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Décisions

CA Nîmes, 5e ch. soc. ph, 6 octobre 2025, n° 23/02061

NÎMES

Arrêt

Autre

CA Nîmes n° 23/02061

6 octobre 2025

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

ARRÊT N°

N° RG 23/02061 - N° Portalis DBVH-V-B7H-I3L7

CONSEIL DE PRUD'HOMMES - FORMATION PARITAIRE D'ALES

02 juin 2023

RG:F21/00062

[L]

C/

S.A.S. DRAKA COMTEQ FRANCE

S.A.S. ALCATEL LUCENT

Grosse délivrée le 06 OCTOBRE 2025 à :

- Me ANDREU

- Me MARTINEZ

- Me PELLETIER

COUR D'APPEL DE NÎMES

CHAMBRE CIVILE

5ème chambre sociale PH

ARRÊT DU 06 OCTOBRE 2025

Décision déférée à la Cour : Jugement du Conseil de Prud'hommes - Formation paritaire d'ALES en date du 02 Juin 2023, N°F21/00062

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :

M. Yves ROUQUETTE-DUGARET, Président,

Madame Evelyne MARTIN, Conseillère,

Mme Catherine REYTER LEVIS, Conseillère,

GREFFIER :

Monsieur Julian LAUNAY-BESTOSO, Greffier à la 5ème chambre sociale, lors des débats et du prononcé de la décision.

DÉBATS :

A l'audience publique du 11 Juin 2025, où l'affaire a été mise en délibéré au 06 Octobre 2025.

Les parties ont été avisées que l'arrêt sera prononcé par sa mise à disposition au greffe de la cour d'appel.

APPELANT :

Monsieur [E] [L]

[Adresse 4]

[Localité 3] FRANCE

Représenté par Me Julie ANDREU de la SELARL TEISSONNIERE TOPALOFF LAFFORGUE ANDREU ASSOCIES, avocat au barreau de MARSEILLE

INTIMÉES :

S.A.S. DRAKA COMTEQ FRANCE

[Adresse 2]

[Localité 5]

Représentée par Me Denis MARTINEZ, avocat au barreau de MARSEILLE

S.A.S. ALCATEL LUCENT

[Adresse 1]

[Localité 6]

Représentée par Me Denis PELLETIER, avocat au barreau de PARIS

ARRÊT :

Arrêt contradictoire, prononcé publiquement et signé par M. Yves ROUQUETTE-DUGARET, Président, le 06 Octobre 2025, par mise à disposition au greffe de la cour.

FAITS PROCÉDURE ET PRÉTENTIONS

M. [E] [L] a occupé le poste d'agent de production au sein du site Les [Localité 12] de la société Alcatel Cable du 21 août 1989 au 21 novembre 1998. L'établissement a définitivement fermé en 1999.

Au motif qu'il aurait été exposé à de l'amiante, par requête du 26 avril 2021, M. [E] [L] a saisi le conseil de prud'hommes d'Alès aux fins d'obtenir réparation de son préjudice d'anxiété en découlant et une condamnation des sociétés Alcatel Lucent et Draka Compteq France qu'il estime responsables.

Par jugement du 2 juin 2023, le conseil de prud'hommes d'Alès a :

- Jugé les demandes de Monsieur [E] [L] irrecevables en tant que dirigées contre Alcatel Lucent et déclaré sa mise hors de cause,

- Maintenu la mise en cause de la société Draka Comteq France,

- Dit que l'action n'est pas prescrite,

- Débouté Monsieur [E] [L] de l'ensemble de ses demandes,

- Débouté les parties de l'ensemble de leurs autres demandes, fins et conclusions,

- Dit que chaque partie gardera la charge de ses propres dépens.

Le 16 juin 2023, M. [E] [L] a régulièrement interjeté appel de cette décision.

Par ordonnance en date du 19 décembre 2024, le conseiller de la mise en état a prononcé la clôture de la procédure à effet différé au 12 mai 2025. L'affaire a été fixée à l'audience du 11 juin 2025 à laquelle elle a été retenue.

En l'état de ses dernières conclusions en date du 22 juillet 2024, M. [E] [L] demande à la cour de :

- Condamner solidairement les sociétés Draka Comteq et Alcatel Lucent à l'indemniser à hauteur de 20 000 euros de dommages et intérêts en réparation du préjudice d'anxiété (comprenant l'inquiétude permanente et le bouleversement des conditions d'existence).

