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CA Fort-de-France, premier président, 15 octobre 2025, n° 24/00003

FORT-DE-FRANCE

Ordonnance

Autre

CA Fort-de-France n° 24/00003

15 octobre 2025

COUR D' APPEL DE [Localité 17]

PREMIER PRÉSIDENT

ORDONNANCE PORTANT SUR UNE INDEMNISATION

A RAISON D'UNE DÉTENTION PROVISOIRE

N° RG 24/00003 - N° Portalis DBWA-V-B7I-COBM

MINUTE N°25/07

Le quinze octobre deux mille vingt cinq,

PRÉSIDENT : M. Benjamin BANIZETTE, conseiller délégué aux fonctions de premier président

GREFFIER : aux débats et au prononcé de la décision, Madame Sandra DE SOUSA,

DEMANDEUR :

Monsieur [V] [R]

[Adresse 1]

[Localité 5]

Représenté par Me Quentin ORIEUX, avocat au barreau de MARTINIQUE

DÉFENDEURS :

AGENT JUDICIAIRE DE L'ETAT

[14]

[Adresse 8]

[Localité 4]

Représenté par Me Virginie MOUSSEAU, substituée par Me M'HADJ, avocat au barreau de MARTINIQUE

MONSIEUR LE PROCUREUR GENERAL PRES LA COUR D'APPEL DE FORT DE FRANCE

[Adresse 3]

[Localité 6]

Non représenté

DÉCISION : contradictoire, rendue par mise à disposition au greffe de la Cour d'Appel

DÉBATS :

À l'audience publique du 09 juillet 2025, en l'absence du Ministère public, Maître MOUSSEAU substituée par Me M'HADJI, représentant l'Agent judiciaire de l'Etat, qui s'en rapporte, Maître ORIEUX, conseil de Monsieur [V] [R] entendu.

EXPOSÉ DU LITIGE :

Par requête déposée du greffe de la cour d'appel le 18 mars 2024, Monsieur [V] [R] sollicite au titre de l'indemnisation d'une détention provisoire injustifiée les sommes suivantes:

- 50.000 euros au titre de son préjudice moral en raison d'une détention provisoire à la maison d'arrêt de [Localité 16] pendant 227 jours entre le 10 décembre 2019 et le 24 juillet 2020 ;

- 20.000 euros au titre de son préjudice moral en raison d'une mesure d'ARSE pendant 220 jours entre le 24 juillet 2020 et le 26 février 2021 ;

- 12.500 euros au titre de son préjudice matériel du fait de la perte de chance de retrouver un travail rémunéré en raison de sa détention provisoire à la maison d'arrêt de [Localité 16] pendant 227 jours entre le 10 décembre 2019 et le 24 juillet 2020 ;

- 7500 euros au titre de son préjudice matériel du fait de la perte de chance de retrouver un travail rémunéré en raison d'une mesure d'ARSE pendant 220 jours entre le 24 juillet 2020 et le 26 février 2021;

- 3.255 euros par application de l'article 700 du code de procédure civile, et d'ordonner l'exécution provisoire de la décision à intervenir et de mettre les dépens à la charge de l'Agent judiciaire de l'État.

Il expose notamment:

- qu'il a été mis en examen le 10 décembre 2019 des chefs d'importation et exportation de stupéfiants en bande organisée, transport et détention de produits stupéfiants, participation à association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un crime et d'un délit, outre des délits de contrebande de marchandises dangereuses pour la santé et, le même jour placé sous mandat de dépôt criminel ;

- qu'il n'a eu cesse de clamer son innocence et a été placé sous assignation à résidence sous surveillance électronique par la chambre de l'instruction le 24 juillet 2020 et sous contrôle judiciaire à compter du 1er mars 2021 ;

- qu'il a été relaxé des fins de la poursuite par jugement du tribunal correctionnel du 29 septembre 2023, alors que le Ministère public n'interjetait pas appel de la décision ;

