CA Angers, ch. civ. A, 21 octobre 2025, n° 23/01601
ANGERS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
MMA IARD (SA)
Défendeur :
MMA IARD (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Muller
Conseillers :
Mme Gandais, Mme Reuflet
Avocats :
Me Bruneau, Me Julien, Me Papin, Me de Mascureau, Me Pericard
EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCEDURE
En 2012, la société Marne et Finance, actionnaire de référence du groupe Bio C' Bon, a conçu la gamme de produits 'BCBB'. Ces produits permettaient à des investisseurs privés de souscrire au capital d'une société support détenue majoritairement, directement ou indirectement, par Bio C' Bon SAS et ayant pour objet de financer le développement de la chaîne de distribution alimentaire Bio C' Bon. Les sociétés supports prenaient ensuite des participations dans les sociétés opérationnelles de la chaîne Bio C'Bon. Afin d'assurer la rentabilité et la liquidité de l'investissement, le pacte d'actionnaires signé lors de la souscription prévoyait une promesse de rachat des parts par Bio C' Bon SAS selon deux types de rachat :
- à l'issue de la 1ère année suivant la souscription au capital d'une des sociétés supports, un rachat annuel d'actions pour un prix égal à 7% du montant de la souscription (ou 6% dans les promesses les plus récentes), avec possibilité pour l'actionnaire investisseur de signer un avenant au pacte d'actionnaires s'il souhaitait renoncer au rachat annuel
- au terme de la 5ème année de détention, un rachat du solde des actions détenues par l'investisseur égal au prix de la souscription augmenté d'un éventuel bonus de sortie défini en fonction du nombre de nouveaux magasins Bio C' Bon en activité au terme des 5 ans.
Le 18 novembre 2015, Mme [D] [Y] (ci-après l'investisseuse) a, par l'intermédiaire de M. [P] [V] exerçant sous le nom commercial Financière Croissance Pérennité (ci-après le conseiller) assuré auprès de la SA'MMA Iard (ci-après l'assureur), acquis 2 000 parts sociales du capital de la SAS Bio Progression (produit BCBB Rendement 2) pour un montant total de 40'000 euros. Dans le cadre de cette acquisition, l'investisseuse a signé un bulletin de souscription, un pacte d'actionnaires et un avenant au pacte d'actionnaires indiquant qu'elle renonçait au rachat annuel de ses actions.
Par jugements du tribunal de commerce de Paris en date du 2 septembre 2020, la SAS Bio C' Bon, holding de tête, ainsi que les principales sociétés d'exploitation du groupe Bio C' Bon ont été placées en redressement judiciaire.
Par jugements en date du 2 novembre 2020, le tribunal de commerce a arrêté le plan de cession des sociétés du groupe Bio C' Bon en faveur du groupe de [Adresse 9] pour un montant de 60 millions d'euros et a prononcé la liquidation judiciaire de Bio C' Bon SAS.
Après avoir déclaré sa créance de rachat à la procédure collective le 12'novembre 2020, l'investisseuse a fait assigner, par actes d'huissier en date des 10 et 14 février 2022, le conseiller et son assureur devant le tribunal judiciaire du Mans afin d'obtenir la réparation des préjudices subis, considérant avoir été trompée sur la nature, les caractéristiques et les risques des produits BCBB.
Par conclusions d'incident, les défendeurs ont sollicité que soient admises leur fins de non-recevoir tirées de la prescription quinquennale et du non-respect de la clause de conciliation préalable, que l'action de l'investisseuse soit déclarée irrecevable et que la demanderesse à l'action soit condamnée aux dépens et à leur payer une indemnité de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
La demanderesse a conclu à la recevabilité de son action non prescrite, au rejet des demandes adverses et à la condamnation in solidum des défendeurs à lui verser la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
Par ordonnance en date du 21 septembre 2023, le juge de la mise en état a :
- déclaré irrecevable la présente action comme étant atteinte par la prescription ;
- condamné l'investisseuse à payer au conseiller et à l'assureur une indemnité de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamné l'investisseuse aux dépens.
