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Décisions

CA Rennes, 1re ch., 14 octobre 2025, n° 24/03231

RENNES

Arrêt

Infirmation partielle

PARTIES

Demandeur :

Cornouaille Laser (SAS)

Défendeur :

Dassault Systemes Solidworks Corporation (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Veillard

Vice-président :

M. Bricogne

Conseiller :

Mme Brissiaud

Avocats :

Me Chaudet, Me Lamon, Me Lhermitte, Me Mariez

TJ Rennes, du 21 mai 2021, n° 21/05083

21 mai 2021

FAITS ET PROCÉDURE

1. La société "Dassault Systèmes SolidWorks Corporation" (Dassault) exerce une activité de création et de commercialisation de logiciels de conception assistée par ordinateur (CAO), dont le logiciel SolidWorks.

2. La SAS Cornouaille Laser (Cornouailles Laser), dirigée par M. [I] [V] et implantée sur différents sites en Bretagne et dans les Pays de la Loire, est spécialisée dans le secteur de la découpe au laser et jet d'eau.

3. Au cours de l'année 2020, M. [V] a été destinataire de deux correspondances émanant de Dassault l'informant de la découverte d'une utilisation frauduleuse de son logiciel SolidWorks.

4. M. [V] était invité à régulariser la situation mais n'a pas donné suite.

5. Par ordonnance sur requête du 11 juin 2021, Dassault a été autorisée à procéder à une saisie-contrefaçon descriptive dans les locaux de Cornouaille Laser qui s'est déroulée le 23 juin 2021.

6. Le même jour, deux sommations interpellatives ont été délivrées à Cornouaille Laser de faire procéder à un inventaire des exemplaires du logiciel litigieux sur deux établissements secondaires.

7. Par actes du 20 juillet 2021, Dassault a fait assigner Cornouaille Laser et M. [V] aux fins de condamnation à cesser d'utiliser les logiciels litigieux et à réparer le préjudice de contrefaçon.

8. Le 21 juillet, Cornouaille Laser a sollicité la mainlevée de l'ordonnance ayant autorisé la saisie-contrefaçon.

9. Cette demande a été rejetée par ordonnance du 17 décembre 2021.

10. Par conclusions d'incident du 23 novembre 2021, Cornouaille Laser et M. [V] ont saisi le juge de la mise en état d'une demande de nullité de l'assignation et d'irrecevabilité de l'action de Dassault qui, en réplique, a sollicité une injonction donnée à Cornouaille Laser d'avoir d'une part à communiquer diverses pièces, dont les factures d'achat des licences, et d'autre part à cesser les actes de contrefaçon.

11. Par ordonnance du 6 octobre 2022, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Rennes a :

- débouté Cornouaille Laser et M. [V] :

* de l'exception de nullité de l'acte d'assignation,

* et des fins de non-recevoir tirées du défaut de titularité de droits d'auteur, d'originalité des 'uvres et de prescription de l'action,

- enjoint les mêmes de produire la copie des factures d'achat des licences du logiciel SolidWorks antérieures au 23 juin 2021, ce dans un délai de huit jours à compter de la signification de la décision, et passé ce délai, sous astreinte de 500 € par jour de retard, et ce, pendant une durée d'un mois, délai à l'issue duquel il sera statué par le juge de l'exécution,

- débouté Dassault de ses demandes :

* de production de pièces pour le surplus,

* de cessation des actes de contrefaçon,

- débouté les parties de leurs demandes au titre des frais irrépétibles,

- dit que les dépens suivront ceux de l'instance principale,

- renvoyé l'affaire à la mise en état du 5 janvier 2023.

12. Pour statuer ainsi, le juge de la mise en état a considéré pour l'essentiel que :

- que l'adresse de Dassault était bien située dans l'Etat du Massachussetts, qu'il n'existait aucun grief quant à l'identité de la société demanderesse,

- que les logiciels contrefaits étaient suffisamment décrits dans l'assignation,

- que Dassault bénéficiait de la présomption de titularité des droits, tandis que l'originalité relevait du débat au fond,

- que l'action n'était pas prescrite,

- qu'il convenait d'enjoindre Cornouaille Laser de produire les factures d'achat des licences du logiciel SolidWorks sans qu'il y ait lieu à faire droit à la demande de cessation de l'usage dudit logiciel.

13. Par jugement du 6 mai 2024, le tribunal judiciaire de Rennes a :

- débouté Cornouaille Laser de sa demande de nullité des opérations de saisie-contrefaçon,

- dit que cette dernière a commis des actes de contrefaçon engageant sa responsabilité à l'égard de Dassault,

- dit que M. [V] a commis une faute détachable de ses fonctions engageant sa responsabilité personnelle à l'égard de Dassault,

- débouté Dassault de sa demande de cessation d'usage du logiciel litigieux,

- condamné in solidum Cornouaille Laser et M. [V] à payer à Dassault la somme de 413.000 € au titre du préjudice résultant des licences non acquises et du préjudice moral, la charge de la condamnation étant supportée à hauteur de 80 % par Cornouaille Laser et de 20 % par M. [V],

- débouté la société Dassault de sa demande d'indemnisation au titre du prix de maintenance et de celle au titre de la publication du jugement,

- condamné la société Cornouaille Laser et M. [V] aux dépens,

- débouté la société Dassault de sa demande au titre des frais irrépétibles,

- rappelé que l'exécution provisoire est de droit.

14. Pour statuer ainsi, le tribunal judiciaire a considéré pour l 'essentiel :

- que les opérations de saisie-contrefaçon étaient régulières pour être fondées sur des indices de contrefaçon issues d'un mécanisme licite de sécurité et de constatations extérieures,

- que rien ne permettait de remettre en cause l'indépendance de l'expert désigné pour assister l'huissier de justice dans ses opérations, ce dernier s'étant conformé à sa mission,

- que la contrefaçon du logiciel SolidWorks était établie à la faveur d'une analyse expertale de M. [J] ayant mis en évidence la titularité des droits d'auteur mais aussi l'originalité de l''uvre informatique par la liberté de choix mise en 'uvre dans l'architecture du logiciel en dehors de toute automatisme ou contrainte,

- que la faute personnelle et détachable de M. [V] pouvait être retenue,

- qu'il convenait d'indemniser Dassault au prix plancher du forfait légal sans retenir le préjudice de perte de chance de percevoir des frais de maintenance qui n'étaient pas établis,

- qu'il n'y avait pas lieu à ordonner la publication de la décision sauf à procurer un avantage indû à Dassault.

15. Par déclarations du 31 mai 2024, Cornouaille Laser et M. [V] ont interjeté appel :

- de l'ordonnance du juge de la mise en état du 6 octobre 2022 sauf en ce qu'elle a débouté Dassault de ses demandes de production de pièces, de cessation des actes de contrefaçon et au titre des frais irrépétibles,

- du jugement du 6 mai 2024 en ce qu'il a :

* rejeté leur demande de nullité des opérations de saisie-contrefaçon,

* dit qu'ils avaient commis des actes de contrefaçon,

* dit que M. [V] avait commis une faute détachable de ses fonctions engageant sa responsabilité personnelle,

* condamné in solidum Cornouaille Laser et M. [V] in personam à verser à Dassault la somme de 413.000 € au titre du préjudice résultant des licences non acquises (408.000 €) et de son préjudice moral (5.000 €), la charge de la condamnation étant supportée à hauteur de 80 % par Cornouaille Laser et de 20 % par M. [V] à titre personnel,

* condamné Cornouaille Laser et M. [V] aux dépens,

* rappelé que l'exécution provisoire était de droit.

16. Dassault a interjeté appel incident du montant de l'indemnisation et du rejet de ses demandes au titre de l'indemnisation du prix de maintenance, de la publication du jugement et des frais irrépétibles.

17. Par ordonnance du 8 octobre 2024, le premier président de chambre délégué a, au visa de l'article 524 du code de procédure civile, ordonné la radiation de l'appel interjeté par M. [V] contre le jugement du 6 mai 2024 faute d'exécution des condamnations prononcées. Cet appel n'a pas été réenrôlé.

