CJUE, 5e ch., 30 octobre 2025, n° C-2/23
COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPEENNE
Arrêt
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
I. Jarukaitis
Juges :
E. Regan, D. Gratsias
Avocat général :
M. Szpunar
Arrêt
1 La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 6, paragraphes 6 et 7, ainsi que de l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 novembre 2014, relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Union européenne (JO 2014, L 349, p. 1), et de l’article 31, paragraphe 3, de la directive (UE) 2019/1 du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2018, visant à doter les autorités de concurrence des États membres des moyens de mettre en œuvre plus efficacement les règles de concurrence et à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur (JO 2019, L 11, p. 3).
2 Cette demande a été présentée dans le cadre d’une procédure d’opposition formée par FL und KM Baugesellschaft m.b.H. & Co. KG et S AG au sujet du versement, au dossier d’une enquête pénale menée par la Zentrale Staatsanwaltschaft zur Verfolgung von Wirtschaftsstrafsachen und Korruption (parquet central chargé des délits économiques et des faits de corruption, Autriche) (ci-après le « ministère public »), des déclarations en vue d’obtenir la clémence et des propositions de transaction effectuées par ces sociétés ainsi que des annexes de ces documents.
Le cadre juridique
Le droit de l’Union
La directive 2014/104
3 Le considérant 26 de la directive 2014/104 est libellé comme suit :
« Les programmes de clémence et les procédures de transaction sont des outils importants pour la mise en œuvre du droit de la concurrence de l’Union par la sphère publique, étant donné qu’ils permettent de détecter les infractions les plus graves au droit de la concurrence, de les poursuivre efficacement et de les sanctionner. En outre, étant donné que de nombreuses décisions des autorités de concurrence dans des affaires d’entente reposent sur des demandes de clémence, et que les actions en dommages et intérêts dans les affaires d’entente sont généralement des actions de suivi de ces décisions, les programmes de clémence sont également importants pour l’efficacité des actions en dommages et intérêts dans les affaires d’entente. Les entreprises pourraient être dissuadées de coopérer avec les autorités de concurrence dans le cadre de programmes de clémence et de procédures de transaction si des déclarations auto-incriminantes telles que des déclarations en vue d’obtenir la clémence et des propositions de transaction, produites aux seules fins de la coopération avec les autorités de concurrence, devaient être divulguées. Une telle divulgation ferait courir le risque d’engager la responsabilité civile ou pénale des entreprises ou de leur personnel dirigeant qui coopèrent dans des conditions plus désavantageuses que celles des coauteurs de l’infraction qui ne coopèrent pas avec les autorités de concurrence. Afin que les entreprises continuent d’être disposées à présenter spontanément aux autorités de concurrence des déclarations en vue d’obtenir la clémence ou des propositions de transaction, ces documents devraient être exemptés de la production des preuves. Cette dérogation devrait également s’appliquer aux citations littérales de déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence ou de propositions de transaction comprises dans d’autres documents. Ces restrictions applicables à la production des preuves ne devraient pas empêcher les autorités de concurrence de publier leurs décisions conformément au droit de l’Union ou au droit national applicable. Afin de garantir que cette exemption n’empiète pas indûment sur le droit à réparation des parties lésées, elle devrait être limitée à ces déclarations en vue d’obtenir la clémence et ces propositions de transaction spontanées et auto-incriminantes. »
4 L’article 1er de cette directive, intitulé « Objet et champ d’application », prévoit :
« 1. La présente directive énonce certaines règles nécessaires pour faire en sorte que toute personne ayant subi un préjudice causé par une infraction au droit de la concurrence commise par une entreprise ou une association d’entreprises puisse exercer effectivement son droit de demander réparation intégrale de ce préjudice à ladite entreprise ou à ladite association. [...]
2. La présente directive fixe les règles coordonnant la mise en œuvre des règles de concurrence par les autorités de concurrence et la mise en œuvre de ces règles dans le cadre d’actions en dommages et intérêts intentées devant les juridictions nationales. »
5 L’article 2 de ladite directive contient les définitions suivantes :
« [...]
1) “infraction au droit de la concurrence”, une infraction à l’article 101 ou 102 [TFUE] ou au droit national de la concurrence ;
[...]
3) “droit national de la concurrence”, les dispositions du droit national qui poursuivent principalement les mêmes objectifs que les articles 101 et 102 [TFUE] et qui sont appliquées dans la même affaire et parallèlement au droit de la concurrence de l’Union en vertu de l’article 3, paragraphe 1, du règlement (CE) no 1/2003 [du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [101 et 102 TFUE] (JO 2003, L 1, p. 1)], à l’exclusion des dispositions de droit national qui imposent des sanctions pénales aux personnes physiques, sauf si lesdites sanctions pénales constituent le moyen d’assurer la mise en œuvre des règles de concurrence applicables aux entreprises ;
4) “action en dommages et intérêts”, une action introduite en vertu du droit national par laquelle une juridiction nationale est saisie d’une demande de dommages et intérêts par une partie prétendument lésée, par une personne agissant au nom d’une ou de plusieurs parties prétendument lésées, lorsque cette possibilité est prévue par le droit de l’Union ou par le droit national, ou par une personne physique ou morale qui a succédé dans les droits de la partie prétendument lésée, y compris la personne qui a racheté la demande ;
[...]
15) “programme de clémence”, un programme concernant l’application de l’article 101 [TFUE] ou d’une disposition correspondante du droit national, sur la base duquel un participant à une entente secrète, indépendamment des autres entreprises participant à l’entente, coopère avec l’autorité de concurrence dans le cadre de son enquête en présentant spontanément des éléments concernant sa connaissance de l’entente et le rôle qu’il y joue, en échange de quoi ce participant bénéficie, en vertu d’une décision ou du fait de l’arrêt de la procédure, d’une immunité d’amendes pour sa participation à l’entente ou de la réduction de leur montant ;
16) “déclaration effectuée en vue d’obtenir la clémence”, tout exposé oral ou écrit, ou toute transcription d’un tel exposé, présenté spontanément à une autorité de concurrence par une entreprise ou une personne physique, ou en leur nom, qui décrit la connaissance qu’a cette entreprise ou cette personne physique d’une entente et qui décrit leur rôle dans cette entente, dont la présentation a été établie expressément pour être soumise à l’autorité de concurrence en vue d’obtenir une immunité d’amendes ou la réduction de leur montant dans le cadre d’un programme de clémence, les informations préexistantes en étant exclues ;
17) “informations préexistantes”, toute preuve qui existe indépendamment de la procédure engagée par une autorité de concurrence, qu’elle figure ou non dans le dossier d’une autorité de concurrence ;
18) “proposition de transaction”, la présentation spontanée par une entreprise, ou en son nom, à une autorité de concurrence d’une déclaration reconnaissant la participation de cette entreprise à une infraction au droit de la concurrence et sa responsabilité dans cette infraction au droit de la concurrence, ou renonçant à contester une telle participation et la responsabilité qui en découle, établie spécifiquement pour permettre à l’autorité de concurrence d’appliquer une procédure simplifiée ou accélérée ;
[...] »
6 L’article 6 de la directive 2014/104, intitulé « Production de preuves figurant dans le dossier d’une autorité de concurrence », prévoit, à ses paragraphes 6 et 7 :
« 6. Les États membres veillent à ce que, pour les besoins d’une action en dommages et intérêts, les juridictions nationales ne puissent à aucun moment enjoindre à une partie ou à un tiers de produire les preuves relevant des catégories suivantes :
a) les déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence ; et
b) les propositions de transaction.
