CA Montpellier, 4e ch. civ., 16 octobre 2025, n° 24/03318
MONTPELLIER
Autre
Infirmation partielle
PARTIES
Demandeur :
M&H Associes (SAS), A.C.H Audit Conseil (EURL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Soubeyran
Conseiller :
M. Bruey
Conseiller :
Mme Franco
Avocats :
Me Bertrand, Me Boyer, Me Inquimbert, Me Bastide-Barthe, Me Pepratx Negre, Me Bechet
FAITS, PROCÉDURE, PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES :
Suivant acte du 23 juin 2014, Mme [N] [V], alors âgée de 60 ans, a cédé à la société [V] & Associés le fonds civil de son cabinet d'expertise comptable, composé notamment d'une clientèle de 433 clients, au prix de 340 000 €.
Par la suite, Mme [V] a continué à collaborer avec la société [V] & Associés sous différentes formes avant d'être embauchée par cette société en tant que salariée à compter du 2 janvier 2016.
Elle a été placée en arrêt-maladie à partir du 15 juin 2016, qui a été renouvelé, jusqu'à son licenciement pour inaptitude le 10 mars 2017.
La société [V] & Associés soutient que durant cette période d'arrêt-maladie, Mme [V] l'a dénigrée auprès de ses anciens clients et qu'elle s'est livrée à un 'détournement de clientèle' conduisant plus de 100 d'entre eux à mettre un terme à sa mission et à rejoindre les sociétés d'expertise comptable appartenant à Mme [W] [B], à savoir les sociétés Audit Conseil [B] et M&H Associés. Elle ajoute que ces faits ont été réalisés avec la complicité de Mme [F] [O], ancienne salariée de la société [V] & Associés.
La société [V] & Associés a alerté l'ordre des experts-comptables qui a diligenté un contrôle dit 'article 31' des sociétés dirigées par Mme [B].
C'est dans ce contexte que, par actes des 23, 25 et 27 juin 2017, la société [V] & Associés a assigné les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B], Mme [W] [B], Mme [F] [O] et Mme [V] devant le tribunal de grande instance de Carcassonne pour concurrence déloyale.
Par ordonnance du 20 juin 2019, le juge de la mise en état de [Localité 13] a ordonné une expertise judiciaire, à la demande de la société [V] & Associés.
M. [Z] [X], expert, a déposé son rapport le 10 janvier 2020.
Par jugement du 12 mars 2024, le tribunal judiciaire de Carcassonne a :
- Débouté les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B] et Mme [B] de leur fin de non recevoir,
- Dit que l'action exercée par la société [V] & Associés à l'encontre des sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B] et Mme [B] est recevable,
- Dit que Mme [V] n'a manqué ni à la clause de non concurrence contenue dans l'acte de cession ni à la garantie légale d'éviction,
- Dit que Mme [V], les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B], Mme [B], ont commis des fautes engageant leur responsabilité délictuelle,
- Débouté la société [V] & Associés de l'intégralité de ses demandes à l'égard de Mme [O],
- Condamné Mme [V], les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B], Mme [B], in solidum à payer à la société [V] & Associés les sommes suivantes :
' 78 522 € en réparation de son préjudice concernant la perte d'actif et de revenus liée au détournement de sa clientèle,
' 8 000 € en réparation de son préjudice moral,
- Débouté la société [V] & Associés du surplus de ses demandes indemnitaires,
- Rejeté la demande de la société [V] & Associés d'enjoindre à Mme [V], les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B], Mme [B], de cesser toute relation, de quelque nature que ce soit avec des clients dépendant du fonds civil cédé, sous astreinte de 1 500 € par infraction constatée,
- Rejeté la demande de la société [V] & Associés de publication de la décision,
- Condamné Mme [V] à payer à la société [V] & Associés la somme de 10 038,49 € au titre de l'apurement des comptes entre les parties,
- Dit que cette somme portera intérêts au taux légal à compter du 27 juin 2017,
- Débouté Mme [V] de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive,
- Condamné Mme [V], les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B], Mme [B] in solidum à payer à la société [V] & Associés la somme de 4 000 € au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- Débouté Mme [V], les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B], Mme [B] et Mme [O] de leurs demandes au titre des frais irrépétibles,
- Condamné Mme [V], les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B], Mme [B] in solidum aux dépens, en ce compris les frais de l'expertise judiciaire,
- Dit que ces dépens pourront directement être recouvrés par la SELARL Gilles Vaissiere, pour ceux dont elle a fait l'avance sans avoir reçu provision conformément à l'article 699 du code de procédure civile,
- Ordonné l'exécution provisoire de la présente décision.
