CA Bordeaux, 4e ch. com., 14 octobre 2025, n° 23/05252
BORDEAUX
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
C Les Vagues (SARL)
Défendeur :
Societe Generale (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Franco
Conseillers :
Mme Masson, Mme Vallee
Avocats :
Me Deat, SCP Avocagir
EXPOSE DU LITIGE
1- La SARL C les Vagues a pour activité l'acquisition de biens immobiliers et mobiliers ainsi que l'exploitation de fonds de commerce d'hôtel et restaurant à [Localité 5].
La Société Générale (la banque) a consenti trois prêts garantis par l'Etat (ci-après PGE) à la société C les Vagues, pour des besoins de trésorerie, afin de faire face aux conséquences financières de la pandémie de Covid-19.
Le premier prêt a été conclu le 5 mai 2020 pour un montant principal de 60 000 euros pour une durée de 12 mois au taux de 0,25% par an. Le remboursement du prêt a été réechelonné par avenant du 10 février 2021 sur quatre ans.
Le deuxième prêt a été consenti le 26 novembre 2020 pour un montant principal de 60 000 euros pour une durée de 12 mois au taux de 0,25% par an. Par avenant du 2 septembre 2021, le prêt a été réechelonné sur 5 ans.
Le troisième prêt a été conclu le 31 mars 2021 pour un montant principal de 50 000 euros pour une durée de 12 mois au taux de 0,25% par an, remboursable en une échéance unique le 31 mars 2022.
Par acte du 29 décembre 2021 publié le 11 janvier 2022, la société C les Vagues a vendu un bien situé à la Baule à la SCI la Baule [Adresse 6] pour un montant de 2 600 000 euros.
Par courriers du 2 février 2022, la banque a prononcé l'exigibilité des trois PGE en se fondant sur la clause contractuelle prévoyant l'impossibilité, pour l'emprunteur, de vendre l'un de ses actifs pour un montant supérieur à la moitié de la valeur brute de son actif immobilisé sans l'accord préalable de la banque.
Par courriers du 17 février 2022, la banque a mis à nouveau en demeure l'emprunteur de lui rembourser les trois PGE.
2 Par acte du 2 septembre 2022, elle a assigné la société C les Vagues devant le tribunal de commerce de Bordeaux en paiement des sommes devenues exigibles au titre des trois prêts.
3- Par jugement du 17 octobre 2023, le tribunal de commerce de Bordeaux a :
- débouté la société C Les Vagues SARL de l'intégralité de ses demandes,
- condamné la société C Les Vagues SARL à payer à la Société Générale SA les sommes suivantes :
- 61 133,79 euros au titre du PGE du 5 mai 2020 (n° 220127104511) selon décompte arrêté au 21 avril 2022, avec intérêts au taux contractuel de 0,25 % à compter de cette date et jusqu'à complet paiement,
- 61 477,56 euros au titre du PGE du 26 novembre 2020 (n°220336101800) selon décompte arrêté au 21 avril 2022, avec intérêts au taux contractuel de 0,25 % à compter de cette date et jusqu'à complet paiement,
- 50 062,50 euros au titre du PGE du 31 mars 2021 (n° 221097100500) selon décompte arrêté au 21 avril 2022, avec intérêts au taux contractuel de 0,25 % à compter de cette date et jusqu'à complet paiement,
- ordonné la capitalisation annuelle des intérêts,
- condamné la société C Les Vagues SARL à payer à la Société Générale SA la somme de 1 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens,
- dit n'y avoir lieu à écarter l'exécution provisoire qui est de droit.
4- Par déclaration au greffe du 21 novembre 2023, la SARL C les Vagues a relevé appel du jugement énonçant les chefs expressément critiqués, intimant la Société Générale.
Par jugement du 12 mars 2025, la société C les Vagues a été placée en liquidation judiciaire, la SELARL Ekip' ayant été désignée en qualité de liquidateur.
Par acte de commissaire de justice du 7 mai 2025, la Société Générale a assigné en intervention forcée la SELARL Ekip' ès qualités, en demandant à la cour de fixer les créances au titre des trois prêts.