Subsidiairement,

- Juger qu'il a été exposé à l'inhalation de fibres d'amiante au sein de la société Draka Comteq dans des conditions constitutives d'un manquement de l'obligation contractuelle de sécurité de leurs employeurs, qu'il présente un risque élevé de développer une pathologie grave et qu'il rapporte la preuve d'un préjudice d'anxiété personnellement subi qu'il convient de réparer,

- Condamner la société Draka Comteq à l'indemniser à hauteur de 20 000 euros de dommages et intérêts en réparation du préjudice d'anxiété (comprenant l'inquiétude permanente et le bouleversement des conditions d'existence).

- Ordonner en outre aux sociétés Draka Comteq et Alcatel Lucent à lui verser, solidairement, la somme de 1.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

M. [E] [L] soutient que :

- il était salarié en 1996 de la société Alcatel Cable , et est devenu salarié de la société Draka pour la période postérieure à 1996 mais il est resté, par l'effet de la fusion absorption, salarié de la société Alcatel Cable donc Alcatel Lucent pour la période antérieure à 1996 ; en raison de l'apport partiel d'actif entre Alcatel Cable et Arelec, aujourd'hui Draka, il peut actionner l'une ou l'autre des sociétés bénéficiaires ou apporteuses, du moment que plusieurs conditions sont remplies : l'apport partiel d'actif doit être placé sous le régime de la scission, les parties ne doivent pas avoir prévu de dérogation au principe de solidarité ainsi posé et le demandeur doit être salarié de la société apporteuse, en l'espèce ces trois conditions sont effectivement remplies, par ailleurs, la société Alcatel Cable a été absorbée par la société Alcatel Alsthom, devenue Alcatel Lucent, cette dernière venant aux droits de la première en toute fin de course, en sorte qu'il peut demander la condamnation solidaire des deux sociétés, Draka Comteq France et Alcatel Lucent,

- en l'absence de toute information de la part de l'employeur sur la nature des risques auxquels il était exposé, aucune prescription ne peut lui être opposée,

- sur le fondement de la responsabilité civile, il établit son exposition à une substance toxique générant un risque élevé de développer une pathologie grave (l'amiante), le manquement de l'employeur à son obligation de sécurité et le préjudice d'anxiété personnellement subi résultant de cette exposition dont il demande réparation.

Aux termes de ses dernières écritures en date du 19 octobre 2023, la société Alcatel Lucent demande à la cour de :

A titre principal

Vu les article 32 et 122 du code de procédure civile

- Confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a jugé les demandes de Monsieur [L] irrecevables en tant que dirigées contre la société Alcatel Lucent et mis ladite société hors de cause ;

A titre subsidiaire

Vu l'article 122 du code de procédure civile et l'article L. 4171-1 du code du travail

- Infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a dit que l'action n'est pas prescrite ;

- Juger l'action et les demandes de Monsieur [L] irrecevables comme prescrites ;

A titre subsidiaire

Vu l'article 1240 du code civil

- Confirmer le jugement entrepris en tant qu'il a débouté Monsieur [L] de l'ensemble de ses demandes ;

En tout état de cause

- Condamner Monsieur [L] aux entiers quantum ;

- Statuer ce que de droit quant aux dépens.

La société fait valoir que :

- l'appelant n'a jamais été son salarié, le litige concerne une activité et un contrat de travail apportés à la société Arelec devenue Draka Comteq France ; elle ne vient pas aux droits et obligations de la société Alcatel Cable France mais aux droits et obligations de la société Alcatel Alsthom laquelle est étrangère au litige, l'action de l'appelant à son encontre est donc irrecevable faute de qualité,

- l'action est prescrite, l'exposition alléguée à l'amiante par l'appelant aurait pris fin le 21 novembre 1998, date de cessation du contrat de travail en sorte que le délai biennal visé à l'article L.1471-1 du code du travail était expiré lors de la saisine du conseil de prud'hommes en avril 2021,

- l'appelant ne démontre pas une exposition à l'amiante, aucune attestation d'exposition à l'amiante établie conjointement par l'employeur et par le médecin du travail n'est produite,

- l'appelant ne verse aux débats aucune pièce, notamment médicale, sur le trouble qu'il ressentirait du fait du risque élevé qu'il encourrait de développer une maladie grave liée à une exposition à l'amiante.