7. Un demandeur peut présenter une demande motivée visant à ce qu’une juridiction nationale accède aux éléments de preuve visés au paragraphe 6, point a) ou b), aux seules fins de s’assurer que leur contenu correspond aux définitions données à l’article 2, points 16) et 18). Lors de cette évaluation, les juridictions nationales ne peuvent demander l’aide que de l’autorité de concurrence compétente. Les auteurs des éléments de preuve en question peuvent également être entendus. La juridiction nationale ne peut en aucun cas autoriser l’accès à ces éléments de preuve à d’autres parties ou à des tiers. »
7 L’article 7 de cette directive, intitulé « Limites à l’utilisation des preuves obtenues uniquement grâce à l’accès au dossier d’une autorité de concurrence », dispose, à son paragraphe 1 :
« Les États membres veillent à ce que les preuves relevant des catégories visées à l’article 6, paragraphe 6, obtenues par une personne physique ou morale uniquement grâce à l’accès au dossier d’une autorité de concurrence, soient réputées irrecevables dans le cadre d’actions en dommages et intérêts ou soient protégées d’une autre manière par la réglementation nationale applicable, afin d’assurer le plein effet des restrictions à la production de preuves prévue à l’article 6. »
La directive 2019/1
8 Les considérants 11, 50 et 72 de la directive 2019/1 sont libellés comme suit :
« (11) [...] des règles détaillées sont nécessaires en ce qui concerne les conditions d’octroi de la clémence pour les affaires d’ententes secrètes. Les entreprises ne révéleront l’existence des ententes secrètes auxquelles elles ont participé que si la sécurité juridique entourant la question de savoir si elles bénéficieront d’une immunité d’amendes est suffisante. Les différences sensibles entre les programmes de clémence dans les États membres engendrent une insécurité juridique pour les demandeurs potentiels de ces programmes de clémence. Cela est susceptible de réduire leur intérêt à demander la clémence. Si les États membres avaient la possibilité de mettre en œuvre ou d’appliquer des règles de clémence plus claires et harmonisées dans le domaine couvert par la présente directive, non seulement cela contribuerait à l’objectif consistant à maintenir l’intérêt des demandeurs de clémence de révéler des ententes secrètes afin de rendre la mise en œuvre des règles de concurrence dans l’Union [européenne] la plus efficace possible, mais cela garantirait également l’existence de conditions de concurrence équitables pour les entreprises opérant dans le marché intérieur. Cela ne devrait pas empêcher les États membres d’appliquer des programmes de clémence qui couvrent non seulement les ententes secrètes, mais également d’autres infractions à l’article 101 [TFUE] et à des dispositions équivalentes du droit national de la concurrence, ni d’accepter des demandes de clémence présentées par des personnes physiques agissant en leur nom propre. La présente directive devrait en outre être sans préjudice des programmes de clémence qui prévoient exclusivement l’immunité pour des sanctions infligées dans le cadre de procédures judiciaires pénales visant à mettre en œuvre l’article 101 [TFUE].
[...]
(50) Les programmes de clémence constituent un outil essentiel de détection des ententes secrètes et contribuent de ce fait à poursuivre de façon efficiente et à sanctionner les violations les plus graves du droit de la concurrence. On constate néanmoins des différences sensibles entre les différents programmes de clémence applicables dans les États membres. Ces différences engendrent pour les entreprises en infraction une insécurité juridique quant aux conditions auxquelles elles peuvent demander la clémence et une insécurité quant au statut d’immunité auquel elles peuvent prétendre au titre des programmes de clémence qui leur sont accessibles. Une telle insécurité pourrait affaiblir l’intérêt qu’ont les entreprises qui envisagent de solliciter la clémence à entreprendre une telle démarche. Cela peut conduire à une mise en œuvre moins efficace des règles de concurrence dans l’Union compte tenu du nombre réduit d’ententes secrètes découvertes.
[...]
(72) Le risque de divulgation de preuves auto-incriminantes hors du contexte de l’enquête pour les besoins de laquelle ces preuves ont été fournies pourrait affaiblir l’intérêt qu’ont les demandeurs de clémence potentiels à coopérer avec les autorités de concurrence. En conséquence, quelle que soit la forme sous laquelle les déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence sont soumises, les informations y figurant qui ont été obtenues grâce à un accès au dossier ne devraient être utilisées, s’il y a lieu, que pour l’exercice des droits de la défense au cours de procédures devant les juridictions nationales, dans certains cas très limités directement liés à l’affaire pour laquelle l’accès a été accordé. [...] »
9 L’article 1er de cette directive, intitulé « Objet et champ d’application », prévoit, à ses paragraphes 1 et 2 :
« 1. La présente directive énonce certaines règles pour garantir que les autorités nationales de concurrence disposent des garanties d’indépendance, des ressources et des pouvoirs de coercition et de fixation d’amendes nécessaires à l’application effective des articles 101 et 102 [TFUE] [...]
2. La présente directive couvre l’application des articles 101 et 102 [TFUE] et l’application parallèle des dispositions du droit national de la concurrence dans la même affaire. En ce qui concerne l’article 31, paragraphes 3 et 4, de la présente directive, la présente directive couvre également l’application isolée des dispositions du droit national de la concurrence. »
10 L’article 2, paragraphe 1, de ladite directive contient, à ses points 6, 9 et 16 à 18, les définitions suivantes :
« 6) “droit national de la concurrence” : les dispositions du droit national qui poursuivent principalement le même objectif que les articles 101 et 102 [TFUE] et qui sont appliquées à la même affaire et parallèlement au droit de la concurrence de l’Union en vertu de l’article 3, paragraphe 1, du règlement [no 1/2003], ainsi que les dispositions du droit national qui poursuivent principalement les mêmes objectifs que les articles 101 et 102 [TFUE] et qui sont appliquées isolément en ce qui concerne l’article 31, paragraphes 3 et 4, de la présente directive, à l’exclusion des dispositions du droit national qui imposent des sanctions pénales aux personnes physiques ;
[...]
9) “procédure de mise en œuvre” : la procédure devant une autorité de concurrence pour l’application de l’article 101 ou 102 [TFUE], jusqu’à ce que cette autorité de concurrence ait clos cette procédure en prenant une décision en vertu de l’article 10, 12 ou 13 de la présente directive, dans le cas d’une autorité nationale de concurrence, ou en prenant une décision en vertu de l’article 7, 9 ou 10 du règlement [no 1/2003], dans le cas de la Commission [européenne], ou aussi longtemps que l’autorité de concurrence n’a pas conclu qu’il n’y a plus lieu qu’elle agisse ;
[...]
16) “programme de clémence” : un programme concernant l’application de l’article 101 [TFUE] ou d’une disposition correspondante du droit national de la concurrence, sur la base duquel un participant à une entente secrète, indépendamment des autres entreprises participant à l’entente, coopère avec l’autorité de concurrence dans le cadre de son enquête en présentant spontanément des éléments concernant sa connaissance de l’entente et le rôle qu’il y joue, en échange de quoi ce participant bénéficie, par voie de décision ou du fait de l’arrêt de la procédure, d’une immunité d’amendes ou d’une réduction d’amendes pour sa participation à l’entente ;
17) “déclaration effectuée en vue d’obtenir la clémence” : tout exposé oral ou écrit, ou toute transcription d’un tel exposé, présenté spontanément à une autorité de concurrence par une entreprise ou une personne physique, ou en leur nom, qui décrit la connaissance qu’a cette entreprise ou cette personne physique d’une entente et qui décrit leur rôle dans cette entente, dont la présentation a été établie expressément pour être soumise à l’autorité de concurrence en vue d’obtenir une immunité d’amendes ou une réduction d’amendes dans le cadre d’un programme de clémence, toute preuve qui existe indépendamment de la procédure de mise en œuvre, qu’elle figure ou non dans le dossier d’une autorité de concurrence, en étant exclue, à savoir les informations préexistantes ;
18) “proposition de transaction” : la présentation spontanée par une entreprise, ou au nom de celle-ci, à une autorité de concurrence d’une déclaration reconnaissant la participation de cette entreprise à une infraction à l’article 101 ou 102 [TFUE] ou au droit national de concurrence et sa responsabilité dans cette infraction, ou renonçant à contester une telle participation et la responsabilité qui en découle, établie spécifiquement pour permettre à l’autorité de concurrence d’appliquer une procédure simplifiée ou accélérée ».
11 L’article 13 de la même directive, intitulé « Amendes infligées aux entreprises et associations d’entreprises », prévoit, à son paragraphe 4 :
« Le présent article est sans préjudice des dispositions législatives nationales qui permettent l’imposition de sanctions dans le cadre de procédures judiciaires, pour autant que l’application de ces dispositions ne porte pas atteinte à l’application effective et uniforme des articles 101 et 102 [TFUE]. »
12 L’article 31 de la directive 2019/1, intitulé « Accès des parties au dossier et limites à l’utilisation des informations », dispose, à ses paragraphes 3 et 4 :
« 3. Les États membres veillent à ce que l’accès aux déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence ou aux propositions de transaction ne soit accordé qu’aux parties visées par les procédures concernées et aux seules fins de l’exercice de leurs droits de la défense.
