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CA Bordeaux, 1re ch. civ., 16 octobre 2025, n° 23/05675

BORDEAUX

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CA Bordeaux n° 23/05675

16 octobre 2025

COUR D'APPEL DE BORDEAUX

PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE

--------------------------

ARRÊT DU : 16 OCTOBRE 2025

N° RG 23/05675 - N° Portalis DBVJ-V-B7H-NRUI

S.A.S. [U]

c/

[Z] [W] épouse [S]

(bénéficie d'une aide juridictionnelle Totale numéro 33063-2024-001159 du 29/05/2024 accordée par le bureau d'aide juridictionnelle de [Localité 5])

[K] [S]

(bénéficie d'une aide juridictionnelle Totale numéro 33063-2024-001158 du 29/05/2024 accordée par le bureau d'aide juridictionnelle de [Localité 5])

Nature de la décision : AU FOND

Copie exécutoire délivrée le :

aux avocats

Décision déférée à la cour : jugement rendu le 26 octobre 2023 par le TJ hors JAF, JEX, JLD, J. EXPRO, JCP d'[Localité 4] (RG : 22/00872) suivant déclaration d'appel du 15 décembre 2023

APPELANTE :

S.A.S. [U]

demeurant [Adresse 3]

Représentée par Me Jérôme BOUSQUET de la SELARL BOUSQUET, avocat au barreau de CHARENTE

INTIMÉS :

[Z] [W] épouse [S]

née le 28 Mars 1943 à [Localité 9]

de nationalité Française

Profession : Retraitée,

demeurant [Adresse 2]

[K] [S]

né le 24 Mars 1945 à [Localité 8]

de nationalité Française

Profession : Retraité

demeurant [Adresse 2]

Représentés par Me Mathieu RAFFY de la SELARL MATHIEU RAFFY - MICHEL PUYBARAUD, avocat au barreau de BORDEAUX

COMPOSITION DE LA COUR :

En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 04 septembre 2025 en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Madame Tatiana PACTEAU, conseillère, qui a fait un rapport oral de l'affaire avant les plaidoiries,

Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :

Laurence MICHEL, Présidente,

Bénédicte LAMARQUE, conseillère,

Tatiana PACTEAU, conseillère

Greffier lors des débats : Marie-Laure MIQUEL

ARRÊT :

- contradictoire

- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile.

* * *

EXPOSE DU LITIGE ET DE LA PROCÉDURE

1 - Suivant acte notarié en date du 22 décembre 2006, M. [K] [S] et son épouse Mme [Z] [W] ont acquis un fonds de commerce d'hôtellerie et de restauration exploité sous le nom Café du Centre et situé [Adresse 1] à [Localité 7] (16).

Suivant lettre de mission en date du 10 juin 2010, Mme [Z] [S], née [W] a confié à la SAS [U], société d'expertise comptable, la mise en place de la comptabilité et de l'organisation comptable du commerce, le suivi et la centralisation de cette comptabilité ainsi que l'établissement des comptes annuels et des déclarations fiscales et sociales. Le traitement informatique de la tenue de la comptabilité était assuré par la société Charente Services Informatiques.

Par jugement du 7 août 2014, le tribunal de commerce d'Angoulême a ouvert une procédure de redressement judiciaire à l'encontre de Mme [S], au titre de son activité commerciale, exercée sous l'enseigne [Adresse 6].

Par jugement du 23 juillet 2015, le tribunal de commerce d'Angoulême a arrêté un plan de redressement au profit de Mme [S], pour son activité commerciale, exercée sous l'enseigne Café du Centre.

Le 19 mai 2017, Mme [S] et M. [K] [S] ont signé une reconnaissance de dette au profit de la société [U] pour un montant de 40 000 euros.

Par jugement en date du 9 février 2023, le tribunal de commerce d'Angoulême a constaté que Mme [S] avait bien exécuté l'ensemble de ses engagements et avait apuré son passif.

2 - Par acte du 13 mai 2022, Ia société [U] a fait assigner les époux [S] devant le tribunal judiciaire d'Angoulême aux fins, notamment, d'obtenir leur condamnation au paiement de la somme de 40 000 euros en vertu de ladite reconnaissance de dette.