A la lecture de ses dernières écritures en date du 19 octobre 2023, la société Draka Comteq France demande à la cour de :

A titre principal :

- Vu les dispositions de l'article 331 du code de procédure civile, la société Arelec devenue Draka Comteq France SAS sera mise hors de cause, aucune preuve de son implication dans cette affaire n'est rapportée.

A titre subsidiaire :

- L'action de Monsieur [E] [L] est prescrite au sens des articles 2224 du code civil et 1471-1 du code du travail,

A titre infiniment subsidiaire :

- La preuve du préjudice d'anxiété n'est pas rapportée par Monsieur [E] [L] et par voie de conséquence l'en débouter totalement.

- Si par extraordinaire, il était retenu l'existence d'un préjudice d'anxiété, ramener le montant demandé à une plus juste valeur et le calculer au prorata du temps d'exposition dans chacune des entreprises.

Sur les demandes accessoires :

- La demande des frais irrépétibles n'est pas fondée et l'en débouter.

Sur la demande reconventionnelle :

- Vu les dispositions de l'article 32-1 du code de procédure civile condamner Monsieur [E] [L] au paiement de la somme de 2.000,00 euros.

La société fait valoir que :

- l'appelant a été salarié de la société Alcatel Cable , le certificat de travail indiquant une période s'étalant du 31 mai 1976 au 21 novembre 1998, il n'est produit aucun document mettant en cause la société Draka Comteq France SAS,

- l'action du salarié est prescrite étant rappelé que le point de départ du délai de prescription de l'action par laquelle un salarié demande à son employeur, auquel il reproche un manquement à son obligation de sécurité, réparation de son préjudice d'anxiété, est la date à laquelle le salarié a eu connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave résultant de son exposition à l'amiante. Ce point de départ ne peut être antérieur à la date à laquelle cette exposition a pris fin. La société Arelec, qui n'a pas exploité l'établissement des [Localité 11] du Gardon, avant 1996 ne peut se voir reprocher une exposition des salariés à une éventuelle inhalation de poussière d'amiante, avant cette période,

- l'appelant n'apporte aucun élément de preuve d'une exposition à l'amiante au sein de la société Draka Comteq France SAS, il n'apporte pas la preuve qui lui incombe d'un préjudice d'anxiété, l'établissement a été définitivement fermé au 31 décembre 1999.

Pour un plus ample exposé des faits et de la procédure, ainsi que des moyens et prétentions des parties, il convient de se référer à leurs dernières écritures.

MOTIFS

Sur la demande de mise hors de cause de société Alcatel Lucent

- Sur la détermination de l'employeur :

L'indemnisation du préjudice d'anxiété ne peut être demandée qu'à l'employeur ou à celui qui vient aux droits de l'employeur lorsque le salarié se trouvait exposé à l'amiante.

L'appelant a été successivement salarié de :

- la société Les Cables de [Localité 9], du 20 octobre 1975 à 1991 ;

- la société Alcatel Cable (RCS 393 525 993) de 1991 au 31 décembre 1995 ;

- la société Alcatel Cable France (RCS 393 525 993) du 1er janvier 1996 au 31 décembre1996 puis la société Arelec devenue la société Drakka Comteq France (RCS 393 525 993) du 1er janvier 1997 au 21 novembre 1998.

Ces sociétés ont une activité de fabrication de câbles.

Il est démontré que le traité d'apport partiel d'actif entre les sociétés Alcatel Cable et sa filiale Arelec ( devenu Draka Comteq France) du 22 avril 1996 a emporté transmission du « fonds de commerce de l'ensemble des activités exercées par la société Alcatel Cable tant à son siège social que dans ses établissements secondaires », dont celui des [Localité 11] du Gardon, les contrats de travail des salariés attachés à ces divers fonds étaient également transférés.

Ainsi la société Draka Comteq France a repris le n° RCS 393 525 993 de la société Alcatel Cable France.

Par ailleurs, la société Alcatel Lucent, qui ne fabriquait pas de câbles, a poursuivi son activité sous le n° RCS 542 019 096, qui était celui de la société Alcatel Alsthom.

Lors de la fusion Alcatel Lucent/Alcatel Alsthom en 1996, le fonds des [Localité 11] du Gardon avait déjà été transféré au profit de la société nouvellement dénommée Draka Compteq France.

