel par déclaration reçue au greffe de la cour le 4 octobre 2024.
Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 7 avril 2025, la société Domino's Pizza France demande à la Cour de :
Infirmer le jugement rendu le 7 juillet 2014 par le tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a « débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires » mais uniquement en ce qu'il a débouté la société Domino's Pizza France de sa demande de dommages et intérêts pour violation du secret des affaires ;
Et statuant à nouveau,
- Juger que la production de la pièce D3 par Speed Rabbit Pizza et Agora en violation du secret des affaires de Domino's Pizza France n'était pas indispensable à l'exercice des droits de la défense de Speed Rabbit Pizza et Agora ;
- Juger que la production de la pièce D3 par Speed Rabbit Pizza et Agora en violation du secret des affaires de Domino's Pizza France n'était pas strictement proportionnée à l'objectif poursuivi relatif à la protection des droits de la défense ;
En conséquence :
- Juger que Speed Rabbit Pizza et Agora ont violé les secrets d'affaires de Domino's Pizza France, ce qui lui a causé un préjudice ;
- Condamner in solidum Speed à verser à Domino's Pizza France la somme de 250.000 euros à titre de dommages-intérêts pour violation du secret des affaires ;
Et en tout état de cause :
- Condamner in solidum Speed Rabbit Pizza et Agora à verser à Domino's Pizza France la somme de 50.000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamner Speed Rabbit Pizza et Agora aux entiers dépens ;
- Ordonner l'exécution provisoire de l'intégralité de l'arrêt à intervenir.
Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 16 avril 2025 la société Speed Rabbit Pizza demande à la Cour de :
Confirmer le jugement rendu le 7 juillet 2014 par le tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a débouté la société Domino's Pizza France de sa demande de dommages et intérêts pour violation du secret des affaires ;
Statuant à nouveau,
- Juger que la pièce D3 (produite à la présente instance sous numérotation 14) produite par Agora et Speed Rabbit Pizza ne revêt pas la qualification de secrets des affaires de la société Domino's Pizza France faute de remplir les trois conditions cumulatives visées à l'article L. 151-1 du code de commerce ;
- Juger que la pièce D3 n'a pas été obtenue ni utilisée illicitement par Speed Rabbit Pizza ;
- Juger en conséquence que les sociétés Speed Rabbit Pizza et Agora n'ont pas violé le secret des affaires de la société Domino's Pizza France ;
En conséquence :
- Débouter la société Domino's Pizza France de l'intégralité de ses demandes de dommages et intérêts pour violation du secret des affaires ;
A titre subsidiaire :
- Juger que la pièce D3 (produite à la présente instance sous numérotation 14) était indispensable à l'exercice des droits de la défense des sociétés Speed Rabbit Pizza et strictement proportionnée à l'objectif poursuivi ;
- Juger que la société Domino's Pizza France ne démontre pas avoir subi un quelconque préjudice ;
En conséquence :
- Débouter la société Domino's Pizza France de l'intégralité de ses demandes de dommages et intérêts pour violation du secret des affaires ;
En tout état de cause,
- Débouter la société Domino's Pizza France de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;
- Condamner la société Domino's Pizza France à verser à la société Speed Rabbit Pizza la somme de 25.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamner la société Domino's Pizza France au paiement de tous les dépens dont distraction au profit de la SCP Bolling Durand & Lallement, avocats, conformément à l'article 699 du code de procédure civile.
Aux termes de ses dernières conclusions, déposées et notifiées par la voie électronique le 18 avril 2025 la société Agora demande à la Cour de :
- Confirmer le jugement rendu le 7 juillet 2014 par le Tribunal de commerce de Paris en ce qu'il a débouté la société Domino's Pizza France de sa demande de dommages et intérêts pour violation du secret des affaires ;
Statuant à nouveau,
- Débouter la société Domino's Pizza France de l'ensemble de ses demandes, fins et conclusions ;
- Condamner la société Domino's Pizza France à verser à la société Agora la somme de 25.000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens de première instance et d'appel dont le recouvrement sera effectué par la SELARL JRF & Associés représentée par maître Stéphane Fertier, conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 14 mai 2025.
La Cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions susvisées pour un exposé détaillé du litige et des prétentions des parties, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
*
* *
MOTIVATION
I ' Sur la production illicite de la pièce D3 protégée par le secret des affaires
1- Sur la portée de la cassation
Moyens des parties
Les sociétés Agora et SPR soutiennent que la cour d'appel de renvoi a « plénitude de juridiction » pour apprécier si la pièce litigieuse relève ou non du secret des affaires. En effet, il importe peu que l'arrêt de cour d'appel du 23 novembre 2022 ait jugé que cette pièce relevait du secret des affaires, dès lors qu'il a fait l'objet d'une cassation partielle. De plus, la Cour de cassation a statué en l'état des constations factuelles de la cour d'appel à date et n'a exercé qu'un contrôle limité sur ce qu'il lui était soumis. Si la Cour de cassation n'a pas remis en cause la nature du secret des affaires de la pièce D3, c'est qu'elle était tenue par la façon dont la cour d'appel avait statué sur ce point. Or, la cour d'appel lorsqu'elle a statué, n'avait pas connaissance de ce que la pièce litigieuse était librement accessible sur internet. Cet élément, selon Agora et SPR empêche, à lui seul, de conférer à la pièce D3 la nature de secret d'affaires.
La société Domino's Pizza France répond que la qualification de secret des affaires de la pièce litigieuse ne peut être contestée. En effet, la cour d'appel de Paris, a dans l'arrêt cassé du 23 novembre 2022, jugé que cette pièce relevait du secret des affaires, et la Cour de cassation n'a pas remis en cause ce point dans l'arrêt de cassation partielle du 5 juin 2024, ainsi qu'il ressort du point 9 du moyen pris en ses première à cinquième branche (« en l'état [des] constations et appréciations, dont il résulte, d'une part, que la pièce D3 était protégée par le secret des affaires de la société Domino's Pizza, d'autre part, que les sociétés SRP et Agora savaient ou auraient dû savoir que ce document leur avait été remis sans le consentement de la société Domino's Pizza et en méconnaissance d'une obligation de confidentialité à laquelle étaient tenues les sociétés appartenant au réseau dirigé par ce franchiseur, la cour d'appel, qui n'était pas tenue d'effectuer la recherche [du caractère librement accessible du document sur Internet] invoquée par la deuxième branche, qui ne lui était pas demandée, a légalement justifié sa décision. »)
Réponse de la Cour
En application des articles 623 à 625, 631 et 638 du code de procédure civile, la cassation, qui peut être totale ou partielle, est partielle lorsqu'elle n'atteint que certains chefs dissociables des autres, la portée de la cassation étant déterminée par le dispositif de l'arrêt qui la prononce et s'étendant à l'ensemble des dispositions du jugement cassé ayant un lien d'indivisibilité ou de dépendance nécessaire. Sur les points qu'elle atteint, la cassation replace les parties dans l'état où elles se trouvaient avant la décision cassée et entraîne, sans qu'il y ait lieu à une nouvelle décision, l'annulation par voie de conséquence de toute décision qui en est la suite ou qui s'y rattache par un lien de dépendance nécessaire. Devant la juridiction de renvoi, l'instruction est reprise en l'état de la procédure non atteinte par la cassation, l'affaire étant à nouveau jugée en fait et en droit par la juridiction de renvoi à l'exclusion des chefs non atteints par la cassation.
Au sens des articles 480 du code de procédure civile et 1355 du code civil, l'autorité de la chose jugée suppose une triple identité : celle des parties agissant en vertu du même titre juridique, celle de l'objet et celle de la cause. La cause, qui ne fait l'objet d'aucune définition légale mais qui est implicitement évoquée aux articles 6 et 7 du code de procédure civile, s'entend non du fondement juridique de la demande mais de l'ensemble des faits qui la soutiennent, spécialement ou non.
Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, seul le dispositif de la décision est revêtu de l'autorité de chose jugée à l'exclusion de ses motifs, peu important qu'ils soient décisifs ou décisoires, les motifs de la décision ne pouvant que servir à éclairer le sens ou la portée du dispositif.
Au cas présent, par arrêt du 5 juin 2024 (n°23-10.954), la chambre commerciale de la Cour de cassation a partiellement cassé l'arrêt rendu le 23 novembre 2022 en ce qu'il condamne in solidum les sociétés SPR et Agora à payer à la société Domino's Pizza France la somme de 30 000 euros en réparation du préjudice moral subi par cette dernière du fait de la violation de ses secrets d'affaires et a remis en conséquence, sur ces points, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt.