Pour statuer ainsi, il a considéré que la prescription quinquennale a commencé à courir à la signature du bulletin de souscription, soit le 5 novembre 2015 (sic), jour de réalisation du dommage invoqué consistant, non pas en la perte du capital qui constitue un risque inhérent aux opérations d'investissements financiers, mais en la perte d'une chance de contracter ou ne pas contracter dans des conditions plus avantageuses (sic). Il n'a pas statué sur la fin de non-recevoir tirée du défaut de tentative d'arrangement amiable, retenant celle tirée de la prescription.
Suivant déclaration en date du 6 octobre 2023, l'investisseuse a relevé appel de cette ordonnance en son entier dispositif, intimant le conseiller et son assureur.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 21 mai 2025 et l'audience de plaidoirie fixée au 16 juin de la même année conformément aux prévisions d'un avis du 28'octobre 2024.
EXPOSE DES PRETENTIONS DES PARTIES
Dans ses dernières conclusions d'appelante n°2 en date du 17 février 2024, l'investisseuse demande à la cour au visa de l'article 2224 du code civil de :
- infirmer l'ordonnance du juge de la mise en état du tribunal judiciaire du Mans du 21 septembre 2023 en ce qu'elle l'a déclarée irrecevable en son action comme étant atteinte par la prescription et l'a condamnée à payer au conseiller et à son assureur une indemnité de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens ;
statuant à nouveau :
- débouter le conseiller et son assureur de leur demande tendant à voir déclarer l'irrecevabilité de l'acte introductif d'instance, l'action indemnitaire engagée par elle contre le conseiller et son assureur s'agissant de l'investissement réalisé le 18 novembre 2015 n'étant pas prescrite ;
- débouter le conseiller et son assureur de leur demande tendant à voir déclarer l'irrecevabilité de son action en raison du prétendu non-respect de la clause de conciliation préalable mentionnée dans la lettre de mission du 10'décembre 2014 ;
- débouter le conseiller et son assureur de leur demande au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner le conseiller et son assureur solidairement à lui payer la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux dépens.
Dans leurs conclusions d'intimés n°2 en date du 20 mai 2025, le conseiller et son assureur demandent à la cour, au visa des articles 122 du code de procédure civile, 2224 et suivants du code civil, de :
A titre principal
- juger l'investisseuse non fondée en son appel, en tout cas non recevable et non fondée en ses demandes, fins et conclusions ;
- l'en débouter ;
- confirmer l'ordonnance rendue par le juge de la mise en état du tribunal judiciaire du Mans rendue le 21 septembre 2023 en ce qu'elle a déclaré l'investisseuse irrecevable en son action dirigée à leur encontre à raison de la prescription et l'a condamné à leur payer une indemnité de 1 500 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens ;
A titre subsidiaire,
- juger l'action de l'investisseuse irrecevable en raison du non-respect de la clause de conciliation préalable mentionnée dans la lettre de mission du 10'décembre 2024
- débouter en conséquence l'investisseuse de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions à leur encontre ;
En tout état de cause
- condamner l'investisseuse à leur payer la somme de 5 000 euros au titre des frais irrépétibles en application de l'article 700 du code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens de l'instance.
Pour un plus ample exposé, il est renvoyé, en application de l'article 455 du code de procédure civile, aux dernières conclusions susvisées des parties.