18. L'ordonnance de clôture a été prononcée le 21 janvier 2025.

PRÉTENTIONS DES PARTIES

19. Cornouaille Laser et M. [V] exposent leurs prétentions et moyens (lesquels seront repris dans la motivation) dans leurs dernières conclusions remises au greffe et notifiées les 19 août 2024 et 13 janvier 2025 aux termes desquelles ils demandent à la cour de :

- s'agissant de l'ordonnance du juge de la mise en état du 6 octobre 2022,

- infirmer celle-ci sauf en ce qu'elle a débouté Dassault de ses demandes de production de pièces, de cessation des actes de contrefaçon et au titre des frais irrépétibles,

- statuant de nouveau,

- prononcer la nullité de l'assignation délivrée par Dassault,

- à titre subsidiaire,

- prononcer l'irrecevabilité de l'action de Dassault pour défaut d'originalité des 'uvres et de titularité des droits d'auteur et pour prescription concernant l'ordinateur identifié sous le nom de "[S][A][W]-pc", identifié "feuille 6" du procès-verbal de saisie-contrefaçon,

- en tout état de cause,

- débouter Dassault de ses demandes,

- condamner cette dernière au paiement de la somme de 21.750 € au titre des frais irrépétibles ainsi qu'aux dépens,

- s'agissant du jugement du 6 mai 2024,

- infirmer celui-ci sauf en ce qu'il a débouté Dassault de sa demande d'interdiction d'usage du logiciel SolidWorks, d'indemnisation du prix de maintenance et au titre de la publication du jugement,

- statuant de nouveau,

- annuler l'opération de saisie contrefaçon réalisée le 23 juin 2021,

- juger que le logiciel ne peut bénéficier de la protection par le droit d'auteur,

- en conséquence,

- débouter Dassault de ses demandes,

- à titre subsidiaire,

- rejeter la demande de réparation de Dassault à tout le moins réduire cette demande à une somme maximale de 5.000 €,

- en tout état de cause,

- condamner Dassault à lui payer la somme de 51.000 € au titre des frais irrépétibles ainsi qu'aux dépens.

20. Dassault expose ses prétentions et moyens (lesquels seront repris dans la motivation) dans ses dernières conclusions remises au greffe et notifiées les 13 novembre 2024 et 17 janvier 2025 aux termes desquelles elle demande à la cour de :

- s'agissant de l'ordonnance du juge de la mise en état du 6 octobre 2022,

- la confirmer en ce qu'elle a :

* débouté Cornouaille Laser et M. [V] de leur exception de nullité de l'acte d'assignation et de fin de non-recevoir tirée du défaut de titularité de droits d'auteur, d'originalité des 'uvres et de la prescription de l'action en contrefaçon,

* enjoint ces derniers de produire la copie des factures d'achat des licences de tout logiciel SolidWorks, antérieures au 23 juin 2021, et ce dans un délai de huit jours à compter de la signification de la présente décision, et passé ce délai, sous astreinte de 500 € par jour de retard, et ce pour une durée d'un mois, délai à l'issue duquel il sera statué par le juge de l'exécution,

- infirmer l'ordonnance en ce qu'elle a rejeté les demandes au titre des frais irrépétibles,

- statuant à nouveau,

- condamner conjointement et solidairement Cornouaille Laser et M. [V] à lui verser la somme 15.000 € au titre des frais irrépétibles ainsi qu'aux dépens de l'appel,

- s'agissant du jugement du 6 mai 2024,

- constater la radiation de l'appel interjeté par M. [V] de sorte que l'appel de Cornouaille Laser ne puisse pas porter sur les chefs du jugement pour lesquels seul M. [V] a intérêt à agir, en particulier en ce qu'il a :

* dit que M. [V] a commis une faute détachable de ses fonctions engageant sa responsabilité personnelle à son égard,

* condamné in solidum M. [V] au titre du préjudice subi par elle,

- au besoin, disjoindre l'instance concernant M. [V],

- confirmer le jugement en ce qu'il :

* a débouté Cornouaille Laser de sa demande tenant au prononcé de la nullité des opérations de saisie-contrefaçon,

* dit que Cornouaille Laser a commis des actes de contrefaçon engageant sa responsabilité à son égard,

* condamné Cornouaille Laser et M. [V] aux dépens,

- infirmer le jugement en ce qu'il :

* a condamné Cornouaille Laser à lui payer la somme de 413.000 € au titre du préjudice de licences non acquises et du préjudice moral,

* a débouté la même de sa demande d'indemnisation au titre du prix de maintenance,

* l'a déboutée de sa demande de publication du jugement,

* l'a déboutée de sa demande au titre des frais irrépétibles,

- statuant à nouveau,

- condamner Cornouaille Laser à lui verser la somme de 817.200 € au titre des licences non-acquises correspondants aux exemplaires du logiciel SolidWorks installés illégalement sur les ordinateurs présents dans les locaux de Cornouaille Laser,

- condamner la même à lui verser la somme de 103.123 € au titre de la perte de chance de percevoir les sommes correspondantes à la maintenance des exemplaires du logiciel SolidWorks installés illégalement sur les ordinateurs présents dans ses locaux,

- la condamner à lui payer la somme 20.000 € au titre du préjudice moral,

- ordonner à titre de complément de réparation, la publication du dispositif de la décision à intervenir dans deux supports, journaux ou revues, papier ou en ligne, à son choix et aux frais de Cornouaille Laser dans la limite de 5.000 € par publication,

- débouter Cornouaille Laser de toutes ses demandes,

- condamner la même à lui verser la somme de 30.000 € en application de l'article 700 du code de procédure civile.

21. Pour plus ample exposé des prétentions et moyens des parties, il convient de se reporter à leurs écritures ci-dessus visées figurant au dossier de la procédure.

MOTIVATION DE LA COUR

1) Sur la jonction

22. Il est d'une bonne administration de la justice d'ordonner la jonction des procédures enregistrées au greffe de la cour d'appel de Rennes sous les n° 24/3231 et 24/3232. L'arrêt sera prononcé sous le n° de RG 24/3231.

2) Sur la radiation de l'appel interjeté par M. [V] contre le jugement du 6 mai 2024

23. La radiation de l'appel interjeté par M. [V] contre le jugement du 6 mai 2024 a été prononcée par une ordonnance de référé du 8 octobre 2024 prononcée sur le fondement de l'article 524 du code de procédure civile, M. [V] n'ayant pas exécuté les condamnations prononcées à son encontre.

24. En l'absence de réinscription de cet appel au rôle de la cour d'appel, l'instance d'appel au fond se poursuit uniquement à l'égard de Cornouaille Laser dont l'appel ne peut porter sur les chefs du jugement concernant M. [V] à titre personnel (existence d'une faute détachable, condamnation in solidum à la réparation des préjudices) faute d'intérêt de Cornouaille Laser à agir de ces chefs, ce que, du reste, celle-ci ne conteste pas. Il en sera pris acte au dispositif du présent arrêt.

3) Sur la nullité de l'assignation

25. Cornouaille Laser et M. [V] font valoir que l'assignation encourt la nullité pour vice de forme dès lors qu'elle mentionne l'adresse d'une société Dassault ayant ses bureaux dans l'État du Massachussetts alors qu'il a été constaté sur son site internet que son siège social est situé dans l'État du Delaware.

26. Dassault réplique que cette demande est une demande d'irrecevabilité pour défaut de qualité à agir, outre que l'intimée n'apporte pas la preuve d'un grief qui lui serait causé.

Réponse de la cour

27. L'article 54 du code de procédure civile énonce que parmi les mentions prescrites à peine de nullité de l'assignation en justice figurent :

2° L'objet de la demande ;

[']

3° b) Pour les personnes morales, leur forme, leur dénomination, leur siège social et l'organe qui les représente légalement."

28. L'alinéa 2 de l'article 114 du code de procédure civile dispose que "La nullité ne peut être prononcée qu'à la charge pour l'adversaire qui l'invoque de prouver le grief que lui cause l'irrégularité, même lorsqu'il s'agit d'une formalité substantielle ou d'ordre public."

3.1) Pour défaut d'adresse

29. En l'espèce, il résulte des pièces versées aux débats que Dassault Systèmes SolidWorks Corporation est constituée selon les lois du Delaware et dispose d'un bureau de domiciliation situé à l'adresse "[Adresse 4]".

30. Son établissement principal qui est le centre de ses activités est situé au [Adresse 1] États-Unis d'Amérique.

31. Par ailleurs, le certificat d'enregistrement du logiciel SolidWorks auprès de US Copyright est enregistré au nom de la société Dassault Systèmes SolidWorks Corporation, sis [Adresse 1].

