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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 4 juin 2025, n° 22/05059

PARIS

Arrêt

Autre

PARTIES

Demandeur :

TARKETT FRANCE (SASU)

Défendeur :

JCMRS (SAS), HTI ESPRIT & MATIERES SAS, PEINTURES AGENCEMENT REVETEMENT SOPAR SAS, COMPTOIR DES REVETEMENTS DE L'EST SAS, CIOLFI SAS, GROUPE VINET SAS, ACTISOL SAS, LAGARDE ET MEREGNANI SARL, LAGARDE ET MEREGNANI SAS, ENTREPRISE DE PEINTURE CHAUVAT SARL, VALLEE SAS, GERNOGEP SARL, GOUIN DECORATION SARL, LUCAS SARL, ETABLISSEMENTS RICORDEL SARL, RINGEARD DECORATION SARL, VALLEE ATLANTIQUE SAS, COMPAGNIE PARISIENNE DE LINOLEUM ET DE CAOUTCHOUC SAS, ATLANTIQUE SOLS ET MURS SAS, BANGUI SAS, EGPR SAS

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Brun-Lallemand

Conseillers :

Mme Depelley, M. Richaud

Avocats :

Me De Maria, Me Falhun, Me Blayney, Me Lehman, SELARL Pellerin, SCP Avens

CA Paris n° 22/05059

3 juin 2025

                                     

FAITS ET PROCÉDURE

 

1. Les 26 sociétés listées en pages 1- 4 de l'arrêt en qualité d'intimées sont des entreprises de pose spécialisées dans les travaux de revêtement de sol et de mur (ci-après, ensemble, « les entreprises de pose »). Elles sont réunies au sein de la SAS Solaset qui, créée en 2011, a pour objet la négociation et l'achat de matériaux auprès de fournisseurs de revêtements de sols souples.

 

2. La SAS Tarkett France est spécialisée dans la fabrication et la vente de revêtements, notamment en PVC et en linoléum, et commercialise ses produits selon un canal dit « Bâtiment », qui regroupe les professionnels du bâtiment, tels les entreprises de pose ou les artisans qui s'approvisionnent directement auprès d'eux ou par l'intermédiaire de distributeurs ou de grossistes, ou selon un canal dit « Grand public » réunissant les grandes et moyennes surface de bricolage.

 

3. Par courrier du 29 mai 2017, le rapporteur général de l'Autorité de la concurrence a notifié les trois griefs suivants aux entités mises en cause et à leurs sociétés mères :

 

1. GRIEF N° 1

« Il est fait grief aux sociétés :

- Forbo Sarlino, pour la période allant de 2001 à 2011, en raison de sa participation directe,

- Forbo Participations et Forbo Holding LTD, pour la période allant de 2001 à 2011, en leur qualité de sociétés mères ayant exercé une influence déterminante sur Forbo Sarlino,

- Gerflor, pour la période allant de 2001 à 2011, en raison de sa participation directe, et pour la période de 2001 à 2006, en tant que société mère ayant exercé une influence déterminante sur Gerflor, Midfloor, pour la période allant de 2007 à 2011, en sa qualité de société mère ayant exercé une influence déterminante sur Gerflor,

- Tarkett France, pour la période allant de 2001 à 2011, en raison de sa participation directe, Tarkett Holding GMBH, pour la période allant de 2001 à 2006, et Tarkett, pour la période allant de 2001 à 2011, en leur qualité de sociétés mères ayant exercé une influence déterminante sur Tarkett France,

d'avoir, dans le secteur des revêtements de sols résilients, participé à une entente unique, complexe et continue sur le marché des revêtements de sols résilients en France en mettant en 'uvre des pratiques participant au même objectif commun et global de réduction de l'incertitude concurrentielle et de stabilisation de leurs situations respectives sur le marché consistant en :

- La fixation en commun de prix minimums et de leur évolution,

- La fixation en commun de hausses de prix générales adressées au marché,

- Des échanges de données individualisées récentes et détaillées,

- Des échanges d'informations, voire des concertations sur des problématiques spécifiques,

- La stratégie à adopter face aux distributeurs,

- La stratégie à adopter face à certains concurrents,

- La stratégie à adopter face à certains clients,

- L'organisation commerciale,

- Les nouveaux produits concurrents.

Ces pratiques ont eu pour objet et pour effet d'imposer dans le secteur des revêtements de sols résilients en France, un mode d'organisation substituant au libre exercice de la concurrence, à l'autonomie et à l'incertitude, et ce par une collusion généralisée entre les groupes Forbo, Gerflor et Tarkett portant atteinte à la fixation des prix par le libre jeu du marché et/ou limitant ou contrôlant la production, les débouchés, les investissements ou le progrès technique.

Elles sont prohibées par l'article L. 420-1 du code de commerce et le paragraphe 1 de l'article 101 du TFUE.

 

2. GRIEF N° 2

Il est fait grief aux sociétés :

- Forbo Sarlino, pour la période allant de 1990 à 2013, en raison de sa participation directe,

- Forbo Participations et Forbo Holding LTD, pour la période allant de 1990 à 2013, en leur qualité de sociétés mères ayant exercé une influence déterminante sur Forbo Sarlino,

- Gerflor, pour la période allant de 1992 à 2013, en raison de sa participation directe, Gerflor, pour la période allant de 1992 à 2000, en sa qualité de société mère ayant exercé une influence déterminante sur Gerflor SA, devenue la société Gerflor et pour la période allant de 1990 à 2006, en sa qualité de société mère ayant exercé une influence déterminante sur Gerflor,

- Midfloor, pour la période allant de 2007 à 2011, et Top Floor, pour la période allant de 2012 à 2013, en leur qualité de sociétés mères ayant exercé une influence déterminante sur Gerflor,

- Tarkett France, pour la période allant de 1990 à 2013, en raison de sa participation directe,

- Tarkett Holding GMBH, pour l'année 1990, en sa qualité de société mère ayant exercé une influence déterminante sur Tarkett France,

- Tarkett AB, pour la période allant de 1991 à 1993, en sa qualité de société mère ayant exercé une influence déterminante sur Tarkett France,

- Tarkett Holding GMBH, pour la période allant de 1994 à 2006, en sa qualité de société mère ayant exercé une influence déterminante sur Tarkett France,

- Tarkett, pour la période allant de 2001 à 2013, en sa qualité de société mère ayant exercé une influence déterminante sur Tarkett France,

- Le SFEC, pour la période allant de 1990 à 2013, en raison de sa participation directe,

d'avoir, dans le secteur des revêtements de sols résilients, mis en 'uvre sur le territoire français, et plus particulièrement au sein du SFEC, des pratiques concertées et des échanges d'informations confidentielles et présentant un caractère stratégique et sensible portant sur les données individuelles récentes et détaillées.

Ces échanges sont intervenus entre entreprises en situation de se faire concurrence sur le marché des revêtements de sols résilients, lesquelles ont ainsi directement et réciproquement bénéficié, grâce à cette concertation, d'informations susceptibles de leur permettre de surveiller et/ou de contrôler leur comportement commercial, et auquel leurs concurrents n'avaient pas accès.

Ces pratiques ont eu pour objet et pour effet, en mettant en place un mode d'échanges d'informations se substituant au libre jeu de la concurrence, à l'autonomie et à l'incertitude, d'empêcher, de restreindre ou de fausser la concurrence sur le marché des revêtements de sols résilients.

Elles sont prohibées par l'article L. 420-1 du code de commerce et le paragraphe 1 de l'article 101 du TFUE.

 

3. GRIEF N° 3

Il est fait grief aux sociétés :

- Forbo Sarlino, pour la période allant de 2002 à 2011, en raison de sa participation directe,

- Forbo Participations et Forbo Holding LTD, pour la période allant de 2002 à 2011, en leur qualité de sociétés mères ayant exercé une influence déterminante sur Forbo Sarlino,

- Gerflor, pour la période allant de 2002 à 2011, en raison de sa participation directe, et pour la période allant de 2001 à 2006, en tant que société mère ayant exercé une influence déterminante sur Gerflor,

- Midfloor, pour la période allant de 2007 à 2011, en sa qualité de société mère ayant exercé une influence déterminante sur Gerflor,

- Tarkett France, pour la période allant de 2002 à 2011, en raison de sa participation directe,

- Tarkett Holding GMBH, pour la période allant de 2002 à 2006, et Tarkett, pour la période allant de 2002 à 2011, en leur qualité de sociétés mères ayant exercé une influence déterminante sur Tarkett France,

- Le SFEC, pour la période allant de 2002 à 2011, en raison de sa participation directe,

d'avoir, dans le secteur des revêtements de sols résilients, mis en 'uvre une entente visant à limiter la concurrence sur les aspects environnementaux attachés à la fabrication et à la commercialisation des produits.

Cette pratique a eu pour objet et pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché des revêtements de sols résilients.

Elle est prohibée l'article L 420-1 du code de commerce et le paragraphe 1 de l'article 101 du TFUE ».

 

4. Par décision n° 17-D-20 du 18 octobre 2017 n'ayant fait l'objet d'aucun recours, l'Autorité de la concurrence a statué en ces termes :

 

Article 1er : Il est établi que les sociétés Tarkett France, Tarkett, Tarkett AB et Tarkett Holding GmbH, Forbo Sarlino, Forbo Participations et Forbo Holding LTD, Gerflor SAS, Midfloor SAS et Topfloor SAS et le syndicat français des enducteurs calandreurs et fabricants de revêtements de sols et murs (SFEC) ont enfreint les dispositions de l'article L 420-1 du code de commerce et du paragraphe 1 de l'article 101 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne en mettant en 'uvre les pratiques visées par les trois griefs exposés au paragraphe 408 [soit, la liste des griefs énoncés dans le courrier du 29 mai 2017].

 

Article 2 : À ce titre, sont infligées les sanctions pécuniaires suivantes :

- à la société Tarkett France, en tant qu'auteur et solidairement avec les sociétés Tarkett, Tarkett AB et Tarkett Holding GmbH, en leur qualité de sociétés mères, une sanction d'un montant de cent soixante-cinq millions d' euros (165 000 000 d' euros) ;

- à la société Forbo Sarlino, en tant qu'auteur et solidairement avec les sociétés Forbo Participations et Forbo Holding LTD, en leur qualité de sociétés mères, une sanction d'un montant de soixante-quinze millions d' euros (75 000 000 d' euros) ;

- à la société Gerflor SAS, en tant qu'auteur et solidairement avec les sociétés Midfloor SAS et Topfloor SAS en leur qualité de sociétés mères, une sanction d'un montant de soixante-deux millions d' euros (62 000 000 d' euros) ;

- au SFEC, en tant qu'auteur, une sanction d'un montant de de trois cent mille euros (300 000 euros).

 

5. Souhaitant être indemnisée du préjudice résultant des pratiques anticoncurrentielles sanctionnées par la décision 17-D-20 de l'Autorité de la concurrence, les entreprises de pose ont :

- par acte d'huissier signifié le 15 novembre 2018, assigné la société Forbo Sarlino devant le tribunal de commerce de Lille Métropole pour obtenir réparation du préjudice subi du fait de l'excédent de facturation illicite que celle-ci leur avait imposé entre 2001 et 2011. Par jugement du 29 avril 2021, cette juridiction a rejeté leurs demandes. Toutefois, par arrêt du 28 juin 2023, la cour d'appel de Paris a infirmé cette décision, constaté que la société Forbo Sarlino avait commis des infractions constitutives d'une faute au sens de l'article 1240 du code civil, dit que les entreprises de pose appelantes avaient subi un préjudice en lien de causalité avec cette dernière, sursis à statuer sur la réparation des chefs de préjudice et, avant-dire droit, ordonné une mesure d'expertise judiciaire. La chambre commerciale de la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé contre cette décision par arrêt du 23 mars 2025 (n° 23-20.418). Cette affaire est toujours pendante, le rapport d'expertise ayant été récemment déposé ;

- par acte d'huissier signifié le 30 janvier 2018, assigné la SAS Tarkett France en responsabilité devant le tribunal de commerce de Paris au visa des dispositions des articles L 481-1 et suivants du code de commerce et 1382 ancien du code civil, et de la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014. C'est l'affaire objet de l'appel.

