Livv
Décisions

CA Rennes, 2e ch., 14 octobre 2025, n° 24/06616

RENNES

Arrêt

Autre

CA Rennes n° 24/06616

14 octobre 2025

2ème Chambre

ARRÊT N°340

N° RG 24/06616

N° Portalis DBVL-V-B7I-VOGR

(Réf 1ère instance : 22/02303)

(3)

Mme [T] [D]

C/

S.A. BANCO BPI

Copie exécutoire délivrée

le :

à :

- Me GABORIT

- Me DEBUYSER

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

COUR D'APPEL DE RENNES

ARRÊT DU 14 OCTOBRE 2025

COMPOSITION DE LA COUR LORS DES DÉBATS ET DU DÉLIBÉRÉ :

Président : Monsieur David JOBARD, Président de Chambre,

Assesseur : Monsieur Jean-François POTHIER, Conseiller,

Assesseur : Madame Valérie PICOT-POSTIC, Conseiller,

GREFFIER :

Madame Aichat ASSOUMANI, lors des débats, et Madame Rozenn COURTEL, lors du prononcé,

DÉBATS :

A l'audience publique du 17 Juin 2025

ARRÊT :

Contradictoire, prononcé publiquement le 14 Octobre 2025 par mise à disposition au greffe comme indiqué à l'issue des débats

****

APPELANTE :

Madame [T] [D]

née le [Date naissance 1] 1949 à [Localité 5]

[Adresse 3]

[Localité 2]

Représentée par Me Mathilde GABORIT, Postulant, avocat au barreau de RENNES

Représentée par Me Arnaud DELOMEL, Plaidant, avocat au barreau de RENNES

INTIMÉE :

S.A. BANCO BPI

[Adresse 4]

[Localité 6] - PORTUGAL

Représentée par Me Laetitia DEBUYSER de la SCP DEBUYSER/PLOUX, Postulant, avocat au barreau de QUIMPER

Représentée par Me Mari-Carmen GALLARDO-ARDOUIN, Plaidant, avocat au barreau de PARIS,

EXPOSE DU LITIGE

En mars et avril 2018, Mme [T] [D] a investi dans la crypto-monnaie et a procédé à quatre virements d'un montant total de 48 500 euros sur des comptes ouverts au Portugal dans les livres de la société de droit portugais Banco BPI SA.

Elle a également effectué deux autres virements pour un montant total de 10 066,15 € sur des comptes bancaires ouverts à l'étranger dans les livres d'autres banques.

Faisant valoir que les sommes ont été intégralement perdues, Mme [T] [D] a déposé plainte pour escroquerie le 3 juin 2018. Une information judiciaire a été ouverte.

Reprochant à sa banque, la Caisse régionale de Crédit Agricole Mutuel de Finistère et à la société Banco BPI SA d'avoir manqué à leur devoir de vigilance, la première dans l'appréciation du caractère anormal des virements par rapport au fonctionnement de son compte bancaire et la seconde, dans l'ouverture et la tenue des comptes ouverts par les sociétés au bénéfice desquelles elle a effectué des virements, Mme [D] les a faites assigner, suivant actes en date des 13 et 14 décembre 2022, devant le tribunal judiciaire de Quimper.

Par arrêt du 4 juin 2024, la cour d'appel de Rennes a infirmé l'ordonnance rendue le 20 octobre 2023 par le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Quimper qui avait déclaré ledit tribunal incompétent pour connaître des demandes dirigées contre la société Banco BPI, et statuant à nouveau, a rejeté l'exception d'incompétence soulevée par la société Banco BPI.

Suivant conclusions du 2 septembre 2024, la société Banco BPI SA a saisi le juge de la mise en état d'un incident.

Suivant ordonnance du 8 novembre 2024, le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Quimper a :

- dit et jugé que l'action en responsabilité exercée par Mme [T] [D] contre la société de droit portugais Banco BPI SA est soumise à la loi portugaise,

- déclaré irrecevables les demandes présentées par Mme [T] [D] contre la société de droit portugais Banco BPI SA pour cause de prescription,

- dit n'y avoir lieu à faire application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

- condamné Mme [T] [D] aux dépens de l'incident.

Suivant déclaration du 10 décembre 2024, Mme [T] [D] a interjeté appel.

En ses dernières conclusions du 5 février 2025, Mme [T] [D] demande à la cour de :

Vu le règlement ( CE) n°864/2007 du Parlement européen et du conseil du 11 juillet 2007 dit 'Rome II',

Vu l'article 2224 du code civil,

- infirmer l'ordonnance rendue par le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Quimper en ce qu'il a :

- dit et jugé que son action en responsabilité contre la société de droit portugais Banco BPI SA est soumise à la loi portugaise.

- déclaré irrecevables ses demandes contre la société de droit portugais Banco BPI SA pour cause de prescription.

- et, statuant à nouveau,

- déclarer le droit français comme applicable à l'action en responsabilité qu'elle a engagée à l'encontre de la société Banco BPI SA.