Il s'ensuit, en premier lieu, qu'est définitif le rejet pour le surplus des demandes formées par la société Domino's Pizza au titre de la violation, au cours de l'instance, de pièces couvertes sur le secret des affaires.
Il ressort, en second lieu, du dispositif de l'arrêt qui prononce la cassation partielle que le point atteint par la cassation au sens des articles 623 à 625 du code de procédure civile est la condamnation in solidum des sociétés SPR et Agora à payer à la société Domino's Pizza France la somme de 30 000 euros en réparation du préjudice moral subi par cette dernière du fait, par la production de la pièce D3, de la violation de ses secrets d'affaires.
Il s'en déduit que cette cassation partielle ne se limite pas à l'appréciation du caractère indispensable et strictement proportionné de la pièce produite, mais s'étend à l'ensemble des dispositions de l'arrêt cassé ayant un lien d'indivisibilité ou de dépendance nécessaire, à savoir la qualification de secret d'affaires et l'illicéité de la production, d'une part, et l'évaluation du préjudice subi, d'autre part.
Sur ces points, la cassation replace les parties dans l'état où elles se trouvaient avant la décision cassée, l'affaire devant à nouveau jugée en fait et en droit.
2- Sur la qualification de secret des affaires
Moyens des parties
Les sociétés Agora et SPR soutiennent que la pièce litigieuse ne relève pas du secret des affaires car les trois conditions posées à l'article L. 151-1 du code de commerce ne sont pas remplies. En premier lieu, la pièce contient des informations accessibles à toute personne familière du secteur d'activité, puisqu'elle se borne à énoncer des recommandations communes, d'ordre général, ne présentant aucun caractère original. En deuxième lieu, eu égard à son ancienneté et à l'absence d'atteinte causée aux intérêts de la société Domino's Pizza France par sa divulgation, la pièce est dépourvue de toute valeur commerciale. En troisième lieu, la société Domino's Pizza France n'a pris aucune mesure de protection raisonnable et spécifique puisque la pièce litigieuse est librement accessible sur internet. En effet, il suffit selon Agora et SPR de se connecter sur un lien HTTPS ou de rechercher certains mots pour obtenir des documents contenant exactement le même type d'informations que celles contenues dans la pièce D3.
La société Domino's Pizza France répond que cette pièce est protégée par le secret des affaires pour les raisons qui ont été retenues par l'arrêt du 23 novembre 2022 et n'ont pas été contestées utilement devant la Cour de cassation. Elle fait à nouveau valoir que ce guide contient des présentations détaillées relatives à l'activité et à la stratégie du réseau de la société Domino's Pizza France et comprend des éléments définissant sa politique commerciale et stratégique. Elle souligne notamment, à titre d'illustration, que la taille des pizzas à respecter et leur composition en terme de garniture varient d'un réseau à l'autre. Elle observe enfin que la simple lecture du document présenté comme « du même type » que le guide 2018 permet de déconstruire la prétendue similitude entre les deux, étant observé par ailleurs que l'un comprend 12 pages et l'autre 23.
Réponse de la Cour
En application de l'article L. 151-1 du code de commerce, est protégée au titre du secret des affaires toute information répondant aux conditions cumulatives suivantes :
« 1° Elle n'est pas, en elle-même ou dans la configuration et l'assemblage exacts de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d'informations en raison de leur secteur d'activité ;
2° Elle revêt une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret ;
3° Elle fait l'objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le caractère secret. »
Au cas présent la Cour retient, en premier lieu, que la pièce D3 intitulée, Guide OER (« Operations Evaluation Report ») 2018, est un guide d'évaluation des points de vente de 2018 qui contient des indications très précises sur les standards propres à Domino'sPizza, lesquels lui permettent de se différencier des réseaux concurrents. Résultant de l'expérience du franchiseur, il comprend ainsi de nombreux conseils à destination des franchisés pour leur permettre d'améliorer la qualité de leur gestion et ainsi la rentabilité de leur point de vente, notamment la rubrique « préparation pour le Rush » (p. 9).
Ce document, qui constitue un vecteur de transmission du savoir-faire distinctif et secret de Domino's Pizza France, contient des informations qui n'étaient généralement pas connues ou aisément accessibles par les personnes familières du secteur d'activité de la fabrication et de la vente à emporter de pizzas. Il n'est à cet égard pas nécessaire que chaque élément soit original, inconnu ou difficilement accessible en dehors du réseau, dès lors que ce sont ces informations dans leur ensemble, et non chacun des informations prise isolément, qui sont prises en compte.