 

6. Dans le cadre de cette dernière, par jugement du 7 février 2022, le tribunal de commerce de Paris a, après avoir écarté, au visa du principe de non-rétroactivité, l'application de la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014, et notamment les différentes présomptions qu'elle institue, et jugé l'affaire en appliquant exclusivement l'article 1382 devenu 1240 du code civil, statué en ces termes :

- Condamne Tarkett à payer aux 28 demanderesses, à titre de dommages-intérêts, les sommes suivantes :

 

Identité

 

Valeur demandée

 

Pondération

 

Valeur retenue

 

1

Vallée SAS

492 562 euros

9,99%

410 713 euros

 

2

Vallée Atlantique

11 577 euros

0,23%

9 653 euros

                                             

3

Compagnie parisienne de linoléum et de caoutchouc

231 338 euros

4,69%

192 897 euros

 

4

Compagnie rennaise de linoléum et de caoutchouc

348 211 euros

7,06%

290 349 euros

 

5

Atlantique sols et murs

325 246 euros

6,59%271 200 euros

 

6

Bangui

356 536 euros

7,23%

297 291 euros

 

7

Bangui international

29 530euros

0,60%

24 623 euros

 

8

EGPR

238 401 euros

4,83%

198 786 euros

 

9

JCMRS

424 658 euros

8,61%

354 093 euros

 

1

HTI Esprit & Matière

50 058 euros

1,01%

41 740 euros

 

11

Peintures agencement revêtement SOPAR

35 306 euros

0,72%

29 439 euros

 

12

Comptoir des revêtements de l'Est CDRE

291 469 euros

5,91%

243 036 euros

 

13

Établissements CIOLFI

231 817 euros

4,70%

193 296 euros

 

14

Groupe Vinet

522 207 euros

10,59%

435 432 euros

 

15

Actisol

12 616euros

0,26%

10 520 euros

 

16

Lagarde et Meregnani SARL

112 380 euros

2,28%

93 706 euros

 

17

Lagarde et Meregnani SAS

445 646 euros

9,03%

371 593 euros

 

18

Entreprise de peinture Chauvat

18 841 euros

0,38%

15 710euros

 

19

Gergonep [Localité 53]

1 001 euros

0,02%

835 euros

 

20

Gouin Décoration

38 857 euros

0,79%

32 400 euros

 

21

 

Lucas Angers

196 440 euros

3,98%

163 798 euros

 

22

Lucas Guegen

65 612 euros

1,33%

54 709 euros

 

23

Lucas Laval

181 435 euros

3,68%

151 286 euros

 

24

Lucas [Localité 52]

145 083 euros

2,94%

120 975 euros

 

25

Lucas décoration

3 596 euros

0,07%

 2 998 euros

 

26

Lucas [Localité 54]

66 225 euros

1,34%

55 220 euros

 

27

Lucas Ricordel

13 440 euros

0,27%

11 207 euros

 

28

Ringeard Décoration

42 567 euros

0,86%

35 494 euros

 

Total

4 932 655 euros

100,00%

4 113 000 euros

 

- Assortit la condamnation ci-dessus, des intérêts au taux légal à compter du 20 novembre 2018 ;

- Condamne Tarkett à payer in solidum 50 000 € aux sociétés SAS VALLEE, SAS VALLEE ATLANTIQUE, SAS COMPAGNIE PARISIENNE DE LINOLEUM ET DE CAOUTCHOUC, SA COMPAGNIE RENNAISE DE LINOLEUM ET CAOUTCHOUC, SAS ATLANTIQUE SOLS ET MURS, SAS BANGUI, SAS BANGUI INTERNATIONAL, SARL EGPR, SARL JCMRS, SARL HTI ESPRIT & MATIERES, SAS SOCIETE PEINTURES AGENCEMENT REVETEMENT SOPAR, SAS COMPTOIR DES REVETEMENTS DE L'EST-CORE, SAS ETABLISSEMENTS CIOLFI, SAS GROUPE VINET, SAS ACTISOL, SARL LAGARDE ET MEREGNANI, SAS LAGARDE ET MEREGNANI SAS, SARL ENTREPRISE DE PEINTURE CHAUVAT, SARL GERNOGEP [Localité 53], SARL GOUIN DECORATION, SARL LUCAS ANGERS, SARL LUCAS GUEGUEN, SARL LUCAS LAVAL, SARL LUCAS [Localité 52], SARL LUCAS DECORATION, SARL LUCAS [Localité 54], SARL ETS RICORDEL, SARL RINGEARD DECORATION au titre de l'article 700 du CODE DE PROCEDURE CIVILE ;

- Déboute les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires ;

- ['] Condamne la SAS Tarkett France aux dépens, dont ceux à recouvrer par le greffe, liquidés à la somme de 709,38 € dont 117.80 € de TVA.

 

7. Par déclaration reçue au greffe le 7 mars 2022, la SAS Tarkett France a interjeté appel de ce jugement.

 

8. Par arrêt définitif du 17 mai 2023, la cour d'appel, statuant sur déféré, a confirmé l'ordonnance du conseiller de la mise en état du 17 janvier 2023 ayant rejeté la demande des entreprises de pose tendant au prononcé de la caducité de l'appel formé par la SAS Tarkett France.

 

9. Aux termes de ses dernières conclusions notifiées par la voie électronique le 1er avril 2025, la SAS Tarkett France demande à la Cour, au visa de l'article 1240 du code civil :

- de déclarer la SAS Tarkett France recevable et bien fondée en son appel ;

- de constater que la Cour est bien saisie de demandes par la SAS Tarkett France aux termes de ses conclusions ;

- de rejeter la demande de confirmation du jugement du tribunal de commerce de Paris rendu le 7 février 2022 ;

- d'annuler ou de réformer le jugement du tribunal de commerce de Paris rendu le 7 février 2022 en ce qu'il a statué par les chefs déjà cités ;

- statuant à nouveau, de :

° débouter les intimées de l'ensemble de leurs demandes ;

° condamner les intimées in solidum à verser 120 000 euros à l'appelante au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais exposés en première instance ;

° condamner les intimées aux entiers dépens de première instance ;

- ajoutant au jugement, de :

° condamner les intimées in solidum à verser 50 000 euros à l'appelante au titre de l'article 700 du code de procédure civile pour les frais exposés en appel ;

° condamner les intimées aux entiers dépens d'appel.

 

10. En réponse, dans leurs dernières conclusions notifiées par la voie électronique 14 mars 2025, les entreprises de pose demandent à la Cour, au visa des articles L 481-1 et suivants du code de commerce et 1382 ancien du code civil et des dispositions de la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 :

- de confirmer le jugement du tribunal de commerce de Paris du 7 février 2022, sauf en ce qu'il a « débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires », en rejetant ainsi les demandes présentées au titre du préjudice moral et de l'actualisation du préjudice, et en limitant à 9 653 euros l'indemnisation de la SAS Vallée Atlantique ;

- d'infirmer le jugement entrepris en ce qu'il a « débouté les parties de leurs demandes autres, plus amples ou contraires », en rejetant ainsi les demandes présentées au titre du préjudice moral et de l'actualisation du préjudice, et en limitant à 9 653 euros l'indemnisation de la SAS Vallée Atlantique ;

- de condamner la SAS Tarkett France à payer à la SAS Vallée Atlantique la somme de 79 998 euros au titre des excédents de facturation ;

- de condamner la SAS Tarkett France à payer aux sociétés suivantes, au titre de l'actualisation du préjudice, les sommes suivantes :

 

Vallée SAS :117.669 €

Vallée Atlantique : 31.999 €

Compagnie Parisienne de Linoleum et de Caoutchouc : 66.096 €

Compagnie Rennaise de Linoleum et de Caoutchouc : 99.488 €

Atlantique Sols et Murs : 92.927 €

Bangui : 101.867 €

Bangui International : 8.437 €

EGPR : 68.114 €

JCMRS : 121.331 €

HTI : 14.302 €

Sopar : 10.087 €

CDRE : 83.276 €

CIOLF : I 66.233 €

Groupe Vinet : 149.202 €

Actisol : 3.604 €

Lagarde et Meregnani SAS : 127.327 €

Lagarde et Meregnani SAS venant aux droits de Lagarde et Meregani :32.108 €

Chauvat : 5.383 €

Cernogep : 286 €

Gouin Décoration : 11.100 €

Lucas [Localité 48] : 56.126 €

Lucas [Localité 50] : 186.338 €

Lucas [Localité 51] : 51.838 €

Lucas [Localité 52] : 41.452 €

Lucas [Localité 51] venant aux droits de Lucas Décoration : 1.027 €

Lucas [Localité 54] : 18.935 €

ETS Ricordel : 3.840 €

Ringeard Décoration : 12.162 €

 

- de condamner la SAS Tarkett France à payer à chacune des sociétés intimées la somme de 30 000 euros au titre du préjudice moral ;

- de condamner la SAS Tarkett France à payer à chacune des sociétés intimées la somme de 2 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens de l'appel.

 

11. Conformément à l'article 455 du code de procédure civile, la cour renvoie à la décision entreprise et aux conclusions visées pour un exposé détaillé du litige et des moyens des parties.

 

12. L'ordonnance de clôture a été rendue le 9 avril 2025. Les parties ayant régulièrement constitué avocat, l'arrêt sera contradictoire en application de l'article 467 du code de procédure civile.

Motivation

 


MOTIVATION

 

1°) Sur « l'inefficacité de l'appel principal » et la confirmation corrélative du jugement

 

Moyens des parties

 

13. Les entreprises de pose soutiennent, au visa des articles 542, 908 et 954 du code de procédure civile et en s'appuyant sur l'arrêt de la Cour de cassation du 14 septembre 2023 (n° 20-18.169), que les conclusions de l'appelante notifiées le 7 juin 2020 au titre de l'article 908 du code de procédure civile n'étaient pas régulières en ce qu'elles sollicitaient « l'annulation ou la réformation » du jugement entrepris alors que le décret du 6 mai 2017 avait pour objet d'imposer à l'auteur de l'appel de préciser exactement dans le dispositif de ses premières écritures le sens et l'objet de son recours et ainsi d'opter entre l'annulation et l'infirmation. Elles en déduisent que l'absence de choix opéré par la SAS Tarkett France leur cause un grief majeur puisqu'elles ne peuvent identifier l'objet de leur défense et rattacher les moyens opposés à l'une ou l'autre de ses demandes dont la portée est indéterminable. Elles ajoutent que les écritures au fond de la SAS Tarkett France ne permettent pas de hiérarchiser les demandes, le caractère subsidiaire de la demande de réformation n'étant affirmé que dans les conclusions d'incident, et soulignent le caractère nécessairement explicite des prétentions exprimées dans le dispositif des écritures au fond. Elles exposent en outre au visa de l'article 954 du code de procédure civile que ces dernières doivent préciser les moyens de fait et de droit et les pièces invoquées au soutien de chaque prétention, exigence qui exclut le développement de moyens et l'invocation de pièces communs. Elles estiment que la Cour est dans ces conditions tenue de confirmer le jugement entrepris.

 

14. En réponse, la SAS Tarkett France expose que le raisonnement des entreprises de pose est identique à celui écarté par le conseiller de la mise en état puis par la cour d'appel statuant sur déféré de son ordonnance du 17 janvier 2023. Elle en déduit que, quoique la sanction (absence de saisine de la Cour) diffère de celle soumise dans le cadre de l'incident (caducité de l'appel), cette demande est irrecevable en ce qu'elle se heurte à l'autorité de la chose jugée attachée à l'arrêt du 17 mai 2023 au sens des articles 914 alinéa 7 du code de procédure civile et 1355 du code civil à raison de la triple identité de partie, de cause, les fondements invoqués étant les mêmes, et d'objet, la validité de la saisine de la Cour étant systématiquement en débat. Subsidiairement, elle estime que ses conclusions du 7 juin 2022 satisfont les exigences des articles 542, 908 et 954 du code de procédure civile, la formule « annuler ou réformer » n'impliquant pas un cumul de sanctions ni une libre option laisser à la Cour mais exprimant une alternative, la réformation étant sollicitée à défaut d'annulation. Elle indique que l'arrêt de la Cour de cassation du 14 septembre 2023, qui précisait que, lorsque la déclaration d'appel visait l'ensemble des chefs de dispositif du jugement, l'appelant avait la faculté de solliciter dans ses conclusions, soit la réformation, soit l'annulation de cette décision, ne contredit pas cette analyse, à l'instar de celui rendu le 17 septembre 2020 qui rappelait la nécessité pour l'appelant de demander dans le dispositif de ses écritures l'infirmation ou l'annulation du jugement. Elle ajoute que le fait que les moyens et pièces soient communs aux demandes d'annulation et de réformation ne viole pas l'article 954 du code de procédure civile. Elle soutient enfin que la sanction poursuivie par les entreprises de pose, imprévisible, causerait une atteinte disproportionnée à son droit d'accès au juge d'appel au sens de l'article 6§1 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (ci-après, « la CESDH »), le formalisme exigé étant excessif.