4. Les États membres veillent à ce que la partie qui a obtenu l’accès au dossier de la procédure de mise en œuvre des autorités nationales de concurrence puisse uniquement utiliser les informations tirées des déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et des propositions de transaction lorsque cela est nécessaire pour l’exercice de ses droits de la défense dans le cadre de procédures devant des juridictions nationales, dans des affaires qui ont un lien direct avec celle dans laquelle l’accès a été accordé, et uniquement lorsque ces procédures concernent :
a) la répartition, entre les participants à une entente, d’une amende qui leur est infligée solidairement par une autorité nationale de concurrence ; ou
b) un recours contre une décision par laquelle une autorité nationale de concurrence a constaté une infraction à l’article 101 ou 102 [TFUE] ou à des dispositions du droit national de la concurrence. »
Le droit autrichien
La loi constitutionnelle fédérale
13 Aux termes de l’article 22 du Bundes-Verfassungsgesetz (loi constitutionnelle fédérale) :
« Tous les organes de l’État fédéral, des Länder, des communes et des associations de communes [...] sont tenus, dans le cadre de leur domaine d’action légal, de se prêter mutuellement assistance. »
Le code pénal
14 L’article 168b du Strafgesetzbuch (code pénal) dispose, à son paragraphe 1 :
« Est passible d’une peine privative de liberté d’une durée allant jusqu’à trois ans quiconque, lors d’une procédure de passation de marché, présente une demande de participation, soumet une offre ou participe à des négociations sur le fondement d’une entente illicite visant à inciter le pouvoir adjudicateur à accepter une offre déterminée. »
Le code de procédure pénale
15 L’article 49 du Strafprozessordnung (code de procédure pénale) est libellé comme suit :
« (1) La personne mise en examen a le droit
[...]
3. de consulter le dossier [...]
[...]
(2) La personne mise en examen a le droit à ce que les victimes, les parties civiles ou les accusateurs privés n’aient accès au dossier (article 68) que dans la mesure où cela est nécessaire à la protection de leurs intérêts. »
16 L’article 51 de ce code dispose :
« (1) La personne mise en examen a le droit de prendre connaissance des résultats de la procédure d’enquête et de la procédure principale dont disposent la police judiciaire, le ministère public et la justice. [...]
(2) En cas de risque visé à l’article 162, il est permis d’exclure de l’accès au dossier les données à caractère personnel et autres éléments permettant de tirer des conclusions sur l’identité ou les conditions de vie hautement personnelles de la personne mise en cause et de délivrer des copies dans lesquelles ces éléments ont été occultés. Par ailleurs, l’accès au dossier ne peut être limité qu’avant la fin de la procédure d’enquête et uniquement dans la mesure où des circonstances particulières font craindre qu’une prise de connaissance immédiate de certaines pièces du dossier compromettrait l’objectif de l’enquête. [...]
[...] »
17 Aux termes de l’article 65 dudit code :
« [...]
2. Par “partie civile”, on entend toute victime qui déclare participer à la procédure afin de demander réparation du préjudice ou de l’atteinte subis
[...] »
18 L’article 66 du code de procédure pénale dispose :
« (1) Les victimes – indépendamment de leur statut de partie civile – ont le droit
[...]
2. de consulter le dossier (article 68),
[...] »
19 L’article 68 de ce code est libellé comme suit :
« (1) La partie civile et l’accusateur privé ont le droit de consulter le dossier dans la mesure où leurs intérêts sont concernés ; [...] Par ailleurs, la consultation du dossier ne peut être refusée ou limitée que dans la mesure où elle compromettrait la finalité de l’enquête ou une déclaration non influencée en tant que témoin.
(2) Ce droit d’accès au dossier est également accordé aux victimes qui ne sont pas parties civiles à la procédure.
[...] »
20 L’article 76 dudit code prévoit :
« (1) La police judiciaire, le ministère public et les tribunaux ont le droit, dans l’exercice de leurs fonctions en vertu de la présente loi, de recourir directement à l’assistance de toutes les autorités et de tous les services publics de l’État fédéral, des Länder et des communes, ainsi que d’autres collectivités et établissements de droit public créés par la loi. [...]
(2) Les demandes des autorités de police judiciaire, des ministères publics et des tribunaux concernant les procédures pénales dirigées contre une personne déterminée ne peuvent être refusées en invoquant l’existence d’obligations légales de confidentialité ou le fait qu’il s’agit de données à caractère personnel faisant l’objet d’un traitement automatisé que si ces obligations sont expressément imposées également aux juridictions pénales ou si la réponse s’oppose à des intérêts publics prépondérants, qui doivent être exposés et justifiés en détail.
[...] »
Le litige au principal et les questions préjudicielles
21 Les requérantes au principal sont des entreprises de construction contre lesquelles une procédure d’enquête pénale a été engagée par le ministère public. Cette procédure vise également de nombreuses autres entreprises et leurs responsables. Ces personnes physiques et morales sont soupçonnées d’avoir, entre l’année 2006 et l’année 2020, systématiquement et de manière répétée, présenté des demandes de participation à des procédures de marchés publics, soumis des offres ou mené des négociations qui reposaient sur des ententes illégales visant à inciter les pouvoirs adjudicateurs à accepter une offre déterminée.
22 Parallèlement à ladite procédure d’enquête pénale, l’autorité fédérale de concurrence a engagé, à l’égard desdites personnes, une procédure en matière d’ententes devant l’Oberlandesgericht Wien als Kartellgericht (tribunal régional supérieur de Vienne, en qualité de juridiction autrichienne compétente en matière d’ententes, Autriche), afin que des amendes leur soient infligées. Dans le cadre de cette dernière procédure, les requérantes au principal ont déposé, le 2 juillet 2019, une demande de clémence conformément à la réglementation nationale relative à la clémence en matière de concurrence. En raison de leur participation au programme de clémence, l’autorité fédérale de concurrence a déposé auprès de cette juridiction nationale, le 14 juillet 2021, une demande de réduction de l’amende à l’égard des requérantes au principal. Ladite juridiction a, le 21 octobre 2021, infligé une amende réduite à ces requérantes, conformément à cette demande de réduction.
23 Le 22 juillet 2021, dans le cadre d’une assistance mutuelle, le ministère public a demandé à la juridiction compétente en matière d’ententes une copie du dossier de la procédure en matière d’ententes. Cette juridiction a accédé à la demande du ministère public et lui a transmis ce dossier, en application de l’article 22 de la loi constitutionnelle fédérale et conformément à une jurisprudence de l’Oberster Gerichtshof (Cour suprême, Autriche). Selon cette jurisprudence, la disposition du Kartellgesetz (loi sur les ententes) en vigueur à la date des faits du litige au principal, qui limitait l’accès des tiers aux dossiers de la juridiction autrichienne compétente en matière d’ententes, n’était pas applicable au ministère public et ne prévoyait pas une obligation légale de confidentialité applicable également aux autorités pénales.
24 Le 7 octobre 2021, le ministère public a également demandé à l’autorité fédérale de concurrence de lui transmettre, dans le cadre de l’entraide administrative, certains documents de la procédure administrative liée à l’entente en cause. Le 8 octobre 2021, celle-ci a donné suite à cette demande en invoquant la protection des documents transmis, prévue par la directive 2019/1.
25 Le ministère public a versé au dossier de l’enquête pénale les documents pertinents transmis par l’autorité fédérale de concurrence, y compris les déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et les propositions de transaction, ainsi que leurs annexes. Le 23 décembre 2021, le ministère public a chargé la police de nouveaux devoirs d’enquête sur la base des informations ainsi obtenues.
26 Les requérantes au principal ont demandé au ministère public de ne pas verser ces documents au dossier, de ne pas les exploiter et, en tout état de cause, de les exclure durablement de l’accès au dossier, et ce à l’égard de toutes les personnes mises en examen et des personnes lésées. Le ministère public n’a pas donné suite à cette demande. Il a laissé lesdits documents dans le dossier et a refusé d’exclure durablement l’accès à ces derniers. Il a toutefois exclu une partie des documents transmis, notamment les déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et les propositions de transaction, de l’accès au dossier pour ces personnes, à titre provisoire, à savoir jusqu’à ce que la juridiction compétente en matière d’ententes ait définitivement tranché la question de l’accès à ces documents.