- recevoir ses demandes à l'encontre de la société Banco BPI SA.

- condamner la société Banco BPI SA à lui verser la somme de 2 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile.

- condamner la même aux dépens.

En ses dernières conclusions du 28 mars 2025, la société Banco BPI SA demande à la cour de:

- confirmer l'ordonnance rendue par le juge de la mise en état du tribunal judiciaire de Quimper en toutes ses dispositions.

- en conséquence,

- vu les articles 122 et suivants, les articles 4.1 et 15 du Règlement n°864/200 du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles et l'article 498.1 du code civil portugais.

- juger que c'est la loi portugaise qui est applicable aux relations extracontractuelles qu'elle a avec Mme [T] [D].

- juger que l'action en responsabilité délictuelle initiée par Mme [T] [D] à son encontre est prescrite au regard de la loi portugaise.

- en conséquence,

- déclarer Mme [T] [D] irrecevable en ses demandes, fins et conclusions formulées à son encontre pour cause de prescription.

- rejeter les demandes de Mme [T] [D].

- condamner Mme [T] [D] à lui payer la somme de 2 500 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens de première instance et d'appel.

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure ainsi que des prétentions et moyens des parties, la cour se réfère aux énonciations de la décision ainsi qu'aux dernières conclusions précitées.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 12 juin 2025.

MOTIFS DE LA DÉCISION

- Sur la détermination du lieu du fait dommageable et sur la détermination subséquente de la loi applicable (portugaise ou française)

Il est constant que Mme [D] a ordonné quatre virements entre le 24 février 2018 et le 13 avril 2018 de sommes au débit de son compte français vers des comptes détenus dans les livres de la banque portugaise où elle se plaint d'une appropriation indus des fonds, n'ayant pu en obtenir la restitution.

Mme [D] reproche à la société Banco BPI un manquement à son obligation de vigilance au titre du dispositif de LCB-FT.

Elle demande à voir juger que la loi française est applicable à l'action en responsabilité intentée à l'encontre de la société Banco BPI en application de l'article 4 du Règlement (CE) n° 864/2007 du Parlement européen et du conseil sur la loi applicable aux obligations non contractuelles.

Elle soutient à cet effet, que les juridictions du domicile du demandeur sont compétentes, au titre de la matérialisation du dommage, pour connaître d'une telle action, notamment lorsque le dommage se réalise directement sur un compte bancaire de ce demandeur auprès d'une banque établie dans le ressort de ces juridictions, qu'en l'espèce, le dommage subi par elle s'est matérialisé dès l'exécution des ordres de virement, réalisé par son établissement bancaire la CCRAM du Finistère, par l'intermédiaire duquel elle s'est dessaisie, à la suite de manoeuvres frauduleuses, de ses fonds au profit des auteurs de l'escroquerie et que d'autres éléments de rattachement pertinents concourent à la détermination du droit français à l'encontre de l'établissement bancaire européen (sa nationalité, son domicile, l'utilisation de sites internet situées en France...).

La loi française étant selon elle applicable, son action en responsabilité intentée à l'encontre de la société Banco BPI n'est pas prescrite en application de l'article 2224 du code civil.

L'article 4 du Règlement (CE) n°864/2007 du Parlement européen et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles (Règlement Rome II) dispose que:

« 1. Sauf dispositions contraires du présent règlement, la loi applicable à une obligation non contractuelle résultant d'un fait dommageable est celle du pays où le dommage survient, quel que soit le pays où le fait générateur du dommage se produit et quels que soient le ou les pays dans lesquels des conséquences indirectes de ce fait surviennent.

2. Toutefois, lorsque la personne dont la responsabilité est invoquée et la personne lésée ont leur résidence habituelle dans le même pays au moment de la survenance du dommage, la loi de ce pays s'applique.

3. S'il résulte de l'ensemble des circonstances que le fait dommageable présente des liens manifestement plus étroits avec un pays autre que celui visé aux paragraphes 1 ou 2, la loi de cet autre pays s'applique. Un lien manifestement plus étroit avec un autre pays pourrait se fonder, notamment, sur une relation préexistante entre les parties, telle qu'un contrat, présentant un lien étroit avec le fait dommageable en question ».

C'est à juste titre que la société Banco BPI fait valoir que conformément au considérant n°7 du règlement Rome II selon lequel « le champ d'application matériel et les dispositions du présent règlement devraient être cohérents par rapport au règlement (CE) no 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (Bruxelles I) et les instruments relatifs à la loi applicable aux obligations contractuelles », il convient d'adopter une interprétation de la notion de « pays où le dommage survient » en cohérence avec ces textes.

Or, s'il est de jurisprudence que la CJUE a considéré que la notion de « juridiction du lieu où le fait dommageable s'est produit » devait être interprétée en ce sens qu'elle vise à la fois le lieu où le dommage est survenu et le lieu de l'événement causal qui est à l'origine de ce dommage, pour l'application du règlement Rome II, le critère du lieu de l'événement causal est expressément écarté par l'article 4.1.