 

Réponse de la Cour

 

15. Conformément aux articles 122 et 123 du code de procédure civile, constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée, cette liste n'étant pas limitative. Les fins de non-recevoir peuvent être proposées en tout état de cause, à moins qu'il en soit disposé autrement et sauf la possibilité pour le juge de condamner à des dommages-intérêts ceux qui se seraient abstenus, dans une intention dilatoire, de les soulever plus tôt.

 

16. En application de l'article 914 dernier alinéa du code de procédure civile dans sa version applicable à l'instance, les ordonnances du conseiller de la mise en état statuant sur la fin de non-recevoir tirée de l'irrecevabilité de l'appel, sur la caducité de celui-ci ou sur l'irrecevabilité des conclusions et des actes de procédure en application des articles 909,910, et 930-1 ont autorité de la chose jugée au principal.

 

17. Au sens des articles 480 du code de procédure civile et 1355 du code civil, l'autorité de la chose jugée suppose une triple identité : celle des parties agissant en vertu du même titre juridique, celle de l'objet et celle de la cause. La cause, qui ne fait l'objet d'aucune définition légale mais qui est implicitement évoquée aux articles 6 et 7 du code de procédure civile, s'entend non du fondement juridique de la demande mais de l'ensemble des faits qui la soutiennent, spécialement ou non. L'objet s'apprécie pour sa part au regard de la chose demandée

 

18. Par ailleurs, aux termes de l'article 6§1 de la CESDH, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.

 

19. Le droit à un tribunal ainsi garanti, dont le droit d'accès au juge constitue un aspect (CEDH, 21 février 1975, Golder c. Royaume-Uni, n° 4451/70, §36), n'est pas plus absolu, tant en matière pénale qu'en matière civile, et se prête à des limitations implicites (en ce sens, CEDH, 3 décembre 2009, Kart c. Turquie [GC], n° 8917/05, §67), notamment en ce qui concerne la recevabilité des recours (CEDH, 28 mai 1985, Ashingdane c. Royaume-Uni, n° 8225/78, §57). Celles-ci, qui ne peuvent pas en restreindre l'exercice d'une manière ou à un point tels qu'il se trouve atteint dans sa substance même, doivent tendre à un but légitime, et il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (CEDH, 29 juillet 1998, [H] [Y] France [GC], n° 43/1997/827/1033, §34, citant des affaires de référence en matière civile).

 

20. Ces limitations peuvent résulter de règles procédurales. A cet égard, si l'article 6 de la CESDH n'astreint pas les Etats contractants à créer des cours d'appel ou de cassation (en ce sens, CEDH, Dorado Baúlde c. Espagne, 1er septembre 2015, n° 23486/12, §18), ses garanties doivent être respectées lorsque de telles juridictions existent, en particulier celle du droit d'accès effectif à celles-ci (CEDH, 12 juillet 2016, Reichman c. France, n° 50147/11, §29). Et, Si le droit d'exercer un recours peut être soumis à des conditions légales, les tribunaux doivent, en appliquant des règles de procédure, éviter un excès de formalisme qui porterait atteinte à l'équité de la procédure (CEDH, 26 juillet 2007, Walchli c. France, n° 35787/03, §29), une application particulièrement rigoureuse d'une règle procédurale pouvant porter atteinte au droit d'accès à un tribunal dans son essence même, notamment compte tenu de l'importance de l'appel et de l'enjeu de celui-ci (CEDH, 26 septembre 2006, Labergère c. France, n° 16846/02, §20 et 23).

 

21. La double identité de parties et de cause ne fait, par hypothèse, pas débat. Les entreprises de pose estiment en revanche que l'objet de leur demande est distinct de celui des prétentions définitivement rejetées dans le cadre de l'incident au motif que leur demande ne tend pas à la caducité de l'appel mais à la confirmation du jugement.

 

22. Cependant, les arguments et moyens développés à ce titre sont, hors invocation de l'arrêt de la Cour de cassation du 14 septembre 2023 et variations formelles sans portée juridique, l'exact décalque de ceux livrés dans leur requête en déféré du 30 janvier 2023 : le fondement juridique de la demande est, comme le raisonnement qu'il soutient, strictement identique, les entreprises de pose prétendant que, en ce qu'elles portent une demande simultanée et non explicitement hiérarchisée d'annulation et de réformation ne lui permettant pas d'identifier l'objet de l'appel et laissant à la Cour le soin de le déterminer, le dispositif des conclusions de la SAS Tarkett France ne répond pas aux exigences posées par les dispositions combinées des articles 542, 908 et 954 du code de procédure civile. Le fait qu'elles en déduisent désormais, non la caducité de l'appel, mais l'indétermination de la prétention n'enlève rien à l'identité d'objet des demandes artificiellement masqué par la modification purement formelle de leur énonciation, la chose demandée étant en réalité la même.

 

23. Cette analyse est confortée par le fait que, en cas de non-respect de la règle découlant des articles 542 et 954 du code de procédure civile et imposant à l'appelant de mentionner, dans le dispositif de ses conclusions, qu'il demande l'infirmation des chefs du dispositif du jugement dont il recherche l'anéantissement ou l'annulation du jugement, la cour d'appel ne peut que confirmer le jugement, sauf la faculté qui lui est reconnue à l'article 914 du code de procédure civile de relever d'office la caducité de l'appel (en ce sens, 2ème Civ., 4 novembre 2021, n° 20-15.757), signe supplémentaire que la caducité et la confirmation sanctionnent les mêmes carences procédurales et remplissent la même fonction quoique la nature de la sanction change selon le stade de son prononcé.

 

24. En conséquence, cette demande est irrecevable.

 

25. A supposer le contraire, la Cour, qui n'est pas une juridiction de recours contre l'arrêt du 17 mai 2023 statuant sur déféré, ne peut que constater que :

- la conjonction de coordination « ou » employée dans le dispositif des écritures de la SAS Tarkett France, qui a pour fonction de sélectionner les éléments qu'elle unit et coordonne, marque nécessairement une disjonction, non inclusive, mais exclusive, l'annulation ou la réformation ne pouvant être sollicitée cumulativement. Ainsi, la formule par laquelle la SAS Tarkett France demande à la Cour d' » annuler ou de réformer » le jugement du tribunal de commerce de Paris du 7 février 2022 comprend par elle-même la hiérarchisation de deux prétentions distinctes, l'annulation étant, à raison de sa place première dans le syntagme, principale quand l'infirmation, suivie de l'énoncé des chefs du dispositif de la décision concernés, est subsidiaire. En ce sens, les écritures de la SAS Tarkett France sont conformes aux exigences des articles 542 et 954 du code de procédure civile, la seule obligation qui incombe à l'appelant à ce titre tenant à la formulation expresse d'une demande d'annulation ou d'infirmation du jugement frappé d'appel (en ce sens, 2ème Civ., 29 juin 2023, n° 21-24.128). L'arrêt du 14 septembre 2023 cité par les entreprises de pose (n° 20.18-169) n'invalide pas ce raisonnement. En effet, la Cour de cassation déduit simplement de la combinaison des articles 562 et 901 4° du code de procédure civile (détermination de l'étendue de l'effet dévolutif) et de celle des articles 542 et 954 du même code (obligation de l'appelant de mentionner qu'il demande l'infirmation des chefs du dispositif du jugement dont il recherche l'anéantissement ou l'annulation du jugement) que la déclaration d'appel délimite l'étendue de l'effet dévolutif de l'appel quand les conclusions déterminent la finalité de l'appel dans les limites de cette dévolution, et en conclut que lorsque la déclaration d'appel vise l'ensemble des chefs de dispositif du jugement, l'appelant a la faculté de solliciter dans ses conclusions, soit la réformation, soit l'annulation de cette décision. Cette décision n'interdit pas de solliciter l'annulation ou la réformation selon une hiérarchie implicite ;

- le fait que les moyens développés par la SAS Tarkett France soient, comme les pièces produites, communs à ses demandes hiérarchisées est indifférent, l'article 954 du code de procédure civile n'imposant aucune distinction formelle à ce titre et l'éventuelle inaptitude d'un moyen à fonder une prétention relevant exclusivement de l'examen du litige au fond ;

- toute analyse contraire induirait une atteinte substantielle au droit d'accès au juge de la SAS Tarkett France au nom d'un formalisme à l'évidence excessif au sens de l'article 6§1 de la CEDH puisque, outre le fait qu'il ne sert aucun objectif légitime identifié, les entreprises de pose ont spontanément et sans la moindre difficulté identifié les prétentions adverses auxquelles elles ont pu répondre exhaustivement, la sanction qu'elles sollicitent étant en outre imprévisible faute d'avoir été prononcée par une juridiction française à ce jour.

 

26. La Cour constate néanmoins que la SAS Tarkett France, qui aurait pu aisément prévenir ce débat en usant d'une formule plus précise, ne développe en réalité aucun moyen touchant à l'annulation du jugement : elle n'invoque ni une violation de l'article 458 du code de procédure civile, ni un vice affectant la régularité des débats devant le tribunal ou la violation d'une formalité substantielle quelconque ou du principe de la contradiction.

 

27. Ce seul constat, que les entreprises de pose ont implicitement fait, commande à lui seul le rejet de la demande d'annulation du jugement présentée par la SAS Tarkett France.

 

28. Demeure sa demande d'infirmation.

 

2°) Sur la responsabilité de la SAS Tarkett France

 

Moyens des parties

 

29. Au soutien de leurs prétentions, les entreprises de pose expliquent que la faute de la SAS Tarkett France résulte de ses propres aveux et de la décision n° 17-D-20 du 18 octobre 2017 conformément à l'arrêt de la CJUE Repsol Commercial de Productos Petroliferos du 20 avril 2023 (C-25/21). Elles précisent que cette faute, qui s'est poursuivie pendant 10 ans et est particulièrement grave au regard du montant des amendes prononcées par l'Autorité de la concurrence, consistait en la fixation de prix minimums et de hausses de prix générales applicables aux revêtements en PVC et en linoléum vendus aux particuliers et aux professionnels ainsi qu'en l'échange d'informations confidentielles permettant aux cartellistes d'ajuster leur politique commerciale.

 

30. Elles exposent que le standard de preuve retenu par le tribunal est conforme à la nécessité, découlant du principe de l'effectivité du droit européen de la concurrence, de ne pas rendre impossible l'indemnisation du préjudice causé par des pratiques anticoncurrentielles en imposant aux victimes des modalités probatoires pratiquement impossibles ou excessivement difficiles (arrêts Simenthal du 9 mars 1978, Courage du 20 septembre 2001 et Manfredi du 13 juillet 2006 de la CJCE). Elles estiment cette approche confirmée tant par le Guide pratique concernant la quantification du préjudice dans les actions en dommages et intérêts fondées sur les infractions à l'article 101 ou 102 du TFUE publié par la Commission européenne le 13 juin 2013 que par l'article 17 de la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 qui constitue une disposition procédurale au sens de son article 22 (arrêt Volvo et DAF c. RM du 22 juin 2022 de la CJUE) et est applicable au litige qui a été introduit postérieurement à son entrée en vigueur du 26 décembre 2014 et à la date de sa transposition du 9 mars 2017. Elles ajoutent que le caractère clandestin de la fraude et sa durée, qui complexifient l'administration de la preuve, ne peuvent profiter à la SAS Tarkett France et que le lien de causalité est évident, leur préjudice de surcoût étant directement causé par la hausse illicite objet de l'entente.

 

31. Soulignant que la charge de la non-répercussion totale du surcoût incombe à la SAS Tarkett France conformément à l'article 17.1 de directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 qui est une disposition procédurale (arrêt Vovlo déjà cité), elles expliquent qu'une entente a un effet sur les prix dans 93 % des cas ainsi que le démontrent les travaux des économistes, constat qui explique la présomption posée par la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014, et que les aveux des cartellistes constituent des éléments relatifs au surcoût imposé aux acheteurs de revêtements sur la période en cause dont l'Autorité de la concurrence a constaté la réalité. Elles ajoutent que ces données sont corroborées par le rapport d'expertise de partie Abergel qu'elles produisent qui conclut à une hausse de 3,2% par an en moyenne de 2001 à 2011 et à une baisse de 1,6 % par an en moyenne à l'issue de l'entente, de 2011 à 2019. Elles précisent que, au regard des circonstances particulières de l'activité de pose de revêtement de sols qui repose sur la conclusion de contrats de marché public ou longs et à prix généralement fixes ou partiellement révisables, la répercussion du surcoût n'était pas possible pour les contrats en cours et ne pouvait intervenir qu'avec un décalage dans le temps et dans la limite des hausses de l'indice BT10 pour les contrats publics ou privés. Elles évaluent la répercussion à 85 % et le montant non répercuté à 4 113 000 euros à proratiser selon les montants des achats de chacune d'elles.