27 Le 3 février 2022, les requérantes au principal ont formé, devant le ministère public, une opposition contre cette décision de refus. Par un jugement du 1er avril 2022, le Landesgericht für Strafsachen Wien (tribunal régional en matière pénale de Vienne, Autriche) a, en qualité de juridiction de première instance, rejeté cette opposition et constaté, notamment, que le versement au dossier pénal, par le ministère public, des déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et des propositions de transaction concernées ainsi que de leurs annexes était légal. Il a également jugé que la demande de devoirs d’enquête à la police, fondée sur ces documents, et la décision concernant la limitation provisoire de l’accès au dossier à l’égard des personnes mises en examen et des personnes lésées, effectuées par le ministère public, étaient également légales.
28 Les requérantes au principal ont formé un recours contre ce jugement devant l’Oberlandesgericht Wien (tribunal régional supérieur de Vienne), qui est la juridiction de renvoi. Devant cette dernière, elles font valoir que la protection, contre toute divulgation, des déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence, des propositions de transaction et des informations qui en découlent vise à privilégier les témoins demandeurs de clémence dans les procédures de dommages et intérêts et les procédures pénales. Ce privilège serait considéré, tant par le législateur de l’Union que par le législateur national, comme une incitation nécessaire au bon fonctionnement du programme de clémence. L’article 31, paragraphe 3, de la directive 2019/1 établirait le principe selon lequel toute forme de divulgation de ces documents est interdite. Militerait également en faveur de cette interprétation l’article 13, paragraphe 4, de la directive 2019/1, qui, aux fins de garantir l’effectivité des programmes de clémence en matière de concurrence, établirait une primauté du droit de la concurrence sur le droit pénal national. L’obtention d’informations par des personnes potentiellement lésées dans le cadre d’une procédure pénale porterait atteinte à la protection absolue desdits documents et ne serait pas conforme au droit de l’Union, en particulier aux directives 2014/104 et 2019/1.
29 La juridiction de renvoi indique que, aux fins de l’obtention d’informations importantes pour une enquête, il est possible de recourir à l’entraide administrative et judiciaire et que, à ce titre, toutes les autorités publiques sont tenues de se prêter mutuellement assistance. Une telle assistance ne pourrait être refusée ou limitée vis-à-vis des autorités pénales que si la loi le prévoit explicitement. En outre, le ministère public serait obligé de verser au dossier tous les documents pertinents. Il n’existerait pas, dans le système juridique autrichien, de restriction explicite à l’entraide administrative et judiciaire entre une juridiction compétente en matière d’ententes et les autorités de concurrence, d’une part, et le ministère public et les juridictions pénales, d’autre part.
30 Cependant, le code de procédure pénale prévoirait un système différencié d’accès au dossier pour les différentes parties à une procédure pénale. La personne mise en examen pourrait en principe accéder à l’ensemble du dossier la concernant, eu égard à son droit d’être entendue. Une limitation de l’accès au dossier pour de telles personnes ne serait possible que dans des cas exceptionnels de stricte nécessité, qui ne se présenteraient toutefois pas en l’occurrence.
31 La juridiction de renvoi relève que, outre les personnes mises en examen, les victimes et les parties civiles à des procédures pénales doivent, en principe, également avoir accès au dossier, lorsque cela est nécessaire pour la défense de leurs intérêts. Toutes les parties à la procédure d’enquête pénale concernée auraient ainsi, en principe, la possibilité d’accéder aux déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et aux propositions de transaction présentées dans le cadre d’une procédure en matière d’ententes.
32 Il semblerait donc que le ministère public a légitimement versé au dossier les pièces de la procédure en matière d’ententes demandées dans le cadre de l’entraide administrative et judiciaire en cause au principal, y compris les déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et les propositions de transaction présentées par les requérantes au principal.
33 Selon la juridiction de renvoi, les libellés respectifs de l’article 6, paragraphes 6 et 7, de la directive 2014/104 et de l’article 31, paragraphe 3, de la directive 2019/1 permettraient de défendre l’interprétation selon laquelle la protection contre la divulgation des déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et des propositions de transaction, au sens de ces directives, doit s’appliquer à l’égard de tout tiers, et donc aussi des juridictions ou des autorités pénales et des parties aux procédures menées par celles-ci. Cette interprétation serait également étayée par l’article 13, paragraphe 4, de la directive 2019/1.
34 Cependant, selon le droit national, la juridiction compétente en matière d’ententes et l’autorité fédérale de concurrence seraient tenues de transmettre aux autorités pénales les dossiers qu’elles possèdent. De l’avis de la juridiction de renvoi, cela a des conséquences négatives importantes pour les demandeurs de clémence dans le cadre du droit de la concurrence et porte atteinte à l’objectif de protection, contre toute divulgation, des déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et des propositions de transaction. Dès lors, ne saurait être considéré comme infondé l’avis des requérantes au principal selon lequel le droit de l’Union prévoit une protection absolue des déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence, plus large qu’une simple protection dans le cadre d’une procédure en matière de concurrence. Or, la possibilité, pour les personnes mises en examen et les victimes dans le cadre d’une procédure pénale, de consulter le dossier, prévue par le droit autrichien, ferait obstacle à une telle protection absolue.
35 Il conviendrait donc de répondre, dans la procédure au principal, aux questions de savoir si des pièces du dossier relatif à une entente peuvent être versées au dossier d’une enquête pénale et, dans l’affirmative, quelles pièces pourraient ainsi être versées et qui pourrait les consulter.
36 Par conséquent, la première question préjudicielle viserait à déterminer si la protection des déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et des propositions de transaction, ainsi que des informations qui en découlent, prévue par les directives 2014/104 et 2019/1, doit être interprétée en ce sens qu’elle est absolue, c’est-à-dire qu’elle vaut également à l’égard des autorités pénales. Une réponse positive à cette question aurait pour conséquence d’interdire aux autorités pénales de verser ces documents au dossier et d’ordonner d’autres devoirs d’enquête sur la base de ceux-ci. Cela résulterait – en l’absence de transposition complète, dans les délais prévus à cette fin, de ces directives dans le droit national – de l’applicabilité directe des dispositions pertinentes desdites directives.
37 Dans le cas d’une réponse positive à ladite question, la deuxième question préjudicielle viserait à déterminer si cette éventuelle protection absolue englobe, outre les déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et les propositions de transaction, les documents que le demandeur de clémence a produits pour exposer, concrétiser et établir le contenu de ces déclarations ou de ces propositions.
38 Dans l’hypothèse où il serait répondu par la négative à la première question, il conviendrait de déterminer si la protection prévue par les directives 2014/104 et 2019/1 a au moins pour effet d’interdire durablement aux autres personnes mises en examen et/ou à d’autres parties à la procédure pénale, telles que les personnes lésées, l’accès auxdites déclarations et auxdites propositions.
39 Dans ces conditions, l’Oberlandesgericht Wien (tribunal régional supérieur de Vienne) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Les dispositions du droit de la concurrence de l’Union – notamment la directive [2014/104] et son article 6, paragraphes 6 et 7, son article 7, paragraphe 1, ainsi que la directive [2019/1] et son article 31, paragraphe 3 – doivent-elles être interprétées en ce sens que la protection, qui y est prévue, des déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et des propositions de transaction ainsi que des informations qui en découlent a un effet absolu, qui vaut également à l’égard des autorités répressives (ministère public et juridictions pénales), de sorte que les déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et les propositions de transaction ne peuvent pas être versées au dossier dans le cadre d’une procédure pénale et servir de base à d’autres enquêtes ?
2) Les dispositions du droit de la concurrence de l’Union – notamment la directive [2014/104] et son article 6, paragraphes 6 et 7, son article 7, paragraphe 1, ainsi que la directive [2019/1] et son article 31, paragraphe 3 – doivent-elles être interprétées en ce sens que la protection absolue des déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et des propositions de transaction (au sens de la [première question]) couvre également les documents et les informations qui en sont tirées qui ont été fournis par le témoin demandeur de clémence ou l’auteur de la proposition de transaction pour exposer, concrétiser et établir le contenu de la déclaration effectuée en vue d’obtenir la clémence ou de la proposition de transaction ?
