CA Bordeaux, 1re ch. civ., 27 octobre 2025, n° 23/02644
BORDEAUX
Autre
Autre
COUR D'APPEL DE BORDEAUX
PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE
--------------------------
ARRÊT DU : 27 OCTOBRE 2025
N° RG 23/02644 - N° Portalis DBVJ-V-B7H-NJGL
[E] [D]
c/
S.A. CAISSE D'EPARGNE AQUITAINE POITOU-CHARENTES -CHARENTES
Nature de la décision : AU FOND
Copie exécutoire délivrée le :
aux avocats
Décision déférée à la cour : jugement rendu le 27 avril 2023 par le tribunal judiciaire de BORDEAUX (chambre : 5, RG : 20/01222) suivant déclaration d'appel du 01 juin 2023
APPELANT :
[E] [D]
né le [Date naissance 1] 1967 à [Localité 5]
de nationalité Française,
demeurant [Adresse 3]
Représenté par Me Pierre FONROUGE de la SELARL KPDB INTER-BARREAUX, avocat au barreau de BORDEAUX
INTIMÉE :
S.A. CAISSE D'EPARGNE ET DE PREVOYANCE AQUITAINE POITOU-CHARENTES, RCS de [Localité 4] 353.821.028, prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège.
[Adresse 2]
Représentée par Me Benjamin HADJADJ de la SARL AHBL AVOCATS, avocat au barreau de BORDEAUX
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 15 septembre 2025 en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Monsieur Emmanuel BREARD, conseiller, qui a fait un rapport oral de l'affaire avant les plaidoiries,
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Laurence MICHEL, présidente,
Emmanuel BREARD, conseiller,
Bénédicte LAMARQUE, conseiller,
Greffier lors des débats : Vincent BRUGERE
ARRÊT :
- contradictoire
- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile.
* * *
EXPOSE DU LITIGE ET DE LA PROCÉDURE.
1. Entre le 7 septembre 2017 et le 17 juillet 2018, M. [E] [D], géomètre, a donné l'ordre à la SA Caisse d'Épargne et de Prévoyance Aquitaine Poitou-Charentes de réaliser plusieurs virements sur un compte détenu à l'étranger au profit de la société Group Diamonds, puis de la société Lenglet Finances, pour un total de 186 815 euros, en vue d'une opération d'investissement consistant en l'acquisition de diamants.
Afin de financer ces virements, M. [D] a sollicité le 5 juillet 2018 de la banque un prêt de 45 000 euros et une autorisation de découvert de 9 000 euros.
M. [D] a perdu l'intégralité des fonds, et a déposé plainte le 2 août 2018 pour escroquerie, non suivie d'effet.
Par acte du 18 octobre 2019, M. [D] a mis en demeure la société Caisse d'Épargne Aquitaine Poitou-Charentes de procéder au remboursement des sommes investies.
2. Par acte du 11 février 2020, M. [D] a fait assigner la société Caisse d'Épargne Aquitaine Poitou-Charentes devant le tribunal judiciaire de Bordeaux aux fins, notamment, d'obtenir sa condamnation au paiement des sommes de 185 865 euros au titre de son investissement et de 5 000 euros au titre de son préjudice moral.
3. Par jugement contradictoire du 27 avril 2023, le tribunal judiciaire de Bordeaux a :
- débouté M. [D] de l'ensemble de ses demandes ;
- condamné M. [D] au paiement à la Caisse d'Epargne de la somme de 1 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;
- condamné M. [D] aux dépens.
4. M. [D] a relevé appel de ce jugement par déclaration du 1er juin 2023, en ce qu'il a :
- débouté M. [D] de l'ensemble de ses demandes ;
- condamné M. [D] au paiement de la Caisse d'Epargne de la somme de 1 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;
- condamné M. [D] aux dépens.