La société M&H Associés, la société Audit Conseil [B] et Mme [B] ont relevé appel de ce jugement le 26 juin 2024.
Par dernières conclusions remises par voie électronique le 31 juillet 2025, Mme [W] [B], la SASU M&H Associés et l'EURL Audit Conseil [B] demandent à la cour, sur le fondement des articles 1240 et suivants du code civil, 9, 56, 124 et 700 du code de procédure civile, 161 alinéa 3 du décret du 30 mars 2012, 403 de l'arrêté du 19 janvier 2022, de :
A titre liminaire,
Constater l'absence de mise en oeuvre de la procédure de conciliation obligatoire et préalable devant le président du conseil régional de l'ordre des experts comptables ;
En conséquence, infirmer le jugement du 12 mars 2024 en ce qu'il a débouté les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B] et Mme [B] de leur fin de non-recevoir ;
Juger l'action exercée par la société [V] & Associés à leur encontre irrecevable ;
Ordonner le retrait des pièces n°37 et 55 et des conclusions n° 3 et 4 du Cabinet [V] & Associés des débats ;
Au fond,
A titre principal,
Infirmer le jugement en ce qu'il a dit que les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B] et Mme [B] ont commis des fautes engageant leur responsabilité délictuelle ;
Statuant à nouveau,
Juger que les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B] et Mme [B] n'ont commis aucun acte de concurrence déloyale à l'encontre de la société [V] & Associés à l'origine d'un quelconque préjudice ;
En conséquence, débouter la société [V] & Associés de l'intégralité de ses demandes, fins et conclusions ;
A titre infiniment subsidiaire, sur le quantum des condamnations,
Réduire le montant des dommages et intérêts à de plus justes proportions ;
En tout état de cause,
Mettre hors de cause Mme [B] et la société Audit Conseil [B];
Ordonner un partage de responsabilité à hauteur d'un tiers pour la société M&H Associés et des deux tiers à l'encontre de Mme [V] ;
Débouter la société [V] & Associés de l'intégralité de ses demandes et notamment de son appel incident ;
Condamner toute partie succombant aux dépens, dont distraction au profit de l'avocat constitué sur son affirmation de droit conformément aux dispositions de l'article 699 du code de procédure civile et à leur verser la somme de 7 000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.
Par dernières conclusions remises par voie électronique le 1er août 2025, la société [V] & Associés demande à la cour, sur le fondement de l'article 1240 du code civil, de :
Débouter Mme [B], la société Audit Conseil [B] et la société M&H Associés de leur fin de non-recevoir tirée de l'absence de mise en oeuvre de la procédure de conciliation préalable devant le président du conseil régional de l'ordre des experts comptables,
Débouter Mme [B], la société Audit Conseil [B] et la société M&H Associés de leur demande de retrait des débats de la pièce n°37 de la société [V] & Associés,
Dire n'y avoir lieu à mettre hors de cause Mme [B] et la société Audit Conseil [B],
Infirmer le jugement du 12 mars en ce qu'il a :
Condamné Mme [V], les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B], Mme [B], in solidum, à payer à la société [V] & Associés les sommes suivantes :
78 522 € en réparation de son préjudice concernant la perte d'actif et de revenus liée au détournement de sa clientèle,
8 000 € en réparation de son préjudice moral,
Débouté la société [V] & Associés du surplus de ses demandes indemnitaires,
Le confirmer pour le surplus.
Statuant à nouveau,
Condamner in solidum, Mme [V], les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B], Mme [B] à lui payer une somme de 384 196 € majorée des intérêts légaux à compter de l'assignation introductive de première instance en réparation du préjudice économique consécutif aux actes de concurrence déloyale qui leur sont imputables,
Condamner in solidum Mme [V], les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B], Mme [B] à lui payer une somme de 80 000 € majorée des intérêts légaux à compter de l'assignation introductive de première instance en réparation du trouble manifeste cause dans la gestion d'[V] & Associés,
Condamner in solidum Mme [V], les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B], Mme [B] à lui payer une somme de 50 000 € majorée des intérêts légaux à compter de l'assignation introductive de première instance en réparation de son préjudice moral.