Il n'est par ailleurs pas démontré que ce guide, en lui-même, soit librement accessible sur Internet. Il est constaté à cet égard que les deux liens internet communiqués par Agora et SPR (tipseast.com et datascope.io) sont présentés comme renvoyant au document OER « mondial » de décembre 2020, en langue anglaise (produit par Domino's Pizza sous le n°15-1), lequel présente d'importantes différences avec la pièce litigieuse, ainsi qu'il ressort au demeurant des exemples de concordance, peu convaincants, développés par Agora et SPR dans leurs écritures. Les comparaisons entre les deux documents permettent de mettre en évidence, à l'inverse de ce qui est allégué par ces parties, de très nombreuses et notables discordances. Ne figure pas dans le guide OER mondial, notamment, la partie « préparation pour le rush ». A titre toujours d'illustration, il peut être aussi par exemple relevé que les scores, à l'exception de l'item « produit », ne sont pas répartis de la même façon. Le guide OER 2018 précise par ailleurs page 2 décliner aussi les « obligations légales françaises ». Force est de constater, enfin, que le guide mondial 2020 ne comprend aucune mention relative à sa confidentialité, contrairement à la pièce litigieuse.
La Cour retient, en deuxième lieu, que les informations contenues dans ce guide avaient, lors de leurs productions, une valeur commerciale effective ou potentielle, du fait de leur caractère secret.
La Cour observe à cet égard que l'ancienneté supposée de ces informations n'est pas démontrée. C'est à raison que Domino's Pizza fait valoir, dans ses écritures, qu'à la différence d'éléments évolutifs tels que le prix de vente, les recommandations relatives à l'exploitation même du réseau et la fabrication des produits commercialisés ont vocation à être stables dans le temps. Il ressort de surcroît des termes mêmes de l'article L. 151-1-2° du code de commerce, en substance, que la valeur commerciale est la conséquence du secret.
La Cour retient, en troisième lieu, que ce guide était exclusivement destiné aux franchisés et devait rester confidentiel, ce qui est expressément rappelé sur chaque page du guide (mention : « Copyright 2018 Domino's Pizza France ' Ce guide est strictement confidentiel à destination exclusive des membres du réseau Domino's pizza. Toute communication partielle ou totale est strictement interdite ».). Le franchiseur avait donc pris des mesures raisonnables pour en empêcher la diffusion hors réseau.
Il n'est pas allégué, enfin, que sa production constituerait une exception à la protection du secret des affaires prévue aux articles L. 151-7 et L.151-8 du code de commerce, notamment qu'il serait justifié par la protection d'un intérêt légitime reconnu par le droit de l'Union européenne ou le droit national.
Cette pièce est donc protégée au titre du secret des affaires.
3- Sur l'illicéité de la production de la pièce litigieuse
Moyens des parties
Les sociétés Agora et SPR soutiennent que la société Domino's Pizza France ne rapporte pas la preuve du caractère illicite de l'utilisation de la pièce. Un franchisé de la société Domino's Pizza France a parfaitement pu, en sa qualité de détenteur légitime, communiquer la pièce litigieuse dans le cadre des éléments relatifs à une due diligence dans le cadre d'une cession envisagée, à la société Speed Rabbit Pizza. En outre, la pièce est librement accessible sur Internet. Dès lors, elle n'a selon Agora et SPR pas été obtenue de manière illicite.
La société Domino's Pizza France répond que la pièce litigieuse a nécessairement été communiquée aux intimées par l'un des franchisés de la société Domino's Pizza France en violation de la clause de confidentialité que contenait le contrat de franchise. Le fait que cette communication ait eu lieu dans le cadre de due diligences est indifférente, étant observé que dans l'hypothèse où la transmission serait intervenue dans le cadre d'un projet de cession, ladite communication a nécessairement été circonscrite aux négociations en question. Ainsi, la pièce litigieuse a été obtenue et versée aux débats de manière illicite.
Réponse de la Cour
L'article 151-4 du code de commerce dispose que l'obtention d'un secret des affaires est illicite lorsqu'elle est réalisée sans le consentement de son détenteur légitime et qu'elle résulte :
1° D'un accès non autorisé à tout document, objet, matériau, substance ou fichier numérique qui contient le secret ou dont il peut être déduit, ou bien d'une appropriation ou d'une copie non autorisée de ces éléments ;
2° De tout autre comportement considéré, compte tenu des circonstances, comme déloyal et contraire aux usages en matière commerciale.
Aux termes de l'article 141-5 du même code, l'utilisation ou la divulgation d'un secret des affaires est illicite lorsqu'elle est réalisée sans le consentement de son détenteur légitime par une personne qui a obtenu le secret dans les conditions mentionnées à l'article L. 151-4 ou qui agit en violation d'une obligation de ne pas divulguer le secret ou de limiter son utilisation.
L'article 151-6 du code de commerce édicte que l'obtention, l'utilisation ou la divulgation d'un secret des affaires est aussi considérée comme illicite lorsque, au moment de l'obtention, de l'utilisation ou de la divulgation du secret, une personne savait, ou aurait dû savoir au regard des circonstances, que ce secret avait été obtenu, directement ou indirectement, d'une autre personne qui l'utilisait ou le divulguait de façon illicite au sens du premier alinéa de l'article L. 151-5.
Au cas présent, la Cour rappelle qu'il ressort des mentions reproduites sur chacune des pages de ce guide qu'il est à destination exclusive des membres du réseau Domino's pizza et que toute communication partielle ou totale à l'extérieur du réseau est strictement interdite. Il n'est en outre pas démontré que ce guide soit librement accessible sur Internet. Il s'ensuit qu'Agora et SPR ont nécessairement obtenu ce guide protégé par le secret des affaires d'une personne agissant en violation d'une obligation de ne pas divulguer le secret ou de limiter son utilisation.
La circonstance que SPR ait pu entrer en possession de ce document à la suite de due diligences, dans le cadre semble-t-il d'un projet d'acquisition à [Localité 7], ne l'autorise pas à en faire usage dans le cadre du présent contentieux.
Au regard des circonstances, la production du document, qui est intervenue sans le consentement de son auteur, en l'espèce le franchiseur « détenteur légitime » originaire, est donc illicite au sens du premier alinéa de l'article L. 151-5 du code de commerce.
II- Sur le caractère indispensable et proportionné de la pièce produite
Dans un procès civil, l'illicéité ou la déloyauté dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l'écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte à d'autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi (en ce sens, Cass. Assemblé plénière, 22 décembre 2023, n° 20-20.648).
Il en résulte l'obligation pour le juge du fond de procéder è une balance des intérêts entre, d'une part, le droit à la protection du secret des affaires, que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a érigé en principe général du droit de l'Union (14 février 2008, C-450/06, point 49), et d'autre part les droits et intérêts légitimes concurrents, comme le rappelle à plusieurs reprises la directive n°2016/943 du 8 juin 2016 sur la protection des savoir-faire et des informations non divulguées -secrets d'affaires- contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicite (notamment en son article 7 §1, 3, 11 et§ 2, et son article 13 §1) dont les articles L. 151-1 et suivant du code de commerce assurent la transposition.
1- Sur le caractère indispensable de la pièce produite pour prouver les faits allégués
Moyens des parties
La société Domino's Pizza France soutient que la pièce produite n'était pas indispensable à la défense des sociétés Agora et Speed Rabbit Pizza. En effet, la demande des intimées porte sur la violation des délais de paiement par le franchisé de la société Domino's Pizza France. Or cette pièce, qui ne concerne pas cette question, ne démontre pas que la société Domino's Pizza France ne respecterait pas les dispositions légales relatives aux délais de paiement. Il peut être relevé, au demeurant, que la pièce litigieuse est d'ailleurs citée une unique fois dans les écritures d'appel des intimées.
Les sociétés Agora et SPR répondent que ce guide est indispensable à l'exercice du droit à la preuve. En effet, La pièce litigieuse contient, page 10, une notation en fonction des temps de livraison des pizzas, de laquelle il ressort que certaines livraisons peuvent prendre plus de 30 minutes, ce qui démontre selon Agora et SPR que la zone de chalandise n'est pas limitée à un kilomètre autour d'un point de vente Domino's Pizza. La pièce litigieuse démontre, également, - en considération de la « liste des produits spécifiques qui ne peuvent être remplacés » mentionnée sur la page 9 du guide, à gauche - que la société Domino's Pizza France est le fournisseur exclusif ou quasi-exclusif de l'ensemble des ingrédients composant les pizzas. Or, cette information permet selon ces parties d'établir que la société Domino's Pizza France accorde des délais anormaux de paiement à son franchisé sur la totalité des matières permettant la fabrication de pizzas.