3) Les dispositions du droit de la concurrence de l’Union – notamment la directive [2014/104] et son article 6, paragraphes 6 et 7, son article 7, paragraphe 1, ainsi que la directive [2019/1] et son article 31, paragraphe 3 – doivent-elles être interprétées en ce sens que la protection, qui y est prévue, des déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et des propositions de transaction (et des documents au sens de la [deuxième question]) ainsi que des informations qui en découlent a un effet absolu qui, dans une procédure pénale, s’applique également, d’une part, aux personnes mises en examen qui ne sont pas les auteurs de la déclaration effectuée en vue d’obtenir la clémence ou de la proposition de transaction en question, et, d’autre part, aux autres parties à la procédure pénale (notamment les personnes lésées qui font valoir des prétentions civiles), de sorte que les personnes mises en examen et les personnes lésées ne peuvent pas avoir accès aux déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence, aux propositions de transaction et aux documents y afférents, ainsi qu’aux informations qui en ont été tirées ? »
Sur les questions préjudicielles
Considérations liminaires
40 Il convient de rappeler que la procédure de renvoi préjudiciel prévue à l’article 267 TFUE instaure un dialogue de juge à juge entre la Cour et les juridictions des États membres ayant pour but d’assurer l’unité d’interprétation du droit de l’Union, ainsi que sa cohérence, son plein effet et son autonomie. Cette procédure fonctionne ainsi comme un instrument de coopération entre la Cour et les juridictions nationales, grâce auquel la première fournit aux secondes les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui leur sont nécessaires pour la solution du litige qu’elles sont appelées à trancher (arrêt du 5 décembre 2017, M.A.S. et M.B., C‑42/17, EU:C:2017:936, points 22 et 23 ainsi que jurisprudence citée).
41 À cet égard, il importe de souligner que, lorsqu’elle répond à des questions préjudicielles, il incombe à la Cour de prendre en compte, dans le cadre de la répartition des compétences entre les juridictions de l’Union et les juridictions nationales, le contexte factuel et réglementaire dans lequel s’insèrent ces questions, tel que défini par la décision de renvoi (arrêt du 5 décembre 2017, M.A.S. et M.B., C‑42/17, EU:C:2017:936, point 24 ainsi que jurisprudence citée).
42 Dans cette optique, il incombe également, le cas échéant, à la Cour de reformuler les questions qui lui sont soumises. En effet, la Cour a pour mission d’interpréter toutes les dispositions du droit de l’Union dont les juridictions nationales ont besoin afin de statuer sur les litiges qui leur sont soumis, même si ces dispositions ne sont pas indiquées expressément dans les questions qui lui sont adressées par ces juridictions (arrêt du 28 avril 2022, NovaText, C‑531/20, EU:C:2022:316, point 21 et jurisprudence citée).
43 Par ses questions dans la présente affaire, la juridiction de renvoi demande à être éclairée sur la portée des dispositions du droit de la concurrence de l’Union, notamment de l’article 6, paragraphes 6 et 7, et de l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2014/104 ainsi que de l’article 31, paragraphe 3, de la directive 2019/1.
44 Or, une interprétation de ces directives ne pourrait être pertinente pour la solution du litige au principal que si ce litige relevait de leur champ d’application.
45 Il convient de relever, à cet égard, en ce qui concerne, en premier lieu, le champ d’application de la directive 2014/104, que celle-ci établit, conformément à son article 1er, paragraphe 2, certaines règles régissant les recours en dommages et intérêts introduits au niveau national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Union. Il en résulte que le champ d’application matériel de cette directive, y compris celui des articles 6 et 7 de celle-ci, qui régissent, respectivement, la production de preuves figurant dans le dossier d’une autorité de concurrence et les limites à l’utilisation des preuves obtenues grâce à l’accès à ce dossier, est limité aux seules actions en dommages et intérêts intentées pour des infractions aux règles de concurrence et, partant, ne s’étend pas à d’autres types de recours (voir, en ce sens, arrêt du 20 avril 2023, Repsol Comercial de Productos Petrolíferos, C‑25/21, EU:C:2023:298, points 30 et 31).
46 Ainsi, ladite directive ne régit ni la question du transfert du dossier d’une autorité de concurrence à une autre autorité ni celle de l’accès à ce dossier en dehors des recours en dommages et intérêts susmentionnés. À ce dernier égard, il ressort de la réponse de la juridiction de renvoi à une demande d’éclaircissement de la Cour que l’affaire au principal ne porte pas sur un tel recours, car elle a trait à une opposition introduite dans le cadre d’une procédure d’enquête pénale où l’infraction concernée et, partant, les prétentions des personnes lésées qui s’y rapportent n’ont pas pour objet une infraction au droit de la concurrence. Il s’ensuit que, le litige au principal ne relevant pas du champ d’application de la directive 2014/104, l’interprétation de celle-ci n’est pas pertinente aux fins de la solution du litige au principal.
47 S’agissant, en second lieu, du champ d’application de la directive 2019/1, il ressort de l’article 1er, paragraphe 1, de cette directive que celle-ci vise, en substance, à assurer l’application effective des articles 101 et 102 TFUE. Cet article 1er prévoit, à son paragraphe 2, que ladite directive couvre, d’une part, l’application parallèle de ceux-ci et du droit national de la concurrence dans une affaire et, d’autre part, pour ce qui concerne les questions régies par l’article 31, paragraphes 3 et 4, de la même directive, également l’application isolée du droit national de la concurrence. Ce droit vise, conformément à l’article 2, paragraphe 1, point 6, de la directive 2019/1, les dispositions du droit national qui poursuivent principalement les mêmes objectifs que les articles 101 et 102 TFUE.
48 À cet égard, il convient de relever, en ce qui concerne la première question, que, à l’instar de la directive 2014/104, la directive 2019/1 ne régit pas le transfert du dossier d’une autorité de concurrence à une autre autorité dans le cadre d’un mécanisme d’entraide administrative et judiciaire tel que celui en cause au principal. En effet, l’accès des parties au dossier, auquel est consacré, conformément à son intitulé, l’article 31 de cette dernière directive, et une telle entraide administrative constituent, ainsi que M. l’avocat général l’a également relevé au point 59 de ses conclusions, des aspects juridiques distincts. Il s’ensuit que la directive 2019/1 n’est pas pertinente pour répondre à la première question.
49 Toutefois, les déclarations en vue d’obtenir la clémence et les propositions de transaction en cause au principal ont été établies et présentées à l’autorité fédérale de concurrence dans le cadre de la procédure menée par celle-ci, qui visait, selon les indications de la juridiction de renvoi, l’application de l’article 101 TFUE et du droit national de la concurrence poursuivant les mêmes objectifs que celui-ci.
50 Dès lors, afin d’assurer la sauvegarde de l’effet utile de l’article 101 TFUE, il y a lieu de vérifier si celui-ci s’oppose à une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, prévoyant un mécanisme d’entraide administrative. Il convient donc de considérer que, par sa première question, la juridiction de renvoi demande à la Cour d’interpréter l’article 101 TFUE.
51 Les deuxième et troisième questions visent, d’une part, l’étendue de la protection offerte par le droit de la concurrence de l’Union aux différentes pièces d’un dossier établi devant une autorité nationale de concurrence et, d’autre part, le droit d’accès aux documents et aux informations faisant partie de ce dossier, par différentes parties à une procédure d’enquête pénale.
52 À cet égard, il y a lieu de relever que, selon l’article 31, paragraphe 3, de la directive 2019/1, les États membres veillent à ce que l’accès aux déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence ou aux propositions de transaction ne soit accordé qu’aux parties visées par les procédures concernées et aux seules fins de l’exercice de leurs droits de la défense.
53 Or, ainsi que cela ressort du point 49 du présent arrêt, les déclarations en vue d’obtenir la clémence et les propositions de transaction en cause au principal ont été établies en application du droit de la concurrence de l’Union et du droit national poursuivant les mêmes objectifs que celui-ci.
54 Dès lors, étant donné, d’une part, que, ainsi que l’énonce l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 2019/1, celle-ci couvre, en ce qui concerne les questions régies par l’article 31, paragraphes 3 et 4, de cette directive, l’application isolée du droit national de la concurrence , et, d’autre part, que, ainsi que M. l’avocat général l’a indiqué au point 55 de ses conclusions, cet article 31, paragraphe 3, accorde une protection à de telles déclarations et à de telles propositions, qui doit être assurée indépendamment du contexte dans lequel ces déclarations et ces propositions sont utilisées, l’interprétation de cette dernière disposition est pertinente pour répondre aux deuxième et troisième questions.