Par jugement contradictoire du 26 octobre 2023, le tribunal judiciaire d'Angoulême a :

- déclaré la reconnaissance de dette, signée le 19 mai 2017 entre les époux [S] et la société [U], nulle et de nul effet ;

- débouté la société [U] de l'ensemble de ses demandes ;

- débouté les époux [S] de leur demande, formée à titre reconventionnel et destiné à obtenir le remboursement de la somme de 2 520,09 euros versée au bénéfice de la société [U] ;

- condamné la société [U] à payer aux époux [S] la somme de 1 300 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné la société [U] aux entiers dépens dont distraction au profit de Me Loubignac ;

- débouté les époux [S] de leurs autres demandes ;

- débouté la société [U] de ses autres demandes ;

- rappelé que l'exécution provisoire de la décision est de droit.

La société [U] a relevé appel de ce jugement par déclaration du 15 décembre 2023, en ce qu'il a :

- déclaré la reconnaissance de dette signée le 19 mai 2017 entre les époux [S] et la société [U], nulle et de nul effet ;

- débouté la société [U] de l'ensemble de ses demandes ;

- condamné la société [U] à payer aux époux [S] la somme de 1 300 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné la société [U] aux entiers dépens dont distraction au profit de Me Loubignac ;

- débouté la société [U] de ses autres demandes.

L'instruction a été clôturée par ordonnance du 21 août 2025 et l'affaire a été évoquée lors de l'audience à conseiller rapporteur du 4 septembre 2025.

3 - Dans ses dernières conclusions adressées au greffe par voie électronique le 19 août 2025, la société [U] demande à la cour de :

- réformer la décision rendue par le tribunal judiciaire d'Angoulême du 26 octobre 2023 en ce qu'elle a :

- déclaré la reconnaissance de dette signée le 19 mai 2017 entre les époux [S] et la société [U], nulle et de nul effet ;

- débouté la société [U] de l'ensemble de ses demandes ;

- condamné la société [U] à payer aux époux [S] la somme de 1 300 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- condamné la société [U] aux entiers dépens dont distraction au profit de Me Loubignac ;

- débouté la société [U] de ses autres demandes.

Et, statuant à nouveau :

- prononcer la validité de la reconnaissance de dette signée par M. [S] au profit de la société [U] du 19 mai 2017 ;

- prononcer la validité de la reconnaissance de dette signée par Mme [S] au profit de la société [U] du 19 mai 2017 pour la créance postérieure à l'adoption du plan et d'un montant de 16 068,02 euros ;

- condamner M. [S] au paiement de la somme de 35 355,77 euros à la société [U], majoré au taux d'intérêts légal à compter de la décision à intervenir ;

- condamner Mme [S] au paiement de la somme de 16 068,02 euros à la société [U], majoré au taux d'intérêts légal à compter de la décision ;

- condamner M. [S] à payer verser à la société [U] la somme de 1 500 euros pour la procédure de première instance, et la somme de 3 500 euros pour la procédure d'appel au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens de l'instance ;

- condamner Mme [S] à verser à la société [U] la somme de 1 500 euros pour la procédure de première instance, et la somme de 3 000 euros pour la procédure d'appel au titre de l'article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens de l'instance.

4 - Au soutien de ses demandes, elle affirme, concernant M. [S], qu'il est, en vertu de l'article 1413 du code civil, tenu aux dettes contractées par son épouse, commune en biens, et nées durant la communauté et que, en signant la reconnaissance de dette litigieuse, il a constitué une sûreté au profit de la société [U] et s'est engagé à régler une dette de communauté.

A l'encontre de Mme [S], l'appelante soutient que les sommes réclamées correspondent à des prestations fournies après l'adoption du plan de redressement et qu'elle est donc recevable à en solliciter le paiement.

5 - Par dernières conclusions déposées le 13 juin 2024, les époux [S] demandent à la cour de :

à titre principal :

- juger la société [U] irrecevable en ses demandes.

À titre subsidiaire :

- confirmer le jugement du 26 octobre 2023 en qu'il a déclaré la reconnaissance de dette signée le 19 mai 2017 entre les époux [S] et la société [U], nulle et de nul effet et débouté la société [U] de l'ensemble de ses demandes.

En tout état de cause :

- débouter la société [U] de l'ensemble de ses prétentions, fins et conclusions ;

- condamner la société [U] à payer aux époux [S] la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- la condamner aux entiers dépens.

6 - Concernant la fin de non recevoir soulevée, ils font valoir que l'ouverture de la procédure collective à l'encontre de Mme [S] interdisait toute action en justice de la part de ses créanciers en application de l'article L.622-21 du code de commerce.

