Cass. 3e civ., 18 septembre 2025, n° 23-24.005
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
PARTIES
Défendeur :
Le Bourgeon (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Proust
Avocats :
SAS Buk Lament-Robillot, SCP Piwnica et Molinié
Mme [P] [D], domiciliée [Adresse 1], a formé le pourvoi n° T 23-24.005 contre l'arrêt rendu le 21 mars 2023 par la cour d'appel de Fort-de-France (chambre civile), dans le litige l'opposant à la société Le Bourgeon, société à responsabilité limitée, dont le siège est [Adresse 2], défenderesse à la cassation.
La demanderesse invoque, à l'appui de son pourvoi, deux moyens de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Oppelt, conseillère, les observations de la SAS Buk Lament-Robillot, avocat de Mme [D], de la SCP Piwnica et Molinié, avocat de la société Le Bourgeon, et l'avis de Mme Compagnie, avocate générale, après débats en l'audience publique du 17 juin 2025 où étaient présents Mme Proust, conseillère doyenne faisant fonction de présidente, Mme Oppelt, conseillère rapporteure, Mme Grandjean, conseillère faisant fonction de doyenne, Mme Grall, M. Bosse-Platière, Mme Pic, conseillers, Mmes Schmitt, Aldigé, M. Baraké, Mmes Gallet, Davoine, MM. Pons, Choquet, conseillers référendaires, et Mme Letourneur, greffière de chambre,
la troisième chambre civile de la Cour de cassation, composée, en application de l'article R. 431-5 du code de l'organisation judiciaire, des présidente et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt;
1. Selon l'arrêt attaqué (Fort-de-France, 21 mars 2023), rendu sur renvoi après cassation (3e Civ., 3 juin 2021, pourvoi n° 19-18.489), la société Le Bourgeon (la bailleresse) a, pour une durée de vingt-trois mois, à compter du 15 novembre 2011, donné à bail à Mme [D] (la locataire) un local à usage commercial, l'article 12 de ce contrat prévoyant le versement par le preneur d'une « indemnité de pas de porte », fixée à la somme de 12 000 euros, en cas de conclusion d'un nouveau bail soumis au statut des baux commerciaux.
2. A l'issue du bail, la locataire est demeurée dans les lieux, sans signature d'un nouveau contrat ni versement de l'indemnité.
3. La bailleresse l'a assignée en constatation de la résiliation du bail, expulsion et condamnation au paiement de l'indemnité de 12 000 euros, formant à titre additionnel des demandes en prononcé de la résiliation du bail pour défaut de paiement des loyers et en paiement des loyers échus jusqu'au prononcé de la résiliation.
4. La locataire, qui a quitté les locaux en cours d'instance, a opposé une exception d'inexécution à la demande en paiement des loyers et formé, à titre reconventionnel, en cause d'appel une demande en paiement de dommages-intérêts pour manquement de la bailleresse à son obligation de délivrance.
Sur le premier moyen, pris en sa première branche
5. La locataire fait grief à l'arrêt de rejeter sa demande de dommages-intérêts en réparation du préjudice matériel causé par les infiltrations subies par le local loué, survenues courant août 2016, alors « que la pièce n° 9 produite en appel par la locataire consistait dans l'évaluation faite par l'expert, la société Texa, le 13 mars 2018, du montant des dommages résultant du dégât des eaux du 18 août 2016, laquelle avait été approuvée par cette dernière le 15 mars suivant ; qu'en jugeant, pour rejeter sa demande d'indemnisation du préjudice matériel causé par ce sinistre, que l'assurance MAAF assurances avait proposé une indemnisation du dommage à concurrence de 30 863,66 euros par courrier du 13 mars 2018 consistant en la pièce n° 9 produite par l'appelante qui avait approuvé ladite proposition et qu'en l'absence de toute autre pièce de l'assurance confirmant les allégations de l'appelante selon lesquelles la somme proposée n'aurait pas été versée, il doit être retenu que cette dernière a perçu cette somme, la cour a dénaturé la pièce n° 9 précitée qui constituait l'évaluation de l'expert, violant ainsi le principe interdisant au juge de dénaturer les pièces qui lui sont soumises. »
Vu l'obligation pour le juge de ne pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis :
6. Pour rejeter la demande de la locataire en réparation de son préjudice matériel causé par les infiltrations, l'arrêt énonce que le trouble de jouissance subi par la locataire, en raison des désordres constatés dans les locaux selon constat du 25 août 2016, est établi, mais que le préjudice matériel qui en est résulté a donné lieu à proposition d'indemnisation par la société MAAF assurances le 13 mars 2018 à concurrence de 30 863,66 euros selon la pièce n° 9 de la locataire, qui fait référence au dégât des eaux du 18 août 2016, proposition qui a été acceptée, ce dont il résulte que la locataire, qui ne justifie pas d'un préjudice matériel plus important que celui pris en charge par son assurance, a perçu cette somme.