55 Ces considérations sont corroborées, d’une part, par le fait que, ainsi que cela ressort des considérants 50 et 72 de la directive 2019/1, le législateur de l’Union a réitéré l’importance des programmes de clémence pour l’application effective des articles 101 et 102 TFUE ainsi que la nécessité, pour assurer l’efficacité de ces programmes, d’atténuer le risque de divulgation de preuves auto-incriminantes en dehors du cadre de l’enquête pour les besoins de laquelle ces preuves ont été fournies. D’autre part, ainsi que cela ressort des travaux préparatoires de cette directive, l’article 31, paragraphe 3, de celle-ci vise à compléter la protection accordée aux déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et aux propositions de transaction par la directive 2014/104, qui avait harmonisé la protection de ces documents dans le contexte des actions en dommages et intérêts devant les juridictions nationales pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres ou de l’Union, mais qui ne visait toutefois pas d’autres cas de figure, tels que l’utilisation desdits documents dans le cadre d’autres procédures civiles, administratives ou pénales ou l’accès du public aux mêmes documents, le niveau de protection accordé à ceux-ci ayant été considérablement différent d’un État membre à l’autre dans ces autres cas.
56 En outre, au vu de ce qui ressort des points 49 et 53 du présent arrêt et, en particulier, du fait que les déclarations en vue d’obtenir la clémence et les propositions de transaction en cause au principal ont été établies et présentées à l’autorité fédérale de concurrence en application, notamment, de l’article 101 TFUE et, partant, dans le cadre de la mise en œuvre du droit de la concurrence de l’Union, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), il y a lieu de relever que l’interprétation de l’article 31, paragraphe 3, de la directive 2019/1 doit être effectuée également à la lumière des dispositions de la Charte.
Sur la première question
57 Au vu des considérations liminaires qui précèdent, il convient de considérer que, par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 101 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale selon laquelle l’autorité nationale de concurrence et la juridiction nationale compétente en matière d’ententes sont tenues, dans le cadre du mécanisme d’assistance administrative prévu par cette réglementation, de transmettre au ministère public, à la demande de celui-ci, les dossiers de cette autorité et de cette juridiction, y compris les déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et les propositions de transaction figurant dans ces dossiers, ainsi que les informations qui en découlent.
58 Il convient de rappeler que, selon une jurisprudence bien établie, de même qu’il crée des charges dans le chef des particuliers, le droit de l’Union est aussi destiné à engendrer des droits qui entrent dans le patrimoine juridique de ces particuliers. Ces droits naissent non seulement lorsqu’une attribution explicite en est faite par les traités, mais aussi en raison d’obligations que ceux-ci imposent d’une manière bien définie tant aux particuliers qu’aux États membres et aux institutions de l’Union (arrêt du 20 avril 2023, Repsol Comercial de Productos Petrolíferos, C‑25/21, EU:C:2023:298, point 49 et jurisprudence citée).
59 En outre, l’article 101, paragraphe 1, TFUE produit des effets directs dans les relations entre les particuliers et engendre des droits dans le chef des justiciables, que les juridictions nationales doivent sauvegarder (voir, en ce sens, arrêt du 20 avril 2023, Repsol Comercial de Productos Petrolíferos, C‑25/21, EU:C:2023:298, point 50 et jurisprudence citée).
60 En l’occurrence, ainsi qu’il ressort du point 49 du présent arrêt, les déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et les propositions de transaction en cause au principal apparaissent avoir été établies en application de l’article 101 TFUE et d’une disposition nationale poursuivant, en substance, les mêmes objectifs que cet article.
61 Cependant, un mécanisme d’assistance administrative, tel que celui prévu par la réglementation nationale concernée, qui implique l’obligation, pour les organes publics, de se prêter mutuellement assistance dans le cadre de leurs domaines de compétence respectifs et en application duquel l’autorité de concurrence et la juridiction compétente en matière d’ententes sont tenues de transmettre au ministère public les dossiers demandés par celui-ci, y compris les déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et les propositions de transaction, même aux fins de procédures pénales n’ayant pas pour objet une infraction au droit de la concurrence, n’est pas régi, en tant que tel, par le droit de l’Union.
62 À cet égard, il convient toutefois de rappeler que, si l’établissement d’un tel mécanisme d’assistance administrative relève de la compétence des États membres, ceux-ci doivent exercer cette compétence dans le respect du droit de l’Union et, spécifiquement, lorsque le droit de la concurrence est susceptible d’être affecté, ils doivent veiller à ce que les règles qu’ils établissent ou appliquent ne portent pas atteinte à l’application effective des articles 101 et 102 TFUE (voir, en ce sens, arrêt du 30 janvier 2025, Caronte & Tourist, C‑511/23, EU:C:2025:42, point 44 ainsi que jurisprudence citée).
63 Il convient de rappeler également que les programmes de clémence constituent, ainsi que la Cour l’a déjà souligné, des outils utiles dans la lutte efficace pour déceler et mettre fin à des violations des règles de concurrence et servent, ainsi, l’objectif de l’application effective des articles 101 TFUE et 102 TFUE. Or, l’efficacité de ces programmes pourrait être affectée si les personnes impliquées dans les violations du droit de la concurrence étaient dissuadées d’utiliser la possibilité offerte par de tels programmes face à l’éventualité d’une communication des documents relatifs à une procédure de clémence à des sujets autres que ceux pour lesquels ces documents ont été soumis, tels que les personnes désirant intenter une action en dommages et intérêts (voir, en ce sens, arrêts du 14 juin 2011, Pfleiderer, C‑360/09, EU:C:2011:389, points 25 à 27, ainsi que du 6 juin 2013, Donau Chemie e.a., C‑536/11, EU:C:2013:366, point 42).
64 En outre, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé, respectivement, aux points 66 et 69 de ses conclusions, d’une part, l’effet utile de l’article 101 TFUE peut également être compromis par une procédure n’ayant pas pour objet la mise en œuvre de cet article et, d’autre part, bien que les directives 2014/104 et 2019/1 ne soient pas applicables à un mécanisme d’assistance administrative entre les autorités nationales d’un même État membre tel que celui en cause au principal, les risques liés à la divulgation des documents auto-incriminants, identifiés par ces directives, susceptibles d’affaiblir l’intérêt qu’ont les demandeurs de clémence potentiels à coopérer avec les autorités nationales de la concurrence, se présentent également dans le cadre de ce mécanisme.
65 Il convient donc de constater qu’un tel mécanisme d’assistance administrative doit être aménagé de façon à préserver l’effet utile de l’article 101 TFUE, notamment en prévenant que, en raison de l’accès aux déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et aux propositions de transaction, leur protection, prévue par le droit de l’Union, soit vidée de son sens.
66 Compte tenu des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question que l’article 101 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale selon laquelle l’autorité nationale de concurrence et la juridiction nationale compétente en matière d’ententes sont tenues, dans le cadre du mécanisme d’assistance administrative prévu par cette réglementation, de transmettre au ministère public, à la demande de celui-ci, les dossiers de cette autorité et de cette juridiction, y compris les déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et les propositions de transaction figurant dans ces dossiers, ainsi que les informations qui en découlent, à condition qu’un tel mécanisme ne porte pas atteinte à l’effet utile de cet article.
Sur la deuxième question
67 Compte tenu des considérations liminaires exposées aux points 40 à 56 du présent arrêt, il convient de considérer que, par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 31, paragraphe 3, de la directive 2019/1 doit être interprété en ce sens que la protection qu’il accorde aux déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et aux propositions de transactions couvre également les documents et les informations qui ont été fournis pour exposer, concrétiser et établir le contenu de ces déclarations et de ces propositions.
68 À cet égard, l’article 2, paragraphe 1, point 17, de la directive 2019/1 définit la notion de « déclaration effectuée en vue d’obtenir la clémence » comme étant tout exposé oral ou écrit, ou toute transcription d’un tel exposé, présenté spontanément à une autorité nationale de concurrence, établi expressément pour être soumis à cette dernière, par une entreprise ou une personne physique, ou en leur nom, qui décrit la connaissance qu’a cette entreprise ou cette personne physique d’une entente et qui décrit leur rôle dans cette entente, en vue d’obtenir une immunité d’amendes ou une réduction du montant de celles-ci dans le cadre d’un programme de clémence. La notion de « proposition de transaction » est définie, quant à elle, à cet article 2, paragraphe 1, point 18, comme étant une présentation spontanée par une entreprise, ou en son nom, à une telle autorité d’une déclaration reconnaissant la participation de cette entreprise à une infraction au droit de la concurrence et sa responsabilité dans cette infraction, ou renonçant à contester une telle participation et la responsabilité qui en découle, établie spécifiquement pour permettre à ladite autorité d’appliquer une procédure simplifiée ou accélérée.