MOTIFS DE LA DECISION
Sur la prescription de l'action de l'investisseuse
Moyens des parties
L'investisseuse soutient que :
- le créancier d'une obligation d'information ne peut par principe avoir connaissance du manquement dont il a été victime et de la perte de chance qui en résulte au moment de son engagement contractuel, mais seulement une fois que le risque justifiant l'existence de cette obligation se réalise de façon définitive ; en effet, un investisseur ne peut avoir conscience qu'il a été mal informé ou conseillé car cela suppose une analyse comparative entre l'information reçue et celle qu'il aurait dû recevoir, qui n'est possible que s'il s'est renseigné auparavant, ce qui est contraire à l'esprit de l'obligation d'information et de conseil pesant sur le seul CIF et vide cette obligation de sa substance en ce que les conséquences de sa violation peuvent prendre plus de cinq ans pour se manifester ;
- retenir la date de souscription comme point de départ du délai de prescription méconnaîtrait un principe du droit qui a pourtant bénéficié d'une pérennité attestant de sa pertinence, à savoir pas de prescription de l'action avant sa naissance, et constituerait une violation de l'article 6 §1 de la CEDH ; ce raisonnement est d'autant plus absurde qu'appliqué au cas particulier d'un investissement dans le produit financier BCBB dont le fonctionnement prévoit un rachat au bout de 5 ans après la souscription et qui ne peut donc générer aucun dommage avant 5 ans, il revient à affirmer que l'investisseur ne pourrait jamais rechercher la responsabilité du conseiller ;
- de nombreuses décisions ont ainsi fixé le point de départ de la prescription de l'action d'investisseurs dans des produits BCBB à l'ouverture du redressement judiciaire de la société Bio C' Bon le 2 septembre 2020, date à laquelle s'est réalisé le risque objet du défaut d'information par l'impossibilité pour celle-ci de procéder au rachat des parts souscrites auquel elle s'était contractuellement engagée ;
- en l'espèce, elle n'avait pas connaissance au moment de la souscription du contrat en 2015 du dommage dont elle demande réparation et c'est seulement en 2020, lorsque Bio C' Bon SAS a été placée en redressement puis en liquidation judiciaire, qu'elle a été confrontée à l'impossibilité pour celle-ci d'honorer son engagement contractuel de rachat de parts ; cette incapacité étant devenue définitive au jour du prononcé de la liquidation judiciaire le 2 novembre 2020, le dommage a été définitivement réalisé au sens de l'article 2224 du code civil à cette date qui constitue donc le point de départ du délai de prescription ; le conseiller ne l'a informée que de manière générale des risques de perte en capital et de liquidité, communs à tout investissement en fonds propres dans une société non cotée, mais pas des risques spécifiques liés au montage BCBB ; notamment, elle n'a jamais reçu les statuts de la société Bio Progression qui seuls permettaient d'apprendre que les investisseurs renonçaient à 85 % du boni de liquidation et que Bio C'Bon disposait d'un droit de vote double rendant illusoire toute distribution de dividendes dans l'hypothèse où la holding ne serait pas en mesure d'honorer ses promesses de rachat dont la réalisation était donc, non pas une simple garantie, mais le seul moyen d'obtenir un retour sur investissement alors que les investisseurs ont tous supporté une prime d'émission équivalente à 99,5 % de leur investissement ; de l'aveu de son fondateur, la cause première des difficultés financières du groupe Bio C' Bon réside dans le ralentissement brutal des souscriptions aux produits BCBB à la suite de l'enquête de l'AMF dénonçant l'insuffisance de l'information communiquée aux investisseurs pour apprécier le risque de non-respect de la promesse de rachat ; le conseiller lui a donc sciemment, sans avoir procédé à une analyse exhaustive du montage, fait souscrire à un produit financier dont elle n'était pas en capacité de mesurer le niveau réel de risque de perte en capital encouru ;
- l'action indemnitaire qu'elle a engagée contre le conseiller et son assureur n'était donc pas prescrite à la date de l'assignation.