Au soutien de ses demandes indemnitaires afférentes au préjudice moral, [V] [R] fait valoir qu'il n'avait jamais été incarcéré auparavant, que son casier judiciaire français était vierge au moment des faits et de son incarcération et qu'il dispose également d'un casier vierge auprès des autorités judiciaires hollandaises, dans le territoire dont il est natif, l'île de [Localité 22]. S'agissant de sa personnalité, il est rappelé qu'il a célébré sa 24ème année en détention, pour être né le [Date naissance 2] 1996 car il s'agit d'un très jeune individu, qui était particulièrement prédisposé à subir un violent choc carcéral à l'occasion de cette première détention ; ce choc carcéral ayant été d'autant plus violent que son incarcération s'est déroulée dans un pays étranger, loin des siens, et dans une langue qu'il ne comprenait alors pas.

Monsieur [V] [R], qui rappelle qu'il a été maintenu indûment en détention au centre pénitentiaire de [Localité 16] en Martinique, au quartier de la maison d'arrêt pour hommes, soutient en outre qu'il a été incarcéré dans un établissement pénitentiaire insalubre et surpeuplé, et ce en plein coeur de la crise [13]. Il expose qu'en l'espèce, le Centre pénitentiaire de [Localité 16] et plus spécifiquement la maison d'arrêt pour hommes, avait été 'épinglés' à l'occasion de deux visites du Contrôleur Général des lieux de privation de liberté, en novembre 2009 et octobre 2017 ; les deux visites ayant donné lieu à des rapports mettant en exergue tant la surpopulation carcérale que l'insalubrité des locaux, même si le rapport de 2017 notait une évolution positive, du fait de la création d'un nouveau quartier en maison d'arrêt, le MAH2, auquel Monsieur [V] [R] sera affecté, plus récent et plus confortable. Il souligne toutefois que les occupants n'ont aucun accès aux activités depuis ce quartier, si bien que les détenus préfèrent l'insalubrité au dés'uvrement. Il se prévaut également de la décision la Cour Européenne des droits de l'Homme du 30 janvier 2020 qui a octroyé à 10 détenus du centre pénitentiaire de [Localité 16] une indemnisation, estimant que les conditions de détention dans cet établissement étaient si difficiles qu'elles constituaient au sens de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'Homme, un traitement inhumain et dégradant. Il se réfère également à une décision du Tribunal administratif de Fort-de-France en date du 4 avril 2020, par laquelle le juge administratif, indiquait que le centre pénitentiaire de [15], doté de 564 places, présente une situation de sur-occupation préoccupante, limitant l'espace de vie individuel réservé à chaque détenu, et engendrant une promiscuité de nature à faire craindre, compte tenu de l'impossibilité pour les détenus de respecter les règles de distanciation sociale, une propagation rapide du Covi.d-19 au sein de la population carcérale et du personnel pénitentiaire. Il soutient qu'il apporte la preuve de la sur-occupation de l'établissement pénitentiaire dans lequel celui-ci a été incarcéré entre octobre 2019 : 145,3 %, janvier 2020 : 144,5%, Avril 2020 : 136,1 % et Juillet 2020, 118% (pièce(s) n°7 : Statistiques d'occupation du Centre pénitentiaire de [Localité 16] sur la période Octobre 2019 - Juillet 2020).

Monsieur [V] [R] soutient qu'en ce qu'il fut détenu dans la maison d'arrêt pour homme du 10 décembre 2019 au 24 juillet 2020, a nécessairement subi un préjudice moral supplémentaire directement lié aux conditions de détention.