69 Il s’ensuit que l’article 31, paragraphe 3, de la directive 2019/1 protège les documents dont le contenu, la finalité et les conditions d’élaboration correspondent aux définitions rappelées au point précédent du présent arrêt.
70 Or, selon ces définitions, les déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et les propositions de transaction n’englobent pas les informations préexistantes, lesquelles, selon l’article 2, paragraphe 1, point 17, de la directive 2019/1, correspondent à toute preuve qui existe indépendamment de la procédure de mise en œuvre, qu’elle figure ou non dans le dossier d’une autorité de concurrence, telle que les documents datant de l’époque de l’infraction concernée.
71 En outre, il y a lieu de relever que l’article 31, paragraphe 3, de la directive 2019/1, qui porte sur l’accès au dossier d’une autorité de concurrence, vise expressément les déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et les propositions de transaction, en limitant l’accès à ceux-ci aux parties à la procédure concernée, et ce aux seules fins de l’exercice de leurs droits de la défense.
72 Il convient donc de constater que cette disposition ne concerne pas l’accès aux autres pièces de ce dossier, telles que les annexes et les informations qui sont tirées de ces déclarations et de ces propositions visant à exposer, à concrétiser et à établir le contenu de celles-ci.
73 Cette constatation est corroborée par la jurisprudence constante selon laquelle toute personne est en droit de demander réparation du préjudice que lui aurait causé un comportement anticoncurrentiel. Un tel droit renforce, en effet, le caractère opérationnel des règles de concurrence de l’Union et est de nature à décourager les accords ou les pratiques, souvent dissimulés, susceptibles de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence. Dans cette perspective, les actions en dommages et intérêts, devant les juridictions nationales, sont susceptibles de contribuer substantiellement au maintien d’une concurrence effective dans l’Union (arrêt du 14 juin 2011, Pfleiderer, C‑360/09, EU:C:2011:389, points 28 et 29).
74 En outre, les litiges concernant des infractions au droit de la concurrence de l’Union et au droit national de la concurrence se caractérisent, en principe, par une asymétrie d’information au détriment de la personne lésée, ce qui rend plus difficile pour celle-ci d’obtenir les informations indispensables pour intenter une action en dommages et intérêts que pour les autorités de concurrence d’obtenir les informations nécessaires aux fins de l’exercice de leurs pouvoirs d’appliquer le droit de la concurrence (arrêt du 22 juin 2022, Volvo et DAF Trucks, C‑267/20, EU:C:2022:494, point 55).
75 De plus, la Cour a jugé que, tandis que la publication, sous forme de citations littérales, d’une déclaration en vue d’obtenir la clémence n’est en aucun cas permise, la publication d’éléments d’information tirés des documents fournis par une entreprise au soutien d’une telle déclaration est autorisée dans le respect de la protection due, notamment, aux secrets d’affaires, au secret professionnel ou aux autres informations confidentielles (voir, en ce sens, arrêt du 14 mars 2017, Evonik Degussa/Commission, C‑162/15 P, EU:C:2017:205, point 87).
76 Il ressort de ces éléments que le niveau de protection des documents établis sur la base des déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et des propositions de transaction, ou annexés à ces déclarations et à ces propositions, ainsi que des informations qui en sont tirées n’est pas le même que celui accordé par le droit de la concurrence de l’Union auxdites déclarations et auxdites propositions.
77 Au vu de ces considérations, il convient de répondre à la deuxième question que l’article 31, paragraphe 3, de la directive 2019/1 doit être interprété en ce sens que la protection qu’il accorde aux déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et aux propositions de transaction ne couvre pas les documents et les informations qui ont été fournis pour exposer, concrétiser et établir le contenu de ces déclarations et de ces propositions.
Sur la troisième question
78 Compte tenu des considérations liminaires exposées aux points 40 à 56 du présent arrêt, il convient de considérer que, par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 31, paragraphe 3, de la directive 2019/1, lu à la lumière de l’article 47, premier et deuxième alinéas, et de l’article 48, paragraphe 2, de la Charte, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale selon laquelle, dans le cadre d’une procédure pénale, n’ayant pas pour objet une infraction au droit de la concurrence, ont le droit d’accéder aux déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et aux propositions de transaction, établies aux fins d’une procédure devant une autorité nationale de concurrence et transmises aux autorités pénales nationales, les personnes mises en examen qui ne sont pas les auteurs de ces déclarations ou de ces propositions ainsi que les autres parties à cette procédure pénale, notamment les personnes lésées par l’infraction au droit de la concurrence concernée, qui demandent la réparation du préjudice causé par cette infraction.
79 À cet égard, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé au point 96 de ses conclusions, la protection des déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et des propositions de transaction poursuit deux finalités intrinsèquement liées, à savoir celle de protéger les personnes concernées contre les risques liés à la divulgation des documents auto-incriminants et celle de veiller à ce que l’accès à ces documents ne porte pas préjudice à des intérêts publics, tels que l’efficacité de la politique de répression des violations du droit de la concurrence, dans la mesure où un accès généralisé auxdits documents pourrait dissuader les personnes impliquées dans une violation des articles 101 et 102 TFUE de coopérer avec les autorités nationales de concurrence.
80 En l’occurrence, il ressort du dossier dont dispose la Cour que, selon la réglementation nationale applicable au litige au principal, tant les parties mises en examen dans le cadre d’une procédure d’enquête pénale que les autres parties à cette procédure, telles que les personnes lésées par l’infraction au droit de la concurrence concernée, qui demandent réparation du préjudice causé par celle-ci, ont le droit d’accéder aux déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et aux propositions de transaction jointes au dossier relatif à ladite procédure.
81 Or, ainsi qu’il ressort des points 49, 53, 56 et 60 du présent arrêt, les déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et les propositions de transaction en cause au principal ont été établies en application du droit de la concurrence de l’Union et la protection qui leur est accordée par l’article 31, paragraphe 3, de la directive 2019/1 doit être assurée indépendamment du contexte dans lequel elles sont utilisées. Par conséquent, il y a lieu de vérifier si cette disposition s’oppose à une réglementation nationale telle que celle visée au point précédent du présent arrêt.
82 À cet égard, en ce qui concerne, en premier lieu, l’accès aux déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et aux propositions de transaction par des personnes mises en examen qui ne sont pas les auteurs de tels documents, il y a lieu de rappeler que, selon un principe général d’interprétation, l’article 31, paragraphe 3, de la directive 2019/1 doit être interprété, dans la mesure du possible, d’une manière qui ne remette pas en cause sa validité et en conformité avec l’ensemble du droit primaire de l’Union et, notamment, avec les dispositions de la Charte [voir, en ce sens, arrêt du 16 novembre 2023, Ligue des droits humains (Vérification du traitement des données par l’autorité de contrôle), C‑333/22, EU:C:2023:874, point 57], en l’occurrence, avec l’article 47 de celle-ci, qui consacre le droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial, ainsi qu’avec son article 48, paragraphe 2, qui vise à garantir le respect des droits de la défense.
83 En outre, conformément à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, les droits que contient celle-ci ont le même sens et la même portée que les droits correspondants garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »), ce qui ne fait pas obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue. Dans l’interprétation des droits garantis par l’article 47, premier et deuxième alinéas, ainsi que par l’article 48, paragraphe 2, de la Charte, la Cour doit donc tenir compte des droits correspondants garantis par les articles 6 et 13 de la CEDH, tel qu’interprétés par la Cour européenne des droits de l’homme, en tant que seuil de protection minimale [arrêt du 22 juin 2023, K.B. et F.S. (Relevé d’office dans le domaine pénal), C‑660/21, EU:C:2023:498, point 41 ainsi que jurisprudence citée].
84 À cet égard, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé, concernant les droits de la défense garantis par l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, que cette disposition exige, en principe, que les autorités pénales donnent accès aux personnes mises en examen à l’ensemble des preuves pertinentes à charge ou décharge en leur possession. Cet accès concerne tant les preuves qui sont directement relatives aux faits d’une affaire que les éléments relatifs à la recevabilité et au caractère fiable et complet de celles-ci. Cette juridiction a cependant relevé que ce droit d’accès au dossier d’une procédure pénale n’est pas absolu et que, dans certains cas, il peut être nécessaire de dissimuler certaines preuves à la défense, de façon à préserver les droits fondamentaux d’un autre individu ou à sauvegarder un intérêt public important. Toutefois, selon ladite juridiction, seules les mesures restreignant les droits de la défense qui sont absolument nécessaires sont légitimes au regard de la CEDH (voir, en ce sens, Cour EDH, 12 février 2019, Yakuba c. Ukraine, CE:ECHR:2019:0212JUD000145209, § 43 et 44).