L'appelant n'était donc pas salarié de la société Alacatel Lucent.

- Sur la solidarité résultant de l'apport partiel d'actifs sous le régime des scissions :

L'apport partiel d'actif entre Alcatel Cable et Arelec, aujourd'hui Draka, a été placé sous le régime de la scission ce qui n'est pas contesté.

L'appelant invoque les dispositions de l'article L.236-20 code de commerce dans sa rédaction applicable au litige qui disposait : ' Les sociétés bénéficiaires des apports résultant de la scission sont débitrices solidaires des obligataires et des créanciers non obligataires de la société scindée, au lieu et place de celle-ci sans que cette substitution emporte novation à leur égard'

Il se reporte à un arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation (Cass. soc., 9 nov. 2017, n° 16-17.899) qui enseigne que : « Dans le cas d'un apport partiel d'actif placé sous le régime des scissions, la société apporteuse reste, sauf dérogation prévue à l'article L. 236-21 du Code de commerce, solidairement obligée avec la société bénéficiaire au paiement des dettes transmises à cette dernière. Les anciens salariés de la société apporteuse peuvent donc agir contre celle-ci en réparation de leur préjudice d'anxiété. »

Il relève que le traité d'apport partiel d'actifs ne comporte aucune dérogation à l'article L.236-21 qui disposait 'Par dérogation aux dispositions de l'article L. 236-20, il peut être stipulé que les

sociétés bénéficiaires de la scission ne seront tenues que de la partie du passif de la société scindée mise à la charge respective et sans solidarité entre elles' pour en conclure que la société Alcatel Lucent est tenue solidairement avec la société apporteuse.

La société Alcatel Lucent réplique que ce traité d'apport partiel d'actif a été placé sous le régime des scissions dont elle rappelle qu'aux termes des articles L.236-3, L.236-20 et L 236-22 du code de commerce dans leur rédaction applicable au litige « sauf dérogation expresse prévue par les parties dans le traité d'apport, l'apport partiel d'actif emporte lorsqu'il est placé sous le régime des scissions, transmission universelle de la société apporteuse à la société bénéficiaire de tous les biens, droits et obligations dépendant de la branche d'activité qui fait l'objet de l'apport », et qu'il résulte de l'article III 3 du traité d'apport que : « ' Arelec reprendra à sa charge, dans les conditions prévues dans la législation en vigueur (article L 122-12 du code du travail), la totalité des contrats de travail du personnel dépendant des établissements ou services apportés par Alcatel Cable » et que selon l'article III 1 du traité d'apport partiel d'actifs du 22 avril 1996 relatif à la « transmission du passif » il était prévu :

« ' La société Arelec assumera seule l'intégralité des dettes et charges de la société Alcatel Cable se rapportant à la branche d'activité, y compris celles qui pourraient remonter à une date antérieure au 1 er janvier 1996 ' de sorte que la société Alcatel Cable s'en trouvera déchargée » .

Or cette disposition avait pour seul objet de répartir la charge finale des créances salariales entre les sociétés parties à la convention conformément à l'article L.1224-2 du code du travail selon lequel «Le premier employeur rembourse les sommes acquittées par le nouvel employeur, dues à la date de la modification, sauf s'il a été tenu compte de la charge résultant de ces obligations dans la convention intervenue entre eux » ;

L'appelant en conclut justement que ce 'dernier paragraphe, en se limitant au rappel des règles applicables en matière de transmission des contrats de travail, ne précise pas expressément l'exclusion du principe de solidarité dans le passif issu de cette partie, notamment celui des éventuelles réparations des préjudices liés à leur exécution avant l'apport partiel d'actif, comme c'est notamment le cas en matière de faute inexcusable de l'employeur'.

Enfin il ne fait pas de doute que l'appelant était salarié de la société Alcatel Cable lors de l'apport partiel d'actif.

Ainsi, la société Alcatel Lucent venant aux droits de la société Alcatel Alsthom absorbée par Alcatel Cable peut être valablement appelée en la cause aux fins de condamnation solidaire avec la société Arelec devenue Draka Comteq France.