En tout état de cause,
Condamner in solidum Mme [V], les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B], Mme [B] aux dépens et à lui payer une somme de 7 000 € au titre des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.
Par dernières conclusions remises par voie électronique le 3 juillet 2025, Mme [N] [V] demande à la cour, sur le fondement des articles 1217 et 1382 du code civil, de :
A titre principal,
Confirmer le jugement en ce qu'il l'a condamnée à payer à la société [V] & Associés la somme de 10 038,49 € au titre des comptes entre les parties,
Réformer le jugement du 12 mars 2024 en ce qu'il a jugé qu'elle avait commis des actes de concurrence déloyale de nature a engager sa responsabilité, et qu'il l'a condamnée solidairement avec les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B], Mme [B] à payer des dommages et intérêts,
En conséquence :
Juger que Mme [V] n'a commis aucun acte de concurrence déloyale,
Débouter la société [V] & Associés de l'ensemble de ses demandes formulées à l'encontre de Mme [V] ;
A titre subsidiaire :
Réduire à de plus justes proportions le montant des dommages et intérêts alloués
A titre infiniment subsidiaire,
Débouter les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B], Mme [B] de leur demande de partage de responsabilité,
Juger que le partage de responsabilité sera d'un quart pour Mme [V] et de trois-quart pour les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B], Mme [B],
En toute hypothèse,
Condamner toute partie succombante aux dépens et à lui payer la somme de 10 000 € sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Vu l'ordonnance de clôture du 13 août 2025.
A la suite de l'audience collégiale du 3 septembre 2025, par message RPVA du 5 septembre 2025, le président de la 4ème chambre civile a demandé, sous quinzaine, à l'ensemble des parties de transmettre leurs observations au cas où la cour serait amenée à constater l'existence d'un préjudice de se prononcer sur la qualification d'une perte de chance de réaliser un chiffre d'affaires en lien avec les actes reprochés aux appelantes.
Par message RPVA du 16 septembre 2025, Maître [T] au nom de la société [V] & Associés a fait parvenir une note en délibéré, pour indiquer que le chiffrage de son préjudice tient compte de l'érosion normale de la clientèle d'un cabinet comptable au fil des ans et donc de la perte de chance de conserver la totalité de la clientèle détournée ; il ajoute qu'en tout état de cause, l'abattement mis en oeuvre ne saurait excéder 20 %, son préjudice ressortant alors à : 384 196 € x 80 % = 307 356,80 euros.
Par message RPVA du 16 septembre 2025, Maître Guillaume [Localité 11]-Fortanier au nom de Mme [W] [B], la SASU M&H Associés et l'EURL Audit Conseil [B] a indiqué qu'aucun fait générateur de responsabilité ne leur est imputable et qu'en tout état de cause, la réparation d'une perte de chance ne saurait excéder 5% du préjudice.
Par message RPVA du 17 septembre 2025, Maître Simon Cohen au nom de Mme [N] [V], a indiqué que le préjudice de la société [V] & Associés est extrêmement faible compte tenu de ses manquements à l'égard de ses clients.
Pour un plus ample exposé des éléments de la cause, moyens et prétentions des parties, il est fait renvoi aux écritures susvisées, conformément à l'article 455 du code de procédure civile.
MOTIFS :
A titre liminaire, il est observé que la décision entreprise n'est pas critiquée en ce qu'elle a « condamné Mme [V] à payer à la société [V] & Associés la somme de 10 038,49 € au titre de l'apurement des comptes entre les parties ».
Cette disposition, définitive, n'est donc pas soumise à l'examen de la cour, conformément à l'article 562 du code de procédure civile.
Sur la recevabilité des demandes
L'article 161, alinéa 3 du décret n° 2012-432 du 30 mars 2012 relatif à l'exercice de l'activité d'expertise comptable, dispose que : 'Le président du conseil régional de l'ordre règle par conciliation ou arbitrage, selon les modalités définies à l'article 160, les différends professionnels entre les personnes mentionnées à l'article 141 (....)'.