Le conseiller et son assureur soutiennent que :
- le préjudice né du manquement d'un intermédiaire à son obligation d'information et/ou de conseil dans le cadre d'un investissement s'analyse en une perte de chance de ne pas souscrire à l'investissement litigieux ou de mieux investir ses capitaux, de sorte que, si dommage il y a, il se manifeste au jour de la conclusion du contrat qui constitue donc, comme l'ont admis de nombreuses décisions, le point de départ du délai de prescription, sauf report justifié ;
- cette position est notamment justifiée par les impératifs de sécurité juridique garantis par la prescription dont le point de départ ne peut être laissé à la discrétion du demandeur et par la nature des obligations incombant au CGP/CIF, qui s'analysent en une obligation de moyens compte tenu du caractère intellectuel de la prestation et de l'aléa inhérent à tout investissement, le'CGP/CIF n'étant pas garant de la rentabilité du produit financier conseillé qu'il n'a pas mission de valoriser à la différence d'un prestataire de services d'investissement, ni de la stratégie patrimoniale adoptée ;
- le point de départ de la prescription peut exceptionnellement être reporté au jour où le dommage s'est révélé à l'investisseur si ce dernier apporte la preuve qu'il pouvait légitimement ignorer l'existence du dommage consistant en la perte de chance de ne pas contracter lors de la souscription de son investissement, cette règle n'étant pas remise en cause par les arrêts cités par l'appelante qui ne sont transposables à l'affaire ;
- en l'espèce, la perte de chance de ne pas contracter du fait du manquement allégué à l'obligation d'information et de conseil du conseiller s'est manifestée au plus tard le jour de la signature des bulletins de souscription, de'sorte que le délai de prescription a commencé à courir le 18 novembre 2015 pour expirer le 18 novembre 2020 ; l'investisseuse ne fait pas la preuve de motifs légitimes justifiant le report du point de départ du délai de prescription dès lors qu'elle a déclaré lors de la souscription avoir reçu toutes les informations utiles décrivant BCBB rendement et être informée des risques de liquidité et de perte en capital qu'elle avait d'ailleurs préalablement acceptés, qu'elle a ainsi été informée de la prime d'émission de 19,90 euros par action d'une valeur nominale de 0,10 euro, du fonctionnement du produit et de son objet économique de soutien au développement de la chaîne de magasins Bio C'Bon, qu'elle ne pouvait donc légitimement ignorer que ses investissements dépendaient de la capacité financière de la SAS Bio C' Bon, seule débitrice de la promesse de rachat, qu'ayant renoncé aux rachats annuels de ses titres pour chacun de ses placements, elle savait pertinemment que ceux-ci ne généreraient des rendements que lors du rachat à l'expiration d'une période de 5 ans et qu'elle était par ailleurs informée du risque de défaillance de la SAS Bio C' Bon ; l'argument selon lequel elle n'aurait pas été informée de la non-distribution de dividendes est inopérant car la distribution de dividendes n'est jamais entrée dans le champ contractuel ; il en va de même concernant la renonciation au boni de liquidation car cette information mentionnée dans les statuts des sociétés supports, au demeurant disponibles pour le public sur Infogreffe, n'était pas déterminante pour des investissements dépendant exclusivement de la capacité de la SAS Bio C' Bon à honorer la promesse de rachat, outre que l'absence de renonciation de l'investisseuse n'aurait rien changé à sa situation puisque la société support dans lesquelles elle a investi ne fait pas l'objet d'un redressement ou d'une liquidation judiciaire à ce jour et qu'en cas de liquidation judiciaire, l'existence d'un boni liquidation serait illusoire ; le point de départ de la prescription ne peut être reporté à la date d'ouverture de la procédure collective de Bio C' Bon SAS, c'est-à-dire à la découverture de la perte en capital résultant de la défaillance de celle-ci, puisque ce préjudice financier n'est pas celui né des manquements invoqués ; surabondamment, la mise en liquidation judiciaire de Bio C' Bon SAS plus de 5 ans après la souscription des investissements ne pouvait être anticipée par le conseiller car, à la date de souscription à laquelle s'apprécie son obligation d'information et de renseignement, il n'existait aucune incertitude sur la capacité de la société à rembourser ses dettes financières ;
- l'action engagée les 10 et 14 février 2022 est donc prescrite.
Réponse de la cour
Les parties s'opposent uniquement sur le point de départ du délai de prescription de l'action en responsabilité civile contractuelle intentée contre le conseiller pour manquement à son obligation d'information précontractuelle et de conseil au regard de l'article 2224 du code civil qui dispose que 'Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer'.