32. De même, le site Internet sur lequel est commercialisé le logiciel SolidWorks est bien édité par Dassault Systèmes SolidWorks Corporation depuis ses bureaux de [Localité 10], dans l'Etat du Massachussetts et les extraits du Whois (liste d'enregistrements Internet identifiant les propriétaires de domaines) relatifs au site Internet www.solidworks.com permettent également d'identifier que le titulaire du nom de domaine est la société Dassault Systèmes SolidWorks Corporation située dans le Massachussetts.

33. Enfin, le contrat de licence, cité par Cornouaille Laser et son président, indique que la société Dassault Systèmes SolidWorks Corporation est une société du Delaware en ce sens qu'elle a été incorporée dans cet État mais que la loi applicable est la loi de l'État du Massachussetts, là où se situe son établissement principal.

34. Il résulte de l'ensemble de ces éléments qu'il n'existe aucune confusion sur l'identité de la demanderesse, ni sur l'adresse de son établissement principal dans le Massachussetts qui a été correctement transcrite dans l'assignation en justice.

35. Cornouailles Laser et M. [V] ne démontrent d'ailleurs pas que l'irrégularité de forme telle qu'ils la soutiennent leur ait causé un quelconque grief, étant ajouté qu'ils ont conclu au fond sans difficulté.

36. L'ordonnance du juge de la mise en état qui a rejeté la demande de nullité de l'assignation introductive d'instance fondée sur le caractère erroné de l'adresse de la personne morale sera confirmée sur ce point.

3.2) Pour défaut de description des logiciels argués de contrefaçon

37. Ainsi que retenu par le premier juge par des motifs que la cour adopte, il résulte de l'assignation elle-même qu'elle comporte en annexe la liste des logiciels et modules dont la présence a été constatée sur les ordinateurs de Cornouaille Laser dans le cadre de la saisie-contrefaçon, à savoir 60 copies illicites inventoriées sur 7 des postes informatiques dans les locaux de Cornouaille Laser, dont la liste a été établie sous forme de tableau dans lequel chaque logiciel et module y est décrit par son nom, son année de publication correspondant à sa version et son prix à l'unité.

38. Contrairement aux affirmations de Cornouaille Laser et M. [V], la communication de l'intégralité des codes source n'est pas nécessaire pour identifier une version de logiciel, qui, au cas présent, se détermine par son nom et son année de publication, étant ajouté qu'il n'est pas ici question de reprocher à Cornouaille Laser d'avoir développé un logiciel concurrent reprenant une partie du code source du logiciel de la société Dassault Systèmes SolidWorks Corporation mais d'avoir installé et/ou utilisé des copies serviles dudit logiciel SolidWorks sans avoir fait l'acquisition des licences.

39. Il sera encore précisé que le logiciel SolidWorks est composé de différents modules et que l'accès à ces modules nécessite la souscription d'une autorisation distincte faisant l'objet d'une tarification propre, qu'il est dès lors possible de souscrire soit une licence donnant accès uniquement aux fonctionnalités incluses dans le pack (par exemple le pack Premium), soit de compléter le pack en souscrivant à des modules additionnels du logiciel, qui permettent d'utiliser des fonctionnalités supplémentaires et qu'au cas présent, les demandes portent précisément sur le logiciel SolidWorks dans ses versions 2014 et 2016 du pack Premium.

40. Il sera enfin ajouté que le grief d'impossibilité d'assurer la défense au fond fait totalement défaut, Cornouailles Laser ayant au contraire longuement et sans difficulté conclu au fond sur la contrefaçon des logiciels SolidWorks identifiés dans ses ordinateurs.

41. L'ordonnance du juge de la mise en état qui a rejeté la demande de nullité de l'assignation introductive d'instance fondée sur l'imprécision de l'objet du litige sera confirmée sur ce point.

4) Sur la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à agir de Dassault

42. Cornouaille Laser et M. [V] font valoir que si les sociétés Dassault Systèmes situées aux États-Unis au Delaware et au Massachusetts partagent un même nom commercial, il s'agit de deux personnes morales différentes et que la personne morale ayant le pouvoir de commercialiser les licences est celle du Delaware qui est seule titulaire des droits d'auteurs et du droit d'agir, encore qu'une société Dassault Systèmes de droit français revendique être titulaire des droits d'auteur sur les logiciels en cause.

43. Dassault Systèmes SolidWorks Corporation considère que c'est la société située dans le Massachussetts qui doit bénéficier de la présomption de titularité des droits d'auteur de l'article L. 113-1 du code de la propriété intellectuelle.

Réponse de la cour

44. L'article L. 113-1 du code de la propriété intellectuelle dispose que "La qualité d'auteur appartient sauf preuve contraire à celui ou ceux sous le nom de qui l''uvre est divulguée."

45. Ainsi que ci-dessus retenu, Dassault Systèmes SolidWorks Corporation a son siège social à l'adresse mentionnée dans l'assignation située dans le Massachusetts.

46. Elle édite et commercialise le logiciel SolidWorks litigieux et bénéfice donc, comme telle, de la présomption de titularité des droits d'auteur afférents à ce logiciel.

47. L'ordonnance du juge de la mise en état qui a rejeté la fin de non-recevoir tirée du défaut de qualité à agir sera confirmée sur ce point.

5) Sur la fin de non-recevoir tirée du défaut d'originalité

48. Cornouaille Laser et M. [V] soutiennent que Dassault n'apporte pas la preuve de l'originalité des logiciels dans leurs différentes versions, se contentant d'affirmer qu'elle est l'auteur des logiciels supposés contrefaits, que le fait qu'ils aient connu une grande réussite commerciale à la suite d'importants investissements est insuffisant à établir une originalité qui, manquante, constitue une fin de non-recevoir relevant de la compétence du juge de la mise en état.

49. Dassault rappelle que l'originalité des 'uvres éligibles à la protection au titre du droit d'auteur n'est pas une condition de recevabilité de l'action en contrefaçon (Cass. com., 29 janvier 2013, n° 11-27351) mais constitue une condition de fond préalable de l'action en contrefaçon.

Réponse de la cour

50. Il est acquis en jurisprudence que l'originalité d'une 'uvre n'est pas une condition de recevabilité de l'action en contrefaçon mais relève du débat au fond.

51. L'ordonnance du juge de la mise en état qui a rejeté la fin de non-recevoir tirée du défaut d'originalité sera confirmée sur ce point.

6) Sur la prescription

52. Cornouaille Laser et M. [V] considèrent que le point de départ de la prescription quinquennale est le jour de la copie et soutient que le logiciel ayant été installé entre 2011 et 2014 sur l'ordinateur identifié sous le nom de [S][A][W]-pc, Dassault aurait dû en avoir connaissance dès l'installation, son action en contrefaçon diligentée en 2021 étant alors prescrite pour cette installation.

53. Dassault considère que le point de départ de la prescription quinquennale correspond à la date des opérations de saisie-contrefaçon diligentées dans les locaux de Cornouaille Laser au mois de juin 2021, d'où il suit que l'action n'est pas prescrite, et qu'en tout état de cause, le délit de contrefaçon est un délit continu de sorte qu'il se poursuit tout le temps où le logiciel en cause est exploité sans autorisation du titulaire des droits.

Réponse de la cour

54. L'article 2224 du code civil prévoit que "Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d 'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de I'exercer."

55. En l'espèce, il résulte de la correspondance adressée le 10 juin 2020 à Cornouaille Laser par Dassault par le biais de son conseil, le cabinet CJCH Solicitors, qu'elle a identifié cette société comme utilisant des exemplaires du logiciel Solidworks sans son autorisation et l'invitant à régulariser au plus vite la situation. La connaissance des faits lui permettant d'agir se situe donc à cette date.

56. Le procès-verbal de saisie-contrefaçon révèlera par ailleurs que le logiciel avait une clé d'installation qui n'expirait "jamais" (ce qui permet de s'assurer qu'il s'agit d'une version crackée) et que la maintenance du logiciel était active jusqu'en 2024. Le mécanisme de sécurité signalera également une utilisation non autorisée du logiciel SolidWorks par la société Cornouaille Laser jusqu'au 12 octobre 2021, soit postérieurement aux opérations de saisie-contrefaçon.

57. L'action introduite par acte du 20 juillet 2021 n'est donc pas prescrite.

58. L'ordonnance du juge de la mise en état sera confirmée sur ce point.

7) Sur communication des factures d'achat des licences

59. Cornouaille Laser et M. [V] demandent au dispositif de leurs conclusions l'infirmation de l'ordonnance en ce qu'elle leur a enjoint de produire la copie des factures d'achat des licences de tout logiciel SolidWorks de Dassault mais n'ont toutefois pas développé ce point dans leurs écritures.