Sur le fondement de ce texte, Mme [W] [B], les sociétés Audit Conseil [B] et M&H Associés soutiennent que la société [V] & Associés est irrecevable en ses demandes au motif qu'elle n'aurait pas procédé à une conciliation devant le conseil régional de l'ordre des experts-comptables préalablement à la saisine du juge.
Toutefois, l'article 161 n'impose pas une procédure de conciliation obligatoire et préalable à la saisine du juge judiciaire. Il n'invite pas le président du conseil régional de l'ordre seulement à se tourner vers la conciliation, mais il lui offre un choix entre la « conciliation » ou « l'arbitrage ». Ainsi, ce texte n'ouvre qu'une faculté et ne peut faire obstacle au droit qu'a toute personne d'agir en justice.
C'est donc a bon droit que le premier juge a débouté Mme [W] [B] et les sociétés Audit Conseil [B] et M&H Associés de leur fin de non recevoir à ce titre.
Le jugement sera confirmé en ce qu'il a dit recevable l'action exercée par la société [V] & Associés à l'encontre des sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B] et Mme [B].
Sur la demande de retrait des débats d'un rapport de l'ordre des experts-comptables
A hauteur de cour, la société [V] & Associés verse aux débats un 'rapport de contrôle article 31" établi par l'ordre régional des experts-comptables (pièce n° 37). A la fin de ce rapport, figure la synthèse d'un entretien entre le contrôleur (dont le nom n'est pas cité) et Mme [W] [B] durant lequel elle a décrit le 'marché' qui la liait avec Mmes [O] et [V].
Mme [W] [B], la SASU M&H Associés et l'EURL Audit Conseil [B] demandent sur le fondement de l'article 403 de l'arrêté du 19 janvier 2022 d'ordonner le retrait des pièces n°37 et 55 (procès-verbal d'audition de M. [H] [L], président du conseil régional de l'ordre des experts-comptables d'Occitanie) du dossier de la société [V] & Associés.
L'article 403 de l'arrêté du 19 janvier 2022 portant agrément du règlement intérieur de l'ordre des experts-comptables dans version applicable au litige prévoyait, au titre de la 'confidentialité' qu''aucune information concernant une structure d'exercice professionnel ou le professionnel inscrit à l'ordre ne peut être portée à la connaissance des tiers'.
A supposer que ce texte relatif à la 'confidentialité' trouve à s'appliquer au sujet de ce rapport (ce que la société [V] & Associés conteste), aucune disposition législative ou réglementaire n'empêche la production des deux pièces n°37 et 55 versées au débat au cours d'un procès civil, étant observé qu'il n'est ni allégué ni démontré que ces pièces auraient été obtenues illégalement ou de manière déloyale. Au contraire, la société [V] & Associés justifie qu'elle a régulièrement eu connaissance des deux pièces litigieuses en sa qualité de partie à la procédure d'appel devant la chambre nationale de discipline de l'ordre des experts-comptables.
Par ailleurs, la production des deux pièces litigieuses apparaît proportionnée au but poursuivi, s'agissant en l'occurrence de l'intérêt légitime de sanctionner des faits de détournement de clientèle.
Par voie de conséquence, il n'y a pas davantage lieu à écarter les conclusions n° 3 et 4 qui reproduisent des passages des pièces n° 37 et 55.
Il y a donc lieu de débouter sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B] et Mme [B] de leurs demandes d'ordonner le retrait des pièces n° 37 et 55 et des conclusions n° 3 et 4 du cabinet [V] & associés des débats.