Il est constant que la prescription d'une action en responsabilité court à compter de la réalisation du dommage ou de la date à laquelle il est révélé à la victime si celle-ci établit qu'elle n'en avait pas eu précédemment connaissance.
L'article 2224 du code civil confère ainsi au point de départ de la prescription un caractère glissant lorsque le dommage ne s'est révélé à la victime que postérieurement à sa réalisation.
La date de réalisation du dommage dépend de la nature du dommage, tandis'que la date à laquelle la victime en a eu connaissance est appréciée souverainement par les juges du fond au regard des éléments de l'affaire.
Lorsque le fait dommageable empêche la victime d'éviter un risque, événement malheureux, le préjudice de perte de chance correspondant n'acquiert un caractère certain, et ne devient donc indemnisable, que lorsque le risque s'est réalisé.
Ainsi en est-il du manquement d'un conseiller en investissements financiers (CIF) ou d'un conseiller en gestion de patrimoine (CGP) à son obligation d'informer son client, lors de la souscription à un produit d'investissement, sur'le risque de perte en capital présenté par ce produit, ou à son obligation de le conseiller au regard d'un tel risque, qui prive le souscripteur d'une chance d'éviter la réalisation de ces pertes : la réalisation du risque supposant que l'investisseur ait subi des pertes, le délai de prescription de l'action en indemnisation d'un tel dommage ne peut commencer à courir avant la date à laquelle l'investissement a enregistré une perte effective en capital (voir''notamment en ce sens les arrêts rendus par la chambre commerciale de la Cour de Cassation le 26 mars 2025, pourvoi n°23-18.048 relatif à investissement proposé par la société Aristophil, le 5 mars 2025, pourvoi n°23-21.910 relatif à un investissement dans plusieurs sociétés du groupe Maranatha, et le 15 janvier 2025, pourvoi n°23-19.691 relatif à un investissement dans une société civile de placement immobilier).
En l'espèce, l'investisseuse a souscrit aux produits BCBB en faisant l'acquisition le 18 novembre 2015 de 2000 actions de la société support émises au prix unitaire de 0,10 euro assorti d'une prime d'émission de 19,90 euros.
Dans le cadre de cet investissement, elle a fait le choix de renoncer, par la signature d'un avenant en ce sens, au rachat annuel par Bio C' Bon SAS d'une partie de ses actions qu'elle détenait à l'issue de la première année suivant la souscription dans les conditions prévues au pacte d'actionnaires, de sorte que la rentabilité et la liquidité de ses investissements étaient exclusivement assurées par la promesse de rachat de ses actions par Bio C' Bon SAS au terme de la 5ème année de détention, sauf la faculté, qui lui était reconnue mais qu'elle n'a mise en oeuvre, de demander le rachat anticipé de ses actions après deux années de détention en supportant une décote de sortie anticipée.
Du fait de son placement en redressement judiciaire le 2 septembre 2020, puis'en liquidation judiciaire le 2 novembre 2020, Bio C' Bon SAS a été dans l'incapacité d'honorer sa promesse de rachat des actions de la société Bio Progression.
Le préjudice susceptible de résulter du défaut d'information et de conseil que l'investisseuse impute au conseiller consiste en la perte d'une chance d'éviter, non pas seulement l'exposition théorique au risque de perte en capital présenté par les produits BCBB, mais la réalisation concrète de ce risque, laquelle suppose que l'investisseuse ait subi des pertes.
Or seule l'ouverture de la procédure collective de Bio C' Bon SAS a révélé à l'investisseuse, quelle que soit sa connaissance du fonctionnement des sociétés civiles ou commerciales, l'impossibilité de récupérer, par le biais de la promesse de rachat consentie par celle-ci, le capital investi à 99,5 % en primes d'émission des actions détenues dans les sociétés supports.
Il n'est pas soutenu que l'investisseuse aurait été alertée avant cette ouverture précisément sur le fait que la promesse de rachat ne serait pas honorée.
Le délai de prescription de l'action en indemnisation du dommage résultant de cette perte de chance n'a donc pu commencer à courir avant le 2 septembre 2020.
La fixation d'un tel point de départ, qui ne dépend pas de la seule volonté de l'investisseuse ayant contractuellement renoncé au rachat annuel de ses actions avant le terme des 5 ans de détention, n'est aucunement laissée à la discrétion de celle-ci et ne porte pas atteinte aux impératifs de sécurité juridique garantis par la prescription.
Au contraire, retenir comme point de départ du délai de prescription quinquennale la date de souscription de chaque opération d'investissement retirerait à l'investisseuse toute possibilité de rechercher la responsabilité du conseiller pour une faute contemporaine de la souscription mais insusceptible de produire des conséquences dommageables qui ne soient pas simplement hypothétiques avant le terme des 5 ans de détention, date d'exigibilité normale de la promesse de rachat.
Enfin, dans le cadre de l'examen de la fin de non-recevoir tirée de la prescription dont est saisie la cour en appel d'une ordonnance du juge de la mise en état, il'n'y a pas lieu de se prononcer sur la nature et la qualité de l'information et/ou du conseil dont a bénéficié l'investisseuse de la part du conseiller, en amont et lors de chaque souscription, concernant le risque de perte en capital présenté par les produits BCBB rendement 2.
Du tout, il résulte que le délai de prescription n'était pas expiré lorsque l'investisseuse a fait assigner le conseiller et son assureur devant le tribunal judiciaire les 10 et 14 février 2022.
Par conséquent, il convient d'écarter la fin de non-recevoir tirée de la prescription opposée à l'action de l'investisseuse au titre de l'investissement du 18 novembre 2015 et d'infirmer l'ordonnance entreprise en ce qu'elle a déclaré cette action irrecevable comme étant atteinte par la prescription.
Sur la fin de non-recevoir tirée du non-respect de la clause de conciliation préalable
Moyens des parties
Les intimés soutiennent que :
- les clauses de conciliation ou de médiation entrent bien dans la catégorie des fins de non recevoir visées à l'article 122 du code de procédure civile et elles ne peuvent être régularisées a posteriori dès lors qu'elles ont pour objet de tenter d'éviter une procédure judiciaire ;
- le non-respect de la clause de règlement amiable préalable du différend incluse dans une notice d'information ou dans une lettre de mission remise à l'investisseur par le conseiller financier est sanctionné par une fin de non-recevoir au sens de l'article 122 du code de procédure civile ;
- en l'espèce, la lettre de mission paraphée par l'investisseuse imposait aux parties de rechercher une solution amiable dans un premier temps puis dans un second temps d'informer la commission Arbitrage de la Chambre des Indépendants du Patrimoine ;
la saisine du tribunal n'était possible qu'en cas d'échec de ces deux phases ; la'mise en demeure adressée par l'investisseuse au conseiller demandant à ce dernier de lui adresser dans un délai de 30 jours une 'proposition sérieuse d'indemnisation' tout en précisant subsidiairement ne pas être opposée à 'la'recherche d'une solution amiable' 'sous l'égide de l'AMF', 'sous réserve que la médiation puisse intervenir à brève échéance', ne peut s'apparenter à une volonté d'aboutir à un arrangement amiable et ce nonobstant la référence très subsidiaire à une médiation ;
- à supposer que ladite mise en demeure révèle une volonté de l'investisseuse de trouver un arrangement amiable, cette dernière n'a pas respecté la partie de la clause qui lui imposait d'informer la commission Arbitrage de la CIP devenue CNCGP alors qu'il s'agissait d'une phase obligatoire avant la saisine du juge ; la lettre que l'investisseuse a adressée à la CNCGP date du 15 octobre 2021, soit trois jours après la lettre de mise en demeure alors que le conseiller disposait d'un délai de 30 jours pour faire connaître sa position et qu'il n'a accusé réception de cette mise en demeure que postérieurement, soit le 27'octobre 2021 ; dans ces conditions, c'est de manière mensongère et contradictoire avec son argumentation que l'investisseuse a indiqué le 15'octobre 2021 à la CNCGP qu'aucun accord amiable n'avait été trouvé ;
- la clause de conciliation préalable figurant dans la lettre de mission n'est pas abusive dès lors d'une part, que la lettre de mission est antérieure à l'entrée en vigueur de l'article L. 612-4 du code de la consommation et d'autre part, que cet article, à le supposer applicable à l'espèce, n'interdit nullement et ne fait pas échec à l'engagement contractuel des parties de tenter de trouver un arrangement amiable et d'informer concomitamment une chambre professionnelle spécialisée ;
- la prétendue mauvaise foi qui est imputée à l'assureur par l'investisseuse, affirmant qu'il n'aurait en tout état de cause jamais accepté de concilier, est sans emport sur l'irrecevabilité de l'action de cette dernière ; le courrier dont fait état l'investisseuse en date du 12 octobre 2021 concerne un autre investisseur, de'sorte qu'elle ne peut s'en prévaloir pour affirmer que le refus de concilier refléterait la politique globale de l'assureur.