Elle a justifié en cours de délibéré de sa déclaration de créance par lettre recommandée avec accusé de réception du 21 mars 2025 entre les mains du mandataire liquidateur.
PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES
5- Par dernières écritures notifiées par message électronique le 13 février 2024, auxquelles la cour se réfère expressément, la société C les Vagues demande à la cour de :
- Réformer le jugement critiqué en ce qu'il a :
- débouté la société C les Vagues SARL de l'intégralité de ses demandes,
- condamné la société C les Vagues SARL à payer à la Société Générale SA
les sommes suivantes :
61 133,79 euros au titre du PGE du 5 mai 2020 (n° 220127104511) selon décompte arrêté au 21 avril 2022, avec intérêts au taux contractuel de 0,25 % à compter de cette date et jusqu'à complet paiement,
61 477,56 euros au titre du PGE du 26 novembre 2020 (n°220336101800) selon décompte arrêté au 21 avril 2022, avec intérêts au taux contractuel de 0,25% à compter de cette date et jusqu'à complet paiement,
50 062,50 euros au titre du PGE du 31 mars 2021(n° 221097100500) selon décompte arrêté au 21 avril 2022, avec intérêts au taux contractuel de 0,25 % à compter de cette date et jusqu'à complet paiement,
- ordonné la capitalisation annuelle des intérêts,
- condamné la société C les Vagues SARL à payer à la Société Générale SA la somme de 1 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens,
- dit n'y avoir lieu à écarter l'exécution provisoire qui est de droit.
Statuant à nouveau :
- débouter la Société Générale de l'ensemble de ses demandes,
- dire et juger que la cession d'actif est un acte de gestion courante de la société C les Vagues,
- dire et juger que le libellé de la clause 11.2.3 intitulée "engagements divers » des trois PGE, constitue une immixtion fautive de la Société Générale dans la gestion de la société C les Vagues en ce qu'elle l'empêche de vendre ses actifs sous peine de perdre ses prêts,
- dire et juger nulle et inopposable ladite clause à la société C les Vagues comme contraire au principe de non-immixtion,
En conséquence,
- dire et juger irrégulières et non avenues les trois déchéances du terme des prêts PGE,
- dire et juger que la SARL C les Vagues ne répond à aucun des cas d'exigibilité figurant aux trois contrats de prêt,
- dire et juger que la société C les Vagues pourra reprendre le paiement des échéances de ces trois prêts auprès de la Société Générale sans frais, pénalités, indemnité de résiliation ou intérêts majorés selon les tableaux d'amortissement convenus,
- condamner, à raison de ses fautes, la Société Générale aux entiers dépens de l'instance ainsi qu'à la somme de 6000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
6- Par dernières écritures notifiées par message électronique le 7 mai 2024, auxquelles la cour se réfère expressément, la Société générale demande à la cour de :
Vu l'article 1103 du code civil,
Vu l'article L.622-3 du code de commerce,
Vu la jurisprudence et les pièces versées au débat,
- Confirmer le jugement dont appel en toutes ses dispositions.
Par conséquent,
- débouter la SARL C Les Vagues de l'intégralité de ses demandes ;
- condamner la SARL C Les Vagues à payer à Société Générale les sommes
suivantes :
- 61 133,79 euros au titre du PGE du 5 mai 2020 (n°220127104511), selon décompte arrêté au 21 avril 2022, avec intérêts au taux contractuel de 0,25% à compter de cette date et jusqu'à complet paiement ;
- 61 477,56 euros au titre du PGE du 26 novembre 2020 (n°220336101800), selon décompte arrêté au 21 avril 2022, avec intérêts au taux contractuel de 0,25% à compter de cette date et jusqu'à complet paiement ;
- 50 062,50 euros au titre du PGE du 31 mars 2021 (n°221097100500), selon décompte arrêté au 21 avril 2022, avec intérêts au taux contractuel de 0,25% à compter de cette date et jusqu'à complet paiement ;
- Ordonner la capitalisation annuelle des intérêts ;
Y ajoutant,
- Condamner la SARL C Les Vagues à payer à Société Générale la somme de 3 000 euros par application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile ;
- Condamner la SARL C Les Vagues aux entiers dépens ;
Assignée à personne habilitée, par acte du 7 mai 2025, la Selarl Ekip' es-qualités n'a pas constitué avocat devant la cour.