60. Dassault estime que rien ne justifie l'infirmation de l'ordonnance dès lors que la société Cornouaille Laser n'est titulaire d'aucune licence du logiciel SolidWorks. Elle n'entend pas poursuivre, au stade de l'appel interjeté contre l'ordonnance du juge de la mise en état, sa demande de production de pièces pour le surplus des pièces sollicitées en première instance, ni sa demande de cessation des actes de contrefaçon, points traités dans le cadre du fond de l'affaire.

Réponse de la cour

61. En l'espèce, il est établi que Cornouaille Laser n'a procédé à aucune acquisition de licence du logiciel SolidWorks.

62. Il n'est donc pas utile de maintenir une mesure de communication de factures d'achat du logiciel par la SAS Cornouaille Laser qui sont inexistantes.

63. L'ordonnance sera infirmée sur ce point.

8) Sur la nullité de l'ordonnance autorisant la saisie-contrefaçon

64. Cornouaille Laser fait valoir que le système de détection utilisé par Dassault visant à se faire communiquer les adresses IP des ordinateurs utilisant des copies irrégulières de ses logiciels n'est pas conforme au Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 (le RGPD), ni à la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés telle que modifiée par la loi n° 2018-493 du 20 juin 2018 relative à la protection des données personnelles, que les données collectées ne concernent pas uniquement des personnes morales mais des personnes physiques, à savoir les employés des entreprises, sans information préalable, ni consentement alors qu'il est de jurisprudence constante que l'adresse IP est une donnée personnelle dont la collecte et le traitement automatisé doivent faire l'objet d'une déclaration à la CNIL conformément à la loi Informatique et libertés et que le fait que Dassault ait cité une offre d'emploi et un CV mentionnant la maîtrise de nombreux logiciels dont ceux de Dassault est insuffisant à justifier la procédure de saisie-contrefaçon. Elle conclut à la nullité de l'ordonnance ayant autorisé la saisie contrefaçon sur des éléments d'origine illégale.

65. Dassault réplique d'une part que les copies craquées détectées par le mécanisme de sécurité portent sur la société Cornouaille Laser, soit sur une personne morale, et non sur des personnes physiques, que la protection n'est donc pas applicable, que ce même système ne détecte pas les noms des ordinateurs contrairement à ce qui est soutenu, et que le traitement des données à caractère personnel, et notamment des adresses IP, dans le cadre dudit mécanisme de sécurité est justifié par des intérêts légitimes, conforme aux exigences du RGPD et proportionné aux finalités recherchées de lutte contre le piratage industriel, outre que les contrefacteurs sont informés de manière transparente par Dassault via son site Web, sa politique de confidentialité et les "contrats clients" de la mise en 'uvre dudit programme anti-piratage.

66. Elle rappelle que dans un arrêt récent du 22 décembre 2023 rendu en assemblée plénière, la Cour de cassation a jugé que "Dans un procès civil, l'illicéité ou la déloyauté dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l'écarter des débats", le droit à la preuve l'ayant emporté sur le caractère illicite de l'obtention à la faveur d'une mise en balance des intérêts en présence. Elle soutient que l'identification des contrefacteurs par un tel mécanisme de protection est en réalité le seul moyen pour les titulaires de droits d'auteur sur des logiciels d'avoir connaissance et de poursuivre les actes de contrefaçon commis à leur encontre.

67. Elle ajoute enfin que ses soupçons n'ont pas reposé exclusivement sur des éléments techniques ressortant du mécanisme de sécurité mis en 'uvre mais également sur des informations disponibles publiquement sur Internet, à savoir une offre d'emploi requérant la maîtrise du logiciel SolidWorks, un curriculum vitae d'un salarié de Cornouaille Laser exposant sa maîtrise du logiciel SolidWorks ou encore une vidéo YouTube de Cornouaille Laser sur laquelle apparait un salarié de Cornouaille Laser utilisant le logiciel de CAO SolidWorks.

Réponse de la cour

68. L'article L. 332-4 du code de la propriété intellectuelle dispose que "La contrefaçon de logiciels et de bases de données peut être prouvée par tout moyen."

69. Ainsi, toute personne ayant qualité pour agir en contrefaçon est en droit de faire procéder en tout lieu et par tous huissiers, le cas échéant assistés d'experts désignés par le demandeur, en vertu d'une ordonnance rendue sur requête par la juridiction civile compétente, soit à la description détaillée, avec ou sans prélèvement d'échantillons, soit à la saisie réelle du logiciel ou de la base de données prétendument contrefaisants ainsi que de tout document s'y rapportant.

70. La saisie-description peut se concrétiser par une copie des logiciels ou des bases de données prétendument contrefaisants.

71. La juridiction peut ordonner, aux mêmes fins probatoires, la description détaillée ou la saisie réelle des matériels et instruments utilisés pour produire ou distribuer un logiciel ou une base de données prétendument contrefaisants, ainsi que de tout document s'y rapportant.

72. L'ordonnance peut autoriser la saisie réelle de tout document se rapportant aux logiciels, bases de données, matériels et instruments mentionnés aux deuxième et troisième alinéas en l'absence de ces derniers.

73. La juridiction peut subordonner l'exécution des mesures qu'elle ordonne à la constitution par le demandeur de garanties destinées à assurer l'indemnisation éventuelle du défendeur si l'action en contrefaçon est ultérieurement jugée non fondée ou la saisie annulée.

74. Enfin, selon l'article 2 alinéa 2 de la loi Informatique et libertés, une donnée à caractère personnelle recouvre toute information relative à une personne physique identifiée, ou qui pourrait l'être directement ou non, par référence à un numéro d'identification ou d'autres éléments qui lui sont propres.

75. Il est jugé que l'adresse IP (Internet Protocol) d'un ordinateur constitue une donnée à caractère personnel protégée par le règlement général sur la protection des données et par la loi relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés (Cass. 1re civ., 3 nov. 2016, n° 15-22.595).

76. En l'espèce, Dassault a motivé sa requête en saisie contrefaçon sur des "éléments techniques ressortissant du mécanisme de sécurité mis en 'uvre qui détecte l'installation ou l'utilisation non autorisée de copies du logiciel SOLIDWORKS dès lors qu'une société installe ou utilise des copies crackées et non uniquement des exemplaires de logiciels pour lesquelles elle a fait l'acquisition des autorisations nécessaires selon les conditions de licence applicables".

77. Il y est précisé que "ce mécanisme de sécurité collecte uniquement des données relatives à des copies crackées du logiciel SOLIDWORKS installées et utilisées sur des machines (ordinateurs ou serveurs). Un crack peut être défini comme un logiciel qui est utilisé avec une clé illicite. Une clé illicite est une clé élaborée par un tiers sans autorisation de la requérante. L'objet d'une clé illicite est de contourner les mesures techniques mises en 'uvre pour protéger le logiciel SOLIDWORKS contre l'utilisation non autorisée. Le mécanisme ne détecte que les logiciels utilisés avec des clés illicites."

78. Le procédé technique de collecte des données des ordinateurs identifiés comme susceptibles d'être utilisés comme support à une contrefaçon n'est pas précisé ni non plus les données précisément extraites, hormis que ce système permet d'extraire les adresses IP des ordinateurs soupçonnés.

79. Or, les adresses IP sont des données à caractère personnel protégées par la règlementation sur la protection des données et par la loi Informatique et libertés et dont le traitement nécessite le consentement des intéressés ou les autorisations préalables requises.

80. En recourant à ce mécanisme dit "de sécurité" permettant l'extraction des adresses IP sans l'information ni le consentement préalable des tiers ' qui ne sont par définition pas des cocontractants de la société Dassault ' et sans les autorisations préalables de traitement délivrées par les autorités compétentes, Dassault a mis en 'uvre un procédé illicite de collecte de données personnelles.

81. L'illicéité de la preuve ne peut être combattue par la balance des intérêts en présence, à savoir le droit à la preuve et le droit au respect des données personnelles, dans la mesure où le mécanisme de sécurité, par le caractère général de sa mise en 'uvre, est susceptible de collecter les données personnelles sans discrimination dans la population ni limitation dans le temps. Et l'information donnée sur le site Internet de la société Dassault de la mise en 'uvre de ce dispositif anti-piratage est inopérante à justifier une atteinte généralisée sans autorisation ni limitation de durée aux données personnelles des tiers.