Agora et SPR ajoutent que le fait que la pièce litigieuse ne soit expressément visée dans leurs conclusions d'appel qu'une seule fois est sans incidence, dès lors que sa production participe, par un faisceau d'indices graves, précis et concordants, à démontrer l'enchainement des faits concourant au préjudice qu'elles subissent.
Réponse de la Cour
Au soutien de leur demande en réparation de dommages causés en raison d'une concurrence déloyale, Agora et SPR imputent à Domino's Pizza la pratique illicite de financement systémique consistant en l'octroi de délais de paiements violant les délais légaux maximum, dans le but d'offrir à ses franchisés un avantage concurrentiel indu.
A l'appui, ces parties ont versé en procédure la pièce D3, soit un guide réalisé par la société Domino's Pizza France, protégé par le secret des affaires, lequel porte sur l'évaluation des points de vente pour l'année 2018 et contient des conseils pour permettre aux franchisés du réseau Domino's Pizza d'améliorer la qualité de leur gestion et la rentabilité de leur point de vente.
Il doit dans ces circonstances être constaté, tout d'abord, que la pièce litigieuse ne fait à aucun moment référence à la question des délais de paiement entre Domino's Pizza et son franchisé situé à [Localité 8], ni même, plus généralement, à la question des délais de paiement au sein du réseau.
Il peut être observé, ensuite, qu'il ressort de ce guide OER 2018 que le temps d'attente du consommateur est surveillé, un score étant établi à cet égard. Cependant, il ne peut en être déduit des enseignements sur la livraison de pizza hors de la zone de chalandise, à supposer même que ce point participe à la démonstration de l'avantage concurrentiel consistant en l'octroi de délais de paiements violant les délais légaux maximum.
Domino's Pizza observe de surcroit, sans être démentie, qu'au soutien de leurs allégations relatives aux temps de livraison DPF, Agora et SPR versent trois autres pièces (numérotées Q2, D1 et D2). Il leur était, par ailleurs, également possible de se fonder par exemple sur les pages du site internet Domino's Pizza France accessibles aux consommateurs.
Il y a lieu de retenir, enfin, que le guide litigieux contient page 8 la mention selon laquelle « les produits référencés dans le contrat de franchise (qui) ne doivent pas être remplacés (sont) la mozzarella, le coulis de tomate, la pâte à pizza et les viandes (cf. liste de produits spécifique ci-contre) », mais qu'il ne peut en être déduit, contrairement à ce qu'allèguent Agora et SPR, que Domino's Pizza accorde des délais anormaux de paiement à son franchisé sur la totalité des matières permettant la fabrication de pizzas.
Domino's Pizza observe de surcroit, sans être démentie, qu'au soutien de leurs allégations relatives au rôle de fournisseur exclusif de DPF, Agora et SPR versent cinq autres pièces (numérotées B9, T6, Q2, F6 et T10).
Il se déduit de l'ensemble que la pièce couverte par le secret des affaires ne présente donc pas un caractère indispensable pour prouver les faits allégués.
2- Sur le caractère strictement proportionné de l'atteinte portée
Moyens des parties
La société Domino's Pizza France soutient que les intimés disposaient de moyens plus proportionnés que le versement aux débats de la pièce litigieuse pour démontrer leur allégation. En effet, la proportionnalité s'apprécie de manière stricte. En l'espèce, de nombreuses autres pièces ont été produites par les intimés dans la procédure. La pièce litigieuse n'avait aucune utilité pour conforter les demandes des intimés.
Les sociétés Agora et Speed Rabbit Pizza répondent que la production de la pièce litigieuse est proportionnée à l'objectif poursuivi par la société Speed Rabbit Pizza, puisque tant le préjudice subi que l'atteinte aux droits de la société Domino's Pizza France ne sont pas démontrés.
Réponse de la Cour
En premier lieu, ainsi qu'il ressort de ce qui a déjà été exposé, cette pièce couverte par le secret des affaires n'entretient qu'un lien très ténu avec les faits de concurrence déloyale dont s'agit.