L'ordonnance de clôture est intervenue le 26 août 2025.
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure, des prétentions et des moyens des parties, il est, par application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, expressément renvoyé à la décision déférée et aux derniers conclusions écrites déposées.
MOTIFS DE LA DECISION:
Sur la validité de la déchéance du terme, au regard de l'article 11.2.3 des conditions générales:
Moyens des parties:
7. Au visa des articles 1103, 1104, 1170, 1171 et 1190 du code civil, la société C Les vagues soutient que la clause 11.2.3 des conditions générales des prêts PGE, sur laquelle la banque s'est fondée pour prononcer la déchéance du terme, lui permettait de se dispenser d'une autorisation préalable de la banque, lorsque la cession d'actif intervient dans le cadre de sa gestion courante, conformément à son objet social défini aux statuts.
Elle ajoute que par application de l'article L.223-18 du code de commerce, et à défaut de stipulations contraires dans les statuts, son gérant disposait du pouvoir de réaliser tous les actes de gestion effectués dans l'intérêt de la société, ce qui incluait non seulement les actes de gestion courante, mais également les actes de disposition qui ne portent pas atteinte à l'objet social.
8. La banque réplique qu'elle était fondée à se prévaloir de la clause d'exigibilité anticipée, puisque la vente d'un bien immobilier d'un montant de 2.6 millions d'euros intervenue le 29 décembre 2021 n'entrait pas dans la gestion courante des affaires de l'appelante.
Elle souligne en outre que le débat sur les pouvoirs du gérant est hors sujet.
Réponse de la cour:
9. Selon les dispositions de l'article 1103 du code civil, les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits.
10. Chacun des trois prêts PGE comporte la clause suivante, exempte de toute imprécision ou ambiguité, en son article 11.2.3 (Engagements divers): 'Le client s'engage à ne pas céder, sans l'accord préalable de la banque, tout ou partie de ses actifs pour un montant supérieur à 50% de la valeur brute de son actif immobilisé, sauf dans le cadre de sa gestion courante et conformément à ses pratiques usuelles antérieures.'
L'article 13.2 de chacun des prêts (Exigibilité facultative) autorisait en outre la banque à rendre exigible par anticipation toutes les sommes dues au titre du contrat, en cas notamment de non-respect de l'un quelconque des engagements souscrits par le client au titre du contrat.
11. L'appelante ne peut utilement opposer à la banque les dispositions de l'article L.223-18 du code de commerce.
Il est en effet indifférent, dans le cadre du présent litige, que le gérant de la SARL C les vagues ait eu le pouvoir d'engager valablement la personne morale dans l'acte de cession du bien immobilier de [Localité 7]; la seule question, objet du litige, étant de déterminer si la cession devait ou non être recueillir au préalable l'autorisation du prêteur de deniers.
12. Il ressort du certificat délivré le 10 mai 2022 par le service de la publicité foncière de Saint Nazaire 1 que, par acte du 29 décembre 2021, publié le 11 janvier 2022, la société C les vagues a vendu à la SCI la Baule Courcelles, pour un prix de 2 600 000 euros, le bien immobilier dont elle était devenue propriétaire le 18 novembre 2016 dans la commune de la Baule-Estoublac, cadastré CD [Cadastre 3] par acquisition de ses différents lots (1 à 26), suivie de l'annulation de l'état descriptif de division selon acte du 12 juin 2017.
13. Il ressort par ailleurs des deniers comptes annuels déposés par l'appelante au greffe du tribunal de commerce de Bordeaux qu'à la date du 31 décembre 2018, la valeur brute de l'actif immobilisé de la société C les vagues s'élevait à 3 119 226 euros.
Il en résulte que le prix de cession de l'immeuble de [Localité 7] représentait 83% de la valeur brute de l'actif immobilisé.
Ce pourcentage n'est pas contesté par l'appelante qui n'a pas communiqué de comptes annuels plus récents.