Et il est de jurisprudence que l'expression 'tribunal du lieu où le fait dommageable s'est produit', dans son acception de lieu de survenance du dommage, doit être interprétée en ce sens qu'elle ne vise pas le lieu où la victime prétend avoir subi un préjudice patrimonial consécutif à un dommage initial survenu et subi par elle dans un autre État contractant (CJCE, Antonio [S], 19 septembre 1995, C-364/93), ni le lieu du domicile du demandeur où serait localisé le centre de son patrimoine, au seul motif qu'il y aurait subi un préjudice financier résultant de la perte d'éléments de son patrimoine intervenue et subie dans un autre État contractant (CJCE, Rudolf Kronhofer, 10 juin 2004, C-168/02) et ce, sauf s'il existe d'autres points de rattachement avec le tribunal du lieu du domicile de la victime (CJUE, Universal Music International Holding, 16 juin 2016, C-12/15 ; Civ. 1ère 14 février 2014 n° 22-22.909).

Il convient de rappeler que la compétence des juridictions françaises en l'espèce a été retenue à juste titre par la présente cour d'appel dans un précédent arrêt du 4 juin 2024 non pas sur le fondement de l'article 7 du Règlement dit Bruxelles I bis qui désigne la juridiction du lieu où le fait dommageable s'est produit mais sur celui de son article 8 consacrant la 'connexité' ou prorogation de compétence avec l'action à l'encontre de la banque française, c'est à juste titre que la société Banco BPI fait valoir qu'en l'espèce, le dommage s'est réalisé directement au lieu où l'appropriation des fonds s'est produite soit au Portugal puisqu'il est constant que les fonds, non récupérés par Mme [Y], y ont été virés.

Or, la circonstance que les fonds ont été virés à partir d'un compte ouvert en France par Mme [Y] qui y demeure ou encore sa nationalité française ou suite à un démarchage en ligne ou suite à la régularisation d'un contrat à son domicile ou le lieu de dépôt de plainte ne constituent pas un lien de rattachement manifestant des liens étroits de nature à concourir à la désignation de la loi française pour apprécier la responsabilité délictuelle d'une banque portugaise dans les livres de laquelle les fonds ont été reçus au regard de ses obligations d'établissement teneur de compte ou réceptionnaire d'une prestation de services de paiement.

En conséquence de ce qui précède, c'est bien la loi portugaise qui est applicable à l'action de Mme [D] à l'égard de la société Banco BPI, y compris à la fin de non recevoir tirée de la prescription comme elle le fait valoir en vertu de l'article 15 du Règlement dit Rome II qui dispose que 'la loi applicable à une obligation non contractuelle en vertu du présent règlement régit notamment (...) le mode d'extinction des obligations ainsi que les règles de prescription et de déchéance fondées sur l'expiration d'un délai, y compris les règles relatives au point de départ, à l'interruption et à la suspension d'un délai de prescription ou de déchéance'.

Selon une traduction non contestée, l'article 489 du code civil portugais relatif à la prescription dispose que :

1. 'Le délai de prescription du droit à réparation est de trois ans à compter de la date à laquelle la personne lésée a eu connaissance de son droit même lorsqu'elle ne sait pas qui est la personne responsable ni l'extension totale des dommages, sans préjudice de la prescription ordinaire si son délai est écoulé depuis le fait dommageable.

2. Le délai de prescription du droit de répétition entre les responsables est également de trois ans à compter de l'exécution.

3. Si le fait dommageable est une infraction pénale pour laquelle la loi prévoit un délai de prescription plus long, ce dernier est applicable.

4. La prescription du droit à réparation n'emporte pas la prescription de l'action en revendication ni de l'action en répétition de l'indu, si l'une ou l'autre est engagée'.

Or, les quatre virements ont été effectués par Mme [D] entre le 24 février et le 13 avril 2018 et elle a déposé plainte pour escroquerie le 3 juin 2018 dont il ressort qu'elle était informée qu'elle semblait victime d'une escroquerie et il ressort par ailleurs de ses pièces et spécialement des instructions de virement de ses interlocuteurs qu'elle avait connaissance de ce que la société Banco BPI, à Lisbonne, tenait les comptes réceptionnaires des virements effectués, de sorte qu'elle était en mesure d'exercer le droit qu'elle invoque de reprocher à la banque portugaise son manque de vigilance et que, par application de la disposition ci-dessus rapportée, son action introduite plus de trois années après, le 14 octobre 2022, est irrecevable comme prescrite.

Il y a donc lieu de confirmer l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions, de condamner Mme [D] aux dépens d'appel, l'équité commandant de ne pas prononcer de condamnation au titre des frais irrépétibles.

PAR CES MOTIFS,

La Cour,

Confirme l'ordonnance entreprise en toutes ses dispositions ;

Y ajoutant,

Dit n'y avoir lieu à condamnation au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

Condamne Madame [K] [D] aux dépens d'appel.

LE GREFFIER LE PRÉSIDENT

© LIVV - 2025

 

[email protected]

CGUCGVMentions légalesPlan du site