 

32. En réponse aux critiques de la SAS Tarkett France qu'elles estiment artificielles et abstraites, les entreprises de pose soutiennent qu'un rapport de partie peut être pris en considération par le juge dès lors qu'il est soumis au débat contradictoire et que les données qu'il contient et analyse sont cohérentes et sont corroborées par des éléments extrinsèques. Elles rappellent que les chiffres d'achat de produits sont attestés par les directeurs financiers, les experts-comptables et les commissaires aux comptes et sont de ce fait fiables et pertinents, que l'échantillon retenu par son expert est représentatif des hausses retenues par l'Autorité de la concurrence et que ce dernier n'a pris en compte que la hausse des prix excédant celle de l'indice des prix applicable, part par hypothèse insusceptible de répercussion. Elles précisent que l'argument tiré de l'absence de dégradation des marges de certaines des intimées est sans portée puisque la démonstration est parcellaire et porte sur leur marge globale qui est affectée par leurs autres activités, l'indemnisation du préjudice causé par un cartel de prix étant quoi qu'il en soit indifférente à la performance économique des victimes.

 

33. Elles soulignent l'existence d'une erreur matérielle affectant le jugement concernant la SAS Vallée Atlantique, le montant de ses achats étant de 1 599 960 euros HT et le surcoût non répercuté atteignant de ce fait 79 998 euros.

 

34. Subsidiairement, elles expliquent que, si par impossible la Cour considérait que la preuve d'un préjudice comptablement évaluable n'était pas rapportée, elle devrait considérer que l'entente les a empêchées de faire jouer la concurrence et de négocier sérieusement les prix et leur a fait perdre une chance d'obtenir des prix plus favorables sans doute moindres que ceux de l'indice BT 10. Elles évaluent leur perte de chance à 5 % des montants globaux payés pendant dix ans.

 

35. Au titre de leur appel incident, elles indiquent que leur expert a étudié l'impact de la capitalisation de 2011 à 2019 et objectivé un préjudice financier égal à 2 % du montant total des achats. Elles expliquent par ailleurs que la tromperie dont elles ont été victimes dans la négociation des prix leur cause un préjudice moral de 3 000 euros par an pendant 10 ans.

 

36. En réponse, la SAS Tarkett France expose que le régime de la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 est inapplicable au litige, les faits générateurs de responsabilité étant antérieurs au 11 mars 2017, ce qui exclut l'application de la présomption de préjudice qui constitue une disposition substantielle en ce qu'elle est directement liée à l'attribution de la responsabilité civile de l'auteur de l'infraction concernée. Rappelant que l'Autorité de la concurrence qui sanctionne une pratique anticoncurrentielle n'examine pas ses effets concrets, elle indique qu'il incombe aux intimées de prouver le préjudice certain en son principe et sa mesure et le lien de causalité l'unissant à la faute alléguée. Elle estime que le standard de preuve mis en 'uvre par le tribunal est dégradé en ce qu'il a retenu un préjudice incertain en reconnaissant une évaluation « approximative » ou « raisonnable » et qu'elle n'a pas consenti à cette démarche en se désistant de sa demande de production forcée, sa décision étant exclusivement motivée par l'incapacité des entreprises de pose à fournir les pièces réclamées. Elle ajoute que le juge ne peut se fonder exclusivement sur une expertise privée réalisée à la demande de l'une des parties pour asseoir la preuve des faits dont l'existence est débattue, peu important sa qualité ou son sérieux, le rapport de partie Abergel s'appuyant de surcroît sur des données non vérifiées et non certifiées fournies par les intimées, telles celles relatives au montant de leurs achats qui ne sont étayées par aucune pièce comptable, qui intègrent des produits non concernés par la décision n° 17-D-20 du 18 octobre 2017 et qui ne paraissent pas déduire les remises de fin d'année.

 

37. Elle soutient que le rapport Abergel comporte de graves erreurs méthodologiques, relevées dans son rapport de parité RBB Economics, qui ont fondé son écartement en première instance et en appel dans l'affaire pendante opposant les intimées à la société Forbo Sarlino. Elle précise que celles-ci résident dans :

- l'absence de scénario contrefactuel valable, l'approche retenue ne reposant sur aucune méthode reconnue par la communauté des économistes et par la Commission dans son Guide pratique, toutes les méthodes fiables supposant une comparaison entre le prix pratiqué pendant l'infraction et le prix en l'absence d'infraction reconstruit à partir de données de prix non affectés par les pratiques. Elle indique qu'aucun scénario contrefactuel n'est proposé pour les marchés privés et que le rapport ne tient pas compte de l'augmentation du prix des matières premières et de celle induite par le passage à l'Euro, carence également visible pour les marchés publics pour lesquels l'indice retenu n'est de surcroît pas pertinent puisque, incorporant la hausse résultant de l'entente, il ne dit rien de la situation en l'absence des pratiques en cause ;

- des erreurs mathématiques graves. Elle précise que la formule mathématique employée est erronée en ce qu'elle surestime sans justification l'augmentation des prix cumulée, surestimation aggravée par la comparaison de cette dernière avec les hausses non-cumulées de l'indice INSEE BT10, et en ce qu'elle utilise le surprix de manière erronée ;

- la prise en compte d'un échantillonnage non représentatif limité à quatre gammes de produits qui ne représentent que 15 % des volumes de ventes sur la période 2005-2011 ;

- la prise en compte d'un taux de répercussion injustifié.

 

38. La SAS Tarkett France conteste l'effet des pratiques en cause sur les prix payés par les intimées en soulignant leur carence probatoire et l'absence de preuve d'une hausse provoquée automatique et continue, les tarifs bruts communiqués servant de base à des négociations et les prix planchers n'excluant pas l'octroi de remises supérieures, et en renvoyant aux critiques de son rapport de partie RBB Economics. Elle précise ainsi que les hausses de prix communiquées dans les circulaires n'ont été que peu appliquées aux intimées à raison des négociations annuelles ou ponctuelles, lors des chantiers, les prix effectivement pratiqués étant en grande majorité inférieurs à ceux annoncés, quand les échanges sur les prix planchers n'ont eu en réalité aucun effet, 30 % du chiffre d'affaires des intimées ayant été dégagé à un prix inférieur. Elle ajoute que la dispersion des prix payés a été importante pendant la durée des pratiques, signe supplémentaire de leur absence d'impact concret. Elle explique en outre que tant les variations de ses volumes de ventes aux intimées que l'évolution des marges de ces dernières confirment l'absence d'effet des pratiques en cause sur les prix. Elle relève que le montant des achats réalisés par la SAS Vallée Atlantique n'est pas étayé et que le tribunal n'a commis aucune erreur matérielle à ce titre

 

39. Elle conteste par ailleurs tout lien de causalité direct entre les pratiques en cause et le préjudice allégué par les entreprises de pose en indiquant que ni la gravité des faits ni le dommage à l'économie qu'ils auraient pu causer, qui ne correspond pas au préjudice individuel subi par chacune d'elles, ne déchargent les intimées de leur obligation probatoire, ce lien ne se présumant pas. Elle soutient que des causes exogènes aux pratiques expliquent la hausse des prix payés par ces dernières (coût des matières premières, du transport ou du pétrole, adoption de la monnaie unique le 1er janvier 2002).

 

40. Elle expose enfin que les entreprises de pose, qui ne justifient d'aucune atteinte à leur image ou à leur réputation ou d'une désorganisation interne au sens large, ne démontrent aucun préjudice moral, ni son principe ni sa mesure n'étant étayés par des éléments objectifs et concrets, et ne prouvent pas le préjudice financier qu'elles allèguent sans expliquer notamment l'usage qu'elles auraient fait des sommes indisponibles du fait de l'entente.

 

Réponse de la Cour

 

- Sur le cadre juridique du litige

 

41. L'action introduite par les entreprises de pose, consécutive à la décision définitive de l'Autorité de la concurrence n° 17-D-20 du 18 octobre 2017 sanctionnant la SAS Tarkett France pour sa participation à une entente portant notamment sur la fixation de prix planchers et de hausses de prix générales dans le secteur des revêtements de sols résilients, est fondée sur les articles L 481-1 et suivants du code de commerce et 1382 du code civil dans sa version antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, inapplicable au litige en vertu de son article 9, ainsi que sur les dispositions de la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014.

 

42. Il résulte de l'article 288 du TFUE que, contrairement aux dispositions des règlements, les dispositions des directives, mêmes lorsqu'elles réunissent les critères requis pour produire un effet direct, ne peuvent pas être directement invoquées dans des litiges opposant des particuliers (CJCE, [W] [D] [Z] c. Recreb Srl, 14 juillet 1994, C-91/92, §23 à 25). Mais, l'obligation des Etats membres, découlant d'une directive, d'atteindre le résultat prévu par celle-ci ainsi que leur devoir de prendre toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l'exécution de cette obligation s'imposent à toutes les autorités des Etats membres, y compris, dans le cadre de leurs compétences, aux autorités juridictionnelles (CJCE 10 avril 1984, von Colson et Kamann, C-14/83, §26). Aussi, en appliquant le droit national, les juridictions nationales sont tenues de prendre en considération l'ensemble des règles du droit interne, et non seulement les dispositions de transposition concernées au premier chef, et de les interpréter, dans toute la mesure possible, à la lumière du texte ainsi que de la finalité de la directive en cause pour atteindre le résultat qu'elle fixe et de se conformer ainsi à l'article 288 alinéa 3 du TFUE (CJCE, 5 octobre 2004, Pfeiffer e.a., C 397/01 à C 403/01, §113 à 115 et 119), ce principe d'interprétation conforme valant pour le droit national postérieur à la directive comme pour le droit antérieur (CJCE, Marleasing SA c. La Comercial Internacional de Alimentacion, 13 novembre 1990, C-106/89, §8).

 

43. Palliatif à l'absence d'effet direct horizontal des directives, cette obligation d'interprétation conforme naît le lendemain de l'expiration du délai de transposition de la directive, les Etats membres n'étant antérieurement pas tenus de prendre les mesures de mise en 'uvre de celle-ci dans leur ordre juridique mais devant seulement, pendant le délai de transposition, ne pas adopter de mesures qui compromettraient sérieusement le résultat poursuivi par la directive. De ce fait, dans l'hypothèse d'une transposition tardive d'une directive, la date à laquelle les mesures nationales de transposition entrent effectivement en vigueur dans l'Etat membre concerné ne constitue pas le critère pertinent, sauf à remettre gravement en cause la pleine efficacité du droit communautaire ainsi que son application uniforme (CJCE, 4 juillet 2006, Adeneler, C-212/04 ; §113 à 116 et 121). Dans son arrêt Volvo AB et DAF Trucks NV c. RM du 22 juin 2022 (C-267/20, §77) elle résumait sa jurisprudence constante ainsi : « dans le cadre d'un litige entre particuliers ['], la juridiction nationale est tenue, le cas échéant, d'interpréter le droit national, dès l'expiration du délai de transposition d'une directive non transposée, de façon à rendre la situation en cause immédiatement compatible avec les dispositions de cette directive, sans toutefois procéder à une interprétation contra legem du droit national ».

 

44. Aussi, les dispositions de la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014 ne sont pas directement invocables par les entreprises de pose contre la SAS Tarkett France mais éclairent, dès l'expiration du délai de transposition, l'interprétation et l'application du droit national, y compris en ses propres dispositions transitoires des normes de transposition qui ne sont pas pertinentes à raison de la tardiveté de la transposition, sous réserve qu'elles soient applicables ratione materiae, ce qui ne fait pas débat, et ratione temporis, ce qu'il convient d'examiner.

 

45. Le droit interne à considérer est constitué des dispositions des articles L 481-1 et suivants et R 481-1 et suivants du code de commerce créés par l'ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 transposant cette directive et de l'article 1382 (devenu 1240) du code civil, qui régit les situations antérieures et les questions non encadrées par la directive.

 

46. Aux termes de l'article 12 de cette ordonnance, les textes de transposition, hors dispositions spécialement listées régissant, par dérogation au principe de l'effet immédiat, les actions introduites à compter du 26 décembre 2014 (dispositions procédurales), sont entrées en vigueur le 11 mars 2017. Mais, tandis que l'article 21 de la directive impose sa transposition au plus tard le 27 décembre 2016, délai non respecté par la France, son article 22 « Application temporelle » dispose que :

1. Les États membres veillent à ce que les dispositions nationales adoptées en application de l'article 21 afin de se conformer aux dispositions substantielles de la présente directive ne s'appliquent pas rétroactivement.

2. Les États membres veillent à ce qu'aucune disposition nationale adoptée en application de l'article 21, autre que celles visées au paragraphe 1, ne s'applique aux actions en dommages et intérêts dont une juridiction nationale a été saisie avant le 26 décembre 2014.