Sur la concurrence déloyale
Selon l'article 1240 du code civil reprenant les dispositions de l'article 1382 du code civil, tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
Il résulte de ce texte les principes suivants :
Les éléments constitutifs de l'action en concurrence déloyale sont ceux traditionnels de la responsabilité civile': une faute, un préjudice et un lien de causalité entre cette faute et ce préjudice ;
C'est à celui qui se déclare victime de faits de concurrence déloyale de démontrer les manoeuvres de détournement de clientèle ; la faute à prendre en considération peut être intentionnelle ou non intentionnelle (Cass. com., 29 janv. 2002, n° 99-18.213) ;
Le dénigrement qui est une affirmation malicieuse contre un concurrent dans le but de détourner sa clientèle, ou plus généralement de lui nuire, peut être constitué alors même que les allégations rapportées sont exactes (Cass. com., 24 sept. 2013, n° 12-19.790) ;
Le demandeur doit, également, démontrer l'existence d'un dommage ; en particulier, le déplacement de clientèle qui résulte du jeu normal de la concurrence ne peut donner lieu à réparation ;
Le principe est, en effet, la liberté du commerce ; seule la déloyauté dans l'exercice de la libre concurrence est sanctionné.
En l'espèce, la cour partage l'analyse du premier juge qui a conclu à la caractérisation des faits de concurrence déloyale pour les raisons suivantes.
- Sur la faute
La faute de Mme [N] [V] résulte des éléments suivants :
Le rapport d'expertise judiciaire de M. [Z] [X] établit que sur les 433 clients présentés par Mme [V] à la société [V] & Associés, 168 ont résilié leur lettre de mission entre le 20 septembre 2016 et le 31 janvier 2018, dont plus de 100 ont rejoint la société M&H Associés, nouvellement créée par Mme [B] ;
Deux lettres recommandées avec accusé de réception ont été adressées par la société [V] & Associés à Mme [V] les 11 juillet et 23 septembre 2016, soit quelques jours après le début de son arrêt de travail pour lui rappeler son interdiction de travailler en l'absence d'une visite de reprise;
Malgré ces rappels, la société [V] & Associés produit le rapport d'un détective privé démontrant que Mme [N] [V] a rencontré les 3 et 4 octobre 2016 (soit pendant son arrêt-maladie) trois clients dépendant de la clientèle cédée, dont le restaurant L'Estaminet (SARL [S] [J]) et la société Optique promocontact qui ont mis fin à la mission de la société [V] & Associés quelques jours après ;
La vague de départs de clients à laquelle la société [V] & Associés s'est trouvée confrontée a commencé à partir de septembre 2016, soit 3 mois après le début de l'arrêt de travail de Mme [N] [V] ;
La société [V] & Associés produit plus de 50 lettres de résiliation émanant de clients dépendant du fonds cédé reçues entre le 13 septembre 2016 et le 20 février 2017, dont 20 pour le seul mois de septembre (pièces 9-1 à 9-60). Il apparaît surprenant qu'alors que les premiers courriers ne font état d'aucun manquement particulier, les courriers suivants indiquent de manière quasi-systématique que la décision de résiliation est motivée par l'insatisfaction des clients quant à la nouvelle organisation de la société [V] & Associés, à son manque de réactivité et l'absence d'interlocuteur depuis l'absence de Mme [N] [V] ;
Un des courriers de résiliation de la SCI Curial fait état des 'très mauvaises conditions de travail' que subirait Mme [V], de tels propos émanant nécessairement de Mme [V] dont les rédacteurs du courrier indiquent qu'ils entretiennent avec elle des 'relations très proches' (pièce n° 9-44);
Quant à l'attestation du client M. [E], elle fait état de propos de dénigrements tenus par Mme [V] à l'endroit des repreneurs.
Ces différentes pièces établissent ainsi qu'il y a une concomitance entre le départ en arrêt-maladie de Mme [N] [V], les deux courriers de rappel à ses obligations par son employeur et les résiliations massives survenues par la suite. Elles constituent la preuve d'un comportement déloyal de Mme [V] à l'égard de la société [V] & Associés, dont elle était salariée et à qui elle avait vendu la clientèle. Si certaines attestations critiquent la qualité des prestations de la société [V] & Associés, il n'en reste pas moins que tous les départs ne sont pas justifiés par ce motif, un grand nombre n'étant d'ailleurs pas motivé.
Il est donc rapporté la preuve d'une faute de Mme [V] constitutive d'actes de concurrence déloyale au détriment de la société [V] & Associés.