85 En outre, la Cour européenne des droits de l’homme a considéré qu’une procédure dans laquelle l’accès à des preuves a été refusé en s’appuyant sur la nature des documents litigieux et non sur une analyse de leur contenu était, de ce fait, gravement viciée (voir, en ce sens, Cour EDH, 11 décembre 2008, Mirilachvili c. Russie, CE:ECHR:2008:1211JUD000629304, § 206 à 208).
86 Il s’ensuit que, afin de garantir la protection des droits des personnes mises en examen dans le cadre d’une procédure d’enquête pénale, consacrés à l’article 47, premier et deuxième alinéas, et à l’article 48, paragraphe 2, de la Charte, l’article 31, paragraphe 3, de la directive 2019/1 ne saurait être interprété comme s’opposant de manière absolue à ce que, aux fins de l’exercice de leurs droits de la défense, ces personnes aient accès aux déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et aux propositions de transaction jointes au dossier relatif à cette procédure, en particulier dans le cas où des griefs formés à l’égard desdites personnes sont fondés sur des éléments y figurant. En effet, il ressort du libellé même de cette dernière disposition que les parties visées par les procédures concernées ont un droit d’accès à ces déclarations ou à ces propositions précisément aux fins de cet exercice. Cet accès ne saurait donc être refusé sur le seul fondement de la nature desdites déclarations et desdites propositions, leur non-divulgation aux mêmes personnes n’étant susceptible d’être justifiée que par des motifs tenant à la protection d’un intérêt public donné, notamment de la confidentialité des informations contenues dans ces documents et de l’effet utile du droit de la concurrence de l’Union, à l’issue d’un examen au cas par cas.
87 S’agissant, en second lieu, de l’accès aux déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et aux propositions de transaction par les parties à une procédure d’enquête pénale autres que les personnes mises en examen, il convient de rappeler que, ainsi qu’il a été relevé au point 63 du présent arrêt, les programmes de clémence constituent des outils utiles dans la lutte efficace contre des violations de règles de concurrence et contribuent à assurer l’application effective de l’article 101 TFUE. Ainsi qu’il ressort également de la jurisprudence citée à ce point et des considérants 50 et 72 de la directive 2019/1, les personnes impliquées dans les violations du droit de la concurrence seraient dissuadées d’utiliser la possibilité offerte par de tels programmes et il pourrait être porté atteinte à cette application effective si des documents relatifs à une procédure de clémence pouvaient être communiqués, en particulier, aux personnes désirant intenter une action en dommages et intérêts.
88 À cet égard, il ressort de l’article 31, paragraphe 3, de la directive 2019/1 que le droit de la concurrence de l’Union autorise l’accès aux déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et aux propositions de transaction établies dans le cadre d’une procédure de mise en œuvre de l’autorité nationale de la concurrence uniquement aux parties visées par ces procédures et aux seules fins de l’exercice de leurs droits de la défense. Or, l’expression « parties visées par les procédures concernées », figurant à cette disposition, ne saurait être comprise comme englobant les personnes lésées susceptibles d’introduire une action en dommages et intérêts.
89 Ainsi, ladite disposition serait vidée de son sens si le droit national n’accordait pas aux déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et aux propositions de transaction, après leur transfert aux autorités pénales dans le cadre d’une procédure d’enquête pénale menée par celles-ci, en application d’un mécanisme d’entraide administrative, une protection équivalente à celle qui leur est assurée par le droit de la concurrence de l’Union et, en particulier, si toute partie à cette procédure, y compris les personnes lésées susceptibles d’introduire une action en dommages et intérêts, avait accès à ces déclarations et à ces propositions.
90 Il convient, dès lors, de constater qu’un tel accès est susceptible de nuire à l’effet utile de l’article 31, paragraphe 3, de la directive 2019/1 et ne saurait donc être accordé aux parties à une procédure d’enquête pénale autres que les personnes mises en examen et, en particulier, aux personnes lésées par l’infraction au droit de la concurrence concernée, qui demandent réparation du préjudice causé par celle-ci.
91 Par ailleurs, dans la mesure où il ressort du dossier dont dispose la Cour que, selon le droit national applicable, les personnes autres que les parties mises en examen dans le cadre d’une procédure d’enquête pénale ont le droit d’accéder aux déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et aux propositions de transaction figurant au dossier de cette enquête, il convient d’ajouter que, afin de garantir l’effectivité de l’ensemble des dispositions du droit de l’Union, le principe de primauté impose aux juridictions nationales d’interpréter, dans toute la mesure possible, leur droit interne de manière conforme au droit de l’Union. Ces juridictions sont donc tenues, lorsqu’elles appliquent le droit national, d’interpréter celui-ci, dans toute la mesure possible, à la lumière du texte et de la finalité des dispositions pertinentes du droit de l’Union, en prenant en considération l’ensemble du droit interne et en faisant application des méthodes d’interprétation reconnues par celui-ci, afin de garantir la pleine effectivité de ces dispositions et d’aboutir à une solution conforme à la finalité poursuivie par celles-ci (voir, en ce sens, arrêt du 30 janvier 2025, Caronte & Tourist, C‑511/23, EU:C:2025:42, points 78 et 79 ainsi que jurisprudence citée).
92 Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la troisième question que l’article 31, paragraphe 3, de la directive 2019/1, lu à la lumière de l’article 47, premier et deuxième alinéas, et de l’article 48, paragraphe 2, de la Charte, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale selon laquelle, dans le cadre d’une procédure pénale, n’ayant pas pour objet une infraction au droit de la concurrence, ont le droit d’accéder aux déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et aux propositions de transaction, établies aux fins d’une procédure devant une autorité nationale de concurrence et transmises aux autorités pénales nationales, les personnes mises en examen qui ne sont pas les auteurs de ces déclarations ou de ces propositions, mais s’oppose à une réglementation nationale selon laquelle ont droit à un tel accès les autres parties à cette procédure pénale, notamment les personnes lésées par l’infraction au droit de la concurrence concernée, qui demandent la réparation du préjudice causé par cette infraction.
Sur les dépens
93 La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.
Par ces motifs, la Cour (cinquième chambre) dit pour droit :
1) L’article 101 TFUE doit être interprété en ce sens que :
il ne s’oppose pas à une réglementation nationale selon laquelle l’autorité nationale de concurrence et la juridiction nationale compétente en matière d’ententes sont tenues, dans le cadre du mécanisme d’assistance administrative prévu par cette réglementation, de transmettre au ministère public, à la demande de celui-ci, les dossiers de cette autorité et de cette juridiction, y compris les déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et les propositions de transaction figurant dans ces dossiers, ainsi que les informations qui en découlent, à condition qu’un tel mécanisme ne porte pas atteinte à l’effet utile de cet article.
2) L’article 31, paragraphe 3, de la directive (UE) 2019/1 du Parlement européen et du Conseil, du 11 décembre 2018, visant à doter les autorités de concurrence des États membres des moyens de mettre en œuvre plus efficacement les règles de concurrence et à garantir le bon fonctionnement du marché intérieur, doit être interprété en ce sens que :
la protection qu’il accorde aux déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et aux propositions de transaction ne couvre pas les documents et les informations qui ont été fournis pour exposer, concrétiser et établir le contenu de ces déclarations et de ces propositions.
3) L’article 31, paragraphe 3, de la directive 2019/1, lu à la lumière de l’article 47, premier et deuxième alinéas, et de l’article 48, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doit être interprété en ce sens que :
il ne s’oppose pas à une réglementation nationale selon laquelle, dans le cadre d’une procédure pénale, n’ayant pas pour objet une infraction au droit de la concurrence, ont le droit d’accéder aux déclarations effectuées en vue d’obtenir la clémence et aux propositions de transaction, établies aux fins d’une procédure devant une autorité nationale de concurrence et transmises aux autorités pénales nationales, les personnes mises en examen qui ne sont pas les auteurs de ces déclarations ou de ces propositions, mais s’oppose à une réglementation nationale selon laquelle ont droit à un tel accès les autres parties à cette procédure pénale, notamment les personnes lésées par l’infraction au droit de la concurrence concernée, qui demandent la réparation du préjudice causé par cette infraction.