Sur le fond, ils invoquent, concernant Mme [S], l'inopposabilité de la reconnaissance de dette signée pour un montant injustifié et erroné, alors que cette dernière bénéficiait d'une procédure collective.

Ils arguent, concernant M. [S] qui n'avait aucun lien contractuel avec la société [U], de l'absence de cause de ladite reconnaissance.

MOTIFS DE LA DÉCISION

Sur la recevabilité de la demande

7 - La cour relève que les premiers juges n'étaient pas saisis de cette prétention qui est formulée pour la première fois en cause d'appel, au fond, et n'a pas été discutée par les époux [U].

8 - Selon l'article L.622-21 I du code de commerce, le jugement d'ouverture interrompt ou interdit toute action en justice de la part de tous les créanciers dont la créance n'est pas mentionnée au I de l'article L. 622-17 et tendant :

1° A la condamnation du débiteur au paiement d'une somme d'argent ;

2° A la résolution d'un contrat pour défaut de paiement d'une somme d'argent.

L'arrêt des poursuites concerne les dettes professionnelles échues antérieurement au jugement d'ouverture de la procédure de redressement judiciaire et à l'adoption du plan.

En revanche, les dettes nées et échues postérieurement à l'adoption du plan peuvent être poursuivies.

9 - En l'espèce, l'action a été introduite suivant assignation du 13 mai 2022, soit postérieurement au jugement du tribunal de commerce d'Angoulême du 23 juillet 2015 qui a arrêté un plan de redressement au profit de Mme [S], plan qui était toujours en cours d'exécution au moment de l'introduction de la présente instance.

Par ailleurs, la société [U] sollicitait le paiement de sommes correspondant pour partie à des prestations délivrées postérieurement à l'adoption de ce plan de redressement.

10 - Aucune irrecevabilité des demandes n'est donc encourue du simple fait qu'elles ont été présentées alors que Mme [S] faisait l'objet d'un plan d'apurement de ses dettes dans le cadre d'une procédure collective.

Cette fin de non-recevoir sera en conséquence rejetée.

Sur la nullité de la reconnaissance de dette

11 - Pour juger que la reconnaissance de dette dont se prévaut la société [U] était nulle, les premiers juges ont visé les articles 1103, 1228, 1163 et 1178 du code civil pour en déduire que son contenu était illicite puisqu'elle concernait des factures de comptabilité restées impayées du fait des difficultés financières de Mme [S]. Ils ont également estimé que cet engagement n'avait pas de cause concernant M. [S], lequel n'avait aucun lien contractuel avec la société [U].

12 - L'article 1103 du code civil dispose que les contrats légalement formés tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits.

Selon l'article 1128 du même code, sont nécessaires à la validité d'un contrat :

1° Le consentement des parties ;

2° Leur capacité de contracter ;

3° Un contenu licite et certain.

L'article 1162 du code civil prévoit que le contrat ne peut déroger à l'ordre public ni par ses stipulations, ni par son but, que ce dernier ait été connu ou non par toutes les parties.

Enfin, en vertu de l'article 1178 du même code, un contrat qui ne remplit pas les conditions requises pour sa validité est nul. La nullité doit être prononcée par le juge, à moins que les parties ne la constatent d'un commun accord.

Le contrat annulé est censé n'avoir jamais existé.

Les prestations exécutées donnent lieu à restitution dans les conditions prévues aux articles 1352 à 1352-9 du Code civil.

Indépendamment de l'annulation du contrat, la partie lésée peut demander réparation du dommage subi dans les conditions du droit commun de la responsabilité extracontractuelle.

13 - En l'espèce, en vertu d'une reconnaissance de dette en date du 19 mai 2017, les époux [S] ont tous les deux reconnu devoir à la société [U] la somme de 40 000 euros qu'ils se sont engagés à rembourser selon un échéancier de 50 euros par mois et par la vente d'un bien immobilier. Aucune autre mention n'est indiquée pour préciser la cause de cette dette.

14 - Il résulte des pièces produites que la société [U] gérait la comptabilité du restaurant exploité par Mme [S] en exécution d'une lettre de mission du 10 juin 2010. Seule Mme [S] était mentionnée sur l'extrait Kbis de l'établissement. Ce document indique par ailleurs que ce dernier a fait l'objet d'une cessation complète d'activité au 2 mai 2017, soit concomitamment à la signature de la reconnaissance de dette. Une attestation signée par le gérant de la société [U] lui-même, le 10 juillet 2018, fait état de cette cessation d'activité de Mme [S] à cette date, 'compte tenu de sa maladie'.