L'appelante soutient en premier lieu que la clause qui entraînerait pour elle l'obligation de recourir à un mode de règlement amiable des conflits doit être réputée non écrite en application de l'article L. 612-4 du code de la consommation sanctionnant les clauses abusives dans les contrats conclus entre professionnels et consommateurs. En second lieu et dans l'hypothèse où cette clause de règlement amiable préalable ne serait pas écartée, l'investisseuse observe que ladite clause contenue dans la lettre de mission n'institue en aucune manière une procédure de règlement amiable obligatoire de sorte que l'absence de mise en oeuvre ne peut constituer une fin de non-recevoir. A cet égard, elle fait valoir que la clause oblige les parties à simplement informer la CNCGP qui n'a pourtant pas vocation à intervenir entre l'un de ses conseillers adhérents et un client. Elle en déduit que ladite clause ne saurait lui être opposée, en tant que consommateur et qu'en l'absence de sanction attachée à son non-respect, elle n'est pas contraignante. En troisième lieu, l'appelante ajoute qu'elle a bel et bien recherché un arrangement amiable du litige en adressant au conseiller une mise en demeure le 12 octobre 2021 lui demandant de lui retourner une proposition indemnitaire indiquant expressément 'privilégier la recherche d'une solution amiable' et n'étant pas 'opposé[e] à ce qu'une médiation soit conduite sous réserve qu'elle puisse intervenir à brève échéance'. Elle souligne que les intimés ont écarté de leur propre chef toute possibilité de règlement amiable puisque le conseiller n'a pas donné suite à sa proposition et que l'assureur s'est contenté d'adresser le courrier type en réponse aux mises en demeure des investisseurs confrontés à une situation similaire à la sienne. L'appelante considère que ce refus fautif d'engager le préalable de conciliation prive les intimés du droit d'invoquer la fin de non-recevoir qu'ils allèguent et a pour effet de la libérer de son obligation de mise en oeuvre de la clause litigieuse. Par ailleurs, elle précise avoir respecté la clause insérée dans la lettre de mission en informant par courrier du 15 octobre 2021 la CNCGP de l'échec de règlement amiable du litige. En dernier lieu, l'appelante considère que les intimés soulèvent cette fin de non-recevoir de mauvaise foi dès lors qu'ils ne souhaitent pas voir appliquer cette clause de conciliation.
Réponse de la cour
L'article 122 du code de procédure civile dispose que «constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d'agir, tel le défaut de qualité, le défaut d'intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée».
Il résulte des articles 122 et 124 du code de procédure civile que les fins de non-recevoir ne sont pas limitativement énumérées ; que, licite, la clause d'un contrat instituant une procédure de conciliation obligatoire et préalable à la saisine du juge, dont la mise en oeuvre suspend jusqu'à son issue le cours de la prescription, constitue une fin de non-recevoir qui s'impose au juge si les parties l'invoquent (Ch.mixte, 14 février 2003, nº 00-19.423).