En outre, il avance qu'il se déduit de la jurisprudence que l'incarcération d'un individu pendant l'épidémie de [13] est de nature à alourdir son préjudice moral. Il souligne qu'en ce qui concerne la prison de Ducos, l'instruction réalisée par le Tribunal administratif de la Martinique permettait bien évidemment de caractériser le durcissement des conditions de détention en raison de la contamination Covid-19 : les parloirs familles étaient supprimés, les parloirs avocats en présentiels n'étaient plus assurés, les protections individuelles n'étaient pas fournies en nombre suffisant, le risque d'infection d'un détenu à Ducos était supérieur à la population générale vivant à l'extérieur de l'établissement

Monsieur [V] [R] expose en outre qu'il a été injustement incarcéré pour une série d'infractions liées à la législation sur les stupéfiants, dont deux incriminations criminelles (importation et exportation de produits stupéfiants en bande organisée). Il affirme que la gravité et la pluralité de ces accusations lui ont nécessairement occasionné un choc psychologique important, pour lui qui pendant près de 4 années, vivra avec l'angoisse de s'être vu reprocher d'avoir commis des crimes.

Il expose encore qu'il été tenu éloigné de sa famille pendant 447 jours, ce qui représente un préjudice moral spécifique. En l'espèce, Monsieur [V] [R], ressortissant hollandais et résidant de l'île de [Localité 22], se retrouve incarcéré à 440 kilomètres, soit 2 h 30 de vol, de son domicile pendant près de 227 jours. Il expose encore qu'un mois s'écoulait avant qu'il ne puisse avoir accès téléphoniquement à ses proches (sa petite amie Madame [L] [P] (Cb27), son père, Monsieur [N] [R] (Cb29) et sa mère, Madame [O] [U] (Cb29), alors que deux mois s'écouleront avant que le 17 février 2020, ne parviennent les demandes d'autorisation de permis de visite de ses parents, tous deux résidant à [Localité 22] (Cb30Cb42). Il souligne que rien ne permet de savoir si ces derniers ont pu effectivement visiter leur fils avant son élargissement en juillet. Il n'existe pas de trace au dossier de l'existence d'un permis de communiquer établi à l'endroit de Madame [L] [P], de sorte qu'il convient de considérer que pendant 227 jours, Monsieur [V] [R] n'aura jamais eu l'occasion de voir sa compagne, résidente hollandaise.

Au titre d'une assignation à résidence sous surveillance électronique pendant 220 jours, il fait valoir que sa liberté a été contrainte sur le plan géographique et à raison des horaires imposé, et ce dans un territoire (département de la Martinique) dans lequel il n'avait pas d'attache, et dont il ignorait tant la langue que la culture.

Monsieur [V] [R] expose au soutien de ses demandes indemnitaires afférentes au préjudice matériel qu'il bénéficiait au moment de son incarcération d'un contrat à durée indéterminée entre le 19 septembre 2019 et le 31 décembre 2019, pour une rémunération temps plein mensuelle de 1204 euros auprès de la SARL [9]. Sur l'année 2018-2019, il multipliait les vols loisirs pour gagner en expérience et terminer sa formation de pilote amateur alors que c'est en qualité de trésorier de l'aéroclub privé de l'aéroport de [Localité 21] qu'il officiait lorsqu'il est arrêté en décembre 2019 autour de l'avion litigieux. Il expose que libéré le 24 juillet 2020, puis en capacité de retourner dans son pays de résidence à compter du 1er mars 2021, il retrouvait un emploi au sein de la société [19], en qualité d'agent du service client de la société entre le 7 juillet 2021 et le 28 février 2022.

II soutient donc que la période sous ARSE a été tout aussi impactante pour le projet professionnel de Monsieur [V] [R] que la détention elle-même.

Il affirme que sans équivalence de ses qualifications sur le sol français, sans maîtrise du langage et sans contact sur ce territoire, il ne parvenait pas à trouver la moindre activité salariée durant les 220 jours où celui-ci est assigné à résidence sous surveillance électronique en [18]. Il soutient en outre que la détention et l'ARSE ont considérablement ralenti sa trajectoire de formation en vue de l'obtention de sa qualité de pilote dans l'aviation commerciale.