14. Selon l'extrait K bis à jour au 3 mai 2021 et ses statuts mis à jour au 30 juin 2020 (article 2), la société C Les vagues a pour objet l'acquisition, la propriété, l'administration, et la gestion par bail, location ou autrement, de tous immeubles et biens immobiliers, la détention et l'exploitation de tous fonds de commerce de restauration et d'établissement hôtelier, le conseil en décoration.
La cession d'immeubles n'entre donc pas dans le cadre de sa gestion courante, ni dans le cadre de ses pratiques usuelles antérieures puisqu'elle ne justifie pas avoir vendu d'autres immeubles depuis son immatriculation le 4 mai 2016.
15. Dès lors que la société C les vagues n'avait pas obtenu son accord, préalablement à cette cession, la banque était donc fondée à faire application de l'article 13.2 et à prononcer l'exigibilité immédiate des sommes restants dues par l'emprunteur au titre des trois PGE.
Sur la demande en nullité et inopposabilité de la clause d'exigibilité immédiate:
Moyens des parties:
16. La société C Les vagues soutient que la clause 11.2.3 est contraire au principe de non-immixtion s'imposant aux établissements bancaires, dans la mesure où elle autorise la Société Générale à dicter les activités stratégiques de son client, en prenant à sa place des décisions commerciales ou opérationnelles, et en l'empêchant de manière discrétionnaire de céder un actif sous la menace d'une rupture de crédits pourtant garantis par l'Etat.
17. La Société Générale réplique qu'aucune nullité n'est encourue pour le motif invoqué, et que la nullité ne pourrait être prononcée que pour un vice de forme ou de fond.
Réponse de la cour:
18. Il convient de rappeler que le principe de non-immixtion réside dans l'interdiction faite à un établissement de crédit de s'ingérer dans les affaires de son client ou des tiers avec lesquels il se trouve en relation.
19. A le supposer établi, un éventuel manquement de la Société Générale au principe de non-immixtion et de non-ingérence n'aurait pu donner lieu qu'à une action en responsabilité et en paiement de dommages-intérêts, et non à l'annulation de la clause.
20. Par ailleurs, l'appelante n'invoque ni fait pertinent, ni fondement légal, susceptible de conduire à l'annulation de la clause litigieuse (tel que vice du consentement, ou déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties); de sorte que la cour, qui ne peut modifier les termes du litige, rejettera la demande de nullité.
21. Dès lors que la clause 11.2.3 n'est pas déclarée nulle, qu'elle est opposable à l'emprunteur qui l'a dûment approuvée lors de la signature de chaque contrat, et qu'elle trouve à s'appliquer en raison de la cession d'un actif important sans autorisation préalable, la Société Générale n'a commis ni faute, ni rupture abusive de crédit, en faisant application de la clause d'exigibilité immédiate.
C'est donc à juste titre que le premier juge a condamné la société C les Vagues au paiement des sommes exigibles au titre de chaque contrat, après déchéance du terme, dont le détail ne donne pas lieu à contestation.
22. La banque est bien fondée à solliciter l'anatocisme puisqu'il résulte de l'article 15 de chacun des contrats PGE que les intérêts de retard sur les sommes restant dues au titre du prêt (y compris le solde de résiliation) sont capitalisés s'ils sont dûs pour une année entière.
23. Il convient en conséquence de confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions, sauf à préciser que les sommes ayant donné lieu à condamnation sont fixées au passif de la procédure de liquidation judiciaire.
Sur les demandes accessoires:
24. Il est équitable d'allouer à la Société Générale une indemnité de 3000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS:
La cour, statuant publiquement, par arrêt réputé contradictoire et en dernier ressort:
Confirme en toutes ses dispositions le jugement rendu par le tribunal de commerce de Bordeaux le 17 octobre 2023,
sauf à préciser que les sommes ayant donné lieu à condamnation sont fixées au passif de la liquidation judiciaire de la société C les Vagues,
Y ajoutant,
Fixe à 3000 euros la créance de la Société Générale au passif de la société C les Vagues, au titre de l'indemnité due sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Ordonne l'emploi des dépens en frais privilégiés de liquidation judiciaire.