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Décisions

CA Versailles, ch. com. 3-2, 21 octobre 2025, n° 24/06888

VERSAILLES

Autre

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CA Versailles n° 24/06888

21 octobre 2025

COUR D'APPEL

DE

VERSAILLES

Code nac : 4ID

Chambre commerciale 3-2

ARRET N°

REPUTE CONTRADICTOIRE

DU 21 OCTOBRE 2025

N° RG 24/06888 - N° Portalis DBV3-V-B7I-W23I

AFFAIRE :

[R] [W]

C/

SCP [F]

LE PROCUREUR GENERAL

...

Décision déférée à la cour : Jugement rendu le 14 Octobre 2024 par le Tribunal de Commerce de PONTOISE

N° Chambre : 08

N° RG : 2022L00324

Expéditions exécutoires

Expéditions

Copies

délivrées le :

à :

Me Pierre-antoine CALS

PG

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LE VINGT ET UN OCTOBRE DEUX MILLE VINGT CINQ,

La cour d'appel de Versailles, a rendu l'arrêt suivant dans l'affaire entre :

APPELANT :

Monsieur [R] [W]

né le [Date naissance 1] 1963 à [Localité 8] (MAROC)

[Adresse 4]

[Localité 6] / FRANCE

Représentant : Me Pierre-antoine CALS, avocat au barreau de VERSAILLES, vestiaire : 719

****************

INTIMES :

LE PROCUREUR GENERAL

POLE ECOFI - COUR D'APPEL DE VERSAILLES

[Adresse 3]

[Localité 5]

S.C.P. [F], représentée en la personne de Maître [I] [F], est prise Es qualité de « Mandataire liquidateur » de la

« SARL [9] ».

Ayant son siège

[Adresse 2]

[Localité 7]

prise en la personne de ses représentants légaux domiciliés en cette qualité au siège social

Défaillante - déclaration d'appel signifiée à personne habilitée

****************

Composition de la cour :

En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue à l'audience publique du 15 Septembre 2025 les avocats des parties ne s'y étant pas opposés, devant Madame Véronique PITE, conseillère et Monsieur Cyril ROTH, Président chargé du rapport.

Ces magistrats ont rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :

Monsieur Ronan GUERLOT, Président de chambre,

Monsieur Cyril ROTH, Président de chambre,

Madame Véronique PITE, Conseillère,

Greffier, lors des débats : Madame Françoise DUCAMIN,

En la présence du Ministère Public, représenté par Madame Anne CHEVALIER, Avocat Général dont l'avis du 30 juin 2025 a été transmis le 1er juillet 2025 au greffe par la voie électronique.

EXPOSE DU LITIGE

Le 4 janvier 2021, le tribunal de commerce de Pontoise a prononcé la liquidation judiciaire de la SARL [9] et désigné la société [F] en qualité de liquidateur judiciaire.

Le 25 janvier 2022, M. [W], son ancien dirigeant, a été assigné devant ce tribunal en vue de sanctions personnelles, à la suite d'une requête du ministère public.

Le 14 octobre 2024, par jugement contradictoire, ce tribunal a :

- condamné M. [W] à une interdiction de gérer, diriger, administrer ou contrôler directement ou indirectement toute entreprise commerciale, artisanale et civile pour une durée de 11 ans ;

- ordonné l'exécution provisoire de sa décision.

Le 30 octobre 2024, M. [W] a interjeté appel de ce jugement en tous ses chefs de disposition.

Par dernières conclusions au fond du 13 juin 2025, il demande à la cour de :

A titre principal :

- annuler le jugement du 14 octobre 2024 ;

A titre subsidiaire :

- réformer / infirmer intégralement le jugement ;

Et statuant de nouveau :

- débouter le ministère public et la société [F], prise en la personne de M. [F], ès qualités, de toute demande de condamnation portée à son encontre ;

A titre infiniment subsidiaire :

- constater la disproportion de la sanction prononcée en première instance à son encontre ;

En conséquence,

- limiter sa condamnation à une interdiction de gérer de 1 an, en excluant du champ de la condamnation les sociétés civiles immobilières dont il est gérant et associé ;

A titre encore plus subsidiaire :

- limiter sa condamnation à une interdiction de gérer de 8 ans, en excluant du champ de la condamnation les sociétés civiles immobilières dont il est gérant et associé.