82. Les preuves recueillies au bénéfice de ce mécanisme de sécurité de Dassault seront en conséquence jugées illicites.

83. Ceci étant, la requête est fondée sur des indices publics de contrefaçon, extérieurs à ce mécanisme de sécurité, à savoir :

- une offre d'emploi de Cornouaille Laser pour un poste d'un technicien de bureau d'étude pour lequel la maîtrise du logiciel SolidWorks est requise,

- deux curriculums vitae d'une ancienne salariée et d'un salarié actuel de Cornouaille Laser qui exposent leur maitrise du logiciel SolidWorks,

- une vidéo YouTube de Cornouaille Laser sur laquelle apparait un salarié utilisant le logiciel SolidWorks.

84. Contrairement à ce qui est soutenu par Cornouaille Laser, ces indices, par leur teneur, sont parfaitement suffisants à justifier la procédure de saisie contrefaçon dès lors qu'ils confirment l'utilisation effective du logiciel SolidWorks par les salariés de l'entreprise visée laquelle n'a cependant acquis aucune licence dudit logiciel ni aucun de ses modules.

85. L'ordonnance du 11 juin 2021 ayant autorisé les opérations de saisie-contrefaçon sur le fondement de ces indices extérieurs qui sont suffisants, n'encourt pas la nullité.

86. Le jugement sera confirmé sur ce point.

9) Sur la nullité des opérations de saisie contrefaçon et du procès-verbal établi par l'huissier de justice

87. Cornouaille Laser soutient que le procès-verbal de saisie-contrefaçon du 23 juin 2021 doit être annulé comme contraire à l'article 6-1 de la Convention européenne des droits de l'Homme garantissant un procès équitable dès lors qu'il existait des liens économiques entre M. [D] qui est l'expert ayant accompagné l'huissier instrumentaire lors de la saisie-contrefaçon, la société CYBEX dans laquelle ce dernier était salarié, la société LCA-ICSI où il détenait des actions et la société Dassault et que son indépendance n'est donc pas garantie.

88. La société Dassault réplique qu'il ne peut lui être reproché d'avoir sollicité la désignation d'un expert informatique afin d'assister l'huissier de justice lors des opérations de saisie contrefaçon alors même que cette prérogative lui est reconnue à la fois par le code de la propriété intellectuelle et qu'en tout état de cause, M. [D] est totalement étranger aux intérêts économiques de la société LCA-ISCI.

Réponse de la cour

89. C'est par des motifs pertinents que la cour adopte que le tribunal judiciaire a retenu d'une part que l'expert désigné M. [D], qui a produit une attestation d'indépendance le 23 juin 2021, n'a eu qu'un rôle d'assistance de l'huissier de justice (pour l'aider à identifier la présence du logiciel sur les postes inspectés) sans mission d'appréciation des éléments de preuve recueillis, et d'autre part qu'il n'a eu qu'un rôle de consultant lors de ses précédentes missions en lien avec la société LCA-ISCI, étant de ce fait étranger aux intérêts économiques de celle-ci.

90. Ainsi, le fait que la société Dassault ait pu mandater par le passé M. [N] [J], gérant de la société LCA-ICI, société avec laquelle M. [D] a pu travailler comme consultant, non comme associé, constitue une relation indirecte insuffisante à engendrer une quelconque défiance quant à l'indépendance de l'expert.

91. De même, le fait que M. [D], qui n'est pas en lien de subordination avec Dassault, ait été requis par elle d'assister un huissier de justice dans d'autres procédures de saisie-contrefaçon ne constitue pas en lui-même une atteinte à l'indépendance, un même expert pouvant être sollicité à plusieurs reprises pour une même partie, particulièrement dans des spécialités peu répandues comme en l'espèce.

92. Le jugement qui a rejeté la demande d'annulation des opérations de saisie-contrefaçon et du procès-verbal établi par l'huissier de justice fondée sur l'absence d'indépendance de l'expert désigné sera confirmé sur ce point.

10) Sur la titularité et l'originalité

93. Cornouaille Laser soutient que Dassault échoue à démontrer l'originalité du logiciel SolidWorks et de ses modules, qu'en refusant de communiquer ses codes source, elle empêche la réalisation d'une étude technique fiable ' une revue des codes ' qui permettrait d'attester de l'originalité du logiciel, que le rapport d'expertise privé et la méthode d'échantillonnage ne sauraient pallier cette carence, que la démonstration d'un effort personnalisé ou d'une architecture individualisée est manquante.

94. Elle ajoute que Dassault ne démontre pas non plus la titularité puisqu'en l'absence des codes source, il est impossible de déterminer l'absence de la mention des développeurs dans les lignes de code et de ce fait, le logiciel SolidWorks pourrait être qualifié d'oeuvre de collaboration et non d''uvre collective, d'autant que Dassault reconnaît notamment l'existence de codes tiers dans les éléments annexes du logiciel.

95. La société Dassault réplique qu'elle est titulaire de l'intégralité des droits d'auteur sur le logiciel SolidWorks, ses interfaces graphiques et manuels d'instruction pour avoir eu l'initiative de leur création et les avoir diffusés sous son nom, cette seule circonstance suffisant à lui faire bénéficier de la présomption de titularité figurant à l'article L. 113-1 du code de la propriété intellectuelle. Elle se prévaut en tout état de cause de ce que les conditions tenant à la qualification d''uvre collective et non de collaboration sont bien réunies puisque de nombreux développeurs sont intervenus lors de la création du logiciel sous une seule ligne directrice, ce qui explique la présence de diverses lignes de code. Elle ajoute que le caractère original du logiciel se lit dans les choix opérés par les développeurs du logiciel, qui ont appliqué un effort personnalisé allant au-delà de la simple mise en 'uvre d'une logique automatique et contraignante, ce que le rapport d'expertise de M. [N] [J], expert en informatique près la cour d'appel de Versailles qu'elle verse aux débats, a permis d'établir. Enfin, la matérialité des actes de contrefaçon est parfaitement avérée dès lors que le procès-verbal de saisie-contrefaçon établit que 60 exemplaires du logiciel SolidWorks ont été reproduits sur 7 des postes d'ordinateurs présents dans les locaux de la société Cornouaille Laser, sans qu'il soit justifié des autorisations nécessaires, à savoir l'acquisition de licences auprès d'elle ou de ses revendeurs.

Réponse de la cour

96. L'article L. 111-1 alinéa 1 et 2 du code de la propriété intellectuelle dispose que "L'auteur d'une oeuvre de l'esprit jouit sur cette 'uvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. Ce droit comporte des attributs d'ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d'ordre patrimonial, qui sont déterminés par les livres I et III du présent code."

97. L'article L. 112-1 du même code prévoit quant à lui que "Les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les oeuvres de l'esprit, quels qu'en soient le genre, la forme d'expression, le mérite ou la destination."

98. L'article 5 de la Directive du 29 avril 2004 relative au respect des droits de propriété intellectuelle dispose que :

"a) pour que l'auteur d'une 'uvre littéraire ou artistique soit, jusqu'à preuve du contraire, considéré comme tel et admis en conséquence à exercer des poursuites contre les contrefacteurs, il suffit que son nom soit indiqué sur l''uvre de la manière usuelle."

99. De même, l'article L. 113-1 du code de la propriété intellectuelle dispose que "La qualité d'auteur appartient sauf preuve contraire à celui ou ceux sous le nom de qui l''uvre est divulguée."

100. Une oeuvre peut dès lors bénéficier d'une protection au titre du droit d'auteur quels que soient le genre auquel elle appartient, sa forme d'expression ou sa destination, pour peu qu'elle présente un caractère original, fruit de l'effort créateur de son auteur, expression de ses choix libres et créatifs et empreinte de sa personnalité.

101. L'article L. 113-5 du code de la propriété intellectuelle dispose que "L''uvre collective est, sauf preuve contraire, la propriété de la personne physique ou morale sous le nom de laquelle elle est divulguée. Cette personne est investie des droits de l'auteur."

102. La Cour de cassation reconnaît qu'un logiciel créé à l'initiative et sous la direction d'une personne qui l'a publié et exploité sous un nom commercial, et que ce logiciel a été mis au point avec la participation de plusieurs personnes, dont les apports se sont intégrés dans l'ensemble, constitue une 'uvre collective appartenant à la personne qui en avait pris l'initiative.

