Cass. com., 15 octobre 2025, n° 23-19.905
COUR DE CASSATION
Autre
Cassation
PARTIES
Demandeur :
TP Ferro Concesionaria (Sté)
Défendeur :
Réseau de Transport d'électricité (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Vigneau
Rapporteur :
Mme Sabotier
Avocats :
SARL Boré, Salve de Bruneton et Mégret, SCP Piwnica et Molinié
Faits et procédure
1. Selon les arrêts attaqués (Paris, 1er octobre 2021 et 20 janvier 2023), en février 2004, la société de droit espagnol TP Ferro Concesionaria (la société TP Ferro) a été déclarée adjudicataire du marché de la construction et de l'exploitation de la ligne à grande vitesse devant relier les villes de [Localité 4] et de [Localité 3] (Espagne). Le 9 juin 2006, la société TP Ferro et la société Réseau de transport d'électricité (RTE), ont à cette fin, signé une convention de raccordement au réseau public de transport d'électricité.
2. Le 1er septembre 2015, la société TP Ferro été mise sous administration judiciaire par une juridiction espagnole.
3. Le 21 septembre 2016, soutenant que l'audit qu'elle avait commandé en juillet 2015 avait mis en évidence que des coûts indus avaient été mis à sa charge par la société RTE, la société TP Ferro l'a assignée en paiement de la somme de 14,5 millions d'euros.
Examen des moyens
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
4. La société TP Ferro fait grief aux arrêts de dire son action irrecevable, car prescrite, alors :
« 1°/ que la prescription ne court qu'à compter de la date à laquelle la victime a eu connaissance des faits lui permettant d'agir ; qu'en faisant courir à partir de la conclusion de la convention, le 9 juin 2006, la prescription de l'action, exercée par la société TP Ferro, en indemnisation du préjudice résultant du manquement de la société RTE à ses obligations de loyauté, d'information et de conseil, qui l'avait conduite à accepter des solutions techniques et conditions tarifaires désavantageuses entraînant des surcoûts de raccordement de l'installation, au motif que les conditions du raccordement avaient été négociées entre les parties lors de la conclusion de la convention, sans rechercher, comme elle y était invitée, si la société TP Ferro, qui n'avait aucune compétence en matière de fourniture d'électricité et était fondée à faire confiance à la société RTE, laquelle disposait d'un monopole et d'une compétence hautement spécialisée, n'ignorait pas légitimement tant les manquements de la société RTE que les surcoûts qu'ils avaient engendrés avant l'expertise qui lui avait été remise en juillet 2015, dès lors qu'elle était créancière d'une obligation d'information et de conseil et n'avait donc pas à obtenir des informations que son cocontractant devait lui communiquer, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 2224 du code civil et L. 110-4 du code de commerce ;
2°/ que la prescription ne court qu'à compter de la date à laquelle la victime a eu connaissance des faits lui permettant d'agir ; qu'en faisant courir à partir des premières facturations d'octobre 2008 la prescription de l'action, exercée par la société TP Ferro, en indemnisation du préjudice résultant du manquement de la société RTE à ses obligations de loyauté, d'information et de conseil, qui l'avait conduite à accepter des solutions techniques et conditions tarifaires désavantageuses entraînant des surcoûts d'acheminement de l'électricité, au motif que les surcoûts d'acheminement avaient été facturés dès le mois d'octobre 2008, sans rechercher, comme elle y était invitée, si la société TP Ferro, qui n'avait aucune compétence en matière de fourniture d'électricité et était fondée à faire confiance à la société RTE, laquelle disposait d'un monopole et d'une compétence hautement spécialisée, n'ignorait pas légitimement tant les manquements de la société RTE que les surcoûts qu'ils avaient engendrés avant l'expertise qui lui avait été remise en juillet 2015, dès lors qu'elle était créancière d'une obligation d'information et de conseil et n'avait donc pas à obtenir des informations que son cocontractant devait lui communiquer, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 2224 du code civil et L. 110-4 du code de commerce. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 2224 du code civil et L. 110-4 du code de commerce :
5. Il résulte de ces textes que le délai de prescription de l'action en responsabilité civile court à compter du jour où celui qui se prétend victime a connu ou aurait dû connaître le dommage, le fait générateur de responsabilité et son auteur, ainsi que le lien de causalité entre le dommage et le fait générateur.
6. Pour dire prescrites les demandes au titre des coûts indus de raccordement, l'arrêt énonce, d'abord, que le point de départ de la prescription en matière de responsabilité civile est la date à laquelle un dommage certain se manifeste au titulaire du droit. Il ajoute que la société TP Ferro agit sur le fondement de la responsabilité contractuelle et critique les conditions de conclusion du contrat qui seraient désavantageuses sur ce point.