La déclaration d'appel a été signifiée à la société [F] le 11 décembre 2024 par remise à personne habilitée. Les conclusions lui ont été signifiées le 13 février 2025 selon les mêmes modalités. Celle-ci n'a pas constitué avocat.

Elle a cependant, le 18 novembre 2024, fait parvenir à la cour son rapport au juge-commissaire du 20 juillet 2021. Le 21 novembre 2021, ce rapport a été transmis à l'appelant et au ministère public.

Le 30 juin 2025, le ministère public a conclu à la réformation du jugement entrepris, demandant à la cour de condamner contre M. [W] à une interdiction de gérer d'une durée limitée à cinq ans.

La clôture de l'instruction a été prononcée le 26 juin 2025.

Pour plus ample exposé des moyens et prétentions des parties, il est renvoyé aux conclusions susvisées.

MOTIFS

Sur la demande d'annulation du jugement

L'appelant fait valoir que le jugement entrepris n'est aucunement motivé en ce qui concerne le quantum de l'interdiction de gérer qui lui a été infligée, ce qui porte atteinte à son droit à une justice équitable en ne lui permettant aucune vérification de la proportionnalité de cette sanction.

Le ministère public estime que le premier juge a justifié la durée de l'interdiction de gérer au regard de l'ensemble des pièces qui lui ont été communiquées, de sorte qu'il n'encourt pas l'annulation.

Réponse de la cour

La fixation du quantum des sanctions personnelles prévues aux articles L. 653-1 à L. 653-11 du code de commerce doit répondre au principe de proportionnalité (Com, 1er déc. 2009, n°08-17.187, publié).

C'est pourquoi, en application des articles 455 et 458 du code de procédure civile, ces sanctions doivent, à peine de nullité du jugement, être motivées, s'agissant de leur quantum, tant au regard de la gravité des fautes qu'en considération de la situation personnelle de l'intéressé (Com, 17 avril 2019, n°18-11.743, publié ; 9 oct. 2019, n°18-10.797 ; 25 mars 2020, n°18-11.684 ; 5 juillet 2023, n°22-13.289 ; 20 octobre 2021, n°20-10.557 ; 9 octobre 2019, n°18-10.797 ; 30 avril 2025, n°24-14.030).

Pour condamner M. [W] à une interdiction de gérer d'une durée de onze ans, le jugement entrepris motive sa décision sur les fautes retenues, puis, s'agissant du quantum et de la nature de la sanction, se borne à énoncer : « il résulte de ce qui précède et des documents fournis à la cause que le tribunal condamnera M. [R] [W] à une interdiction de gérer pour une durée de 11 ans, dans les conditions ci-après déterminées et ce compris pour l'ensemble de ses sociétés civiles immobilières ».

En se déterminant ainsi, sans avoir d'aucune manière examiné la situation personnelle du dirigeant poursuivi, alors même que celui-ci soutenait, ainsi qu'il résulte des énonciations du jugement lui-même, qu'il ne fallait pas lui interdire de gérer ses SCI personnelles, qu'il était salarié dans le bâtiment et père de trois enfants à charge, le tribunal de commerce a manqué à l'obligation de motivation qui est l'une des exigences du procès équitable et violé l'article 455 du code de procédure civile.

En application de l'article 458 du code de procédure civile, le jugement entrepris sera en conséquence annulé.

Conformément aux dispositions de l'article 562 du code de procédure civile, il convient de statuer au fond.

Sur l'omission de la déclaration de la cessation des paiements

L'appelant fait valoir qu'il ne peut être condamné pour une simple négligence ; que la société [9] exploitait à [Localité 10], dans la zone commerciale de [Localité 11], une activité de vente d'articles pour l'équipement de la maison ; que son activité a été fortement impactée en 2018 et 2019 par le mouvement des gilets jaunes, puis en 2020 par la crise sanitaire ; que le 28 novembre 2019, il a trouvé un accord avec son bailleur sur son impayé dans l'attente de la cession à un repreneur de son droit au bail ; que sa dette fiscale avait fait l'objet d'un échéancier en mai 2019 ; que la totalité de son passif n'était donc pas exigible ; que dans le contexte de l'épidémie de Covid, en 2020, entre les confinement, les couvre-feux, la fermeture des cabinets d'avocats et d'experts comptables, il a fait diligence.