103. Il revient au juge de vérifier dans chaque cas d'espèce que l'oeuvre est bien une création intellectuelle de l'auteur répondant à ces critères et il appartient à celui qui revendique la protection du droit d'auteur de démontrer l'originalité de l'oeuvre.

10.1) Sur la titularité

104. En l'espèce, il n'est pas contesté que le logiciel SolidWorks de Dassault Systèmes SolidWorks Corporation a été divulgué et est commercialisé sous son nom à la faveur d'un certificat d'enregistrement à l'US Copyright Office, d'une liste des produits proposés à la vente et de leurs prix.

105. Cette commercialisation est paisible et non équivoque en ce qu'aucun auteur ne revendique la titularité de ce logiciel.

106. Par ailleurs, ce logiciel SolidWorks est le résultat de travaux menés depuis plus de 25 années par des équipes dédiées pour le créer et le faire évoluer. Il est utilisé en 2022 par plus de 200.000 organisations et plus de 3.000.000 d'utilisateurs. L'investissement pour la recherche et le développement en 2021 a été de 949,3 M €. Il contient à ce jour environ 40 millions de lignes de code et a mobilisé 8390 personnes. Ainsi, sa création et son évolution sont le fruit d'un travail d'équipe qui s'est perpétué sur plusieurs années pour aboutir à une 'uvre coordonnée, unique et collective et non à une 'uvre collaborative dans laquelle chacun des 8390 développeurs pourrait se voir attribuer des droits distincts.

107. Du reste, aucun d'entre eux ne s'est manifesté pour réclamer des droits personnels, ce qui vient au renfort de ce que l''uvre n'est pas collaborative, pas même les auteurs de codes tiers insérés dans le logiciel à la faveur d'accords de licence qui autorisent leur utilisation et portent sur des fonctions très annexes et sont sans impact sur la qualification d''uvre collective du logiciel SolidWorks.

108. Sous le bénéfice de ces observations, la condition de titularité du logiciel SolidWorks par Dassault Systèmes SolidWorks Corporation est remplie.

10.2) Sur l'originalité

108. Dans sa décision du 7 mars 1986 dite "arrêt [Y]", la Cour de cassation réunie en assemblée plénière a retenu que l'originalité dans le domaine des logiciels résidait "dans la preuve d'un effort personnalisé de l'auteur, allant au-delà de la simple mise en 'uvre d'une logique automatique et contraignante, dans une structure individualisée."

109. S'il est constant que l'originalité n'est pas donc présumée, demeurent néanmoins éligibles à la protection des droits d'auteur les oeuvres présentant un caractère original qui, en matière de logiciels, s'apprécie à l'aune de leurs composantes telles que lignes de programmation, codes sources, organigramme ou encore matériel de conception / préparation (Cass. 1re civ. 14 novembre 2013, n° 12-20.687).

110. Ainsi que l'a relevé le Conseil Supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) dans son rapport du 15 décembre 2020, "la démonstration de l'originalité d'un logiciel pose ['] un problème spécifique en ce qu'elle porte sur ses composants, tels que les lignes de programmation, les codes ou l'organigramme, ou du matériel de conception préparatoire. Or, ces éléments peuvent revêtir un caractère secret, et le titulaire des droits sera d'autant plus rétif à les divulguer que la contestation d'originalité émanera d'un concurrent de mauvaise foi. Il n'aura donc de choix qu'entre deux options déceptives et impropres à protéger ses droits, consistant, soit à divulguer les éléments protégés et secrets du logiciel concerné dans le cadre d'une démonstration d'originalité, soit à tolérer la contrefaçon. D'une manière générale, les auteurs et titulaires de droits voient les contraintes que leur impose la jurisprudence actuelle comme une prime à la mauvaise foi qui encourage les contrefacteurs à contester l'originalité pour tenter de faire échec à l'action en contrefaçon."

111. En l'espèce, Dassault a confié à M. [J], expert en informatique près la cour d'appel de Versailles et près la Cour de cassation, une mission de détermination des caractéristiques d'originalité du logiciel SolidWorks. M. [J] a remis son rapport à Dassault en décembre 2022.

112. Si cette expertise n'est pas de nature judiciaire, elle n'en constitue pas moins un élément de renseignement versé aux débats dont il peut être tenu compte par la cour d'appel.

113. C'est à l'issue d'une analyse circonstanciée que le tribunal a retenu, par des motifs pertinents que la cour adopte, que :

1) l'expert a opté pour une méthode consistant en la comparaison de lignes de code de certaines fonctionnalités du logiciel litigieux, considérées comme primaires, avec un logiciel ad hoc conçu pour les besoins de l'expertise et devant permettre d'obtenir le même résultat ;

ce parti pris a été motivé par le fait que le logiciel de Dassault contenait un nombre de lignes de code trop important (près de 40 millions) pour qu'une comparaison exhaustive puisse être matériellement possible et effectivement réalisée ;

2) le secret des affaires a fait obstacle à la communication de la totalité des composantes du logiciel litigieux sous peine pour Dassault d'en perdre le contrôle de la diffusion ;

3) la présence de codes tiers s'explique par le recours à des accords de licence qui autorisent leur utilisation et portent sur des fonctions très annexes ; ils ne sont donc pas gratuits et sont sans incidence sur le caractère payant des licences ;

4) la succession des auteurs ayant travaillé sur le logiciel SolidWorks n'a pas porté atteinte à l'architecture initiale et démontre qu'une ligne directrice a été établie bien en amont, ligne à laquelle se sont tenus tous les auteurs ;

5) M. [J] a mis en exergue une méthodologie propre à la société Dassault et a notamment relevé une dénomination singulière, telle que les lettres PM, pour "Property Manager" ou DVE ("Dynamic Visual Editor"), qui apparaissent effectivement dans plusieurs lignes de codes reproduites au rapport ; de telles dénominations ne se retrouvent pas dans les lignes du logiciel ad hoc, ce qui démontre qu'elles procèdent de choix arbitraires et non automatiques et contraignants ;

6) le logiciel conserve les lignes de codes afférentes aux opérations de modification de même qu'il est aussi un lieu d'échanges entre codeurs, s'apparentant ainsi par ses nombreux commentaires à un réel mode d'emploi pour codeurs, ce qui ne se retrouve pas dans le logiciel ad hoc ;

7) l'expert a relevé que le logiciel SolidWorks testait tous les contrôles alors que le logiciel ad hoc les traitait tous de la même manière ou encore que le traitement des données ne se faisait pas lors de la même opération.

114. Il sera précisé qu'il résulte des travaux de M. [J] qu'il a constaté :

- la présence, dans le code lui-même (toutes les lignes commençant par les deux signes // étant des commentaires laissés par les développeurs) d'une documentation très importante du code et de son évolution et a pointé à cet égard que ces nombreux commentaires étaient "la marque de choix réfléchis et clairement documentés opéré par les développeurs" ;

- que "l'analyse du code source fait clairement apparaître un choix d'architecture technique initial qui a été respecté tout au long de plus de 20 ans d'évolutions" et qu'à cet égard, le code source porte la trace des ajouts et correctifs apportés au code au cours de ces 20 dernières années ;

- une comparaison effectuée à partir d'extraits de code source dans chacun des logiciels (SolidWorks et ad hoc) portant sur des fonctionnalités identiques, dont certaines issues du tronc commun, a montré des choix différents effectués par les développeurs respectifs dans la rédaction du code, ce qui démontre que la rédaction des lignes de programmation du logiciel SolidWorks procède de nombreux choix opérés par les développeurs et non de contraintes liées à des considérations techniques,

- le logiciel SolidWorks constitue un logiciel unique au sein duquel les modules ajoutent des fonctionnalités qui ne peuvent fonctionner de manière autonome sans le tronc commun composant le logiciel SolidWorks ; en ce sens, l'expertise de chacun des modules (par exemple SolidWorks Sustainability, SolidWorks MBD ou SolidWorks Simulation) n'est pas nécessaire pour établir les faits de contrefaçon du "tronc commun" que constitue SolidWorks ou de ses modules,

- le rapport d'observations obtenu par Cornouaille Laser le 12 juin 2023 auprès de M. [G], expert en informatique près la cour d'appel de Rennes, n'est pas de nature à contredire les conclusions de M. [J] dès lors qu'il ne fait notamment que s'interroger sur l'absence d'examen de tous les codes source, sans conclure à l'absence d'originalité, sur l'absence de mention de tous les contributeurs à l''uvre collective, l'absence de mention de codes tiers, la gratuité ou l'évolution du langage informatique entre 2000 et 2022, toutes observations auxquelles il a été ci-dessus répondu.