5. Par dernières conclusions déposées le 6 août 2025, M. [D] demande à la cour de :
- d'infirmer le jugement du 27 avril 2023 le tribunal judiciaire de Bordeaux qui a :
- débouté M. [D] de l'ensemble de ses demandes ;
- condamné M. [D] à payer 1 000 euros à la société Caisse d'Epargne au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamné M. [D] aux dépens avec application de l'article 699 du code de procédure civile.
Et statuant à nouveau :
à titre principal :
- condamner la société Caisse d'Epargne à payer à M. [D] la somme de 185 865 euros, outre les intérêts légaux à compter de la mise en demeure adressée à cette dernière, en réparation de son préjudice financier.
À titre subsidiaire :
- condamner la société Caisse d'Epargne à payer à M. [D] la somme de 148 692 euros, outre les intérêts légaux à compter de la mise en demeure adressée à cette dernière, en réparation de son préjudice de perte de chance.
En tout état de cause :
- condamner la société Caisse d'Epargne à payer à M. [D] la somme de 10 000 euros en réparation de son préjudice moral ;
- condamner la société Caisse d'Epargne à payer à M. [D] la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner la banque Caisse d'Epargne aux entiers dépens dont distraction au profit de Me Anne Bernard-Dussaulx, Avocat au Barreau de Paris.
6. Par dernières conclusions déposées le 28 juillet 2025, la société Caisse d'Épargne Aquitaine Poitou-Charentes demande à la cour de :
- constater que la société Caisse d'Epargne n'a commis aucune faute génératrice de
responsabilité dans le cadre des opérations de paiement initiées par M. [D].
En conséquence :
- débouter M. [D] de l'intégralité de ses demandes ;
- condamner M. [D] au paiement d'une indemnité de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 ainsi qu'aux entiers dépens.
7. L'affaire a été fixée à l'audience rapporteur du 15 septembre 2025.
L'instruction a été clôturée par ordonnance du 1er septembre 2025.
MOTIFS DE LA DÉCISION.
8. Sollicitant l'infirmation du jugement entrepris, M. [D] fait valoir, à titre principal et au visa des articles 1231-1 du code civil, L. 133-10 et suivants du code monétaire et financier, le manquement de la banque à son obligation de vigilance et de surveillance des comptes de son client, alors qu'elle disposait de nombreux éléments susceptibles de l'alerter :
* les fichiers à sa disposition afin de contrôler la situation de son client, notamment ceux de banque de France et détecter toute anomalie,
* les anomalies apparentes affectant les virements opérés du fait de leur montant et de leur caractère inhabituel et disproportionné par rapport aux opérations habituelles et aux revenus annuels du foyer ;
* l'information donnée par ses soins à la banque quant aux opérations objets du présent litige qui ne peut se prévaloir de son obligation de non-ingérence,
* le fonctionnement anormal de son compte bancaire au regard de ce que les virements ont été d'un montant total de 185.815 €, qu'il n'a jamais été mis en garde contre les risques de fraude alors que les noms des bénéficiaires étaient atypiques et les virements à destination de pays étrangers, à savoir la Hongrie et le Portugal, que l'intitulé du mail de son correspondant ne comportait pas de nom de domaine, que le destinataire des fonds ne correspondait pas au niveau du nom au bénéficiaire,
* l'usage de la majorité de son épargne et la souscription d'un prêt étudiant et d'un découvert pour financer les mouvements effectués.
Il précise que les réponses données à sa banque lors de ces opérations ne montrent pas sa détermination à les mener, mais à suivre les conseils de cette professionnelle qui ne l'a pas alerté sur le risque de fraude auquel il était confronté, ni mis en garde à cette occasion alors qu'il agissait à titre privé.