Sur la mise en cause de la SAS Draka Comteq France

La SAS Draka Comteq France soutient qu'il ressort des différentes pièces produites en demande que l'appelant a été salarié de la société Alcatel Cable, le certificat de travail indiquant une période s'étalant du 31 mai 1976 au 21 novembre 1998, qu'il n'est produit aucun document mettant en cause la société Draka Comteq France SAS, qu'il s'agit simplement de transfert de contrat mais qu'il n'est pas démontré qu'une activité a été maintenue sur le site qui a été définitivement fermé au 31 décembre 1999.

Or il n'est pas discuté que la SAS Draka Comteq France, anciennement Arelec, vient aux droits de la société Alcatel Cable dont il n'est pas davantage discuté qu'elle était l'employeur de l'appelant. Dès lors, en application des dispositions des articles L.1224-1 et L.1224-2, le nouvel employeur est tenu des obligations qui incombaient à son prédécesseur.

Sur la prescription

Les sociétés intimées soulèvent la prescription de l'action intentée par l'appelant au motif qu'un délai de 22 ans s'est écoulé entre la fin de l'exposition au risque et la saisine de la juridiction prud'homale. Il sera rappelé qu'en 1999 le délai de prescription de droit commun était de trente ans.

Ne s'agissant pas d'établissements mentionnés à l'article 41 de la loi n° 98-1194 du 23 décembre 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel, il appartient au salarié de prouver son exposition et le préjudice d'anxiété personnellement subi.

Le point de départ du délai de prescription est la date à laquelle le salarié a eu connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave résultant de son exposition à l'amiante. Ce point de départ ne peut être antérieur à la date à laquelle cette exposition a pris fin.

L'article L.1471-1 du code du travail dispose que « toute action portant sur l'exécution du contrat de travail se prescrit par deux ans à compter du jour où celui qui l'exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant d'exercer son droit ».

En l'espèce les parties conviennent que la fin de l'exposition se situe au 21 novembre 1998, date de cessation du contrat de travail. L'établissement des [Localité 11] du Gardon a été définitivement fermé en 1999.

La société Alacatel Lucent indique, en produisant des extraits d'articles de presse du 25 avril 2018 et du 5 mai 2018, que l'appelant a participé aux réunions de l'association de défense des victimes de l'amiante constituée par les anciens salariés de la société laquelle s'est notamment réunie le 5 mai 2018 en sorte qu'en saisissant la juridiction prud'homale en avril 2021, l'action était prescrite.

Les articles produits relataient :

«[Adresse 8] Publié le 25/04/2018 à 08:49

Samedi 5 mai, à 9 h 30, à la salle Louis-[Localité 7], les anciens salaries d'Alcatel-cables tiendront une importante réunion d'information. Celle-ci fait suite à un constat alarmant, après les décès d'une trentaine d'entre eux, depuis la fermeture, en juin 1998. L'Association de défense des victimes de l'amiante (Adeva), qui est directement rattachée à la Cavam (Coordination des associations des victimes de l'amiante et des maladies professionnelles) a été invitée. Cette présentation et les débats qui suivront seront faits avec les premiers responsables de l'association qui comptabilise plus de 600 adhérents»

et «Les ex-salariés de l'établissement des [Localité 10] réclament la reconnaissance de site pollué.

[J] [N] a perdu son père [K], ancien salarié d'Alcatel Cable, il y a tout juste deux ans. 'La maladie qu'il a développée a été reconnue comme maladie professionnelle. Son cas est avéré. Avec ma maman, on aurait pu s'arrêter là, mais on s'est dit qu'il fallait continuer lecombat en sa mémoire. D'autres décès ont été enregistrés depuis le sien... Et ce n'est pas fini.»

L'appelant rétorque qu'en l'absence d'information précise et personnelle de son employeur sur la dangerosité de l'amiante, il n'avait pas conscience des risques qu'il encourait en utilisant de tels matériaux.

En effet, et alors que la nature exacte des informations communiquées lors des réunions qui se sont tenues en 2018 n'est pas précisée et surtout que la présence de l'appelant à ces réunions n'est pas établie, rien ne permet de faire remonter à plus de deux ans avant la saisine de la juridiction prud'homale le point de départ de la prescription applicable en l'espèce.

Il convient de rejeter la fin de non recevoir.