115. Il sera encore ajouté que les logiciels SolidWorks installés sur les ordinateurs de Cornouaille Laser sont des copies identiques illicites desdits logiciels et qu'il n'est pas reproché à cette dernière d'avoir développé un logiciel concurrent reprenant une partie du code source du logiciel de Dassault mais bien d'avoir reproduit des copies serviles dudit logiciel sans avoir fait l'acquisition des licences et que, pour cette raison, la comparaison des codes sources n'est in fine d'aucune utilité.

116. Sous le bénéfice de ces observations, le jugement qui a jugé que "la combinaison des éléments relevés ci-dessus [caractérisait] l'originalité du logiciel SolidWorks lui ouvrant le bénéfice de la protection des droits d'auteur" sera confirmé sur ce point.

11) Sur les actes de contrefaçon

117. Il résulte des opérations de saisie-contrefaçon réalisées le 23 juin 2021 dans les locaux de la société Cornouaille Laser par maîtres [B] [T] et [P] [M], huissiers de justice associés à [Localité 9], et de leur procès-verbal établi à l'issue, le tout en présence de M. [D], expert désigné, de M. [V], président de la SAS Cornouaille Laser, de M. [K] [V] et de Mme [U] [F], comptable, qu'un nombre de soixante copies illicites du logiciel SolidWorks a été inventorié sur sept des postes informatiques situés dans les locaux de la société Cornouaille Laser, à savoir :

- 5 copies SolidWorks Premium 2016 complétées des modules suivants :

- 4 copies de SolidWorks Simulation Premium 2016,

- 4 copies de SolidWorks Flow Simulation 2016,

- 4 copies de HVAC Module for SolidWorks Flow Simulation 2016,

- 4 copies de Electronic Module for SolidWorks Flow Simulation 2016,

- 3 copies de SolidWorks Plastic Premium 2016,

- 4 copies de SolidWorks Sustainability 2016,

- 4 copies de SolidWorks Composer Professional 2016,

- 3 copies de SolidWorks Inspection Professional 2016,

- 4 copies de SolidWorks MBD Standard 2016,

- 4 copies de SolidWorks Electrical Schematic Professional 2016,

- 4 copies de SolidWorks Electrical 3D 2016,

- 4 copies de CircuitWorks 2016,

- 2 copies SolidWorks Premium 2014 complétées des modules suivants :

- 2 copies SolidWorks Composer 2014,

- 2 copies SolidWorks Forum 2014,

- 1 copie de CircuitWorks 2014,

- 1 copie de Toolbox 2014,

- 1 copie de Toolbox Browser 2014.

118. Interpellé par les huissiers de justice pour fournir les justificatifs d'acquisition des logiciels identifiés, M. [V] a déclaré "Il n'y a pas de facture. Il n'est rien dû pour les copies et éditions".

119. Cornouaille Laser ne démontre donc pas qu'elle détient des licences valables pour les soixante copies de logiciels dont la présence a été constatée sur les ordinateurs présents dans ses locaux par l'huissier de justice lors de la saisie contrefaçon.

120. La matérialité des actes de contrefaçon commis par Cornouaille Laser est établie.

121. Le jugement sera confirmé sur ce point.

122. Il sera ici rappelé qu'il n'a pas été interjeté appel du rejet de la demande de cessation sous astreinte des actes prétendus de contrefaçon de logiciels.

12) Sur les demandes indemnitaires de Dassault

123. Cornouaille Laser fait valoir que :

- le PV de saisie de contrefaçon ne fait état que de cinq copies du logiciel, et non soixante, d'où il résulte qu'il ne faudrait tenir compte que de ces cinq copies et des modules qui y sont intégrés,

- le montant plancher pour l'indemnisation du préjudice matériel fixé à 408.000 € est exorbitant,

- la grille tarifaire portant sur le coût moyen des logiciels saisis présentée par la société Dassault est excessive,

- compte tenu de l'usage résiduel du logiciel qui a pu être fait par elle, il y a lieu de considérer que le préjudice se limite à l'indemnisation d'une seule licence à hauteur de 5.000 €,

- il y a lieu d'écarter l'existence d'un préjudice moral, Dassault ne démontrant pas en quoi la version installée par elle déprécierait son image auprès du public ou même de ses salariés.

124. En réplique, Dassault, qui sollicite l'application de l'article L. 331-1-3 alinéa 2 relatif à l'indemnité forfaitaire, réplique que :

- la contrefaçon ne doit pas constituer un jeu à somme nulle et que le forfait ne doit pas être une incitation à contrefaire,

- contrairement à ce qui a été retenu par le tribunal, la somme forfaitaire qui lui a été allouée est nécessairement supérieure au montant plancher,

- s'il est avéré que la valeur totale des 60 copies de logiciels non justifiées, s'élève à 408.600 €, il y a lieu de doubler ce montant en le portant de manière dissuasive à la somme de 817.200 € au vu du caractère délibéré des actes de contrefaçon, Cornouaille Laser ayant notamment installé des "cracks" pour contourner le système de protection et ayant fait paraître des offres d'emploi précisant expressément qu'une maîtrise du logiciel SolidWorks était nécessaire,

- le préjudice matériel de perte de chance de percevoir les sommes dues au titre de la maintenance doit également être indemnisé dès lors que si Cornouaille Laser avait régulièrement acquis le logiciel litigieux, elle aurait dû s'acquitter également de la maintenance qui s'élève à 103.123 € pour la première année,

- le préjudice moral a été sous-évalué et son indemnisation doit être portée à 20.000 € dès lors que le logiciel SolidWorks n'était pas uniquement utilisé pour ouvrir les fichiers des clients de Cornouaille Laser, qu'une confusion entre l'original et les copies se créera nécessairement dans l'esprit des salariés de Cornouaille Laser et du public en général, et que la copie déprécie par elle-même le logiciel.

Réponse de la cour

125. L'article L. 331-1-3 du code de la propriété intellectuelle énonce que "Pour fixer les dommages et intérêts, la juridiction prend en considération distinctement :

1° Les conséquences économiques négatives de l'atteinte aux droits, dont le manque à gagner et la perte subis par la partie lésée,

2° Le préjudice moral causé à cette dernière,

3° Et les bénéfices réalisés par l'auteur de l'atteinte aux droits, y compris les économies d'investissements intellectuels, matériels et promotionnels que celui-ci a retirées de l'atteinte aux droits."

126. L'article L. 331-1-3 alinéa 2 du code de la propriété intellectuelle dispose que "Toutefois, la juridiction peut, à titre d'alternative et sur demande de la partie lésée, allouer à titre de dommages et intérêts une somme forfaitaire. Cette somme est supérieure au montant des redevances ou droits qui auraient été dus si l'auteur de l'atteinte avait demandé l'autorisation d'utiliser le droit auquel il a porté atteinte.

Cette somme n'est pas exclusive de l'indemnisation du préjudice moral causé à la partie lésée."

127. Le juge saisi d'une telle demande a le pouvoir de fixer souverainement le montant de la condamnation, à condition de dépasser le seuil minimum de la redevance hypothétique et de ne pas statuer ultra petita (Cass. crim. 13 octobre 2015, n° 14-88.485).

Sur le préjudice matériel

128. En l'espèce, au vu des résultats de la saisie contrefaçon, la valeur totale des 60 copies de logiciels non justifiées, telle qu'elle ressort du tableau figurant en annexe 1 de l'assignation, s'élève à 408.600 €, somme plancher que le tribunal judiciaire a retenue. Les valeurs unitaires des licences s'établissent de 1.995 € pour le moins cher des produits (SolidWorks MBD standard 2016) à 22.495 € pour le plus cher d'entre eux (SolidWorks Plastic Premium 2016) selon la grille tarifaire annexée à l'assignation initiale et non contredite utilement par Cornouaille Laser tandis que c'est bien 60 copies qui ont été identifiées sur 7 ordinateurs distincts, ce qui ne correspond pas à une "utilisation résiduelle" selon les termes de Cornouaille Laser mais plutôt à une utilisation structurelle dans les travaux de découpe tous supports ' et non de conception ' conduits par l'appelante.