Il met encore en avant les mises en garde de l'AMF contre les offres de placements financiers alors que la parties adverse avait connaissance de la destination des fonds par ses mails des 30 mai, 8 juin, 5 juillet 2018 ; les alertes de l'AMF, de TRACFIN et de l'ACPR sur les escroqueries relatifs aux produits financiers faisant l'objet de promesses de rendements élevés, de contacts uniquement à distance entre l'investisseur et son intermédiaire, aux sociétés implantées dans des places offshore, utilisant des comptes bancaires éphémères à l'étranger.
9. De surcroît, il conclut que le lien de causalité est certain en ce que l'inaction de la société caisse d'épargne a permis la réalisation de faits relevant du droit pénal à son préjudice en ce qu'ils ont généré la perte de ses économies.
10. Sur les préjudices subis, M. [D] estime qu'en n'effectuant aucun contrôle ni aucune mesure de vigilance, la société caisse d'épargne est responsable de la perte financière subie par lui et réclame en conséquence la somme de 185.865 euros en réparation de son préjudice matériel.
A titre subsidiaire, il entend qu'il soit reconnu une perte de chance de ne pas avoir investi ses fonds sur la plate-forme frauduleuse, donc de les avoir conservés au final, en l'absence de mise en garde par son adversaire. Il affirme que la probabilité était très élevée si la banque adverse l'avait informé des risques sur son épargne, ce qui lui permet de le chiffrer à 80% des sommes perdues, soit 148.692 €.
Il sollicite en outre, en réparation de son préjudice moral et de jouissance, la somme de 10.000 euros correspondant au stress lié au sentiment d'avoir été escroqué et à l'incertitude quant à sa situation financière.
Il soutient encore qu'il n'a pas existé d'imprudence de sa part, ayant été victime d'une escroquerie en bande organisée depuis l'étranger, donc d'opérations ayant trompé sa vigilance et amené à effectuer des opérations à son propre préjudice. Il n'existe pas de faute de sa part selon ses dires.
11. La société caisse d'épargne conteste avoir manqué à son devoir de vigilance, en particulier en ce qu'elle n'était que mandataire de son client afin de réaliser des opérations de paiement et n'avait pas, au titre des articles L.133-3 et suivants du code monétaire et financier, à s'interroger sur l'obligation sous-jacente souscrite par son client, ne devant que vérifier le consentement à l'opération.
Elle rappelle n'être que le dépositaire des fonds de son client et qu'elle ne doit à ce titre que vérifier que l'ordre émane de son client, d'où son devoir de vigilance, n'ayant pas à vérifier l'usage de ses propres fonds par son client au titre de son obligation de non immixtion dans ses affaires.
12. Elle remarque ne pas avoir été informée des accords passés entre l'appelant et la société Lenglet Finances et le fait de réaliser des achats de crypto monnaies n'est pas en soi anormal, alors que les ordres de virement ont été vérifiés avant d'être réalisés, en particulier les autorisations de son client, l'importance des sommes concernées ne devant pas être prise en compte tant qu'elle ne remet pas en cause le fonctionnement et l'approvisionnement du compte de son client.
De même, elle insiste sur le fait que la société Group Diamonds n'a été placée sur la liste noire de l'AMF que postérieurement à l'opération d'un montant de 27.285 €, mais que son adversaire en sollicite néanmoins le paiement et que toutes les autres opérations de virement ont été réalisées vers d'autres banques et non une société d'investissement, l'empêchant de connaître la destination des fonds concernés.
13. A titre subsidiaire, la société caisse d'épargne entend qu'il soit retenu l'imprudence manifeste de son adversaire et que cette faute puisse être opposée à son adversaire afin de l'exonérer de sa propre responsabilité.
Sur ce,
14. Les obligations de vigilance et de déclaration imposées aux organismes financiers en application des articles L. 561-4 et suivants du code monétaire et financier ont pour seule finalité la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.