 

47. Eclairant cette disposition et la distinction entre dispositions substantielles, soumises au principe de non-rétroactivité, ou procédurales, applicables aux instances introduites à compter du 26 décembre 2014, la CJUE, poursuivant l'interprétation livrée dans son arrêt Cogeco Communications Inc. du 28 mars 2019 (C-637/17, §25 à 30), précise dans son arrêt Volvo déjà cité que :

- le point de savoir quelles sont, parmi les dispositions de cette directive, celles qui sont substantielles et celles qui ne le sont pas doit être apprécié au regard du droit de l'Union et non pas au regard du droit national applicable (§39), les règles substantielles étant celles qui conditionnent l'existence des obligations de fond des parties au litige (§83) quand les règles procédurales sont, ainsi que le précise l'arrêt AD e.a. c. Paccar Inc du 10 novembre 2022 (C-163-21, §33), celles qui définissent les pouvoirs particuliers du juge touchant à l'établissement des faits dont elle se prévalent sans affecter directement leur situation juridique en ce qu'elles ne portent pas sur les éléments constitutifs de la responsabilité civile extracontractuelle ;

- une fois le caractère substantiel ou non de la disposition concernée déterminé, il convient de vérifier, en second lieu, si, quand cette directive a été transposée de manière tardive, la situation en cause, pour autant qu'elle ne puisse être qualifiée de nouvelle, a été acquise avant l'expiration du délai de transposition de la directive ou si elle a continué à produire ses effets après l'expiration de ce délai (§42).

 

48. Ainsi, les règles procédurales s'appliquent, comme le prévoit l'article 12 de l'ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017, aux actions introduites à compter du 26 décembre 2014, quand l'application des règles substantielles dépend, non de la date d'entrée en vigueur des dispositions de transposition, mais de celle de l'acquisition de la situation qu'elles saisissent : si celle-ci est acquise au jour de l'entrée en vigueur de la directive, le droit antérieur s'applique ; à défaut, le droit nouveau régit le litige. Si la directive laisse aux Etats membres le soin de fixer la date d'applicabilité des dispositions substantielles, la CJUE a précisé dans son arrêt Volvo (§48) que, en cas de transposition dans l'ordre interne postérieure à l'expiration du délai de transposition fixé au 27 décembre 2016, ce qui est le cas en France, l'ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 étant entrée en vigueur le 11 mars 2017 les concernant, il convient de vérifier si la situation en cause au principal était acquise avant l'expiration du délai de transposition de la directive ou si elle continue à produire ses effets après l'expiration de ce délai.

 

49. La détermination de l'acquisition de la situation saisie par la règle (entendue par la CJUE comme situation juridique ou comme fait identifié par la directive comme déclenchant l'application de la règle nouvelle) dépend outre des « spécificités » de cette dernière, de sa « nature » et de son « mécanisme de fonctionnement » (termes employés par la CJUE dans ses arrêts Volvo déjà cité, §49 et 100, Repsol Comercial de Productos Petroliefros SA du 20 avril 2023, C-25/21, §42, et Heureka Group a.s. du 18 avril 2024, C-605/21, §50). La CJUE a appliqué cette méthode notamment à :

- l'article 9§1 de la directive qui dispose que les Etats membres veillent à ce qu'une infraction au droit de la concurrence constatée par une décision définitive d'une autorité nationale de concurrence ou par une instance de recours soit considérée comme établie de manière irréfragable aux fins d'une action en dommages et intérêts introduite devant leurs juridictions nationales au titre de l'article 101 ou 102 du TFUE ou du droit national de la concurrence ;

- l'article 17§1 de la directive aux termes duquel les Etats membres veillent à ce que ni la charge ni le niveau de la preuve requis pour la quantification du préjudice ne rendent l'exercice du droit à des dommages et intérêts pratiquement impossible ou excessivement difficile, et à ce que les juridictions nationales soient habilitées, conformément aux procédures nationales, à estimer le montant du préjudice, s'il est établi qu'un demandeur a subi un préjudice, mais qu'il est pratiquement impossible ou excessivement difficile de quantifier avec précision le préjudice subi sur la base des éléments de preuve disponibles ;

- l'article 17§2 de la directive qui dispose qu'il est présumé que les infractions commises dans le cadre d'une entente causent un préjudice, l'auteur de l'infraction ayant le droit de renverser cette présomption.

 

50. Ainsi, dans son arrêt Repsol Comercial de Prodcutos Petroliefros SA du 20 avril 2023 (C-25/21), la CJUE précise que l'article 9§1 de la directive qui institue une présomption irréfragable relative à l'existence d'une infraction au droit de la concurrence et porte ainsi sur un des éléments constitutifs de la responsabilité civile pour les infractions aux règles du droit de la concurrence nécessaires à l'introduction d'un recours en dommages et intérêts par la personne lésée, est une règle de fond revêtant une nature substantielle au sens de l'article 22§1, de cette directive (§38 à 40). Tenant compte de la nature et du mécanisme de fonctionnement de l'article 9§1 de la directive 2014/104, elle observe que le fait identifié par le législateur de l'Union comme permettant de considérer que l'infraction concernée est établie de manière irréfragable aux fins du recours en dommages et intérêts concerné est la date à laquelle la décision de sanction est devenue définitive, date dont il convient de vérifier si elle précède celle de l'expiration du délai de transposition de la directive qui n'a pas été transposée en droit interne dans ce délai (§42 à 44). Elle en déduit que la situation en cause est acquise dès lors que la décision concernée est devenue définitive avant l'expiration du délai de transposition (§45) et conclut que, eu égard à l'article 22§1 de la directive 2014/104, il convient de considérer que son article 9§1 ne saurait être applicable ratione temporis à des recours en dommages et intérêts intentés à la suite des décisions des autorités nationales de concurrence qui sont devenues définitives antérieurement à la date d'expiration du délai de transposition.

 

51. Dès lors, la décision n° 17-D-20 du 18 octobre 2017 étant devenue définitive postérieurement au 27 décembre 2016, date d'expiration du délai de transposition de la directive non respecté par la France, la faute qu'elle constate est irréfragablement réputée établie par application de l'article L 481-2 alinéa 1 du code de commerce interprétée, y compris en ses dispositions relatives à son application dans le temps, à la lumière de la directive applicable ratione temporis.

 

52. Par ailleurs, dans son arrêt Volvo du 22 juin 2022, la CJUE a dit pour droit que :

- l'article 17§1 de la directive 2014/104 doit être interprété en ce sens qu'il constitue une disposition procédurale, au sens de l'article 22§2 de cette dernière, et que relève de son champ d'application temporel un recours en dommages et intérêts qui, bien que portant sur une infraction au droit de la concurrence qui a pris fin avant l'entrée en vigueur de cette directive, a été introduit après le 26 décembre 2014 et après l'entrée en vigueur des dispositions la transposant dans le droit national ;

- l'article 17§2 de la directive 2014/104, selon lequel il est présumé simplement que les infractions commises dans le cadre d'une entente causent un préjudice, élément constitutif de la responsabilité civile, doit être interprété en ce sens qu'il constitue une disposition substantielle, au sens de l'article 22§1 de cette dernière, et que ne relève pas de son champ d'application temporel un recours en dommages et intérêts qui, bien qu'introduit après l'entrée en vigueur des dispositions transposant tardivement la directive dans le droit national, porte sur une infraction au droit de la concurrence qui a pris fin avant la date d'expiration du délai de transposition de celle-ci. La CJUE précise sur ce point que la situation dont l'acquisition déclenche l'application de la règle, soit le fait identifié par le législateur de l'Union comme permettant de présumer l'existence d'un préjudice, est l'existence d'une entente, le juge national devant ainsi vérifier si la date à laquelle celle-ci a pris fin précède ou non la date d'expiration du délai de transposition (§102).

 

53. Dès lors, les pratiques sanctionnées ayant été commises entre 2001 et 2011, la disposition substantielle qu'est l'article 17§2 n'est pas applicable temporellement et l'article L 481-7 du code de commerce transposant la présomption simple de préjudice qu'elle institue ne régit pas le litige qui est soumis, pour la preuve du préjudice qui incombe en tous ses éléments aux entreprises de pose au sens des articles 1315 (devenu 1353) du code civil et 9 du code de procédure civile, à l'article 1382 (devenu 1240) du code civil.

 

54. Le préjudice prouvé en son principe, l'application de ce dernier texte doit néanmoins être faite en considération des exigences posées par l'article 17§1 de la directive, l'action des entreprises de pose ayant été introduite par acte d'huissier du 30 janvier 2018. Mais, la CJUE a précisé dans son arrêt Traficos [C] Ferrer SL du 16 février 2023 (C-312/21, §52 et 53) que :

52. Les actions en dommages et intérêts relevant du champ d'application de la directive 2014/104, à l'instar des actions en responsabilité civile en général, tendent à la réparation aussi exacte que possible d'un dommage, une fois l'existence et l'imputabilité de ce dernier établies, ce qui ne saurait exclure que demeurent, lorsque le juge national statue afin de déterminer le montant de la réparation, certaines incertitudes. C'est pourquoi la seule existence de ces incertitudes, inhérentes au contentieux de la responsabilité et qui résultent, en réalité, de l'affrontement d'arguments et d'expertises dans le cadre du débat contradictoire, ne correspond pas au degré de complexité dans l'évaluation du préjudice requis pour permettre l'application de l'estimation judiciaire prévue à l'article 17, paragraphe 1, de cette directive.

53. Deuxièmement, le libellé même de cette disposition limite le champ d'application de l'estimation judiciaire du préjudice aux situations dans lesquelles il est pratiquement impossible ou excessivement difficile de quantifier celui-ci, une fois que son existence à l'égard de la partie demanderesse a été établie, ce qui peut correspondre, par exemple, à des difficultés particulièrement importantes d'interprétation des documents produits quant à la proportion de la répercussion du surcoût résultant de l'entente sur les prix des produits acquis par la partie demanderesse auprès d'un des auteurs de l'entente.

 

55. Or, quoiqu'elles invoquent le bénéfice de cette disposition, en ce qu'elles autoriseraient une « estimation » distincte de celle déjà admise en droit interne, les entreprises de pose ne démontrent pas que le litige en remplisse les conditions. En effet, le préjudice dont elles demandent l'indemnisation réside dans un surcoût consécutif à des hausses de prix ou à la pratique de prix planchers et est assis sur les volumes d'achats, qu'elles sont capables de chiffrer précisément et qui peuvent être établis par les documents financiers et comptables qu'elles détiennent. A supposer que, à raison de l'ancienneté de l'entente et de ses effets, elles ne soient plus en possession de certains documents qu'elles n'avaient juridiquement plus l'obligation de conserver, la preuve des achats peut également être apportée par la SAS Tarkett France qui détient les mêmes informations et doit produire les pièces nécessaires au soutien de sa contestation, seule la clandestinité de l'infraction et la tardiveté de sa découverte qui en découle étant à l'origine de ces difficultés probatoires, au demeurant usuelles. En outre, les parties communiquent des rapports d'experts privés dont la confrontation permet un débat contradictoire utile sur la détermination du principe et de la mesure du préjudice allégué, la persistance d'incertitudes à raison des insuffisances de l'un ou de l'autre pouvant être levées par l'organisation d'une mesure d'expertise judiciaire apte à proposer un scenario contrefactuel robuste.

 

56. Enfin, l'article 13 « Moyen de défense invoquant la répercussion du surcoût » de la directive fait supporter la charge de la preuve de la répercussion du surcoût par le défendeur qui l'invoque. Cette présomption simple de non-répercussion du surcoût, transposée à l'article L 481-4 du code de commerce au bénéfice de l'acheteur direct ou indirect, est une règle substantielle.

 

57. En effet, à l'instar de la présomption de préjudice de l'article 17§2 de la directive, si cette disposition a pour effet, comme toute présomption, de modifier la charge de la preuve, sa finalité n'est pas purement probatoire en ce qu'elle porte, certes indirectement mais de façon substantielle, sur un élément constitutif de la responsabilité civile extracontractuelle de l'auteur, la répercussion du surcoût pouvant, selon sa mesure et sous réserve d'un effet de volume, faire disparaître en tout ou partie le préjudice résidant dans le surcoût lui-même. De fait, ce moyen de défense affecte, ainsi que le confirme le libellé et le texte de l'article 12 « Répercussion du surcoût et droit à réparation intégrale », le droit à indemnisation de la victime de l'infraction : la présomption ainsi instituée est un élément garantissant « la pleine efficacité du droit à réparation intégrale prévu à l'article 3 » qui induit une réparation sans perte ni profit (en ce sens, optant implicitement mais nécessairement pour la qualification de disposition substantielle, Com. 19 octobre 2022, n° 21.19-197).