Quant à la faute de Mme [W] [B], de la SASU M&H Associés et de l'EURL Audit Conseil [B], elle résulte des éléments suivants :
Il est établi que la société Audit conseil [B] créée par Mme [W] [B] ne détenait pas une clientèle propre jusqu'au départ massif de la clientèle, objet du litige : elle intervenait pour l'essentiel en sous-traitance du cabinet Larralde jusqu'en septembre 2016 ;
Après avoir adressé des lettres déontologiques de reprise de missions (prévus par l'article 163 du décret du 30 mars 2012) à la société [V] & Associés, Mme [W] [B] a reçu une réponse de cette société le 14 décembre 2016 lui faisant part de son étonnement de constater le départ de 15 clients en 5 semaines ;
Juste après ce courrier, Mme [B] a créé le 23 décembre 2016 une nouvelle, société M&H Associés, qui a accueilli les nouveaux clients en s'abstenant désormais d'envoyer les courriers de succession prévus par l'article 163 du décret du 30 mars 2012 ;
Le rapport d'expertise judiciaire démontre qu'en 2018, la société M&H Associés comptait 100 dossiers clients provenant de la société [V] & Associés sur un total de 168 départs, ce qui est un chiffre très important ; le rapprochement du montant des honoraires facturés avec les comptes de résultats des exercices 2017 et 2018 de la société M&H Associés montre que les honoraires facturés aux clients issus de la société [V] & Associés représentent 93,29 % de son chiffre d'affaires 2017 et 75,56 % de son chiffre d'affaires 2018.
Ces différents éléments mettent en évidence le caractère massif et inhabituel du nombre de dossiers repris s'agissant d'un expert-comptable récemment diplômé (2015), comme le note la chambre de discipline du conseil régional de l'ordre des experts-comptables Occitanie dans sa décision, non définitive, du 2 juin 2021 ayant condamné Mme [W] [B] à une suspension d'exercice professionnel avec sursis d'une durée de 4 mois pour ne pas avoir adressé à la société [V] & Associés les lettres déontologiques.
C'est à juste titre que le premier juge a relevé que le défaut d'envoi des lettres déontologiques ne pouvait avoir que pour seul objectif de cacher à la société [V] & Associés l'ampleur du transfert de clients à son profit.
Par conséquent, le transfert de clientèle a été accompagné de manoeuvres destinées à empêcher la société [V] & Associés de prendre la mesure de l'étendue de la fuite de ses anciens clients vers les cabinets de Mme [W] [B].
Ainsi, il est suffisamment démontré que Mme [W] [B] qui était en relation avec Mme [N] [V], a commis des actes de concurrence déloyale au préjudice de la société [V] & Associés.
Mme [B] soutient qu'elle a agi en tant que représentante des sociétés et qu'elle n'a commis aucune faute détachable de ses fonctions de dirigeante. Toutefois, le fait de créer la société M&H Associés est bien une faute personnelle qu'elle a commise afin de cacher l'ampleur du détournement de clientèle au préjudice de la société [V] & Associés. Dès lors, elle doit donc être tenue à titre personnel au même titre que les deux sociétés qu'elle dirigeait.
A titre surabondant, la cour observe que le 'rapport de contrôle article 31' établi par l'ordre régional des experts-comptables qui doit certes être pris avec précaution puisque son auteur n'est pas mentionné, permet de plus fort d'établir la responsabilité de Mme [B] dans les faits de concurrence déloyale.
- Sur le dommage et le lien de causalité
Le préjudice est en l'espèce évident : il est matériel et moral compte tenu de l'ampleur du détournement de clientèle. Quant au lien de causalité entre la faute - les agissements déloyaux - et le dommage dont il demande réparation, il est caractérisé par la perte de chiffre d'affaires subie par la société [V] & Associés.
Sur le montant du préjudice économique
Le premier juge a déterminé le montant des dommages-intérêts sur la base de l'acquisition du fonds civil en effectuant un produit en croix entre le nombre de clients vendus et le nombre de clients détournés.
Toutefois, le préjudice s'établit davantage comme une perte de chance de ne pas avoir réalisé un chiffre d'affaires et raison du départ des clients.
La société [V] & Associés justifie que son excédent brut d'exploitation (EBE) au cours des années 2016 à 2019 a évolué comme suit :
Exercice clos le 30 juin 2016 : 171 316,00 € ;
Exercice clos le 30 juin 2017 : 39 920,00 € ;
Exercice clos le 30 juin 2018 : 38 593,00 € ;
Exercice clos le 31 octobre 2019 : 51 537,00 €.