15. Il résulte de l'article L. 561-19 du code monétaire et financier que la déclaration de soupçon mentionnée à l'article L. 561-15 est confidentielle et qu'il est interdit de divulguer l'existence et le contenu d'une déclaration faite auprès du service mentionné à l'article L. 561-23, ainsi que les suites qui lui ont été réservées, au propriétaire des sommes ou à l'auteur de l'une des opérations mentionnées à l'article L. 561-15 ou à des tiers, autres que les autorités de contrôle, ordres professionnels et instances représentatives nationales visés à l'article L. 561-36. Aux termes de ce dernier article, ces autorités sont seules chargées d'assurer le contrôle des obligations de vigilance et de déclaration mentionnées ci-dessus et de sanctionner leur méconnaissance sur le fondement des règlements professionnels ou administratifs. Selon l'article L. 561-29, I, du même code, sous réserve de l'application de l'article 40 du code de procédure pénale, les informations détenues par le service mentionné à l'article L. 561-23 ne peuvent être utilisées à d'autres fins que la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement des activités terroristes.
16. Il s'en déduit que la victime d'agissements frauduleux ne peut se prévaloir de l'inobservation des obligations de vigilance et de déclaration précitées pour réclamer des dommages-intérêts à l'organisme financier (Com., 21 septembre 2022, pourvoi n° 21-12.335).
17. C'est en conséquence à bon droit que le tribunal a jugé que M. [D] était mal fondé à se prévaloir de l'inobservation des dispositions des articles L. 561-4 du code monétaire et financier pour réclamer des dommages et intérêts, ces dispositions régissant l'obligation de vigilance de la banque dans le seul cadre de ses obligations légales relatives à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme.
18. En effet, le banquier a l'obligation d'exécuter un virement que son client lui ordonne, pourvu que l'ordre soit régulier et que le compte contienne une somme disponible suffisante.
19. Si le devoir de non-immixtion trouve sa limite dans le devoir de vigilance incombant au banquier, celui-ci est limité à la détection des seules anomalies apparentes, qu'elles soient matérielles, lorsqu'elles affectent les mentions figurant sur les documents ou effets communiqués au banquier, ou intellectuelles, lorsqu'elles portent sur la nature des opérations effectuées par le client et le fonctionnement du compte.
20. En l'espèce, M. [D] invoque plusieurs anomalies intellectuelles qui auraient dû, selon lui, pousser la société caisse d'épargne à exercer son devoir de vigilance.
L'appelant soutient tout d'abord que le caractère atypique des opérations litigieuses aurait dû alerter la banque, laquelle ne pouvait ignorer les mises en garde de l'AMF quant au placement réalisé, notamment du fait de son rendement.
21. Cependant, outre le fait que l'AMF a inscrit postérieurement à la plupart des opérations la société Group Diamonds sur sa liste noire, l'indemnisation de tous les mouvements sont sollicités, alors même que les opérations concernées ne comportent aucun objet dans leur intitulé et concernent des établissements bancaires européens dont il n'est pas établi qu'ils aient attiré l'attention en terme de sécurité et donc une anomalie intellectuelle.
22. Par ailleurs, bien que les virements soient certes importants au regard du fonctionnement habituel du compte de M. [D], ils ne sauraient pour autant constituer des anomalies puisque ce compte a toujours présenté un solde créditeur, alimenté par plusieurs emprunts, ou ne dépassait pas le découvert autorisé.
23. Enfin, si M. [D] soutient que la société caisse d'épargne était avisée de ce que l'autorisation de découvert et l'emprunt étudiant souscrit par son fils ont été effectué afin de financer les opérations objets du présent litige (pièce 6 de l'appelant), il ne communique aucun élément allant dans ce sens, ni aucune correspondance attirant l'attention du prêteur sur cette anomalie. Il ne saurait à ce titre se prévaloir de sa propre intention de tromper son cocontractant en ce qu'il ne démontre pas avoir attirer son attention sur le fait qu'il s'agissait en réalité d'emprunts destinés à assurer les placements effectués et non pour assurer un découvert en trésorerie ou un financement d'études.