15 - Mme [S] avait fait l'objet d'un procédure de redressement judiciaire ouverte par jugement du 7 août 2014 qui a donné lieu à l'adoption d'un plan par décision du 23 juillet 2015. Il n'est pas contesté que la société [U] n'a pas déclaré sa créance lors de l'ouverture de la procédure collective. Pour autant, elle a continué de percevoir des paiements de la part de Mme [S] durant la période d'observation et jusqu'à l'adoption du plan, à hauteur de 600 euros au total.

A compter du 23 juillet 2015, elle a recouvré un droit de poursuite pour les créances nées après cette date. Après déduction des sommes versées sur cette même période et des 600 euros perçus durant la période d'observation, les sommes dues à la société [U], au moment où l'instance a été introduite le 13 mai 2022, soit en cours d'exécution du plan d'apurement des dettes, peuvent être évaluées à 9665,62 euros pour la période postérieure à l'adoption du plan.

A la date du 19 mai 2017, ce montant représentait 7645,15 euros, ce qui est bien loin des 40 000 euros mentionnés sur la reconnaissance de dette signée ce jour-là. Les 32 354 euros restants sont donc injustifiés, la société [U] ne démontrant pas que cette somme était due par les époux [S] au titre des créances nées postérieurement à l'adoption du plan de redressement.

16 - En faisant signer cette reconnaissance de dette, la société [U] a entendu obtenir un engagement de M. et Mme [S] à lui payer une somme forfaitaire évaluée à la hausse, bien supérieure au montant total des factures impayées, y compris celles concernant la période antérieure à l'ouverture de la procédure collective.

Elle a voulu utiliser les règles du régime de la communauté légale sous lequel les époux sont mariés pour justifier l'engagement de M. [S], l'époux de sa cocontractante débitrice, avec lequel elle n'avait aucun lien contractuel.

Par ses pratiques, elle a détourné les règles impératives régissant les procédures collectives qui lui interdisaient de solliciter auprès des époux [S], communs en biens, les créances antérieures au 7 août 2014 qu'elle n'a pas déclarées et qui leur étaient dès lors inopposables. Ces règles relèvent pourtant de l'ordre public.

17 - La cour note également le contexte dans lequel la reconnaissance de dette a été signée : la société [U] venait d'être informée de la cessation définitive d'activité de Mme [S] et des problèmes de santé que le couple rencontrait lorsqu'elle a fait signer la reconnaissance de dette litigieuse. M. [S] était alors âgé de 72 ans et Mme [S] était dans sa soixante quatorzième année. Elle souffrait d'une lourde pathologie traitée par rayons comme cela ressort d'un courrier daté du 15 mai 2017 adressé à M. [E], gérant de la société [U], dont elle attendait la visite le 19 mai suivant, date de la signature de l'acte querellé. Elle lui adressait les arrêts de travail d'elle et de son époux mentionnant l'arrêt définitif du restaurant et évoquant la retraite.

18 - En conséquence de tous ces éléments, la cour considère, à l'instar des premiers juges, que l'engagement que les époux [S] ont signé le 19 mai 2017 a une cause illicite.

Le jugement querellé sera dès lors confirmé en ce qu'il a déclaré nulle la reconnaissance de dette signée par les époux [S] le 19 mai 2017 et a débouté la société [U] de l'ensemble de ses demandes.

Sur les demandes accessoires

19 - Il y a lieu de confirmer le jugement déféré en ses dispositions relatives aux dépens et aux frais irrépétibles.

20 - En cause d'appel, la société [U], qui succombe en son recours, sera condamnée aux dépens et à payer aux époux [S] la somme totale de 2000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

PAR CES MOTIFS,

La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire et en dernier ressort,

Rejette la fin de non-recevoir soulevée par M. [K] [S] et à Mme [Z] [W] épouse [S] ;

Confirme le jugement du tribunal judiciaire d'Angoulême en date du 26 octobre 2023 en ses dispositions soumises à la cour ;

Y ajoutant :

Condamne la SAS [U], prise en la personne de son représentant légal, aux dépens d'appel ;

Condamne la SAS [U], prise en la personne de son représentant légal, à payer à M. [K] [S] et à Mme [Z] [W] épouse [S] la somme totale de 2000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.

Le présent arrêt a été signé par Madame Laurence MICHEL, Présidente, et par Marie-Laure MIQUEL, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

Le Greffier, La Présidente,

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