Le ministère public soutient que la tardiveté de la déclaration de cessation des paiements est avérée ; que la crise sanitaire ne peut l'expliquer, dès lors que les cabinets d'expert-comptable et d'avocat pouvaient travailler à distance.

Réponse de la cour

Selon l'article L. 653-8 du code de commerce, l'interdiction de gérer peut être prononcée à l'encontre de tout dirigeant personne physique qui a omis sciemment de demander l'ouverture d'une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire dans le délai de quarante-cinq jours à compter de la cessation des paiements, sans avoir, par ailleurs, demandé l'ouverture d'une procédure de conciliation.

L'omission répréhensible de la déclaration de cessation des paiements s'apprécie au regard de la seule date de la cessation des paiements fixée par le juge de la procédure collective (Com, 4 nov. 2014, n°13-23.070 ; Com, 10 mars 2015, n°12-16.956, publié).

L'argumentation de M. [W] est inopérante en ce qu'elle tend à remettre en cause la date de la cessation des paiements, fixée par le jugement du 4 janvier 2021 au 30 septembre 2020.

Il lui incombait donc de déclarer la cessation des paiements avant le 14 novembre 2020.

Cette déclaration n'a été effectuée que le 21 décembre 2020, soit avec cinq semaines de retard.

La faute doit donc être considérée comme constituée et intentionnelle, dès lors qu'il est établi que la dette de l'entreprise envers son bailleur remontait au 3e trimestre 2019 et était supérieure à 200 000 euros, quand bien même elle avait dans un premier temps fait l'objet d'un accord de règlement.

Sur l'absence de comptabilité

L'appelant soutient que le défaut de remise de comptabilité ne peut justifier une sanction personnelle ; que l'intégralité de la comptabilité des années 2018 à 2020 a été remise aux organes de la procédure collective et au tribunal de commerce ; que cette comptabilité existe bien, contrairement à ce qu'a retenu le jugement entrepris.

Le ministère public fait valoir que les derniers comptes déposés au greffe du tribunal de commerce de Pontoise le 25 février 2021 sont ceux de l'exercice clos le 31 mars 2018 ; que le grand livre produit ne constitue pas à lui seul la comptabilité et qu'il est avéré que les comptes n'ont pas été dressés pour la période postérieure au 31 mars 2018.

Réponse de la cour

Les articles L. 123-12 à L. 123-28 et R.123-172 à R.123-209 du code de commerce imposent aux commerçants personnes physiques et personnes morales la tenue d'une comptabilité donnant une image fidèle du patrimoine, de la situation financière et du résultat de l'entreprise, au moyen de la tenue d'un livre journal et d'un grand livre. Les mouvements doivent être enregistrés chronologiquement au jour le jour et non en fin d'exercice, seuls les comptes annuels étant établis à la clôture de l'exercice.

Aux termes de l'article L. 653-5 de ce code, le tribunal peut prononcer la faillite personnelle de tout dirigeant de droit ou de fait d'une personne morale contre lequel a été relevé l'un des faits ci-après : (')

6° Avoir fait disparaître des documents comptables, ne pas avoir tenu de comptabilité lorsque les textes applicables en font obligation, ou avoir tenu une comptabilité fictive, manifestement incomplète ou irrégulière au regard des dispositions applicables.

L'article L. 653-8 du même code dispose que, dans les cas prévus aux articles L. 653-3 à L. 653-6, le tribunal peut prononcer, à la place de la faillite personnelle, l'interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler, directement ou indirectement, soit toute entreprise commerciale ou artisanale, toute exploitation agricole et toute personne morale, soit une ou plusieurs de celles-ci.