129. Ainsi, compte tenu de l'ampleur du nombre de copies contrefaisantes du logiciel SolidWorks utilisées par l'entreprise Cornouaille Laser pendant une période débutée en 2019 et qui s'est poursuivie jusqu'en octobre 2021, soit postérieurement à la saisie-contrefaçon opérée le 23 juin 2021, il convient de porter cette somme plancher à un montant supérieur, soit à 450.000 €, sans qu'il y ait néanmoins lieu à retenir un doublement de ladite somme plancher eu égard à l'importance relative des actes de contrefaçon comparativement au nombre d'utilisateurs dudit logiciel dans le monde, Dassault étant en effet positionnée comme un acteur majeur dans la conception et la commercialisation de logiciels de CAO.

130. Le jugement sera infirmé de ce chef.

Sur la perte de chance de percevoir les sommes afférentes à la maintenance

131. C'est par des motifs pertinents que la cour adopte que le tribunal judiciaire a retenu qu'il n'était pas établi que Cornouaille Laser aurait, si elle avait fait l'acquisition des licences contrefaites, "nécessairement" (selon les termes de Dassault) souscrit un contrat de maintenance, et ce avec chacun des produits sous licence.

132. Dassault n'établit pas non plus que le service de maintenance doit être automatiquement souscrit avec l'achat d'une licence. Au contraire, sa pièce 17f intitulée "Contrat de licence, de services en ligne et de services de maintenance de Dassault Systèmes SolidWorks Corporation" mentionne en son paragraphe afférent au service de maintenance : "Si vous vous abonnez au service de maintenance auprès de votre revendeur pour l'offre concédée sous licence en vertu du présent contrat, et moyennant frais de service, votre revendeur mettra à disposition un accès Web pour télécharger les mises à jour les plus récentes de l'offre' etc.", ce qui tend à montrer que la souscription à la maintenance n'est effectivement pas automatique.

133. Le préjudice de perte de chance de percevoir les sommes dues au titre d'une maintenance n'étant pas établi, le jugement qui a rejeté cette demande d'indemnisation sera confirmé sur ce point.

Sur le préjudice moral

134. Il a été justement évalué à la somme de 5.000 € dès lors que les actes de contrefaçon ne sont pas de nature à influencer radicalement l'opinion des utilisateurs du logiciel, ni à déprécier l'image de celui-ci.

135. Le jugement sera confirmé sur ce point.

12) Sur la publication de la décision

136. La société Dassault considère qu'il est très important que les sociétés qui se livrent à la contrefaçon de logiciels en France ou qui seraient tentées de s'y livrer prennent conscience de ce que cette activité est illicite et sévèrement sanctionnée, ce pourquoi la publication du jugement doit être prononcée. Elle demande que la société Cornouaille Laser soit associée à cet effort d'éducation et de sensibilisation en prenant solidairement à sa charge les frais de publication de la décision à intervenir dans 2 supports, journaux ou revues généralistes ou professionnels, papier ou en ligne dans la limite de la somme de 5.000 € par publication.

137. Cornouaille Laser, qui demande dans le dispositif de ses conclusions que la société Dassault soit déboutée de toutes ses demandes, n'a pas conclu sur ce point.

Réponse de la cour

138. L'article L. 331-1-4 du code de la propriété intellectuelle, pris en son alinéa 2, dispose que "La juridiction peut aussi ordonner toute mesure appropriée de publicité du jugement, notamment son affichage ou sa publication intégrale ou par extraits dans les journaux ou sur les services de communication au public en ligne qu 'elle désigne, selon les modalités qu 'elle précise".

139. Ainsi que pertinemment analysé par le tribunal judiciaire, la demande de publication de la décision telle qu'elle a été formée par Dassault vise à lutter contre la banalisation des actes de contrefaçon, à mettre en garde tout contrefacteur potentiel et à prévenir d'éventuels actes répréhensibles mais non en une mesure de nature à réparer un préjudice d'image du reste non retenu.

140. Une mesure de publicité engendrerait donc un profit au bénéfice de Dassault, contraire au principe de la réparation intégrale.

141. Le jugement qui a rejeté la demande de publication sera confirmé sur ce point.

13) Sur les dépens et les frais irrépétibles

142. Succombant au principal de toutes les demandes, Cornouaille Laser supportera les dépens d'appel.

143. Le jugement sera confirmé s'agissant des dépens de première instance.

144. Enfin, eu égard aux circonstances de l'affaire, il n'est pas inéquitable de laisser à la charge de chacune des parties les frais exposés par elles en cause d'appel et qui ne sont pas compris dans les dépens. Les demandes de de ce chef seront rejetées.

145. Le jugement sera confirmé s'agissant des frais irrépétibles de première instance.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Ordonne la jonction des procédures enregistrées au greffe de la cour d'appel de Rennes sous les n° 24/3231 et 24/3232 et dit que l'arrêt est prononcé sous le n° de RG 24/3231,

Rappelle à toutes fins que la radiation de l'appel interjeté contre le jugement du 6 mai 2024 par M. [I] [V] a été prononcée par ordonnance du 8 octobre 2024 et n'a pas donné lieu à une réinscription au rôle de sorte que l'instance d'appel se poursuit au fond uniquement à l'égard de Cornouaille Laser dont l'appel ne peut porter sur les chefs du jugement concernant M. [V] à titre personnel, à savoir :

- dit que M. [V] a commis une faute détachable de ses fonctions engageant sa responsabilité personnelle à l'égard de Dassault,

- condamne in solidum M. [I] [V] in personam à verser à la société Dassault Systèmes Solidworks Corporation la somme de 413.000 € au titre du préjudice résultant des licences non acquises et de son préjudice moral,

- dit que M. [V] est tenu au paiement des condamnations à hauteur de 20 %,

Confirme l'ordonnance du 6 octobre 2022 du juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Rennes en ce qu'elle a :

- rejeté l'exception tirée de la nullité de l'acte d'assignation soulevée par la SAS Cornouaille Laser et M. [V],

- rejeté les fins de non-recevoir tirées du défaut de titularité de droits d'auteur, d'originalité des 'uvres et de prescription de l'action soulevées par la SAS Cornouaille Laser et M. [V],

- débouté Dassault de ses demandes de production de pièces autres que la copie des factures d'achat des licences du logiciel SolidWorks,

- débouté les parties de leurs demandes au titre des frais irrépétibles,

- dit que les dépens suivront ceux de l'instance principale,

Infirme ladite ordonnance en ce qu'elle a fait injonction à la SAS Cornouaille Laser et M. [V] de produire la copie des factures d'achat des licences du logiciel SolidWorks antérieures au 23 juin 2021 dans un délai de huit jours à compter de la signification du jugement, et passé ce délai, sous astreinte de 500 € par jour de retard, et ce, pendant une durée d'un mois à l'issue de laquelle il sera statué par le juge de l'exécution,

Statuant de ce chef infirmé,

Rejette la demande formée par la société Dassault Systèmes SolidWorks Corporation de communication des copies des factures d'achat dudit logiciel,

Confirme le jugement du 6 mai 2024 du tribunal judiciaire de Rennes en ce qu'il a :

- débouté la SAS Cornouaille Laser de sa demande de nullité des opérations de saisie-contrefaçon,

- dit que cette dernière a commis des actes de contrefaçon engageant sa responsabilité à l'égard de Dassault,

- débouté Dassault de sa demande de faire interdiction à la SAS Cornouaille Laser de maintenir et user d'exemplaires du logiciel SolidWorks,

- débouté la société Dassault de sa demande d'indemnisation au titre du prix de maintenance et de celle au titre de la publication du jugement,

- dit que la charge de la condamnation était supportée à hauteur de 80 % par la SAS Cornouaille Laser,

- condamné la SAS Cornouaille Laser aux dépens de première instance,

- débouté la société Dassault de sa demande au titre des frais irrépétibles de première instance,

L'infirme en ce qu'il a :

- condamné Cornouaille Laser à payer à Dassault la somme globale de 413.000 € au titre du préjudice résultant des licences non acquises et du préjudice moral,

Statuant à nouveau, et y ajoutant,

Condamne la SAS Cornouaille Laser à payer à Dassault Systèmes SolidWorks Corporation la somme de 450.000 € au titre du préjudice matériel résultant des licences non acquises,

Condamne la SAS Cornouaille Laser à payer à Dassault Systèmes SolidWorks Corporation la somme de 5.000 € au titre du préjudice moral (montant inchangé),

Condamne la SAS Cornouaille Laser aux dépens d'appel,

Rejette le surplus des demandes.

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