 

58. La date à prendre en considération pour apprécier l'acquisition de la situation de fait déterminant son applicabilité est, au regard de la nature de la disposition substantielle en cause et du fait identifié par le législateur européen comme fondant l'application de la règle, soit celle de l'entente, soit, à s'en tenir exclusivement à son « mécanisme de fonctionnement », celle de la répercussion effective du surcoût. A raison du lien qu'entretient cette disposition avec l'article 17§2 en ce qu'elle participe de la détermination du préjudice né de l'entente et de l'exercice du droit à sa réparation intégrale ainsi que, sur le plan factuel, de la proximité temporelle habituelle entre l'imposition d'un surcoût et sa répercussion (y compris dans l'hypothèse d'un décalage dans le temps lié à l'impossibilité d'une répercussion pour les marchés en cours d'exécution évoquée par les entreprises de pose), une interprétation uniforme se justifie. Aussi, la date à laquelle l'entente a pris fin est également pertinente (en ce sens, Com. 19 octobre 2022 déjà cité qui exclut par ailleurs toute interprétation conforme du droit antérieur en ce qu'elle serait contra legem).

 

59. Dès lors, aucune question préjudicielle, que les parties ne sollicitent d'ailleurs pas, portant sur la qualification de cette disposition et les modalités de son application n'est nécessaire, la CJUE ayant précisé à ce titre que, si une juridiction nationale est en principe tenue, dans la mesure où il n'existe aucun recours juridictionnel de droit interne contre sa décision, de saisir la CJUE au sens de l'article 267 alinéa 3 du TFUE dès lors qu'une question relative à l'interprétation du droit de l'Union est soulevée devant elle, cette obligation cesse lorsqu'elle constate que la question soulevée n'est pas pertinente, que la disposition du droit de l'Union en cause a déjà fait l'objet d'une interprétation de la part de la Cour ou que l'interprétation correcte du droit de l'Union s'impose avec une telle évidence qu'elle ne laisse place à aucun doute raisonnable (6 octobre 2021, C-561/19, Consorzio Italiana Management, §32 et 33).

 

60. En conséquence, les pratiques sanctionnées ayant été commises entre 2001 et 2011, la disposition substantielle qu'est l'article 13 n'est pas applicable temporellement et l'article L 481-4 du code de commerce transposant la présomption qu'elle institue ne régit pas le litige.

 

61. Or en vertu du droit interne antérieur découlant de l'application de l'article 1382 (devenu 1240) du code civil, la preuve de l'existence du préjudice causé par une pratique anticoncurrentielle incombe au demandeur à la réparation et celui-ci doit, eu égard aux pratiques habituelles en matière commerciale, établir qu'il n'a pas répercuté le surcoût né d'une entente sur ses propres clients (en ce sens, Com.,15 juin 2010, n° 09-15.816, 15 mai 2012, n° 11-18-495, et Com., 19 octobre 2022, n° 21-19.197, déjà cité).

 

62. Les conséquences de la non-applicabilité des présomptions de préjudice et de non-répercussion du surcoût doivent être appréciées à l'aune des principes d'effectivité du droit de l'Union et d'équivalence rappelés à l'article 4 de la directive 2014/104/UE du 26 novembre 2014. En effet, conformément aux arrêts de la CJCE Courage du 20 septembre 2001 (C-453/99, §26) et Manfredi du 13 juillet 2006 (C-295/04 et C-298/04, §61 à 64), la pleine effectivité de l'article 101§1 du TFUE et l'effet utile de l'interdiction qu'il pose implique le droit pour toute personne à qui une entente cause un préjudice d'en demander l'indemnisation intégrale, l'ordre interne de chaque Etat membre devant, en l'absence de réglementation communautaire en la matière, fixer les modalités d'exercice de ce droit, y compris celles de l'application de la notion de lien de causalité, pour autant que les principes de l'équivalence et d'effectivité soient respectés. Ainsi, les règles applicables aux recours destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent de l'effet direct du droit de l'Union ne doivent ni être moins favorables que celles concernant des recours similaires de nature interne (principe de l'équivalence) ni rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique de l'Union (principe d'effectivité) (CJUE, 5 juin 2014, Kone e.a., C 557/12, §25)

 

63. A cet égard, le principe de réparation intégrale, réaffirmé à l'article 3 de la directive dont les dispositions de transposition doivent recevoir application immédiate en ce qu'il est la confirmation de la jurisprudence de la CJUE (arrêt Traficos [C] Ferrer SL déjà cité, §35), fait partie intégrante du droit interne antérieur.

 

64. En vertu de celui-ci, le juge, tenu de réparer en totalité tout préjudice dont il constate le principe (en ce sens, Com., 10 janvier 2018, n° 16-21.500), apprécie souverainement son montant dont il justifie l'existence par la seule évaluation qu'il en fait sans être tenu d'en préciser les divers éléments (en ce sens, Ass. plén., 26 mars 1999, n° 95-20.640). L'exigence de la preuve du préjudice, comme du lien de causalité l'unissant à la faute, est, hors hypothèses spécifiques tenant à l'impossibilité de le démontrer à raison de sa nature (e.g. préjudice moral en matière d'atteinte à droit de la personnalité) ou des difficultés matérielles propres à son établissement (e.g. présomption de préjudice, « fût-il seulement moral », en matière de concurrence déloyale et parasitaire), irrigue tout le droit de la responsabilité en droit interne antérieur, y compris celui des pratiques anti-concurrentielles sanctionnées par le droit national (en ce sens, Com. 26 février 2025, n° 23-18-599), la partie qui sollicite la réparation devant en outre systématiquement en démontrer l'étendue (en ce sens, Com. 12 février 2020, n° 17-31.614). Le principe d'équivalence est ainsi respecté.

 

65. Et, la preuve du préjudice certain et personnel, comme du lien de causalité, est libre. Elle peut être apportée par tous moyens directement, y compris grâce à la production forcée de pièces détenues par une autre partie ou un tiers (les règles d'accès aux preuves issues de la directive étant des dispositions procédurales s'appliquant quoi qu'il en soit au litige introduit postérieurement au 26 décembre 2014 conformément à CJUE 11 novembre 2022, Paccar, C-163/21, et 12 janvier 2023, Regiojet, C-57/21), ou indirectement par des présomptions de fait judiciaires et des faisceaux d'indices graves et concordants, le juge, qui l'apprécie souverainement et concrètement, devant, sans toutefois pallier la carence du demandeur au sens de l'article 146 du code de procédure civile, ordonner une expertise pour évaluer le préjudice dont le principe est établi sans pouvoir se retrancher derrière l'insuffisance des pièces produites, obligation qui rejoint celle prescrite par l'article 17§1 de la directive. Ces règles ne rendant pas l'exercice de l'action indemnitaire excessivement difficile, le principe d'effectivité est préservé.

 

66. C'est en considération de ces règles que, la faute étant acquise, le préjudice allégué et le lien de causalité l'unissant à celle-ci doivent être appréciés au sens de l'article 1382 (devenu 1240) du code civil, solution identique à celle retenue dans l'arrêt de cette Cour du 28 juin 2023 confirmé par l'arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 23 mars 2025 (n° 23-20.418).

 

- Sur la caractérisation d'un préjudice et d'un lien de causalité

 

67. Ainsi que le précise désormais l'article L 481-3 du code de commerce qui synthétise le droit antérieur qu'il ne modifie pas, mais qui omet le préjudice financier connu du droit positif et dont les entreprises de pose sollicitent l'indemnisation, les préjudices résultant d'une pratique anticoncurrentielle résident classiquement dans :

- la perte subie résultant, outre de la minoration découlant d'un prix plus bas payé par l'auteur de l'infraction, du surcoût correspondant à la différence entre le prix du bien ou du service effectivement payé et celui qui l'aurait été en l'absence de commission de l'infraction, sous réserve de la répercussion totale ou partielle de ce surcoût sur un contractant direct ultérieur. Cet écart est utilement établi par l'élaboration d'un scénario contrefactuel décrivant l'évolution normale du marché non affecté par la pratique. Ce raisonnement est admissible dès lors que sa cohérence et l'exactitude des données sur lesquelles il est bâti ont pu être débattues contradictoirement (en ce sens, Com., 1er mars 2023, n° 23-18.356 et 20-20.416) ;

- le gain manqué résultant notamment de la diminution du volume des ventes liée à la répercussion partielle ou totale du surcoût ou de la prolongation certaine et directe des effets de la minoration des prix pratiquée ;

- la perte de chance sollicitée à titre subsidiaire par les entreprises de pose. Elle s'entend de la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable et suppose établie la preuve du sérieux de la chance perdue, son indemnisation, qui implique un calcul de probabilité de survenance de l'évènement irrémédiablement impossible, ne pouvant être égale au montant de la chance réalisée ;

- le préjudice financier (ou préjudice de trésorerie, également invoqué par les entreprises de poses. Il consiste dans les intérêts dits compensatoires qui, distincts des intérêts moratoires sanctionnant, sans preuve d'un dommage par le créancier, un retard de paiement d'une obligation de somme d'argent ou d'une condamnation à une indemnité au sens des articles 1231-6 et 1231-7 du code civil, sont destinés à réparer le préjudice additionnel né de la prolongation dans le temps d'un dommage économique et peuvent couvrir l'érosion monétaire et le dommage particulier né de l'impossibilité de disposer des fonds constituant son quantum pour se saisir d'une opportunité déterminée (en ce sens, Com., 26 mai 1961, n° 238, Com. 31 mars 2021, n° 19-15.735, et Com. 1er mars 2023, n° 20-18.536 et 20-20.416, CJCE, Mulder et autres, 27 janvier 2000, Mulder et autres du 27 janvier 2000, C-104/89 et C-37/90, §51, et CJCE, Marshall, 2 août 1993, C-271/91, §31 et 32). De constitution progressive, il naît dès les premiers effets dommageables des pratiques anticoncurrentielles et croît, par l'effet du cumul des sommes indisponibles, jusqu'à la décision de justice consacrant le droit à indemnisation (ici, la date de prononcé de l'arrêt) qui marque le point de départ des intérêts moratoires au taux légal conformément à l'article 1231-7 du code civil, le préjudice ne consistant alors plus, à compter de cette date, qu'en un retard dans le paiement. Il doit de ce fait être calculé par application du taux idoine aux sommes cumulées, année après année, dont a été privée la victime de la pratique illicite à compter de la première manifestation de ses effets, soit ici, la première hausse de prix (en ce sens, Com., 1er mars 2023, n° 20-18.356 et 20-20.416, qui précise également que le cours des intérêts compensatoires s'achève à la date de la décision de justice consacrant l'existence du préjudice économique servant d'assiette au préjudice financier). Le taux d'intérêt utilisé pour quantifier le préjudice financier, qui réside dans la privation d'une somme d'argent qui aurait pu être mobilisée par la victime à des fins diverses, dépend de l'usage apprécié in concreto que cette dernière en aurait fait, la preuve de celui-là incombant à celle-ci en application de l'article 9 du code de procédure civile (en ce sens Com., 7 juin 2023, n° 22-10.545) ;

- le préjudice moral, dont une personne morale, quoiqu'elle soit une fiction juridique, peut souffrir (en ce sens, Com. 15 mai 2012, n° 11-10.278) sous réserve d'en expliciter la nature et d'en démontrer la consistance (e.g. atteinte à l'image, à la réputation ou au crédit susceptible d'affecter le rapport aux partenaires commerciaux et à la clientèle, désorganisation et déstabilisation internes, ou plus généralement, trouble commercial inquantifiable économiquement). Les entreprises de pose l'estiment causé par la tromperie lors des négociations menées pendant dix ans.

 

68. Les parties s'opposent par ailleurs sur la portée des rapports qu'elles produisent. Un rapport d'expertise privée (ou rapport de partie) n'est pas dépourvu de pertinence du seul fait qu'il a été établi hors la présence de toutes les parties dès lors que, régulièrement communiqué, il est soumis au débat contradictoire et librement discuté conformément à l'article 16 du code de procédure civile, le juge ne pouvant cependant fonder sa décision exclusivement sur ce document qui doit être corroboré par des éléments de preuve (en ce sens, Ch. mixte, 28 septembre 2012, n° 11-18.710, et 1ère Civ., 9 septembre 2020, n° 19-13.755). Cependant, les rapports produits en matière d'évaluation du préjudice causé par des pratiques anticoncurrentielles, quoiqu'usuellement rédigés par des experts, ne portent pas seulement sur des constatations techniques impliquant des investigations complexes hors de portée du juge mais comportent également, notamment lors de l'élaboration d'un scénario contrefactuel, des analyses factuelles et des projections économiques qui ne sont en réalité que l'explicitation par un professionnel du raisonnement et de la thèse de la partie qui le mandate et qu'elle développe dans ses écritures. Pour cette part, qui n'appelle pas par nature la production de preuve au sens strict, ne repose pas sur des investigations particulières et s'apparente à une consultation au sens de l'article 256 du code de procédure civile, seule compte la force de conviction de l'exposé, sa cohérence interne et externe au regard de la fiabilité des données mobilisées, la robustesse des modèles mis en 'uvre, la reproductibilité de ses calculs ainsi que sa transparence qui permet leur vérification. Aussi, sur ces points qui ont le même statut que la motivation des conclusions d'une partie au sens de l'article 954 du code de procédure civile, le juge peut retenir les conclusions d'un rapport de partie librement discuté, le cas échéant en le confrontant à celui produit par la partie adverse et en tranchant alors entre deux analyses divergentes (en ce sens, pour cette dernière hypothèse, Com. 1er mars 2023, n° 20-18.356).