Aux termes de l'article L. 612-4 du code de la consommation, est interdite toute clause ou convention obligeant le consommateur, en cas de litige, à recourir obligatoirement à une médiation préalablement à la saisine du juge.
En l'espèce, la lettre de mission du 10 décembre 2014 contient la clause suivante 'Si malgré les soins apportés à notre mission, un litige venait à opposer les parties à la présente, celles-ci s'engagent à rechercher en premier lieu un arrangement amiable puis en second lieu d'informer la commission Arbitrage de la Chambre des Indépendants du Patrimoine ([Adresse 3]). Ce n'est qu'en cas d'échec de cet arrangement amiable que l'affaire serait alors portée devant les tribunaux compétents'.
Avant même de rechercher si cette clause revêt ou non un caractère abusif, il'convient de déterminer si elle institue une conciliation préalable obligatoire.
A ce titre, il doit être souligné que cette clause impose aux parties de rechercher en premier lieu 'un arrangement amiable' puis d'informer la commission Arbitrage de la Chambre des Indépendants du Patrimoine, avant de saisir la juridiction compétente de leur éventuel litige.
Ainsi, la première obligation posée par la clause litigieuse porte sur la recherche d'un tel arrangement sans pour autant préciser la forme qu'il doit prendre et sans l'assortir d'une sanction. Ainsi, il n'est aucunement imposé le recours à un tiers conciliateur ou médiateur de sorte que cette possibilité, si elle demeure accessible aux parties, ne correspond pas à une obligation devant être respectée à peine d'irrecevabilité postérieure des prétentions formées devant les tribunaux.
De même, la nécessité qui est posée ensuite d'informer une commission d'arbitrage n'impose pas davantage le recours à des éventuels services de médiation ou conciliation. A ce titre, il doit être souligné que les stipulations de la lettre de mission, n'explicitent aucunement à quelle fin cette commission doit être informée, de sorte qu'il ne peut être affirmé que le demandeur à une action en justice était celui devant nécessairement assumer la charge de cette 'information'.
Du tout, il résulte que la clause litigieuse n'institue pas une procédure de conciliation obligatoire préalable à la saisine du juge dont la méconnaissance caractériserait une fin de non-recevoir s'imposant à celui-ci.
Il convient en conséquence, par ajout à l'ordonnance déférée, de rejeter la fin de non-recevoir soulevée par les intimés, tirée de la méconnaissance par l'appelante d'une clause de conciliation préalable obligatoire.
Sur les demandes annexes
Parties perdantes, le conseiller et son assureur supporteront in solidum les dépens exposés en première instance dans le cadre de l'incident et les dépens de la présente instance d'appel.
En outre, en considération de l'équité et de la situation respective des parties, ils seront tenus in solidum de verser à l'investisseuse la somme globale de 3'000'euros au titre des frais non compris dans les dépens sur le fondement de l'article 700 1° du code de procédure civile, sans pouvoir bénéficier du même texte.
L'ordonnance entreprise sera donc également infirmée en ses dispositions relatives aux dépens et à l'application de l'article 700.
PAR CES MOTIFS
LA COUR,
Infirme en toutes ses dispositions l'ordonnance du juge de la mise état du tribunal judiciaire du Mans en date du 21 septembre 2023 ;
Statuant de nouveau et y ajoutant :
Écarte la fin de non-recevoir tirée de la prescription opposée à l'action de Mme'[Y] à l'encontre de M. [V], et de son assureur la SA MMA Iard au titre de l'investissement du 18 novembre 2015 ;
Ecarte la fin de non-recevoir tirée de la méconnaissance par Mme [Y] d'une clause de conciliation préalable obligatoire ;
Condamne in solidum M. [V] et la SA MMA Iard à régler à Mme [Y] la somme de 3 000 (trois mille) euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile et les déboute de leurs demandes au même titre ;
Condamne in solidum M. [V] et la SA MMA Iard aux dépens exposés en première instance dans le cadre de l'incident et aux dépens de la présente instance d'appel.