L'EBE de la société [V] & Associés a été inférieur à celui de l'exercice 2015-2016 (171 316,00 €) à hauteur des sommes suivantes :
131 396,00 € au cours de l'exercice 2016-2017 ;
132 723,00 € au cours de l'exercice 2017-2018 ;
119 777,00 € au cours de l'exercice 2018-2019
Soit une perte nette totale de 384 196 € sur environ trois ans.
Il est établi que la perte des clients n'est pas entièrement imputable au comportement fautif de Mme [V], de Mme [W] [B], de la SASU M&H Associés et de l'EURL Audit Conseil [B], puisque plusieurs clients se sont plaints de la qualité des prestations de la société [V] & Associés et qu'un grand nombre d'entre eux se sont d'ailleurs tournés vers d'autres cabinets d'expertise comptable.
En conséquence, la société [V] & Associés doit être tenue pour 50 % de la perte subie.
Aussi, il y a lieu de condamner Mme [V], les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B], Mme [B], in solidum à payer à la société [V] & Associés la somme de 384 196 € * 50 %, soit 192 098 € majorée des intérêts au taux légal à compter du 12 mars 2024, date du jugement, en réparation du préjudice économique consécutif aux actes de concurrence déloyale.
Le jugement sera réformé de ce chef.
Sur le préjudice du trouble manifeste causé dans la gestion
Le trouble causé dans la gestion de la société [V] & Associés n'est pas suffisamment démontré. Il y a lieu de débouter cette société de sa demande à ce titre.
Le jugement sera confirmé de ce chef.
Sur le préjudice moral
L'ampleur de la concurrence déloyale et son caractère prémédité ont nécessairement causé un préjudice moral à la société [V] & Associés, qui a découvert, après investigations, les manoeuvres à l'origine de la perte d'une centaine de clients justifiant l'allocation d'une indemnité réparatrice de 8 000 euros.
Le jugement sera confirmé de ce chef.
Sur le partage de responsabilité
Les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B], Mme [B] sollicitent un partage de responsabilité à hauteur d'un tiers pour la société M&H Associés et des deux tiers à l'encontre de Madame [V].
Toutefois, chacun de ses acteurs doit être tenu à part égale dès lors que si Mme [V] est à l'origine de la fuite de la clientèle, Mme [B] et ses sociétés ont bénéficié de l'arrivée de l'ensemble de cette clientèle détournée, sans bourse déliée.
Il y a donc lieu de rejeter cette demande de partage de responsabilité.
Sur les demandes accessoires
Les dispositions du jugement relatives aux frais irrépétibles et aux dépens seront confirmées.
Parties perdantes au sens de l'article 696 du code de procédure civile, Mme [V], Mme [B], la SASU M&H Associés et l'EURL Audit Conseil [B] supporteront in solidum les dépens d'appel.
PAR CES MOTIFS
Statuant contradictoirement,
Déboute les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B] et Mme [B] de leurs demandes d'ordonner le retrait des pièces n°37 et 55 et des conclusions n° 3 et 4 du Cabinet [V] & Associés des débats ;
Infirme le jugement en ce qu'il a condamné Mme [V], les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B], Mme [B], in solidum à payer à la société [V] & Associés la somme de 78 522 € en réparation de son préjudice concernant la perte d'actif et de revenus liée au détournement de sa clientèle,
Statuant à nouveau de ce chef et y ajoutant,
Condamne in solidum Mme [V], les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B], Mme [B], in solidum à payer à la société [V] & Associés la somme de 192 098 € majorée des intérêts au taux légal à compter du 12 mars 2024, date du jugement en réparation de son préjudice économique,
Déboute les sociétés M&H Associés, Audit Conseil [B], Mme [B] de leur demande de partage de responsabilité,
Confirme le jugement pour le surplus,
Y ajoutant,
Condamne in solidum Mme [B], la SASU M&H Associés et l'EURL Audit Conseil [B] aux dépens d'appel,
Condamne in solidum Mme [B], la SASU M&H Associés et l'EURL Audit Conseil [B] à payer à la SARL [V] & Associés la somme de 2 500 € en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,