 

69. La détermination du principe et de la mesure du préjudice commande d'identifier précisément les caractéristiques et le périmètre de la faute imputable à la SAS Tarkett France.

 

70. Celle-ci est réputée irréfragablement établie à raison de l'effet liant attaché à la décision n° 17-D-20 du 18 octobre 2017. Elle consiste, pour sa part pertinente dans le litige, à avoir, au cours de la période allant du 8 octobre 2001 au 22 septembre 2011, participé, à l'occasion de très nombreuses réunions, organisées dans des lieux spécifiquement choisis pour garantir leur caractère secret, et d'échanges effectués à partir de téléphones portables dédiés, à plusieurs accords et pratiques concertées avec des entreprises qui représentaient entre 2001 et 2012 entre 65 % et 85 % du marché suivant les circuits de distribution. Ceux-ci ont consisté en particulier à fixer en commun des prix minimums et leur évolution ainsi que des hausses de prix générales et leurs modalités d'application, à échanger des données individualisées, récentes et détaillées portant sur les ventes en volume et sur les prix moyens de vente par produit. Les entreprises en cause se sont aussi entendues sur une série de problématiques spécifiques relatives à leur gestion interne, telles que les stratégies à adopter à l'égard de certains clients ou concurrents, la gestion de la relation client, la politique de recrutement, l'organisation commerciale, ou les échantillons de nouveaux produits. Selon l'Autorité de la concurrence, ces pratiques sont constitutives d'une infraction complexe et continue au sens des articles L 420-1 du code de commerce et 101§1 du TFUE, en ce qu'elles ont toutes poursuivi un objectif anticoncurrentiel unique visant à réduire drastiquement, voire à totalement supprimer, l'incertitude de comportement sur le marché français de la fabrication et de la commercialisation des produits de revêtements de sols résilients, à rendre le marché transparent et à stabiliser les situations respectives des trois principaux fabricants du secteur participant à l'infraction.

 

71. L'Autorité de la concurrence retient ainsi que l'entente sanctionnée avait en particulier pour objet la détermination en commun de prix planchers et de hausses de prix générales adressées au marché. Au cours de réunions secrètes, qui étaient organisées à tour de rôle par chacun des fabricants et ont débuté fin 2001 « dans un contexte de forte incertitude sur le marché des revêtements de sols résilients en raison de la hausse du prix des matières premières et du passage à l'euro » (§83), les participants, dont les échanges se sont intensifiés à compter de 2006, définissaient les augmentations de prix et « l'évolution des prix minimums » à pratiquer, généralement au mois de septembre, et se retrouvaient plusieurs fois en cours d'année pour « vérifier l'effectivité des hausses de prix pour, le cas échéant, déceler d'éventuels écarts avec les prix convenus par les trois fabricants » (§45). Les pratiques ont ainsi consisté en des échanges et coordinations sur les prix minimums et leur évolution, l'objectif étant d'aboutir à une différenciation commercialement non pénalisante (§94) tout en maintenant une « apparence de concurrence » (§96) en s'épargnant une « guerre des prix » (§101), ainsi que sur les hausses générales de prix et leurs modalités d'application sur la base de communications de données récentes, détaillées et individualisées sur les ventes en volume (§85). Elles portaient exclusivement sur l'ensemble des produits et accessoires de revêtements de sols résilients en PVC ou en linoléum (soit les revêtements de sol résilients) commercialisés en France par chacun des participants et ont pris fin le 22 septembre 2011 (§89 et 429).

 

72. Les preuves documentaires analysées par l'Autorité de la concurrence et les aveux de chacun des participants (§104 et suivants) révèlent que ces derniers s'accordaient sur des hausses de prix générales (comprises généralement entre 1 et 5 %) à répartir en fonction des catégories de produits et à appliquer aux prix planchers de chacun, différenciés à la marge pour sauvegarder les apparences d'une fixation par le libre fonctionnement du marché, les « remontées d'informations » des commerciaux de chaque entreprise permettant de s'assurer que les prix pratiqués étaient conformes à ceux arrêtés, quoique certains participant aient pu ponctuellement pratiquer des prix minimums différents de ceux déterminés en commun (§77). L'entente était efficace puisque l'évolution de leurs prix planchers pour les produits U2SP3 analysée par les services d'instruction de l'Autorité de la concurrence est linéaire et presque identique sur la période pertinente, quel que soit le canal de distribution (§151 et 152), cette coordination « influ[ant], nécessairement, sur les tarifs publics communiqués par les trois concurrents [et leur permettant] de maintenir une cohérence des délégations tarifaires maximales et des hausses brutes communiquées au marché chaque année » (§153).

 

73. Les hausses de prix étaient coordonnées et organisées dans le temps entre les concurrents afin de ne pas être simultanées, un « leader » chargé de les annoncer en premier étant désigné, et les autres suivant à quelques semaines d'intervalle. Ces hausses pouvaient être identiques ou légèrement différentes (+ ou ' 0,5 % à 1,5 % environ) par fabricant et par famille de produits, selon la politique de chaque entreprise (§159). Cette pratique prenait en compte les facteurs exogènes : au milieu de l'année 2011, une hausse exceptionnelle a été décidée conjointement en raison de l'augmentation du coût des matières premières, ce qu'a expressément reconnu la SAS Tarkett France (§160) qui précisait en outre que « dans le secteur des revêtements de sols en PVC, il est d'usage d'appliquer des hausses de prix en début d'année, afin de répercuter l'inflation (hausses structurelles annuelles d'environ 1-2 %) et les hausses régulières des coûts de matières premières (les deux principaux composants du PVC que sont le PVC pâte et le plastique représentant 50 % des coûts de fabrication) » (§161). Ainsi, l'analyse comparative des hausses générales de tarifs, par catégorie de produits, appliquées par les cartellistes de 2002 à 2013, révèle que les taux de hausses pratiqués sont quasiment identiques et ont été communiquées à des dates très proches (§205).

 

74. Ces éléments ont permis à l'Autorité de la concurrence de conclure que les pratiques mises en 'uvres avaient eu pour objet mais également pour effet d'imposer dans le secteur des revêtements de sols résilients en France, un mode d'organisation substituant au libre exercice de la concurrence, à l'autonomie et à l'incertitude et portant atteinte à la fixation des prix par le libre jeu du marché et/ou limitant ou contrôlant la production, les débouchés, les investissements ou le progrès technique.

 

75. Ainsi, les éléments constitutifs de la faute imputable à la SAS Tarkett France comprennent la fixation de hausses générales de prix et la fixation corrélative de prix planchers comprenant la prise en compte de l'augmentation des prix de la matière première, indice sérieux de l'existence d'un surcoût constitutif du préjudice allégué par les entreprises de pose.

 

76. Ces dernières soulignent par ailleurs à juste titre que, selon le Guide pratique concernant la quantification du préjudice dans les actions en dommages et intérêts fondées sur des infractions à l'article 101 ou 102 du TFUE établi par la Commission européenne (leur pièce 60), les ententes conduisent à un surcoût dans 93 % des cas, celui-ci étant compris entre 10 et 40 % dans 70 % des cas pour une moyenne avoisinant 20 % (§152). Cette statistique générale corrobore ce premier indice au regard du caractère particulièrement structuré et durable de l'entente à laquelle a la SAS Tarkett France a participé : celle-ci regroupait des entreprises qui représentaient 65 à 85 % du marché selon le canal de distribution considéré et ont systématiquement pris en compte lors de la fixation de leurs augmentations concertées les hausses de prix contraintes par des éléments exogènes, les accords pris et ajustés en cours d'années ayant abouti à des hausses linéaires quasi identiques impliquant une croissance moyenne des prix minimums de 3 % entre 2003 et 2011. Au sein de ce cartel, la SAS Tarkett France occupait une place d'importance que reflète le montant de la sanction prononcée à son encontre : en 2001, son groupe détenait 36 % de parts de marché du canal « Bâtiment », ses parts de marché, qui ont atteint 40 % en 2003, ayant par la suite baissé progressivement jusqu'à atteindre 31 % environ en 2012, tandis que ses parts de marché oscillaient, pour le canal « Grand public », entre 44 et 47% environ entre 2001 et 2009, avant de baisser significativement à compter de 2009 pour atteindre 32 % environ en 2012 (§29 de la décision n° 17-D-20 du 18 octobre 2017).

 

77. Aussi, si des augmentations de prix ont nécessairement été induites par celles du prix des matières premières, plus que par le passage à l'Euro qui est intervenu le 1er janvier 2002 et a nécessairement été immédiatement intégré par les cartellistes, leur prise en compte par ces derniers exclut qu'elles expliquent à elles seules le surcoût induit par l'augmentation des prix sur la période considérée. Cet argument, qui peut avoir une pertinence pour apprécier la mesure du préjudice effectivement subi par les entreprises de pose, n'en a aucune pour écarter le principe du dommage dont il résulte.

 

78. En outre, le rapport de partie produit par les entreprises de pose, qui retient une augmentation de 3,3 % des prix des références U3 et U4 inclus dans le périmètre de l'entente chez chacun de leurs fournisseurs, constate une baisse de 1,6 % par an à compter de la fin de l'infraction en 2011. Il observe également une hausse des prix d'achat de sols résilients de 3 % en moyenne de 2003 à 2011 voisine de celle de 2,7 % déterminée par l'Autorité de la concurrence pour les produits U2SP3 (pièce 55 des intimées, page 28).

 

79. Ces éléments combinés suffisent à établir le principe d'un dommage subi par les entreprises de pose consistant en un surcoût, dommage en lien direct avec les pratiques mises en 'uvre en exécution de l'entente sanctionnée. Cependant, le préjudice en résultant, qui suppose la détermination de la hausse des prix exclusivement causée par l'entente, n'existe qu'en l'absence de répercussion totale du surcoût, sous réserve d'un éventuel effet de volume.

 

80. Or, sur ces différents points, le rapport de partie Abergel produit par les entreprises de pose (leur pièce 55) est insuffisant à raison des éléments suivants mis en évidence par le rapport de partie RBB Economics produit par la SAS Tarkett France (ses pièces 6 à 10) :

- les volumes d'achat, essentiels à la quantification du surcoût, sont mentionnés dans des attestations d'experts-comptables ou de commissaires aux comptes ou des documents internes certifiant ou indiquant sans la moindre pièce justificative le volume d'achat total entre le début de l'entente (avec des variations de dates comprises entre 2001 et 2004 selon les sociétés) et l'année 2011 auprès de chacun des fournisseurs ayant participé à l'entente (pièces 32 à 53 et 57). Et, outre le manque d'éléments probants, qui peuvent néanmoins être produits par la SAS Tarkett France si les entreprises de pose ne sont plus en possession des documents comptables et financiers utiles à raison de l'ancienneté des pratiques, ces calculs prennent en compte l'intégralité des achats et non seulement ceux objet de l'entente telle que sanctionnée (produits et accessoires de revêtements de sols résilients en PVC ou en linoléum (soit les revêtements de sol résilients) ce qui conduit nécessairement à une surestimation du surcoût ;

- le scénario contrefactuel proposé, qui s'affranchit de toute méthode comparative sans expliquer l'impossibilité d'une analogie avec un marché comparable, repose sur un taux de répercussion théorique qui n'est ni étayé ni justifié, à l'instar des prix pratiqués, et sur un panel de produits (U3 et U4) peu représentatifs, les deux références retenues concernant des produits PVC tandis qu'aucune référence de prix pour le linoléum n'est prise en compte alors que cette catégorie représente une part importante des achats totaux. En outre, rien ne permet de comprendre comment et dans quelle mesure l'expert a intégré, au titre des marchés privés dont la part dans l'activité totale de chaque entreprise n'est pas documentée, l'augmentation des prix directement liée à la hausse des prix des matières premières. Or, si celle-ci a à l'évidence été prise en compte par les cartellistes, sa part ne peut être négligée dans la détermination du surcoût exclusivement causé par l'entente sanctionnée. Enfin, le choix de l'indice servant de base au scénario contrefactuel propre aux marchés publics n'est pas clairement motivé en dépit de son caractère composite ;

- le calcul du préjudice financier, qui repose sur l'application d'un taux distinct du taux d'intérêt légal sans égard pour l'usage concrètement envisagé des sommes dont ont été privées les entreprises de pose, n'est pas conforme aux règles gouvernant son évaluation, un taux dégressif étant appliqué au montant total du préjudice de surcoût. En outre, celui-ci comprend la totalité du préjudice résultant de l'entente et non celui exclusivement imputable à la SAS Tarkett France. Enfin, les entreprises de pose en déduisent l'application d'un taux uniforme de 2 % au montant total des achats sans expliquer ce raisonnement.