En deuxième lieu, seuls deux paragraphes insérés dans ce guide, lequel comprend de 23 pages produites dans leur totalité, présentent, selon Agora et SPR, la caractéristique d'être indispensables à l'exercice de leur droit à la preuve.
En troisième lieu, de nombreuses autres pièces ont été produites ces parties au soutien de leurs allégations, y compris, ainsi qu'il a été relevé précédemment, celles relatives aux temps de livraison DPF, d'une part, et relatives au rôle de fournisseur exclusif de DPF, d'autre part.
Le caractère strictement proportionné de l'atteinte portée n'est donc pas démontré.
III- Sur le préjudice subi par la société Domino's Pizza France
Moyens des parties
La société Domino's Pizza France soutient qu'elle a subi un préjudice commercial et moral certain. Les sociétés Agora et Speed Rabbit Pizza ont obtenu un avantage concurrentiel indu grâce à la pièce litigieuse. En effet, l'obtention de ce savoir-faire a constitué pour ces sociétés des économies d'investissements au détriment de la société Domino's France. La violation des secrets d'affaires de la société Domino's Pizza France lui cause nécessairement un préjudice. Dès lors, elle demande la somme de 250 000 euros à titre de dommages-intérêts.
Les sociétés Agora et Speed Rabbit Pizza répondent que la société Domino's Pizza France ne démontre pas l'existence de son préjudice. L'obtention de la pièce litigieuse n'a servi qu'à la défense des intimées et ne leur a pas permis de bénéficier d'un avantage concurrentiel indu.
Réponse de la Cour
Aux termes de l'article 152-6 du code de commerce :
« Pour fixer les dommages et intérêts dus en réparation du préjudice effectivement subi, la juridiction prend en considération distinctement :
1°Les conséquences économiques négatives de l'atteinte au secret des affaires, dont le manque à gagner et la perte subie par la partie lésée, y compris la perte de chance ;
2°Le préjudice moral causé à la partie lésée ;
3°Les bénéfices réalisés par l'auteur de l'atteinte au secret des affaires, y compris les économies d'investissements intellectuels, matériels et promotionnels que celui-ci a retirées de l'atteinte.
La juridiction peut, à titre d'alternative et sur demande de la partie lésée, allouer à titre de dommages et intérêts une somme forfaitaire qui tient notamment compte des droits qui auraient été dus si l'auteur de l'atteinte avait demandé l'autorisation d'utiliser le secret des affaires en question. Cette somme n'est pas exclusive de l'indemnisation du préjudice moral causé à la partie lésée. »
Au cas présent, force est de constater que Domino's Pizza ne produit toujours aucun élément permettant de chiffrer son préjudice relativement aux conséquences économiques négatives de l'atteinte au secret des affaires et les bénéfices réalisés par SRP et ses franchisés. Elle ne demande pas non plus une somme forfaitaire sur le fondement de l'alinéa 2 de l'article 152-6 précité.
Aucun dommages-intérêts ne peut donc lui être alloué à ce titre.
En revanche, s'agissant du préjudice moral, la Cour dispose d'éléments suffisants lui permettant d'évaluer à la somme de 30 000 euros le montant de la somme à verser à Domino's Pizza en réparation du dommage causé à cet égard.
IV- Sur l'application de l'article 700 du code de procédure civile et les dépens
Domino's Pizza France, victime d'une violation du secret des affaires, a été contrainte d'exposer des frais irrépétibles pour faire valoir ses droits en justice.
Il lui sera en conséquence alloué la somme de 10 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
SPR et Agora, quoi succombent, seront condamnés aux dépens.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant publiquement par mise à disposition au greffe, par arrêt contradictoire,
Vu l'arrêt de Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique du 5 juin 2024,
Statuant dans les limites de sa saisine,
Infirme le jugement du chef de violation du secret des affaires et statuant à nouveau,
Condamne in solidum les société Speed Rabbit Pizza et Agora à verser à la société Domino's Pizza France la somme de 30 000 euros en réparation du préjudice moral subi par cette dernière du fait de la violation de ses secrets d'affaires ;
Condamne in solidum les société Speed Rabbit Pizza et Agora à verser à la société Domino's Pizza France la somme de 10 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne in solidum les société Speed Rabbit Pizza et Agora aux dépens.