L'absence de comptabilité peut être déduite de sa non-remise au liquidateur (Com, 14 mars 2000, n°97-14.690 ; Com, 6 févr. 2001, n° 98-11.239).

L'appelant verse aux débats un courriel du 2 novembre 2022 par lequel son avocat a adressé au liquidateur les comptes de l'entreprise et les liasses fiscales correspondantes pour l'exercice du 1er avril 2018 au 31 mars 2019, l'exercice du 1er avril 2019 au 31 mars 2020, la période allant du 1er avril 2020 au 31 décembre 2020.

Il produit également le grand livre pour la période allant du 1er avril 2018 au 31 mars 2020.

Toutefois, il résulte de la déclaration de cessation des paiements déposée le 21 décembre 2020 par M. [W] que celui-ci n'avait pas alors produit les comptes du dernier exercice ; du rapport du liquidateur du 20 juillet 2021 que la comptabilité ne lui a pas été remise des exercices clos le 30 mars 2019 et le 30 mars 2020 ; que M. [W] lui a déclaré ne pas avoir de comptabilité postérieure à 2018, faute d'avoir payé son expert-comptable.

La cour retient qu'il est établi que la comptabilité des exercices clos les 30 mars 2019 et le 30 mars 2020 n'a pas été dressée en temps voulu.

La faute poursuivie est ainsi constituée.

Sur la sanction

L'appelant soutient que la sanction qui lui a été infligée est disproportionnée ; que le premier juge n'a pas tenu compte des éléments présentés pour sa défense ; qu'il gère quatre SCI familiales et que le procureur de la République avait requis que leur gestion soit exclue de la sanction ; qu'il a un enfant handicapé et un autre à la santé fragile.

Le ministère public estime adaptée une interdiction de gérer d'une durée de cinq années, faisant valoir que la moyenne des sanctions prononcées pour les motifs retenus se situe entre deux et six ans.

Réponse de la cour

La faute de défaut de déclaration de cessation des paiements dans le délai légal est constituée. Toutefois, il n'est pas établi que la situation de l'entreprise se soit aggravée de manière significative entre le 14 novembre 2020 et le 21 décembre suivant ; il n'est pas contesté par le ministère public que l'année 2020 a été exceptionnelle pour les commerces non essentiels tel que celui exploité par la société dirigée par M. [W] ; que les professionnels aptes à assister un chef d'entreprise dans l'appréciation de la nécessité d'une déclaration de cessation des paiements étaient à cette époque peu disponibles ; que le second confinement, débuté le 30 octobre 2020, n'a été levé que le 16 décembre suivant.

L'absence de comptabilité a privé le dirigeant d'un instrument indispensable de pilotage qui aurait pu lui permettre une réaction plus adaptée aux difficultés financières de l'entreprise et fait obstacle au paiement de ses charges sociales et fiscales.

M. [W] est âgé de 62 ans comme né en 1963 ; il ne conclut pas sur sa situation financière et ne verse aux débats aucune pièce afférente.

Il établit que son fils [C] a la qualité de travailleur handicapé.

Le ministère public ne verse aux débats aucune pièce relative à sa situation ou à ses antécédents.

Au regard de l'ensemble de ces éléments d'appréciation, il convient, compte tenu de la gravité des fautes retenues et du montant du passif, qui est de près d'1,5 million d'euros, d'infirmer le jugement entrepris du chef du quantum de la sanction personnelle infligée à M. [W] et de le condamner à une interdiction de gérer d'une durée limitée à quatre ans et lui permettant de gérer des SCI.

PAR CES MOTIFS,

la cour, statuant par arrêt réputé contradictoire,

Annule le jugement du 14 octobre 2024 ;

Statuant au fond,

Condamne M. [W] à une interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler, directement ou indirectement, toute entreprise commerciale ou artisanale, toute exploitation agricole et toute personne morale, à exception des sociétés civiles immobilières, pour une durée de quatre ans ;

Condamne M. [W] aux dépens de première instance et d'appel.

- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile.

- signé par Monsieur Ronan GUERLOT, Président, et par Madame Françoise DUCAMIN, Greffière, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.

LA GREFFIÈRE LE PRÉSIDENT,

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