7. En statuant ainsi, alors que la pièce n° 9 figurant sur le bordereau de communication de pièces de la locataire était une lettre de l'expert mandaté par l'assureur proposant un règlement du sinistre avant envoi du rapport à l'assureur pour que celui-ci formule ensuite ses propositions d'indemnisation, la cour d'appel, qui en a dénaturé les termes clairs et précis, a violé le principe susvisé.
Et sur le second moyen, pris en sa deuxième branche
8. La locataire fait grief à l'arrêt de la condamner à payer à la bailleresse la somme de 1 270 euros au titre des loyers des mois de mars et avril 2015 et la somme de 7 620 euros au titre des loyers des mois de janvier à décembre 2016, alors « que celui qui se prévaut de l'exception d'inexécution n'est pas tenu à une mise en demeure préalable ; qu'en se fondant, pour dire que Mme [D] ne pouvait utilement se prévaloir d'une exception d'inexécution avant le 28 décembre 2016, sur l'absence de pièce démontrant qu'antérieurement à cette date elle n'avait pu exploiter son commerce et avait sollicité de la bailleresse l'exécution de travaux, la cour d'appel a violé l'article 1184 du code civil dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016 et l'article 1728 du code civil. »
Vu les articles 1184, alinéa 1er, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, 1719 et 1728 du code civil :
9. Aux termes du premier de ces textes, la condition résolutoire est toujours sous-entendue dans les contrats synallagmatiques, pour le cas où l'une des deux parties ne satisfera point à son engagement.
10. Selon le deuxième, le bailleur est obligé, par la nature du contrat, et sans qu'il soit besoin d'aucune stipulation particulière de délivrer au preneur la chose louée, d'entretenir cette chose en état de servir à l'usage pour lequel elle a été louée et d'en faire jouir paisiblement le preneur pendant la durée du bail.
11. Selon le dernier, le preneur est tenu de payer le prix du bail aux termes convenus.
12. Il en résulte que le preneur peut se prévaloir d'une exception d'inexécution pour refuser, à compter du jour où les locaux sont, en raison du manquement du bailleur à ses obligations, impropres à l'usage auquel ils étaient destinés, d'exécuter son obligation de paiement des loyers sans être tenu de délivrer une mise en demeure préalable.
13. Pour condamner la locataire à payer à la bailleresse les loyers des mois de janvier à décembre 2016, l'arrêt retient qu'en l'absence de toute pièce démontrant qu'antérieurement au 18 août 2016, elle n'a pu exploiter son commerce, elle ne peut utilement se prévaloir d'une exception d'inexécution avant le 28 décembre 2016, date à laquelle elle a tiré les conséquences du refus de la bailleresse d'exécuter les travaux sollicités aux termes de sa mise en demeure du 1er novembre 2016, ayant informé la bailleresse de l'état du local et de l'impossibilité de l'exploiter.
14. En statuant ainsi, en exigeant une mise en demeure, la cour d'appel, qui a ajouté à la loi une condition qu'elle ne prévoit pas, a violé les textes susvisés.
Portée et conséquences de la cassation
15. La cassation prononcée sur le second moyen n'entraîne pas la cassation du chef de dispositif condamnant la locataire à payer à la bailleresse la somme de 1 270 euros au titre des loyers des mois de mars et avril 2015, qui sont justifiés par d'autres motifs de l'arrêt non remis en cause.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs, la Cour :
CASSE et ANNULE, mais seulement en ce qu'il déboute Mme [P] [D] de sa demande de dommages et intérêts en réparation du préjudice matériel causé par les infiltrations subies par le local loué survenu courant août 2016 et en ce qu'il la condamne à payer à la société Le Bourgeon la somme de 7 620 euros au titre des loyers des mois de janvier à décembre 2016 inclus, l'arrêt rendu le 21 mars 2023, entre les parties, par la cour d'appel de Fort-de-France ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Fort-de-France, autrement composée ;
Condamne la société Le Bourgeon aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par la société Le Bourgeon et la condamne à payer à la SAS Buk Lament-Robillot la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;