 

81. Pour autant, si le rapport RBB Economics met en évidence ces faiblesses méthodologiques, auxquelles s'ajoutent des calculs erronés, il n'établit pas pour autant l'absence de préjudice des entreprises de pose, inexistence qu'il qualifie d'ailleurs de « probable » et non de certaine, les conclusions livrées étant pour l'essentiel très hypothétiques (pièce 6 de l'appelante, pages 20 et suivantes, et pièces 7 à 10) et peu crédibles au regard de l'objectif même de l'entente qui était de pratiquer des hausses générales de prix et des prix planchers intégrant la hausse des prix des matières premières et qui a été accompagnée d'une hausse effective des prix dont la SAS Tarkett France ne prouve pas qu'elle serait exclusivement causée par des éléments étrangers à l'entente.

 

82. Dès lors, la Cour ne dispose ni des pièces, dont l'examen suppose des investigations complexes, ni d'une analyse fiable lui permettant de quantifier les préjudices résultant du dommage dont elle a constaté le principe, y compris le préjudice financier dont l'assiette est fixée par le préjudice de surcoût et le préjudice de perte de chance qui repose sur les mêmes données (volumes d'achats globaux).

 

83. A cet égard, en application des articles 10, 143, 144, 146, 147 et 232 et suivants du code de procédure civile, le juge peut d'office ou à la demande d'une partie, ordonner, sans toutefois pallier la carence des parties, toute mesure d'instruction légalement admissible s'il ne dispose pas d'éléments suffisants pour statuer sur des faits dont dépend la solution du litige en limitant son choix à ce qui est suffisant à cette dernière et en s'attachant à retenir ce qui est le plus simple et le moins onéreux. L'expertise ne peut être ordonnée que si des constatations ou une consultation sont insuffisantes à éclairer le juge conformément à l'article 263 du même code.

 

84. A raison de l'insuffisance des données évoquées et de la complexité des analyses utiles à la résolution du litige, seule une mesure d'expertise, dont les termes seront précisés dans le dispositif de l'arrêt, peut permettre à la Cour de trancher ce dernier, une telle mesure ne palliant pas la carence probatoire des entreprises de pose dont la tâche a été sensiblement complexifiée par le caractère occulte et ancien de l'entente et qui ont, pour l'essentiel, produit les pièces qu'elles pouvaient raisonnablement communiquer en pareilles circonstances.

 

85. A ce titre, si ces dernières ont un intérêt direct à l'organisation de cette mesure d'instruction, sa nécessité trouve sa cause dans le caractère par hypothèse clandestin de l'entente qui explique le délai pris pour la découvrir et la sanctionner définitivement puis pour agir en justice en réparation. Aussi, la SAS Tarkett France supportera la charge de la consignation prévue par l'article 269 du code de procédure civile étant précisé que, conformément à l'article 11 du même code, les parties sont tenues d'apporter leur concours aux mesures d'instruction sauf au juge à tirer toute conséquence d'une abstention ou d'un refus.

 

86. Aussi, il sera sursis à statuer sur l'ensemble des demandes des parties, y compris celle présentée au titre du préjudice moral qui mérite également d'être apprécié, pour partie au moins, en considération des conclusions de l'expert. L'ordonnance de clôture sera révoquée et les parties seront renvoyées à la mise en état.

 

3°) Sur les frais irrépétibles et les dépens

 

87. Le sort des dépens et des frais irrépétibles, y compris de première instance, sera réservé à l'examen au fond de l'affaire.



Dispositif

PAR CES MOTIFS

 

La Cour, statuant par arrêt mixte contradictoire mis à la disposition des parties au greffe,

 

Rejette la demande de confirmation du jugement présentée par les entreprises de pose en ce qu'elle est fondée sur « l'inefficacité de l'appel principal » ;

 

Rejette la demande d'annulation du jugement présentée par la SAS Tarkett France ;

 

Constate, par application de l'article L 481-2 alinéa 1 du code de commerce interprétée, y compris en ses conditions d'application temporelle, à la lumière de la directive applicable ratione temporis, que la SAS Tarkett France a commis une faute irréfragablement présumée en participant à l'entente sanctionnée définitivement par la décision n° 17-D-20 du 18 octobre 2017 de l'Autorité de la concurrence ;

 

Dit que, en participant à l'entente sanctionnée définitivement par la décision n° 17-D-20 du 18 octobre 2017 de l'Autorité de la concurrence, la SAS Tarkett France a causé aux entreprises de pose un dommage en lien direct avec celle-ci ;

 

Dit qu'il incombe aux entreprises de pose de prouver le préjudice en résultant directement dans les conditions de l'article 1382 (devenu 1240) du code civil et d'établir dans ce cadre qu'elles n'ont pas répercuté le surcoût né de l'entente sur leurs propres clients ;

 

Avant-dire droit sur l'ensemble des autres demandes principales et subsidiaires des parties,

 

Ordonne une mesure d'expertise ;

 

Désigne pour y procéder, en qualité d'expert :

 

Madame [V] [J]

Eight Advisory & Associes

[Adresse 22]

[Localité 39]

Téléphone fixe : [XXXXXXXX02]

Télécopie : [XXXXXXXX01]

Téléphone portable : [XXXXXXXX03]

Email : [Courriel 49]

laquelle pourra prendre l'initiative de recueillir l'avis d'un autre technicien, mais seulement dans une spécialité distincte de la sienne,

 

avec pour mission d'évaluer les préjudices allégués par chacune des entreprises de pose intimées (préjudice de surcoût en tenant compte d'une éventuelle répercussion totale ou partielle, préjudice de perte de chance, préjudice financier) résultant directement et exclusivement de l'entente à laquelle a participé la SAS Tarkett France entre le 31 octobre 2001 et le 22 septembre 2011 et de fournir à la Cour tout élément utile à la détermination du préjudice moral des entreprises de pose ;

 

pour ce faire :

- convoquer les parties et d'entendre leurs explications ;

- se faire communiquer toutes pièces utiles à la réalisation de la mission ;

- donner son avis sur les rapports de partie produits par les entreprises de pose d'une part et par la SAS Tarkett France d'autre part ;

- établir un scenario contrefactuel permettant de déterminer le niveau de prix qui aurait prévalu, pour les seuls produits concernés par la décision n° 17-D-20 du 18 octobre 2017 de l'Autorité de la concurrence, en l'absence d'entente (marchés privés et marchés publics) et déterminer le surcoût directement imputable à la faute de la SAS Tarkett France. En cas d'impossibilité d'établir un tel scénario, proposer toute méthode d'évaluation du préjudice de surcoût ;

- déterminer le taux de répercussion de ce surcoût par chacune des entreprises de pose ayant réalisé des achats auprès de la SAS Tarkett France ;

- donner son avis sur le préjudice de perte de chance invoqué par les entreprises de pose et sur le taux de perte de chance ;

- pour les besoins de l'évaluation du préjudice financier des entreprises de pose (qu'elles qualifient d' « actualisation du préjudice »), qui doit être faite en tenant compte de la constitution progressive de ce préjudice par tranches annuelles selon les modalités énoncées dans l'arrêt, motiver le choix du taux retenu, proposer au moins deux évaluations dont l'une repose sur l'utilisation du taux légal et intégrer une hypothèse comprenant une capitalisation annuelle des intérêts compensatoires ;

- faire toute proposition utile à l'évaluation du préjudice moral allégué par chacune des entreprises de pose ;

- fournir tous éléments techniques, d'information et de fait de nature à éclairer la Cour sur l'évaluation des préjudices allégués par les entreprises de pose ;

 

Dit que l'expert aura accès aux dossiers des parties et à leur comptabilité ainsi qu'à tout élément de facturation de celles-ci ;

 

Enjoint aux parties de communiquer aux autres parties les documents de toute nature qu'elles adresseront à l'expert pour établir le bien fondé de leurs prétentions ;

 

Dit que l'expert sera saisi et effectuera sa mission conformément aux dispositions des articles 263 et suivants du code de procédure civile et qu'il déposera son rapport en un exemplaire original sous format papier et en copie sous la forme d'un fichier PDF enregistré sur un support de stockage numérique au greffe de la chambre 5-4 de la cour d'appel de Paris dans le délai de six mois à compter de l'avis de consignation, sauf prorogation de ce délai dûment sollicité en temps utile auprès du conseiller de la mise en état (en fonction d'un nouveau calendrier prévisionnel préalablement présenté aux parties) ;

 

Dit que l'expert devra, dès réception de l'avis de versement de la provision à valoir sur sa rémunération, convoquer les parties à une première réunion qui devra se tenir avant l'expiration d'un délai de deux mois, au cours de laquelle il procédera à une lecture contradictoire de sa mission, présentera la méthodologie envisagée, interrogera les parties sur d'éventuelles communications de pièces, établira contradictoirement un calendrier de ses opérations et évaluera le coût prévisible de la mission, et qu'à l'issue de cette première réunion il adressera un compte rendu aux parties et au juge chargé du contrôle ;

 

Dit que l'expert devra communiquer aux parties un pré-rapport et recueillir contradictoirement leurs observations ou réclamations écrites dans le délai qu'il fixera, puis joindra ces observations ou réclamations à son rapport définitif en indiquant quelles suites il leur aura données ;

 

Dit que l'expert devra fixer aux parties un délai pour formuler leurs dernières observations ou réclamations en application de l'article 276 du code de procédure civile et rappelons qu'il ne sera pas tenu de prendre en compte les transmissions tardives et rappelle aux parties que leurs dernières observations ou réclamations écrites doivent rappeler sommairement le contenu de celles qu'elles ont présentées antérieurement et qu'elles sont à défaut réputées abandonnées ;

 

Désigne le conseiller de la mise en état de la chambre 5-4 de la cour d'appel de Paris pour suivre la mesure d'instruction et statuer sur tous incidents ;

 

Dit que l'expert devra rendre compte à ce magistrat de l'avancement de ses travaux d'expertise et des diligences accomplies et qu'il devra l'informer de la carence éventuelle des parties dans la communication des pièces nécessaires à l'exécution de sa mission conformément aux dispositions des articles 273 et 275 du code de procédure civile ;

 

Fixe à la somme de 80 000 euros la provision à valoir sur la rémunération de l'expert, qui devra être consignée par la SAS Tarkett France entre les mains du régisseur d'avances et de recettes de la cour d'appel de Paris, dans le délai de 4 semaines à compter de la présente décision, sans autre avis et accompagné d'une copie de la présente décision ;

 

Dit que, faute de consignation dans ce délai impératif, la désignation de l'expert sera caduque et privée de tout effet ;

 

Dit qu'en déposant son rapport, l'expert adressera aux parties et à leurs conseils une copie de sa demande de rémunération ;

 

Sursoit à statuer sur l'ensemble des demandes principales et subsidiaires des parties dans l'attente du dépôt du rapport de l'expert judiciaire désigné par cet arrêt et ordonne la révocation de l'ordonnance de clôture du 9 avril 2025 ;

Renvoie l'affaire à l'audience de mise en état du 24 septembre 2025 pour faire le point sur l'avancement de la mesure d'expertise et dit que l'affaire sera appelée par le conseiller de la mise en état à une audience antérieure si le rapport d'expertise était entre-temps déposé ou si sa désignation était caduque ;

Réserve les demandes des parties au titre des frais irrépétibles et des dépens, y compris de première instance, à l'examen de l'affaire au fond par la Cour après dépôt du rapport d'expertise ;

Ordonne, conformément aux dispositions combinées des articles 15§2 du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en 'uvre des règles de concurrence prévues aux articles 101 et 102 du TFUE et R 490-5 du code de commerce, que cet arrêt soit notifié par le greffe de la cour d'appel, par lettre recommandée avec accusé de réception, à la Commission européenne, à l'Autorité de la concurrence ainsi qu'au ministre chargé de l'économie.

 

                                                      

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