Sur l'exposition à l'amiante

Le salarié produit au débat un document intitulé « Recherche de la présence d'amiante sur le matériel utilisé à [Localité 12] ' Alcatel Cable , avril 1997» qui révèle la présence d'amiante :

- au Secteur isolation, sur les freins de blocage des palans (appareils permettant de soulever et déplacer de très lourdes charges au bout d'un câble ou d'une chaîne) ;

- au Secteur quartage, sur les patins de régulation des quarteuses, ainsi que sur les freins de

blocage des palans ;

- au Secteur préparation de jeux, sur les freins de blocage des palans ;

- au Secteur station [13], sur les freins de blocage des palans ;

- au Secteur assemblage, sur les freins d'arrêt, freins de blocage, sangles, plaquettes, embrayages et mâchoires de diverses machines. Le document précise que certains outils comprenant de l'amiante étaient utilisés jusqu'à 4 heures par jour ;

- au Secteur Gainage, sur les freins de tension, freins de blocage et sangles de diverses machines dont la fréquence d'utilisation était comprise entre 50 et plus de 80% du temps ;

- au stock Secteur gaine, dans les sangles des dévidoirs à rubanner et à bobine ;

- au stock Magasin zone ISO, dans les mâches et sangles des têtes à rubanner, ainsi que dans les mâchoires des enrouleurs ;

- au stock en P.F., dans les mâchoires des têtes à rubanner ;

- sur les mâchoires des chariots élévateurs thermiques.

Les attestations produites émanant d'autres salariés confirment la présence d'amiante sur le site.

Il est ainsi établi que l'appelant a été personnellement exposé à des particules d'amiante durant son activité au sein des sociétés Cables de [Localité 9] et Alcatel Cable.

Sur le préjudice d'anxiété

En application des règles de droit commun régissant l'obligation de sécurité de l'employeur, le salarié qui justifie d'une exposition à l'amiante ou à une autre substance toxique ou nocive, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité.

Le salarié doit justifier d'un préjudice d'anxiété personnellement subi résultant d'un tel risque.

Le préjudice d'anxiété, qui ne résulte pas de la seule exposition au risque créé par une substance nocive ou toxique, est constitué par les troubles psychologiques qu'engendre la connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave par le salarié.

Au soutien de sa demande, l'appelant produit aux débats :

- les attestations de Mme [M] [L] et de [D] [L], faisant état de l'angoisse et de l'anxiété de l'appelant suite au décès de ses anciens collègues attribués à leur exposition à de l'amiante,

ces éléments permettent d'objectiver les appréhensions et craintes pour l'avenir auxquelles l'appelant est confronté.

Toutefois, il convient de prendre en compte l'ancienneté de l'exposition (1999 au plus tard alors qu'il n'est pas établi que le salarié ait été exposé à de l'amiante postérieurement à 1996), la circonstance que, pour défendre à la fin de non recevoir qui lui était opposée, l'appelant a nécessairement soutenu et admis qu'il n'avait été confronté au risque élevé de développer une pathologie grave que dans les deux ans précédant la saisine de la juridiction prud'homale, soit en juillet 2019.

Il en découle un préjudice d'anxiété qui sera indemnisé par l'allocation d'une somme que la cour arbitre à 5.000,00 euros.

L'équité commande de faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile et de condamner les intimées à payer à l'appelant la somme de 500,00 euros à ce titre.

Par ailleurs il n'est pas établi que l'exercice par l'appelant de son droit d'agir en justice a dégénéré en abus, celui-ci obtenant pour partie satisfaction en cause d'appel.

PAR CES MOTIFS

LA COUR,

Par arrêt contradictoire, rendu publiquement en dernier ressort

Confirme le jugement déféré en ce qu'il a :

- Maintenu la mise en cause de la société Draka Comteq France,

- Dit que l'action n'est pas prescrite,

Le réforme pour le surplus et statuant sur les chefs réformés,

Dit l'action dirigée contre la société Alcatel Lucent recevable,

Condamne solidairement les sociétés SAS Draka Compteq France et SAS Alcatel Lucent à payer à M. [E] [L] la somme de 5.000,00 euros à titre de dommages et intérêts au titre de son préjudice d'anxiété,

Condamne solidairement les sociétés SAS Draka Compteq France et SAS Alcatel Lucent à payer à M. [E] [L] la somme de 500,00 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,

Déboute pour le surplus,

Condamne solidairement les sociétés SAS Draka Compteq France et SAS Alcatel Lucent aux dépens de première instance et d'appel.

Arrêt signé par le président et par le greffier.

LE GREFFIER LE PRÉSIDENT

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