C'est ainsi que de son retour le 1er mars 2021 à la date de sa requête, il justifiera de plusieurs formations et compétences acquises en matière aéronautique, avant d'obtenir au terme de sa formation aux Etats-Unis la licence de pilote commercial et de trouver un emploi en tant que pilote de ligne avec une rémunération de 4,253,34 USD (US DOLLAR) soit 3908 euros mensuels, depuis le 15 juin 2022.

Il soutient donc qu'au regard de parcours professionnel et académique, la détention l'a privé d'une sérieuse perte de chance d'obtenir un travail rémunéré pendant 227 jours et lui a fait perdre du temps sur sa trajectoire de formation, entraînant dès lors une perte de revenu indemnisable, eu égard notamment à l'obtention avec retard, de sa licence de pilote commercial, alors que l'ARSE l'a privé d'une sérieuse perte de chance d'obtenir un travail rémunéré pendant 220 jours, dans un territoire dans lequel il n'a aucune attache, dont il est étranger à la culture et dont il ne parle pas la langue et lui a fait perdre du temps sur sa trajectoire de formation, entraînant dès lors une perte de revenu indemnisable, eut égard notamment à l'obtention avec retard, de sa licence de pilote commercial.

L'Agent judiciaire de l'État demande dans ses conclusions, régulièrement notifiées aux parties, auxquelles il sera renvoyé pour un exposé plus ample des moyens développés au soutien de ses prétentions, de :

- déclarer l'Agent judiciaire de l'État recevable et bien fondé en ses écritures;

- déclarer Monsieur [V] [R] recevable en sa requête en indemnisation;

- de fixer à la somme de 3.600,00 € le montant que devra verser l'Agent Judiciaire de l'Etat à Monsieur [V] [R] au titre de la perte de chance d'occuper un emploi et de se former pendant ses 227 jours d'incarcération ;

- de fixer à la somme de 5.000,00 € le montant que devra verser l'Agent Judiciaire de l'Etat à Monsieur [V] [R] au titre de la perte de chance d'occuper un emploi et de se former pendant ses 220 jours d '[7];

- de fixer à la somme de 23.800,00 € le montant que devra verser l'Agent Judiciaire de l'Etat à Monsieur [V] [R] en réparation de son préjudice moral ;

- de ramener à de plus justes proportions le montant que devra verser l'Agent Judiciaire de l'Etat à Monsieur [V] [R] au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Monsieur le Procureur général, dans ses conclusions régulièrement notifiées aux parties, demande de déclarer la requête de Monsieur [V] [R] recevable, de limiter l'indemnisation du préjudice moral à la somme de 15.000 euros, de limiter l'indemnisation du préjudice matériel à la somme de 3600 euros au titre de la perte de chance d'occuper un emploi et de se former pendant son incarcération et de limiter l'indemnisation au titre de la perte de chance d'occuper un emploi et de se former pendant son ARSE à la somme de 5000 euros, d'octroyer la somme de 3255 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Les débats clos, la présente décision a été mise en délibéré au 08 octobre 2025 puis prorogée au 15 octobre 2025.

MOTIFS DE LA DÉCISION :

1) Sur la recevabilité de la requête et la période d'incarcération à prendre en compte :

Aux termes des dispositions des articles 149, 149-1, 149-2 et R 26 du code de procédure pénale, la personne ayant fait l'objet d'une détention provisoire au cours d'une procédure terminée à son égard par une décision de non-lieu, relaxe ou acquittement devenue définitive, a droit à sa demande à la réparation intégrale du préjudice moral et matériel que lui a causé cette détention.

Toutefois, aucune réparation n'est due lorsque cette décision a pour seul fondement la reconnaissance de son irresponsabilité au sens de l'article 122-1 du code pénal, une amnistie postérieure à la mise en détention provisoire, ou la prescription de l'action publique intervenue après la libération de la personne, lorsque la personne était dans le même temps détenue pour une autre cause, ou lorsque la personne a fait l'objet d'une détention provisoire pour s'être librement et volontairement accusée ou laissé accusée à tort en vue de faire échapper l'auteur des faits aux poursuites.

A peine d'irrecevabilité, le premier président de la cour d' appel doit être saisi dans les six mois de la décision de non-lieu, relaxe ou acquittement devenue définitive. Ce delai ne saurait toutefois courir si le requérant n'a pas été informé de son droit de demander réparation de sa détention provisoire. Lorsque la personne a été acquittée, le délai ne commence à courir que lorsque l'arrêt de la cour d'assises est définitif, soit lorsque le délai de 5 jours francs, après le prononcé de la décision, est écoulé.

En l'espèce, le jugement du tribunal correctionnel de Fort de France du 29 septembre 2023 qui a été relaxé Monsieur [V] [R] est devenu définitif le 9 octobre 2023 à défaut d'appel à son encontre du ministère public, selon un certificat de non-appel produit.

Le conseil du requérant a déposé sa requête au greffe de la cour d'appel de céans le 15 mars 2024. Le délai de six mois prévu par l'article 149-2 du code de procédure pénale qui expirait le 9 avril 2024 a dès lors été observé.

Par ailleurs, il ressort de la fiche pénale produite, que l'intéressé n'était pas détenu pour autre cause dans le même temps.

Dès lors, la requête déposée le 15 mars 2024 sera déclarée recevable.

En application des articles précités, Monsieur [V] [R] sera par suite recevable à solliciter une indemnisation de la détention provisoire au cours d'une période du 10 décembre 2019 au 24 juillet 2020, outre en raison d'un placement sous assignation à résidence sous surveillance électronique entre le 24 juillet 2020 et le 26 février 2021.

2) Sur l'indemnisation du préjudice moral :

Le préjudice moral résulte du choc carcéral ressenti par une personne brutalement et injustement privée de liberté. Il peut être aggravé par certaines circonstances et notamment pas une séparation familiale et des conditions d'incarcération particulièrement difficiles. L'existence d'antécédents judiciaires, et notamment l'exécution antérieure de plusieurs peines d'emprisonnement, est de nature à minorer le choc carcéral. Lorsque la détention indemnisable s'est effectuée dans la continuation d'une détention pour autre cause, le choc carcéral s'en trouve diminué ([12], 14 mars 2011, 10-CRD045).

L'indemnisation de ce préjudice s'apprécie aussi au regard de plusieurs critères et, notamment de la personnalité et du mode de vie du réquérant, de sa situation familiale, de son âge ainsi que de la durée, des conditions et des circonstances de la détention provisoire. Il appartient au requérant de verser aux débats des pièces démontrant un lien direct entre sa situation et la détention ([12], 7 février 2017, 16CRD023 5).

S'agissant de la période pendant laquelle il a été détenu à la maison d'arrêt de [Localité 16], soit 227 jours, il convient d'observer que Monsieur [V] [R] était âgé de 23 ans lorsqu'il a été placé en détention provisoire et son casier judiciaire ne portait mention d'aucune condamnation. Il n'avait pas été incarcéré auparavant et a été incarcéré en partie pour des infractions de nature criminelle. Résidant sur l'Île de [Localité 20] (partie hollandaise) son incarcération pendant 447 jours l'a éloigné de ses parents et de ses autres proches, tel que cela résulte des permis de visite et de téléphoner obtenus pour ses parents et son amie, même s'il est établi qu'il parle français. Cet éloignement n'a pas permis à ses proches de lui rendre régulièrement visite en détention. Il était socialement inséré depuis janvier 2016, date de son précédent emploi pour la société [23] et ce jusqu'en 2018. Il avait effectué de nombreux vols loisirs afin de valider sa formation de pilote amateur. Il avait travaillé par la suite pour la société [19] entre le 7 juillet 2021 et le 28 février 2022. Il en ressort qu'il a subi incontestablement un rude choc carcéral.

S'agissant de ses conditions de détention, il établit au vu des pièces susvisées et versées aux débats par le requérant (pièces 5, 6 et 7), qu'il a subit des conditions de détention particulièrement difficiles au sein de la maison d'arrêt du centre pénitentiaire de [Localité 16], entre le 10 décembre 2019 au 24 juillet 2020, en raison de la surpopulation carcérale avec un taux d'occupation global de l'ordre de plus de 130 % à l'époque considérée, du fait en outre de conditions de forte vétusté et de la situation sanitaire dégradée à la MAH1 où il était incarcéré, notamment en raison de l'épidémie de Covid 19 et ce, pour une durée relativement longue de 447 jours.

En considération de ces éléments, il convient de fixer la réparation de son préjudice moral à la somme de 22.000 euros pour la période pendant laquelle il a été détenu à la maison d'arrêt de [Localité 16], soit 227 jours.

S'agissant de la période au cours de laquelle le requérant a été placé sous assignation à résidence sous surveillance électronique, soit 220 jours, il se prévaut de sa nationalité et de l'éloignement de son domicile à [Localité 20] pour justifier de l'étendue de son préjudice et solliciter la somme de 20.000 euros.

Toutefois, l'indemnisation de ce poste de préjudice doit s'apprécier en fonction des contraintes résultant des jours et horaires d'assignation imposés dans la décision le plaçant sous ARSE. Ainsi, nonobstant l'éloignement géographique de l'île de [Localité 20] et de sa famille, qui est indéniable, il en ressort qu'il avait néanmoins la possibilité de mener une vie sociale en semaine de 8h à 18 h.

En outre, il ne justifie pas du préjudice moral allégué en ne versant aucune pièces au soutien de ses allégations selon lesquelles les conditions de cette assignation en termes d'horaires ou de jours d'assignation auraient été excessivement contraignantes, ni ne justifie qu'il pratiquait avant son incarcération des activités sportives ou artistiques ou culturelles impossible à poursuivre pendant son assignation à résidence sous surveillance électronique en raison des conditions de celles-ci. Le prétendu caractère infamant du port du bracelet électronique qu'il allègue n'est pas non plus établi par les pièces versées aux débats.

Il convient en outre d'ajouter que les protestations d'innocence du réquérant au cours de l'information judiciaire ne peuvent être prises en considération pour la réparation du préjudice moral.

En considération de l'ensemble de ces éléments, il convient de fixer la réparation de son préjudice moral s'agissant de la période au cours de laquelle le requérant a été placé sous assignation à résidence sous surveillance électronique, soit 220 jours, à la somme de 6.800 euros pour la période considérée.

3) Sur l'indemnisation du préjudice matériel :

Il convient de rappeler que si l'indemnisation doit compenser intégralement le préjudice subi, elle ne peut l'excéder. Lorsque le demandeur a perdu son emploi en raison de l'incarcération, la réparation du préjudice matériel doit prendre en compte les pertes de salaire subies pendant la durée d'emprisonnement et, après la libération, pendant la période nécessaire à la recherche d'un emploi, déduction faite des allocations de chômage.

La réparation de la perte des salaires au cours de la détention doit être calculée en tenant compte de la rémunération nette du salarié (Crim, CNRD, 10/12/2007, n° 7C-RD054) ; Crim, CNRD, 17/03/2008 n° 7C-RD088), cette solution étant au demeurant en accord avec le fait que la somme allouée doit être de nature à remettre l'intéressé dans la situation où il se serait trouvé s'il n'avait pas été incarcéré.

S'agissant de la perte de chance de percevoir des salaires, elle n'est indemnisée que lorsqu'elle est sérieuse et l'indemnité doit être mesurée à la chance perdue et ne peut être égale à l'avantage qu'elle aurait procuré si elle s'était réalisée. Les allocations de chômage perçues doivent être déduites de l'indemnité allouée au titre de la perte de chance.

Pour obtenir réparation du préjudice matériel subi, l'intéressé doit produire les pièces qui sont de nature à justifier le montant du préjudice invoqué (CNR détentions, 24 janv. 2002, n° 01-92.005 P). Il appartient ainsi à la partie qui demande réparation d'un préjudice matériel lié à la détention d'en justifier. Faute de production de pièces justificatives relative à l'existence dudit préjudice, le demandeur ne peut qu'en être débouté ([11], 5 Déc. 2011, n° 11CRD037 P).

- Sur la demande relative à la perte de salaire et à la perte de chance de retrouver un travail rémunéré et de se former en raison de sa détention provisoire à la maison d'arrêt de [Localité 16] pendant 227 jours d'incarcération :

En l'espèce, le requérant sollicite qu'il lui soit alloué la somme de 12.500 euros au titre du préjudice matériel du fait de la perte de chance de retrouver un travail rémunéré et de se former en raison de sa détention provisoire à la maison d'arrêt de [Localité 16] pendant 227 jours d'incarcération, soit du 10 décembre 2019 au 24 juillet 2020.

Toutefois, il ressort des pièces versées aux débats que Monsieur [V] [R] bénéficiait d'un contrat de travail à durée déterminée avec la société [10] en qualité d'agent polyvalent, conclu pour une durée déterminée de 3 mois et 15 jours, se terminant le 31 décembre 2019 et moyennant une rémunération mensuelle brute de 1521,25 euros brute pour 151,67 heures par mois, soit selon ses bulletins de paie d'octobre et novembre 2019, une rémunération nette de 1204,22 euros.

Monsieur [V] [R] subit donc une perte de salaire de 815,76 euros pour la période du 10 au 31 décembre 2019 au prorata du nombre de jours où il était détenu avant la fin de son contrat de travail (1204,22 / 31 x 21).

S'agissant de sa perte de chance de percevoir des salaires après la fin de son contrat de travail précité, qui ne se confond pas avec la somme qu'il aurait perçu s'il avait poursuivi son emploi auprès de la Sté [10] jusqu'à son placement sous ARSE, il convient d'observer que le requérant n'établit pas suffisamment, en produisant une embauche en qualité d'opérateur mécanicien auprès de la société [23] du 11 janvier 2016 au 6 avril 2018, soit qui s'est achevée 18 mois avant la fin de son contrat de travail avec la société [10], qu'il aurait été embauché à l'issue de ce dernier contrat de travail. Il ne justifie pas non plus de démarches qu'il aurait entreprises pour trouver un emploi à l'issue de son contrat de travail à durée déterminée avec la société [10], alors qu'il a été incarcéré 21 jours seulement avant l'expiration dudit contrat. Si l'on se réfère au temps de latence entre son contrat auprès de la société [23] et son embauche par la société [10], il est d'un an et cinq mois, soit une durée bien supérieure à celle pendant laquelle il a été incarcéré, soit 227 jours.

Il s'en infère que la somme de 12.500 euros réclamée par le requérant au titre de la perte de chance de retrouver un travail rémunéré en raison de sa détention provisoire à la maison d'arrêt de [Localité 16] pendant 227 jours d'incarcération ne repose pas sur des pièces de nature à l'étayer suffisamment, sauf s'agissant de la perte de chance de se former, qui est établie au regard des attestations des formations suivies entre le 14 février 2022 et le 23 août 2022; période quasi-analogue durant laquelle il a obtenu ces qualifications. Ce préjudice sera indemnisé à hauteur de la somme de 3500 euros.

- Sur la demande relative à la perte de chance de retrouver un travail rémunéré et de se former en raison de son placement sous ARSE pendant 220 jours :

À la somme de 12.500 euros précitée, il ajoute au titre de la perte de chance de retrouver un travail rémunéré et de se former en raison de son placement sous ARSE pendant 220 jours, la somme de 7500 euros.

Toutefois, il ressort des pièces versées aux débats qu'il ne fournit pas d'explication sur les modalités de calcul de cette somme. S'il a été placé sous ARSE en Martinique, suite à une étude de faisabilité à sa demande et chez un proche avec des horaires d'assignation du lundi au vendredi entre 8 h et 18 heures qui, par leur amplitude et la localisation de son domicile, au coeur du bassin d'emploi le plus important de la Martinique et proche de l'aéroport international, lui ont facilité la possibilité de retrouver une activité professionnelle et de se former, d'autant qu'il parle le français selon la procédure (audition du 6 décembre 2019 - D195, page 1). Son contrat de travail avec la société [10]est libellé en langue française. Il n'établit pas si les formations pour être pilote qu'il a réussi par la suite entre 2022 et 2023 n'étaient pas accessibles sur le territoire de la Martinique ou des formations analogues.

Par suite, le montant réclamé par le requérant au titre de la perte de chance de retrouver un travail rémunéré et de se former en raison de son placement sous ARSE pendant 220 jours sera réduite à la somme de 5000 euros, en prenant en considération l'éloignement de ses centres d'intérêt pendant cette période.

Sur la demande au titre l'article 700 du code de procédure civile :

En équité, au vu de la facture d'honoraires produite, il sera alloué à Monsieur [V] [R], la somme de 3255 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

6) Sur les dépens :

La requête étant partiellement accueillie, les dépens seront laissés à la charge de l'État.

PAR CES MOTIFS :

Statuant publiquement, sur requête en matière de réparation de la détention provisoire et en premier ressort,

- Déclarons recevable la requête de Monsieur Monsieur [V] [R],

- Allouons à Monsieur Monsieur [V] [R] les sommes suivantes :

- 22.000 euros (vingt deux mille euros) en réparation de son préjudice moral pour la période pendant laquelle il a été détenu à la maison d'arrêt de [Localité 16], soit du 10 décembre 2019 au 24 juillet 2020 ;

- 6.800 euros (six mille huit cent euros) en réparation de son préjudice moral pour la période pendant laquelle il a été placé sous assignation à résidence sous surveillance électronique, soit du 24 juillet 2020 et le 26 février 2021 ;

- 815,76 euros en réparation de son préjudice matériel au titre de la perte de salaire ;

- 3.500 euros en réparation de son préjudice matériel au titre de la perte de chance de se former pendant ses 227 jours d'incarcération à la maison d'arrêt ;

- 5.000,00 € le montant que devra verser l'Agent Judiciaire de l'Etat à Monsieur [V] [R] au titre la perte de chance de retrouver un travail rémunéré et de se former en raison de son placement sous ARSE pendant 220 jours.

- Précisons que le paiement de la réparation sera effectué par les comptables directs du Trésor en application de l'article R. 40-1 du code de procédure pénale;

- Ordonnons la notification de la présente ordonnance dans les formes prescrites par l'article R. 38 du code de procédure pénale ;

- Rappelons que la présente décision est assortie de plein droit de l'exécution provisoire ;

- Rappelons que la présente décision peut faire l'objet d'un recours dans les dix jours devant la Commission nationale de réparation des détentions ;

- Rappelons qu'en vertu de l'article R. 40-4 du code de procédure pénale la déclaration de recours doit être remise, sous peine d'irrecevabilité, au greffe de la présente juridiction en quatre exemplaires et non au greffe de la Cour de cassation;

- Disons qu'une copie de la présente décision sera adressée à la commission de suivi de la détention provisoire au Ministère de la Justice ;

- Rejetons le surplus des demandes ;

- Allouons à Monsieur Monsieur [V] [R] la somme de 3255 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;

- Laissons les dépens à la charge de l'État.

La présente ordonnance a été signée par Monsieur Benjamin BANIZETTE, Conseiller, agissant par délégation du Premier Président et Madame Sandra DE SOUSA, Greffière, lors du prononcé à laquelle la minute a été remise.

LA GREFFIÈRE P/ LE PREMIER PRÉSIDENT

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