7. Ensuite, l'arrêt relève, s'agissant des coûts de raccordement, que la convention signée le 9 juin 2006 a été précédée, en novembre 2004, d'une « proposition technique et financière » émise par la société RTE et acceptée par la société TP Ferro, comprenant les composantes de l'accord des parties, et notamment le planning estimatif des travaux incluant une phase 1, de décembre 2004 à avril 2005, relative à la « concertation préalable sur le choix d'une solution », et retient que cela corrobore l'existence d'une véritable négociation entre les sociétés RTE et TP Ferro, et non la conclusion d'un contrat d'adhésion purement et simplement imposé en tous ses termes par la première à la seconde. S'agissant des coûts d'acheminement, plus particulièrement leur composante « CACS » (composante annuelle des alimentations complémentaires et de secours), l'arrêt constate qu'au point 3.3 « Facturation de la composante CACS » du rapport du 3 novembre 2015, établi à la suite de l'audit commandé par la société TP Ferro, il est indiqué que cette société « avait sollicité la non-facturation du secours durant la période initiale, avant la circulation des premiers trains (mails des 3, 15 et 21 octobre 2008), et ce sans suite », alors qu' « [i]l aurait été pourtant possible, a minima, de ne pas réserver la puissance sur le poste source durant cette période ».
8. L'arrêt ajoute que l'initiative de faire diligenter une expertise privée, qui n'appartient qu'au demandeur à l'instance, ne saurait lui permettre de repousser discrétionnairement le point de départ du délai de prescription.
9. L'arrêt en déduit, d'une part, que les conditions du raccordement ont été largement évoquées et négociées entre les parties dès 2004 et que tout éventuel manquement au devoir d'information et de conseil ou à la loyauté contractuelle était ainsi susceptible de causer un dommage certain à la société TP Ferro dès le 9 juin 2006, date de la conclusion de la convention, de sorte que cette société avait, dès cette date, tous les éléments en mains lui permettant d'agir, d'autre part, que, dès le mois d'octobre 2008, la société TP Ferro avait pleine connaissance du dommage qu'elle prétend subir au titre des surcoûts d'acheminement, peu important que leur montant exact n'ait été quantifiable qu'ultérieurement.
10. En se déterminant ainsi, par des motifs impropres à établir qu'au jour de la signature de la convention la société TP Ferro avait connaissance, à le supposer établi, du manquement de la société RTE à ses obligations de loyauté, d'information et de conseil, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
Sur le second moyen
Enoncé du moyen
11. La société TP Ferro fait grief aux arrêts de déclarer irrecevables ses demandes en ce qu'elles invoquaient un même préjudice au titre de la responsabilité délictuelle et de la responsabilité contractuelle, alors « que le créancier d'une obligation contractuelle inexécutée peut, outre une action en responsabilité contractuelle, exercer, contre le débiteur de cette obligation, une action en responsabilité délictuelle visant la réparation du préjudice résultant de la violation d'une obligation légale distincte, peu important qu'elles tendent à la réparation d'un même préjudice ; qu'en jugeant que le principe du non-cumul faisait obstacle à ce que la société TP Ferro, qui avait engagé une action en responsabilité contractuelle contre la société RTE, exerce, subsidiairement, à l'encontre de cette société une action en responsabilité délictuelle sur le fondement de l'article L. 442-6 du code de commerce tendant à la réparation du même préjudice, quand la société TP Ferro se prévalait d'une obligation légale (abus de relation de dépendance et déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties) distincte du manquement contractuel (obligation d'information et de conseil, obligation de loyauté), la cour d'appel a violé les articles 1382, devenu 1240, du code civil et L. 442-6 du code de commerce. »
Réponse de la Cour
Vu les articles 1147, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016, du code civil, L. 442-6, I, 2°, du code de commerce, dans sa rédaction issue de la loi n° 2005-882 du 2 août 2005 et le principe de non cumul entre responsabilités contractuelle et délictuelle :
12. Il résulte ce ces textes que si le principe de non-cumul entre responsabilités contractuelle et délictuelle interdit au créancier d'une obligation contractuelle de se prévaloir, contre le débiteur de cette obligation, des règles de la responsabilité délictuelle, il ne lui fait pas interdiction de former, à titre subsidiaire, une demande distincte, fondée sur l'article L. 442-6, I, 2° du code de commerce, qui tend à la réparation d'un préjudice résultant, non pas d'un manquement contractuel, mais du fait, pour un producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, d'abuser de la relation de dépendance dans laquelle il tient un partenaire ou de sa puissance d'achat ou de vente en soumettant ce dernier à des conditions commerciales ou obligations injustifiées.
13. Pour dire irrecevable la demande subsidiaire de la société TP Ferro fondée sur les conditions commerciales injustifiées et discriminatoires que lui aurait imposées la société RTE en raison de sa position dominante sur le marché en cause, l'arrêt énonce qu'en vertu du principe du non-cumul des responsabilités contractuelle et extra-contractuelle, la société TP Ferro n'est pas fondée à invoquer à la fois la responsabilité contractuelle et la responsabilité délictuelle au titre d'un même préjudice.
14. En statuant ainsi, la cour d'appel violé les textes susvisés par refus d'application et le principe susvisé par fausse application.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
CASSE ET ANNULE, en toutes leurs dispositions, les arrêts rendus le 1er octobre 2021 et le 20 janvier 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ces arrêts et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;
Condamne la société Réseau de transport d'électricité (RTE) aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Réseau de transport d'électricité (RTE) et la condamne à payer à la société TP Ferro Concesionaria, représentée par la société Arraut Y Sala Reixachs SLP, prise en la personne de M. [U] [X] [R], en sa qualité d'administrateur judiciaire, la somme de 4 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre commerciale, financière et économique, et prononcé publiquement le quinze octobre deux mille vingt-cinq par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile et