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Décisions

CA Paris, Pôle 5 ch. 10, 23 octobre 2025, n° 19/10331

PARIS

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Défendeur :

CNA Insurance Company Limited (SA), CNA Insurance Company (Europe) (SA), Financière Européenne d'Investissement (SAS)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Blanc

Conseiller :

Mme Lorans

Avocats :

Me Lesenechal, Me Bourdot, Me Hatet-Sauval, Me Rostan d'Ancezune, Me Moisan, Me Pericard

TGI Paris, du 12 mars 2019, n° 15/12970

12 mars 2019

EXPOSÉ DES FAITS ET DE LA PROCÉDURE

1. Le 7 mai 2014, sur les conseils de M. [Z], gérant de la société Financière européenne d'investissement (la société FEI), Mme [N] a acquis auprès de la société Aristophil, aux termes d'une convention intitulée « Corpus Scriptural Prestige », quarante parts de copropriété indivise du manuscrit « Le rouleau de la Bastille du Marquis [D] », pour le prix de 200 000 euros.

2. Le même jour, Mme [N] a pris connaissance du contrat conclu entre la société Aristophil et le gérant de l'indivision, aux termes duquel les membres de l'indivision avaient confié la garde et la conservation des manuscrits à la société Aristophil.

3. Ce contrat, d'une durée de cinq ans renouvelable pour la même durée par tacite reconduction chaque année pour une durée maximale de cinq ans, stipulait une promesse de vente selon laquelle le gérant de l'indivision promettait unilatéralement, pour une durée de six mois à compter du terme de la convention de dépôt, elle-même d'une durée de cinq ans, de vendre à la société Aristophil « la collection dont il [était] propriétaire », pour un prix qui ne pourrait être inférieur au prix d'achat majoré de 44,75 % par période entière de cinq ans.

4. L'acte de vente des parts stipulait par ailleurs que Mme [N] promettait unilatéralement de vendre les parts dont elle était propriétaire, pendant une durée de six mois courant à compter du terme de chaque période quinquennale décomptée à partir de la date de signature du contrat de garde et de conservation, et que cette promesse s'exercerait au prix de vente des parts, majoré de 8,95 % par an ou 44,75 % par période entière de cinq ans, soit un prix de 289 500 euros.

5. A la suite d'un signalement de l'Autorité des marchés financiers, la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes a mené une enquête sur les activités de la société Aristophil, qui lui sont apparues susceptibles de caractériser des pratiques commerciales trompeuses. Au vu du rapport que lui transmis ce service, le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris a ouvert une enquête préliminaire puis une information judiciaire, dans le cadre de laquelle, le 5 mars 2015, le dirigeant de la société Aristophil a été mis en examen, notamment, des chefs d'escroqueries et pratiques commerciales trompeuses.

6. La société Aristophil a été mise en redressement judiciaire le 16 février 2015 puis en liquidation judiciaire le 5 août 2015.

7. L'administrateur provisoire désigné, à la suite de cette mise en liquidation judiciaire, pour gérer les biens des indivisions constituées par la société Aristophil, notamment l'indivision propriétaire du manuscrit en litige, a été autorisé à faire procéder à la vente de ces biens par commissaire-priseur. Ledit manuscrit a été vendu à l'Etat en juillet 2021, moyennant le prix de 4 550 000 euros. Par des lettres des 26 juillet 2022 et 13 mai 2024, l'administrateur provisoire de l'indivision a informé les indivisaires de deux distributions successives d'un montant de 1 592,034 euros et 12,334 euros, soit un total de 64 174,72 euros distribué à Mme [N].

8. Auparavant, le 11 août 2015, faisant valoir qu'en raison de cette mise en liquidation judiciaire de la société Aristophil, elle avait perdu le capital investi, et se prévalant, d'une part, de man'uvres dolosives ayant vicié son consentement et, d'autre part, de manquements de M. [O] [Z] et de la société FEI à leurs obligations d'information et de conseil, Mme [N] avait assigné les sociétés MJA et Fidès, prises en qualité de liquidateurs de la société Aristophil, ainsi que M. [O] [Z] et la société FEI, devant le tribunal de grande instance de Paris en annulation des contrats de vente et de garde et conservation conclus en mai 2014 et en indemnisation.

9. La société CNA Insurance, assureur de la société FEI, est intervenue volontairement à l'instance.

10. Par un jugement du 12 mars 2019, le tribunal a statué comme suit :

« Met hors de cause Monsieur [J] [O] [Z].

Reçoit la société CNA INSURANCE en son intervention volontaire.

Déboute Madame [G] [N] de ses demandes de nullité du contrat du 7 mai 2014 et de dommages et intérêts.

Condamne Madame [G] [N] à payer une indemnité au titre de l'article 700 du Code de procédure civile de 1 500€ à Monsieur [J] [O] [I] et de 3 000€ à la société FINANCIERE EUROPEENNE DTNVESTISSEMENT (FEI).

Déboute la SELAFA MJA et la SELAFA FIDES, ès qualité de co-liquidateur de la société ARISTOPHIL, de leur demande d'indemnité au titre de l'article 700 du Code de procédure civile.

Déboute la société CNA INSURANCE de sa demande d'indemnité au titre de 1'article 700 du Code de procédure civile.

Déboute les parties de toutes leurs autres demandes.

Condamne Madame [G] [N] aux dépens, qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 par la SCP August Debouzy, prise en la personne de Maître Laurent COTRET, et par Maître Céline LEMOUX. »

11. Par une déclaration du 14 mai 2019, Mme [N] a fait appel de ce jugement, en intimant les liquidateurs de la société Aristophil, ès qualités, ainsi que la société FEI et son assureur, la société CNA Insurance. Par une ordonnance du 8 décembre 2021, le conseiller de la mise en état a prononcé la caducité de cette déclaration d'appel, en ce qu'elle intime les liquidateurs de la société Aristophil et rappelé que l'instance se poursuivait entre l'appelante et les sociétés FEI et CNA Insurance.

12. Par une seconde déclaration du 29 avril 2021, Mme [N] avait auparavant fait appel du même jugement, en intimant les seuls liquidateurs de la société Aristophil.

13. Les deux affaires ont été jointes par une ordonnance du 28 mars 2022.

14. Par un arrêt du 30 septembre 2024, statuant sur déféré d'une ordonnance de conseiller de la mise en état du 3 avril 2023, la cour a déclaré irrecevable l'appel formé le 29 avril 2021 par Mme [N] et dirigé contre les sociétés MJA et Fidès, prises en leur qualité de liquidateurs judiciaires de la société Aristophil, et rappelé que la procédure se poursuivrait au seul contradictoire de Mme [N], de la société FEI et de la société CNA Insurance.

15. Aux termes de ses dernières conclusions remises au greffe le 12 juin 2025, Mme [N] demande à la cour d'appel de :

« Vu les articles 1116, 1126, 1131, 1147, 1174 et 1382 anciens du Code civil,

Vu les pièces versées aux débats,

Vu le jugement entrepris,

- RECEVOIR Madame [N] en son appel et la déclarer bien fondée ;

- DONNER ACTE à la société CNA INSURANCE COMPAGNY (EUROPE) de son intervention volontaire aux droits de la société CNA INSURANCE COMPANY LIMITED

- REFORMER le jugement rendu le 12 mars 2019 par le Tribunal judiciaire de Paris en toutes ses dispositions et notamment en ce qu'il a débouté Madame [N] de l'ensemble de ses demandes et l'a condamnée à payer une indemnité de 3.000 € à la société FINANCIERE EUROPEENNE D'INVESTISSEMENT au titre de l'article 700 du CPC outre les dépens ;

ET STATUANT A NOUVEAU :

- JUGER que le contrat de vente de parts d'indivision et le contrat de garde et de conservation signés le 7 mai 2014 par Madame [N] sont affectés d'un défaut d'objet et de cause et par la présence de conditions potestatives ;

- JUGER que Madame [N] a été trompée par la société FINANCIERE EUROPEENNE D'INVESTISSEMENT qui l'a emmenée à signer le 7 mai 2014 le contrat de vente de parts d'indivision et le contrat de garde et de conservation avec la société ARISTOPHIL ;

- JUGER que la société FINANCIERE EUROPEENNE D'INVESTISSEMENT a commis des fautes engageant sa responsabilité à l'égard de Madame [N], en ne respectant pas son obligation de conseil et d'information, en lui fournissant un conseil inadapté à ses objectifs patrimoniaux et en agissant de manière déloyale à son égard ;

- CONDAMNER in solidum la société FINANCIERE EUROPEENNE D'INVESTISSEMENT et la société CNA INSURANCE COMPAGNY (EUROPE) S.A. ' venant aux droits de la société CNA INSURANCE COMPANY LIMITED ' à verser à Madame [N] la somme de 225.325,30 euros correspondant au préjudice financier subi augmentée des intérêts taux légal à compter du 7 mai 2019, correspondant à la date d'expiration de la première période quinquennale mentionnée aux contrats, avec capitalisation des intérêts ;

- SUBSIDIAIREMENT, s'agissant du préjudice financier dans l'hypothèse où la Cour ne retiendrait qu'une perte de chance, CONDAMNER in solidum la société FINANCIERE EUROPEENNE D'INVESTISSEMENT et la société CNA INSURANCE COMPAGNY (EUROPE) S.A. ' venant aux droits de la société CNA INSURANCE COMPANY LIMITED ' à verser à Madame [N] :

- la somme 134.467,05 euros augmentée des intérêts au taux légal et anatocisme à compter du 7 mai 2014 en réparation du préjudice résultant de la perte de chance (99%) de recouvrer le capital investi,

- la somme complémentaire de 29.902,23 euros correspondant aux intérêts au taux légal de la somme de 64.147,70 euros dont Madame [N] a été privée du 7 mai 2014 au 13 mai 2024,

- la somme complémentaire 65.116,47 euros sauf à parfaire au jour où le juge statut, avec intérêts au taux légal à compter de la date du jugement à intervenir et capitalisation des intérêts au titre de la perte de chance (99%) de placer les capitaux sur des produits plus fiables et producteurs d'intérêts.

- CONDAMNER in solidum la société FINANCIERE EUROPEENNE D'INVESTISSEMENT et la société CNA INSURANCE COMPAGNY (EUROPE) S.A. ' venant aux droits de la société CNA INSURANCE COMPANY LIMITED ' à verser à Madame [N] la somme de 40.000€ au titre de son préjudice moral ;

EN TOUT ETAT DE CAUSE :

- DEBOUTER la société FINANCIERE EUROPEENNE D'INVESTISSEMENT et la société CNA INSURANCE COMPAGNY (EUROPE) S.A. ' venant aux droits de la société CNA INSURANCE COMPANY LIMITED ' de toutes demandes contraires ;

- CONDAMNER in solidum la société FINANCIERE EUROPEENNE D'INVESTISSEMENT et la société CNA INSURANCE COMPAGNY (EUROPE) S.A. ' venant aux droits de la société CNA INSURANCE COMPANY LIMITED ' à verser à Madame [N] la somme de 50.000€ au titre de l'article 700 du Code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens de première instance et d'appel qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du CPC. »

16. Aux termes de ses dernières conclusions remises au greffe le 28 mai 2025, la société FEI demande à la cour d'appel de :

« Vu les articles 1103 et 1231-1 du Code civil,

Confirmer le jugement entrepris en toutes ses dispositions, et notamment en ce qu'il a jugé que Madame [N] ne rapportait pas la preuve d'un manquement de FEI à son obligation d'information et de conseil, et l'a condamnée au paiement de 3.000 euros à l'article du 700 du Code de procédure civile,

Débouter Madame [N] de toutes ses demandes à l'encontre de FEI;

Débouter toutes les parties de leurs demandes, fins et conclusions contraires aux présentes ;

Vu l'article 700 du Code de procédure civile

Condamner Madame [N] à payer à la société FEI la somme de 5.000 euros au titre des frais irrépétibles de l'instance, ainsi qu'aux entiers dépens d'instance. »

17. Aux termes de ses dernières conclusions remises au greffe le 30 mai 2025, la société CNA demande à la cour d'appel de :

« CONFIRMER LE JUGEMENT ENTREPRIS EN CE QU'IL A DEBOUTE MADAME [N] DE SES DEMANDES A L'ENCONTRE DE LA SOCIETE FEI ET DE LA SOCIETE CNA INSURANCE COMPANY LIMITED ET DE :

A titre liminaire :

- Donner acte à la société CNA INSURANCE COMPANY (EUROPE) de son intervention volontaire ;

- La juger recevable et fondée ;

- Mettre hors de cause la société CNA INSURANCE COMPANY LIMITED ;

A titre principal,

- Juger que la société FEI n'a commis aucune faute ;

- Débouter Madame [N] de toutes ses demandes ;

A titre subsidiaire,

- Juger que Madame [N] échoue à établir un préjudice réparable en lien avec l'intervention de la société FEI ;

- Débouter Madame [N] de toutes ses demandes ;

A titre infiniment subsidiaire,

- Juger que la société CNA INSURANCE COMPANY (EUROPE) ne saurait être tenue à garantir la société FEI au-delà des termes de la police n° FN 1925 souscrite auprès d'elle ;

- Juger que l'ensemble des réclamations formées par les personnes ayant investi dans des collections constituées par la société ARISTOPHIL par l'intermédiaire de la société ART COURTAGE ou de ses mandataires, assurés par la police n° FN 1925, dont la société FEI, constituent un seul et même sinistre, soumis au plafond de garantie par sinistre prévu à la police n° FN 1925 de 2.000.000 € et applicable au 6 février 2015 ;

- Si la qualification de sinistre sériel est écartée, juger que la condamnation à garantir la société FEI qui viendrait à être prononcée à l'encontre de la société CNA INSURANCE COMPANY (EUROPE) ne pourra excéder le plafond de garantie de 2.000.000 € par période d'assurance prévu par la police n° FN 1925 ;

- Juger que la première réclamation de Madame [N] est en date du 22 juin 2015, soit pendant la période d'assurance subséquente à la résiliation de la police n° FN 1925 ; »

- En conséquence, condamner CNA INSURANCE COMPANY (EUROPE) à garantir la société FEI des conséquences des condamnations prononcées à son encontre dans la limite du plafond de garantie de 2 000 000 € après déduction des condamnations que la société CNA INSURANCE COMPANY (EUROPE) aura déjà versées au titre des autres réclamations formulées pendant la période subséquente, et après application de la franchise contractuelle de 3.000 € ;

Ou,

- Désigner tel séquestre qu'il plaira à la Cour avec pour mission de conserver les fonds dans l'attente des décisions définitives tranchant les réclamations formées à l'encontre des assurés au titre de la police n° FN 1925 se rattachant à la même période d'assurance, en l'occurrence la période d'assurance subséquente à la résiliation de la police n° FN 1925 et procéder à une répartition au marc l'euro des fonds séquestrés ;

En tout état de cause,

- Débouter Madame [N] de toutes ses demandes ;

- Condamner Madame [N] à payer à la société FEI et la société CNA INSURANCE COMPANY (EUROPE) la somme de 5.000 euros chacune au titre de l'article 700 du CPC, ainsi qu'aux entiers dépens d'instance. »

18. La clôture a été prononcée par une ordonnance du 30 juin 2025.

19. En application des dispositions de l'article 455 du code de procédure civile, il est fait expressément référence aux conclusions des parties visées ci-dessus quant à l'exposé du surplus de leurs prétentions et de leurs moyens.

MOTIFS DE LA DECISION

Sur l'intervention volontaire de la société CNA Insurance Company (Europe)

20. La société CNA Insurance Company (Europe), venant aux droits de la société CNA Insurance Company Limited en vertu d'un acte de transfert de la police n° FN 1925 du 4 décembre 2018, de son intervention volontaire, sera reçue en son intervention volontaire et la société CNA Insurance Company Limited sera mise hors de cause.

Sur la responsabilité de la société FEI

21. Mme [N], qui ne poursuit plus l'annulation du contrat de vente conclu avec la société Aristophil, recherche la responsabilité de la société FEI en invoquant néanmoins, d'une part, des causes de nullité affectant le contrat de vente conclu avec la société Aristophil le 7 mai 2014, tenant à un défaut d'objet et à une absence de cause de ce contrat, au caractère potestatif de certaines conditions stipulées au contrat et à des man'uvres dolosives commises par la société FEI, et en invoquant, d'autre part, des manquements de la société FEI à ses obligations d'information, de conseil et de loyauté.

Sur les causes de nullité du contrat conclu avec la société Aristophil tenant à un défaut d'objet, au caractère potestatif de certaines clauses et à l'absence de cause

22. Les articles 1108, 1126, 1131 et 1174 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016, disposent :

- article 1108 :

« Quatre conditions sont essentielles pour la validité d'une convention :

Le consentement de la partie qui s'oblige ;

Sa capacité de contracter ;

Un objet certain qui forme la matière de l'engagement ;

Une cause licite dans l'obligation. »

- article 1126 :

« Tout contrat a pour objet une chose qu'une partie s'oblige à donner, ou qu'une partie s'oblige à faire ou à ne pas faire. »

- article 1131 :

« L'obligation sans cause, ou sur une fausse cause, ou sur une cause illicite, ne peut avoir aucun effet. »

- article 1174 :

« Toute obligation est nulle lorsqu'elle a été contractée sous une condition potestative de la part de celui qui s'oblige. »

23. En l'espèce, Mme [N] soutient que la responsabilité de la société FEI serait engagée du fait des causes de nullité du contrat de vente conclu le 7 mai 2014, tenant au défaut d'objet de ce contrat, qui ne consacrerait qu'un transfert de propriété fictif, au caractère potestatif de la clause stipulant le rendement de l'investissement, à l'absence de cause du contrat, faute de contrepartie réelle à ce investissement et aux man'uvres dolosives commises par la société FEI, en tant que mandataire de la société Aristophil.

24. Cela étant, en premier lieu, pour ce qui concerne l'objet du contrat de vente conclu le 7 mai 2014, par l'effet de celui-ci, Mme [N] est devenue propriétaire de quarante parts de copropriété indivise du manuscrit intitulé « Le rouleau de la Bastille du Marquis [D] ». Contrairement à ce que soutient Mme [N], ni les stipulations de ce contrat, ni les stipulations du contrat de garde et conservation conclu entre la gérante de l'indivision et la société Aristophil, transférant à cette société l'usage du manuscrit et, implicitement le cas échéant, les revenus potentiels tirés de cet usage, en contrepartie néanmoins de l'engagement de la société Aristophil de conserver le manuscrit à ses risques et périls, et prévoyant un droit de préemption au profit de cette société, ne privaient Mme [N] de son droit de propriété sur ces parts indivises, dans la mesure où, au contraire, ces stipulations constituent l'expression de l'exercice de ce droit.

25. En deuxième lieu, contrairement encore à ce que soutient Mme [N], le fait que le rachat des parts indivises en litige par la société Aristophil, à un prix majoré d'un rendement de 8,95 % par an, n'ait été prévu que dans le cadre d'une promesse de vente stipulée au profit de cette société ne constitue pas la stipulation d'une condition potestative affectant une obligation souscrite par la société Aristophil envers Mme [N] en garantie du capital, voire du rendement, de son investissement, aucun engagement en ce sens, serait-ce sous condition, ne résultant des stipulations du contrat.

26. En troisième lieu, pour ce qui concerne la cause du contrat, il résulte de ce qui a été énoncé au point 24 qu'en contrepartie du prix qu'elle a payé, Mme [N] s'est vu transférer la propriété des quarante parts de l'indivision propriétaire du manuscrit, grevées des seules conditions contractuellement prévues, d'une part, par le contrat de vente lui-même et, d'autre part, par le contrat de garde et de conservation conclu entre la société Aristophil et la gérante de l'indivision, de sorte que l'obligation de Mme [N] de payer le prix des parts qu'elle acquérait n'était pas sans contrepartie.

27. En conséquence, à supposer qu'elles aient été susceptibles d'être imputées à faute à la société FEI, les causes de nullité du contrat de vente du 7 mai 2014 tenant à un défaut d'objet, au caractère potestatif de certaines clauses et à l'absence de cause, invoquées par Mme [N], ne sont pas établies.

Sur les man'uvres dolosives et les manquements à ses obligations d'information, de conseil et de loyauté reprochés par Mme [N] à la société FEI

28. En premier lieu, les articles 1109 et 1116 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 10 février 2016, disposent :

- article 1109 :

« Il n'y a point de consentement valable si le consentement n'a été donné que par erreur ou s'il a été extorqué par violence ou surpris par dol. »

- article 1116 :

« Le dol est une cause de nullité de la convention lorsque les man'uvres pratiquées par l'une des parties sont telles, qu'il est évident que, sans ces man'uvres, l'autre partie n'aurait pas contracté. Il ne se présume pas et doit être prouvé. »

29. Le manquement à une obligation précontractuelle d'information ou de conseil ne peut suffire à caractériser un dol si ne s'y ajoute la constatation du caractère intentionnel de ce manquement et d'une erreur déterminante provoquée par celui-ci.

30. En second lieu, les articles 1147 et 1149 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 1er février 2016, disposent :

- article 1147 :

« Le débiteur est condamné, s'il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l'inexécution de l'obligation, soit à raison du retard dans l'exécution, toutes les fois qu'il ne justifie pas que l'inexécution provient d'une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu'il n'y ait aucune mauvaise foi de sa part. »

- article 1149 :

« Les dommages et intérêts dus au créancier sont, en général, de la perte qu'il a faite et du gain dont il a été privé, sauf les exceptions et modifications ci-après. »

31. Le conseiller en gestion de patrimoine qui propose un investissement à son client est tenu de prodiguer ce conseil avec pertinence, prudence et loyauté, ce qui lui impose de s'assurer, d'une part, de l'adaptation de l'opération à la situation et aux objectifs de son client et, d'autre part, du sérieux, de la faisabilité et de la fiabilité de cette opération.

32. Ce conseiller est en outre tenu d'informer son client des caractéristiques de l'investissement qu'il propose, en particulier de ses aspects les moins favorables et des risques qui lui sont associés, afin de permettre à ce client de s'engager en connaissance de cause.

33. Cela étant exposé, dans la lettre de mission établie le 21 février 2014 par M. [Z], celui-ci mentionne que Mme [N], s'agissant de ses objectifs patrimoniaux, a indiqué souhaiter réorganiser son épargne financière pour obtenir des revenus réguliers, améliorer la transmission de son patrimoine vers ses enfants et optimiser sa situation fiscale au regard de l'ISF.

34. Par la suite, dans un courriel du 20 février 2014, M. [Z] a précisé ainsi les attentes de Mme [N] :

« - Préservation et valorisation du capital existant

- Obtenir des revenus réguliers et pérennes

- Réaliser des placements sécurisants avec fiscalité favorable en cas de transmission de patrimoine

- Optimiser votre fiscalité au niveau ISF

- Préserver à court ou moyen terme, un montant financier conséquent pour de futurs opérations immobilières dont vous avez la maîtrise ».

35. Dans le rapport qu'il a établi au nom de la société FEI le 12 mars 2014, M. [Z] indique avoir été missionné pour répondre au souhait de Mme [N] « d'une réorganisation de [ses] placements pour obtenir des revenus complémentaires, l'amélioration de [sa] transmission patrimoniale et l'optimisation de [sa] situation fiscale au regard de l'impôt de solidarité sur la fortune ». Après avoir relevé que le patrimoine immobilier de Mme [N] était évalué à environ 1 500 000 euros et que son patrimoine mobilier net s'établissait à 1 234 989 euros, la société FEI mentionne qu'au regard du souhait exprimé par Mme [N] d'effectuer des investissements immobiliers pour rénover des appartements et les mettre en location meublée, elle propose « de conserver environ 600 000 € pour la réalisation de [ses] futures opérations immobilières et d'investir 620 000 € sur les différentes solutions [proposées] dans le respect de [ses] objectifs, sécurisation au mieux du capital et recherche de revenus complémentaires. »

36. Dans ce rapport, la société FEI préconisait ensuite divers investissements, destinés, pour les premiers, à réduire l'ISF auquel Mme [N] était assujettie, en investissant 220 000 euros répartis entre un investissement d'un montant de 20 000 euros dans une PME audiovisuelle et un investissement à hauteur de 200 000 euros dans une collection de lettres et manuscrits, pour les suivants à favoriser la transmission de son patrimoine, en investissant la somme de 200 000 euros dans des contrats d'assurance-vie et, pour les derniers, à obtenir des revenus complémentaires, en investissant la somme de 200 000 euros dans la chaîne de distribution de produits biologiques [Localité 8] C' Bon.

37. Pour ce qui concerne l'investissement dans une collection de lettres et de manuscrits, le rapport indique notamment :

- que la valeur des 'uvres et objets d'art ancien ou contemporain ne rentrant pas dans l'assiette de l'impôt de solidarité sur la fortune, il serait opportun d'investir une somme de 200 000 euros dans une collection de lettres et manuscrits exceptionnels, ce qui permettrait d'obtenir une réduction d'impôt de 1 400 euros par an, à partir de 2015 ;

- que depuis plus de vingt ans, la société Aristophil est devenue la référence en matière d'achat, de vente et d'expertise de lettres et manuscrits ;

- que la société Aristophil permet l'accès à ces manuscrits précieux et inestimables par le biais d'un concept unique d'acquisition, l'investisseur pouvant prendre part à l'indivision d'une collection de lettres et manuscrits, dont la garde, la conservation et la valorisation des droits est contractuellement assurée par la société Aristophil ;

- que l'investisseur « détient ses parts indivises pendant une période de cinq ans, au terme de laquelle il peut revendre à ARISTOPHIL ses parts au prix défini dans le contrat de garde et de conservation : prix d'acquisition majoré de 43,75 % » ;

- qu'en dehors de la satisfaction personnelle de participer à la préservation du patrimoine écrit, ce modèle d'investissement alternatif apporte donc des perspectives patrimoniales attrayantes ; qu' « il est de plus non corrélé aux marchés financiers (absence de garantie en capital cependant) et offre une fiscalité très avantageuse (exonération d'ISF et taxation des plus-values forfaitairement à 6,5% seulement) ».

38. La simulation patrimoniale annexée à ce rapport présente pour seule hypothèse, s'agissant de l'investissement d'un montant de 200 000 euros dans un produit proposé par la société Aristophil, l'exercice par celle-ci de son option d'achat, générant une plus-value nette d'un montant de 68 812,60 euros.

39. Par des courriels des 6 avril et 10 avril 2014, M. [Z] a ensuite transmis à Mme [N] des éléments concernant les opérations de communication opérées par la société Aristophil, évoquant dans son second message l'acquisition du manuscrit en cause dans le présent litige et exposant, dans ce message, que cette acquisition constituait, « une nouvelle fois, un merveilleux exemple du savoir faire d'Aristophil et de son président, parfois injustement mal mené dans une certain presse, qu'est [W] [E] », qu' « Aristophil a[vait] acquis cette pièce pour 7 millions d'euros de gré à gré et confort[ait] par la même occasion toute la solidité et la qualité de son modèle économique », que cette acquisition constituait encore une « pièce majeure de la collection d'Aristophil », une « recherche et une négociation de plusieurs années », un « aboutissement d'un accord sur le prix d'acquisition au prix professionnel » et une « assurance de la pièce par les Lloyd's pour 12,5 millions d'euros contre tous les risques, prix marché et acté », que, depuis 2003, la société Aristophil avait permis à ses clients « de réaliser plus de 43 millions d'euros de plus value », que la valeur du manuscrit en indivision s'établissait 12,5 millions d'euros et la valeur de la part à 5 000 euros, que le « taux de promesse de vente au terme de 5 années de garde et de conservation [était de ] 44,75 % » et que tout investisseur souhaitant « devenir l'heureux propriétaire de quelques parts de cette prestigieuse indivision » était invité à l' « en informer dès que possible car ce document exceptionnel ser[ait] vraisemblablement classé 'trésor national' ce qui le rendr[ait] inestimable de fait ».

40. Le contrat de vente, intitulé « Corpus Scriptural Prestige », conclu le 7 mai 2014 entre la société Aristophil, représentée par M. [Z] en tant que mandataire, et Mme [N], porte sur quarante parts de l'indivision dénommée « Le rouleau de la Bastille du Marquis [D] » et mentionne une valeur du bien indivis de 12,5 millions d'euros. Ce contrat stipule que Mme [N] a pris connaissance du contrat de garde et de conservation conclu entre la gérante de l'indivision et la société Aristophil.

41. Comme indiqué aux points 3 et 4, ce contrat de garde et de conservation, visé par Mme [N], stipulait une promesse de vente selon laquelle le gérant de l'indivision promettait unilatéralement, pour une durée de six mois à compter du terme de la convention de dépôt, elle-même d'une durée de cinq ans, de vendre à la société Aristophil « la collection dont il [était] propriétaire », pour un prix qui ne pourrait être inférieur au prix d'achat majoré de 44,75 % par période entière de cinq ans.

42. L'acte de vente des parts stipulait en outre une promesse de vente rédigée en ces termes :

« L'Acheteur promet unilatéralement de vendre la ou les parts dont il est propriétaire.

Cette promesse a une durée de 6 mois qui court au terme de chaque période quinquennale décomptée à partir de la date de signature du contrat de garde et de conservation des biens composant l'indivision.

Cette promesse de vente s'effectuera au prix de base de vente qui figure au présent contrat augmenté de 44,75% brut (8,95%/an), par période entière de 5 ans, soit un prix de 289 500 euros ».

43. Mme [N] [N] a par ailleurs attesté, aux termes d'un questionnaire daté du jour de la vente, avoir pour objectif la diversification de son patrimoine et la valorisation d'un capital, avoir déjà acheté des 'uvres d'art, d'antiquité ou de collection, et être informée que « la collection » dans laquelle elle investissait pouvait perdre de la valeur.

44. En cet état, en premier lieu, si le contrat de vente du 7 mai 2024 stipulait que la société Aristophil aurait, au terme des cinq ans de la convention de garde et de conservation, l'option de racheter les parts indivises du manuscrit acquises par Mme [N], le rapport établi le 12 mars 2014 par la société FEI, aux termes duquel l'investisseur, à l'issue de la période initiale de cinq ans, « peut revendre » ses parts à la société Aristophil à un prix majoré de plus de 40 %, laisse entendre que le choix de procéder à cette revente des parts, à ce prix, aurait appartenu à Mme [N]. En outre, l'emploi du futur dans la stipulation de la promesse de vente, s'agissant certes des seules conditions de prix dans lesquelles cette promesse pourrait se réaliser, était de nature à renforcer l'ambiguïté de la formulation employée par la société FEI dans son rapport, alors qu'il appartenait au contraire à la société FEI d'attirer l'attention de Mme [R] sur le fait que le choix de réaliser, ou non, cette promesse de vente appartenait à la seule société Aristophil.

45. En deuxième lieu, aucun des documents portés à la connaissance de Mme [N] ne fait état du risque que la société Aristophil n'exerce pas, pour quelque raison que ce soit, l'option d'achat dont elle bénéficiait, en vertu du contrat de vente et du contrat de garde et de conservation, et donc qu'elle n'offre pas de payer à l'indivision, ou à Mme [N], le prix majoré du taux stipulé au contrat, étant observé que, comme le relève Mme [N], l'exercice de cette option d'achat par la société Aristophil, au prix ainsi convenu, impliquait que cette société estime pertinent de procéder au rachat du manuscrit, ou de certaines parts de celui-ci, en valorisant le manuscrit à près de 18 millions d'euros en 2019, alors qu'elle indiquait en 2014 l'avoir acquis au prix de 7 millions d'euros.

46. En troisième lieu, la société FEI ne justifie d'aucune démarche de sa part tendant à s'assurer, préalablement à la souscription de sa cliente, de la fiabilité de la valeur du manuscrit inscrite dans l'acte de vente, cependant qu'elle retransmettait à Mme [N], notamment dans son courriel du 10 avril 2014, les éléments de communication promotionnelle émanant manifestement de la société Aristophil elle-même, selon lesquels, après avoir été acquis au prix de 7 millions d'euros, ce manuscrit était alors évalué à 12,5 millions d'euros, tout en ayant vocation à bénéficier à l'avenir du statut de trésor national, ce qui le rendrait « inestimable ». Les sociétés FEI et CNA ne peuvent utilement se référer, à cet égard, au dossier d'information établi par la société Aristophil elle-même, qu'elles versent aux débats, aux termes duquel celle-ci certifiait qu'elle avait fait appel à un réseau d'experts pour déterminer la valeur de chaque pièce acquise par cette société, ce qui ne peut tenir lieu des vérifications attendues du conseiller en gestion de patrimoine, s'agissant des conditions dans lesquelles l'évaluation du manuscrit en cause avait été établie.

47. Il est exact, comme le font valoir les sociétés FEI et CNA, que le rapport du 12 février 2014 mentionne une absence de garantie en capital et qu'il résulte du questionnaire du 7 mai 2014 que Mme [N] a attesté avoir été informée que la « collection » dans laquelle elle investissait pouvait perdre de la valeur. Cependant, cette mention, seulement incidente, dans le rapport du 12 février 2014, et cette réponse donnée dans un questionnaire signé le jour même de la vente, parmi de nombreuses autres, dont certaines manifestement imprécises, comme en témoigne le fait que n'y est pas mentionné l'objectif de Mme [N], pourtant présenté auparavant, soit la réduction de son imposition à l'ISF, sont insuffisantes pour établir que Mme [N] a été suffisamment informée du risque de perte en capital que présentait cet investissement.

48. Il ressort au contraire des éléments présentés aux points 33 à 46 une présentation optimiste à l'excès de l'issue prévisible de cet investissement, soit une plus-value supérieure à 40 % à l'issue d'une période de cinq ans, sans que soit expressément mentionné le risque que la société Aristophil n'exerce pas son option d'achat et que, dans cette hypothèse, la rentabilité de l'investissement soit directement corrélée à la valeur de marché du manuscrit, sur laquelle aucune information n'avait été recherchée par la société FEI ni, a fortiori, transmise à Mme [N], sauf par le courriel du 10 avril 2014, faisant état, sans plus d'explication, d'une évaluation à cette date à hauteur de 12,5 millions d'euros, en dépit d'un acquisition préalable au prix de 7 millions d'euros, et de perspectives d'atteindre une valeur « inestimable ».

49. Une telle présentation était incompatible avec la prudence attendue du conseiller en gestion de patrimoine, et ce d'autant plus qu'avaient été relayées, dès le mois de mars 2011 dans un article de la revue Que Choisir, les réserves émises par certains acteurs de ce marché sur la viabilité du modèle mis en place par la société Aristophil, évoquant en conclusion l'hypothèse d'une surévaluation des 'uvres vendues et d'une possible bulle spéculative, et que l'Autorité des marchés financiers, dans un communiqué du 12 décembre 2012, avait mis en garde le public sur les placements atypiques proposés aux épargnants, notamment dans le secteur des lettres et manuscrits, rappelant que ce secteur n'était pas soumis à la réglementation protectrice des instruments financiers et que tout produit affichant un rendement supérieur au taux monétaire, tel le produit proposé par la société FEI, comporte a priori un risque sensible.

50. S'agissant plus particulièrement des alertes relayées par voie de presse, il importe peu que d'autres articles de presse de l'époque aient fait une présentation favorable de la société Aristophil, dans la mesure où il appartenait à la société FEI de recueillir l'ensemble des éléments nécessaires pour apprécier la viabilité du modèle mis en 'uvre par cette société, sans s'arrêter aux seuls éléments favorables, et d'émettre une opinion personnelle, étayée et suffisamment prudente à cet égard, et qu'elle ne pouvait se contenter de retransmettre à sa cliente, comme elle l'a fait, l'argumentaire promotionnel de la société Aristophil, selon lequel le dirigeant de celle-ci aurait été « parfois injustement malmené par dans une certaine presse ».

51. Il importe peu, encore, que la société Aristophil ait fait l'objet d'une cotation positive de la Banque de France, dès lors qu'il n'est pas établi que cette cotation ait pris en considération le risque d'une surévaluation des 'uvres ou d'une évolution défavorable du marché sur lequel elles avaient vocation à être revendues, étant observé au surplus que, comme le relèvent les sociétés FEI et CNA elles-mêmes, cette cotation reflétait la capacité de la société Aristophil à honorer ses engagements, alors que cette société n'avait souscrit aucun engagement de rachat des parts indivises acquises par Mme [N].

52. Il importe peu, enfin, que, comme le font valoir les sociétés FEI et CNA, Mme [N] ait été assistée d'un expert-comptable lorsque la société FEI lui a présenté ses préconisations d'investissement, dans la mesure où cette circonstance n'est pas de nature à exonérer le conseiller en gestion de patrimoine de son obligation d'information envers sa cliente, alors qu'il n'est pas établi, au surplus, que ce professionnel ait détenu les informations qu'il est reproché à la société FEI de ne pas avoir communiqué à Mme [N].

53. Il en résulte, d'une part, que la société FEI a insuffisamment informé Mme [N] sur les caractéristiques essentielles les moins favorables de l'investissement qu'elle lui a proposé, notamment en ce que la société Aristophil ne prenait aucun engagement de rachat, au terme du contrat de garde et de conservation, des parts indivises acquises par Mme [N], et encore moins de rachat au prix majoré de l'intérêt stipulé dans ce contrat, et en ce que cet investissement présentait un risque de perte en capital lié à l'évolution du marché des lettres et des manuscrits, en dépit des mentions figurant dans le rapport du 12 février 2014 et dans le questionnaire du 7 mai 2014, évoquées au point 47.

54. Ce faisant, contrairement à ce qu'a retenu le tribunal, la société FEI a manqué à l'obligation d'information à laquelle, en tant que conseiller en gestion de patrimoine, elle était tenue envers Mme [N].

55. D'autre part, dès lors que la société FEI n'a pas été en mesure de communiquer le questionnaire relatif au profil de risque qu'elle a cependant admis avoir fait remplir à sa cliente, il convient de se reporter, s'agissant des objectifs de Mme [N], au courriel adressé à cette dernière par M. [Z] le 20 février 2014, évoqué au point 34, aux termes duquel sont mentionnés les objectifs de préservation et de valorisation du capital, de perception de revenus réguliers et pérennes et de réalisation de placements sécurisants soumis à une fiscalité favorable au regard de l'ISF et en cas de transmission du patrimoine. Il s'en déduit que le risque que Mme [N] se disait alors prête à prendre en termes d'investissement peut être qualifié de faible, en dépit, à nouveau, des seules mentions figurant dans le rapport du 12 février 2014 et dans le questionnaire du 7 mai 2014, évoquées au point 47.

56. Or la société FEI ne justifie d'aucune démarche qu'elle aurait effectuée, avant de conseiller l'investissement, afin de s'assurer de la fiabilité de l'opération, au regard notamment de l'évaluation du manuscrit en cause ou des perspectives d'évolution du marché. Cet investissement apparaissait en outre inadapté aux objectifs de Mme [N], qui impliquaient de sélectionner des investissements présentant un risque faible, alors que le produit proposé par la société Aristophil, affichait un rendement élevé, potentiellement supérieur à 8,50 % par an, en contrepartie d'un risque élevé de perte en capital, qui s'est au demeurant réalisé et qu'il appartenait à la société FEI d'identifier.

57. Il importe peu que l'investissement dans le produit proposé par la société Aristophil ait été adapté à l'objectif de Mme [N] de réduire le montant de son ISF ou qu'il n'ait porté que sur 6,5 % de son patrimoine total, comme le font valoir les sociétés FEI et CNA, dès lors, sur ce dernier point, que la somme investie, soit 200 000 euros, représentait néanmoins plus de 30 % des investissements proposés par la société FEI, pour un total de 600 000 euros, le surplus du patrimoine de Mme [N] n'ayant pas vocation à être investi par son intermédiaire. Il importe peu, également, que Mme [N] ait affiché l'objectif de valoriser son capital, ce qui n'est pas incompatible avec la volonté de ne prendre que des risques faibles.

58. En conséquence, contrairement à ce qu'a retenu le tribunal, la société FEI a également manqué à l'obligation de conseil à laquelle, en tant que conseiller en gestion de patrimoine, elle était tenue envers Mme [N].

59. En revanche, si les agissements retenus à l'encontre de la société FEI caractérisent des manquements à ses obligations d'information et de conseil, Mme [N] ne rapporte pas la preuve que cette société ait agi dans l'intention de la tromper, de sorte que les man'uvres dolosives qu'elle invoque au soutien de son action en responsabilité ne sont pas établies.

60. De la même manière, le fait que la société FEI ait agi en qualité de mandataire de la société Aristophil et qu'elle ait perçu une rémunération à ce titre ne caractérise un manquement de sa part à son obligation de loyauté, dès lors, d'une part, que la société FEI figure en cette qualité sur le contrat de vente signé par Mme [N], de sorte que celle-ci ne peut utilement soutenir que ce lien lui aurait été caché, et, d'autre part, que dans la lettre de mission du 21 février 2014, la société FEI a précisé que cette mission pourrait être rémunérée par des rétrocessions de commissions par les établissements promoteurs de produits liés aux investissements réalisés.

Sur les préjudices causés à Mme [N] par les manquements commis par la société FEI

61. Les manquements commis par la société FEI à ses obligations d'information et de conseil ont privé Mme [N] d'une chance d'éviter la perte, partielle, de son capital et l'ont également privée d'une chance, en investissant mieux ce capital, de le faire fructifier.

62. Contrairement à ce que soutiennent les sociétés FEI et CNA, les préjudices subis par Mme [N] ne trouvent pas leur cause dans les infractions susceptibles d'avoir été commises par les dirigeants de la société Aristophil ou dans la liquidation judiciaire de celle-ci, dans la mesure où, comme le relèvent ces sociétés elles-mêmes, la société Aristophil disposait d'une option d'achat de la collection en cause, qu'elle n'était donc pas tenue d'exercer quand bien même elle n'aurait pas été en liquidation judiciaire au terme du contrat de garde et de conservation, et où ces préjudices résultent, en réalité, de l'insuffisance de valeur du manuscrit à la date de sa revente, laquelle tient à la différence entre cette valeur de marché et l'estimation qui en a été faite à l'origine. Si la société FEI ne peut être tenue responsable de l'évolution du marché, sa responsabilité est en revanche engagée pour n'avoir pas suffisamment informé Mme [N] de l'existence de ce risque, qui s'est réalisé, alors même que celle-ci avait exprimé l'objectif d'éviter d'y être exposée, à un tel niveau, en manifestant l'intention de ne souscrire que des placements sécurisés.

63. La perte en capital subie par Mme [N] est égale à la différence entre la somme investie, soit 200 000 euros, et les sommes qu'elle a perçues au titre des redistributions consécutives à la vente du manuscrit, soit 64 174,72 euros, de sorte que Mme [N] justifie d'une perte en capital à hauteur de 135 825,28 euros.

64. Mme [N] ne conteste pas, en revanche, que cet investissement lui a permis de réduire le montant de son ISF et il convient, en l'absence de précision de sa part sur ce point, de retenir l'évaluation de cette réduction d'impôt initialement envisagée à hauteur de 1 400 euros par an, soit, pour la période séparant la réalisation de cet investissement, en mai 2014, et le dénouement de l'opération, en juillet 2021, une réduction cumulée à hauteur de 8 400 euros, ramenant les pertes subies à hauteur de 127 425,28 euros.

65. Compte tenu des objectifs affichés par Mme [N], correspondant à des investissements sécurisés destinés à permettre, notamment, la perception de revenus pérennes et la transmission de son patrimoine, ce qui impliquait l'acceptation d'un faible risque de perte en capital, étant néanmoins observé que l'investissement proposé permettait à Mme [N] de réduire le montant de son ISF et qu'il représentait, certes près d'un tiers des sommes investies par l'intermédiaire de la société FEI, mais moins de 7 % de son patrimoine global, la probabilité que, dûment informée et conseillée, elle ait renoncé à investir cette somme dans le produit proposé par la société Aristophil peut être évaluée à 50 %.

66. La perte d'une chance pour Mme [N] d'éviter la perte de capital qu'elle a subie sera donc indemnisée par l'allocation d'une somme de 63 712,64 euros.

67. En revanche, par la seule production d'une capture d'écran du site Internet Monneyvox.fr, présentant le taux d'intérêt destiné à être servi par le compte rémunéré Bunq au premier semestre 2025, sous certaines conditions et notamment le respect d'un plafond de 100 000 euros, Mme [N] ne justifie pas qu'elle aurait pu investir la somme de 200 000 euros, entre 2014 et 2025, dans un produit proposant un rendement de 2,67 % par an. Elle sera donc déboutée de sa demande à ce titre.

68. De la même manière, Mme [N] ne justifie pas qu'outre le préjudice financier ci-dessus évalué, les manquements commis par la société FEI lui aient causé un préjudice moral. Elle sera déboutée de sa demande à ce titre.

69. En application des dispositions de l'article 1153-1, alinéa 1, devenu 1231-7, alinéa 1, du code civil, l'indemnité allouée à Mme [N] portera intérêts au taux légal, conformément à la demande de Mme [N], à compter du 7 mai 2014, date à compter de laquelle celle-ci s'est dessaisie des fonds investis, et ces intérêts seront capitalisés dans les conditions prévues aux articles 1154, ancien, et 1343-2, nouveau, du code civil.

70. Le jugement sera donc confirmé en ce qu'il débouté Mme [N] de sa demande d'indemnisation d'un préjudice moral mais infirmé en ce qu'il la déboute de sa demande d'indemnisation d'un préjudice financier et la société FEI sera condamnée à lui payer, à ce titre, la somme de 63 712,64 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 7 mai 2014 et capitalisation de ces intérêts.

Sur la garantie de la société CNA

71. La société CNA ne conteste pas assurer la responsabilité civile de la société FEI dans le cadre de la police n° FN 1925 souscrite par la société Art Courtage au bénéfice de ses mandataires, sous réserve cependant des conditions et limites stipulées par cette police.

72. Comme le fait valoir la société CNA, cette police, telle que modifiée par un avenant du 7 mars 2012, stipule une franchise de 3 000 euros par sinistre et un plafond de 2 millions d'euros par période d'assurance.

73. Pour l'application de ce plafond de garantie, la société CNA soutient, à titre principal, que l'ensemble des réclamations formées par les personnes ayant investi dans des collections constituées par la société Aristophil par l'intermédiaire de la société Art Courtage ou de ses mandataires constituent un seul et même sinistre, soumis au plafond de garantie de 2 millions d'euros. Elle soutient, à titre subsidiaire, que le plafond de garantie s'applique par période d'assurance, sans condition relative à l'assuré, c'est-à-dire à l'ensemble des réclamations formées au titre d'investissements réalisés par l'intermédiaire de la société Art Courtage ou de ses mandataires, que, du fait de la résiliation de la police à effet du 31 décembre 2014, la période d'assurance à prendre en compte est la période subséquente de cinq ans courant du 1er janvier 2015 au 1er janvier 2020 et qu'elle ne pourrait être condamnée que dans la limite de ce plafond de garantie, après déduction des sommes qu'elle aura déjà versées au titre de réclamations formées pendant cette période subséquente, à moins qu'un séquestre ne soit désigné, étant observé que la société CNA soutient, par ailleurs, que les réclamations formées pendant la période subséquente excèderaient, de loin, le plafond de garantie applicable.

74. Cela étant, en premier lieu, l'article L. 124-1-1 du code des assurances dispose :

« Au sens du présent chapitre, constitue un sinistre tout dommage ou ensemble de dommages causés à des tiers, engageant la responsabilité de l'assuré, résultant d'un fait dommageable et ayant donné lieu à une ou plusieurs réclamations. Le fait dommageable est celui qui constitue la cause génératrice du dommage. Un ensemble de faits dommageables ayant la même cause technique est assimilé à un fait dommageable unique. »

75. Ces dispositions consacrant la globalisation des sinistres ne sont pas applicables à la responsabilité encourue par un professionnel en cas de manquements à ses obligations d'information et de conseil, dans la mesure où celles-ci, individualisées par nature, excluent l'existence d'une cause technique, au sens de ce texte, permettant de les assimiler à un fait dommageable unique.

76. La société CNA ne peut utilement soutenir, s'agissant de l'obligation d'information à laquelle il est reproché à la société FEI d'avoir manqué, que cette dernière se serait contentée de transmettre à son client un dossier de présentation du produit d'investissement conçu par la société Aristophil, de sorte que ce manquement procèderait d'un défaut dans la conception et la rédaction de cette documentation, dans la mesure où il lui est précisément reproché d'avoir été insuffisamment prudente en se contentant de transmettre à Mme [N] les éléments de communication promotionnelle émanant de la société Aristophil, sans procéder à aucune vérification sur la fiabilité de ces éléments.

77. Il s'en déduit que la globalisation des sinistres résultant de manquements de la société Art Courtage ou ses mandataires, à l'occasion de la commercialisation de produits proposés par la société Aristophil, sera écartée.

78. En second lieu, pour ce qui concerne la période d'assurance à laquelle doit être appliqué le plafond de garantie stipulé par la police, par la production d'un avenant daté du 6 février 2015 non signé par le souscripteur, la société Art Courtage, la société CNA ne justifie pas de la résiliation qu'elle invoque, à effet du 31 décembre 2014.

79. En outre, s'il résulte de l'article L. 113-16 du code des assurances qu'un contrat d'assurance peut être résilié par chacune des parties en cas de cessation de l'activité professionnelle de l'assuré, une telle résiliation ne prend effet qu'un mois après sa notification à l'autre partie. Or, étant observé que la résiliation de la police n° FN 1925 ne peut résulter de la seule cessation de la commercialisation des produits Aristophil, pas plus que de la mise en liquidation judiciaire de cette société ou de la société Art Courtage, la société CNA, par la seule production d'une lettre du 11 décembre 2014, adressée par son courtier à la société Finestim, société mère de la société Art Courtage, l'informant que les polices associées à la distribution des produits de la société Aristophil ne seraient pas reconduites au 1er janvier 2015, ne justifie pas de la notification d'une résiliation de la police n° FN 1925, à laquelle il n'est pas fait directement référence dans cette lettre, pas plus qu'à la société Art Courtage. Au demeurant, ce même courtier a établi le 6 février 2015 l'avenant de résiliation évoqué au point précédent, ce qui tend à confirmer que le contrat n'était pas résilié à cette date, pas plus qu'il ne l'a été par l'effet de cet avenant, non signé par la société Art Courtage.

80. Dès lors que la résiliation de la police n° FN 1925 dont se prévaut la société CNA n'est pas établie, encore moins à la date à laquelle Mme [N] a formé sa réclamation, en juin 2015, la période d'assurance à laquelle sera appliqué le plafond de garantie stipulé par cette police est la période définie par l'article 1.12 des conditions spéciales du contrat, soit la période située entre deux échéances annuelles au cours de laquelle la réclamation de Mme [N] a été formée, c'est-à-dire l'année 2015. La société CNA ne soutenant pas que le montant des réclamations formées au cours de cette période dépasserait le plafond de 2 millions d'euros, ni même que ce plafond serait susceptible d'être atteint pour cette période, il n'y a dès lors pas lieu de faire application de ce plafond.

81. En revanche, il sera fait application de la franchise d'un montant de 3 000 euros, ce que Mme [N] ne conteste pas.

82. En conséquence de l'ensemble de ce qui précède, la société CNA sera condamnée, in solidum avec la société FEI, à payer à Mme [N] la somme de 63 712,64 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 7 mai 2014, sous réserve, pour ce qui concerne la société CNA, de l'application d'une franchise de 3 000 euros.

Sur les dépens et l'application de l'article 700 du code de procédure civile

83. Les articles 696 et 700 du code de procédure civile disposent :

- article 696 :

« La partie perdante est condamnée aux dépens, à moins que le juge, par décision motivée, n'en mette la totalité ou une fraction à la charge d'une autre partie. [...] »

- article 700 :

« Le juge condamne la partie tenue aux dépens ou qui perd son procès à payer :

1° A l'autre partie la somme qu'il détermine, au titre des frais exposés et non compris dans les dépens ; [...]

Dans tous les cas, le juge tient compte de l'équité ou de la situation économique de la partie condamnée. Il peut, même d'office, pour des raisons tirées des mêmes considérations, dire qu'il n'y a pas lieu à ces condamnations. [...] »

84. En application du premier de ces textes, compte tenu du sens de la présente décision, le jugement sera infirmé en ce qu'il condamne Mme [N] aux dépens de la procédure de première instance, dans ses rapports avec la société FEI et avec la société CNA Insurance Company (Europe), venant aux droits de la société CNA Insurance Company Limited, et les sociétés FEI et CNA Insurance Company (Europe) seront condamnées in solidum aux dépens des procédures de première instance et d'appel.

85. En application du second, le jugement sera infirmé en ce qu'il condamne Mme [N] à payer la somme de 3 000 euros à la société FEI à titre de remboursement des frais exposés dans le cadre de la procédure de première instance et non compris dans les dépens, la société FEI et la société CNA Insurance Company (Europe) seront déboutées de leurs demandes de remboursement de tels frais exposés dans le cadre de la procédure d'appel et elles seront condamnées in solidum à payer à Mme [N] la somme totale de 10 000 euros, en remboursement de tels frais exposés dans le cadre des procédures de première instance et d'appel.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Reçoit la société CNA Insurance Company (Europe) en son intervention volontaire ;

Met hors de cause la société CNA Insurance Company Limited ;

Infirme le jugement en ses dispositions soumises à la cour ;

Statuant à nouveau et y ajoutant,

Condamne in solidum la société Financière européenne d'investissement et la société CNA Insurance Company (Europe) à payer à Mme [G] [N] la somme de 63 712,64 euros, avec intérêts au taux légal à compter du 7 mai 2014, et capitalisation des intérêts dus pour une année entière dans les conditions prévues aux articles 1154, ancien, et 1343-2, nouveau, du code civil, sous réserve, pour ce qui concerne la société CNA Insurance Company (Europe), de l'application d'une franchise de 3 000 euros ;

Déboute Mme [G] [N] du surplus de ses demandes d'indemnisation ;

Condamne in solidum la société Financière européenne d'investissement et la société CNA Insurance Company (Europe) aux dépens de la procédure de première instance, dans leur rapport avec Mme [G] [N], et aux dépens de la procédure d'appel ;

Déboute la société Financière européenne d'investissement et la société CNA Insurance Company (Europe) de leurs demandes formées sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et les condamne in solidum, sur ce fondement, à payer à Mme [G] [N] la somme de 10 000 euros ;

Rejette le surplus des demandes.

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