24. L'appelant ne saurait davantage contester, comme l'ont exactement relevé les premiers juges, qu'il a lors de son message du 5 juillet 2018, après interrogation de la partie intimée, confirmé son intention d'effectuer l'opération de placement, mais également, s'il fait référence aux opérations de prêt accordé par son adversaire, qu'il ne fait aucun lien entre celles-ci et le financement de ses placements détournés (pièce 5 de l'appelant).
25. Par conséquent, aucun manquement à son obligation de vigilance ne peut être reproché à la société caisse d'épargne.
26. En outre, M. [D] a ouvert un compte courant dans les livres de la Société caisse d'épargne et s'est limité à effectuer des opérations de crédit et de débit sur ce compte, sans avoir jamais sollicité la banque en sa qualité de prestataire des services d'investissements à l'occasion de ces opérations. La banque n'est ainsi intervenue qu'en tant que simple prestataire de services de paiement. Or, il n'est pas démontré ni même soutenu que la société caisse d'épargne n'aurait pas rempli son obligation d'information en matière d'instruments de paiement telle qu'elle résulte des articles L. 133-15 et suivants du code monétaire et financier.
27. M. [D] reproche à la banque de ne l'avoir pas informé des risques des placements objets du présent litige
Toutefois, ainsi que le relève justement la décision attaquée, la banque, prestataire de services de paiement et tiers à la relation d'investissement, n'est pas débitrice d'une telle obligation d'information.
28. Aucun manquement de la Société caisse d'épargne à son obligation contractuelle d'information n'est donc caractérisé.
Au regard des développements qui précèdent, le jugement entrepris mérite pleine confirmation en ce qu'il a débouté M. [D] de ses demandes.
Sur les dépens et les frais irrépétibles
29. M. [D], succombant en son recours, en supportera les dépens et sera équitablement condamné à payer à la société caisse d'épargne la somme de 2.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Confirme le jugement entrepris,
Y ajoutant,
Condamne M. [D] à payer à la société Caisse d'Épargne et de Prévoyance Aquitaine Poitou-Charente la somme de 2.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamne M. [D] aux dépens d'appel.
Le présent arrêt a été signé par Laurence MICHEL, présidente, et par Vincent BRUGERE, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le Greffier, La Présidente,
PREMIÈRE CHAMBRE CIVILE
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ARRÊT DU : 27 OCTOBRE 2025
N° RG 23/02644 - N° Portalis DBVJ-V-B7H-NJGL
[E] [D]
c/
S.A. CAISSE D'EPARGNE AQUITAINE POITOU-CHARENTES -CHARENTES
Nature de la décision : AU FOND
Copie exécutoire délivrée le :
aux avocats
Décision déférée à la cour : jugement rendu le 27 avril 2023 par le tribunal judiciaire de BORDEAUX (chambre : 5, RG : 20/01222) suivant déclaration d'appel du 01 juin 2023
APPELANT :
[E] [D]
né le [Date naissance 1] 1967 à [Localité 5]
de nationalité Française,
demeurant [Adresse 3]
Représenté par Me Pierre FONROUGE de la SELARL KPDB INTER-BARREAUX, avocat au barreau de BORDEAUX
INTIMÉE :
S.A. CAISSE D'EPARGNE ET DE PREVOYANCE AQUITAINE POITOU-CHARENTES, RCS de [Localité 4] 353.821.028, prise en la personne de son représentant légal domicilié en cette qualité audit siège.
[Adresse 2]
Représentée par Me Benjamin HADJADJ de la SARL AHBL AVOCATS, avocat au barreau de BORDEAUX
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions des articles 805 et 907 du code de procédure civile, l'affaire a été débattue le 15 septembre 2025 en audience publique, les avocats ne s'y étant pas opposés, devant Monsieur Emmanuel BREARD, conseiller, qui a fait un rapport oral de l'affaire avant les plaidoiries,
Ce magistrat a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour, composée de :
Laurence MICHEL, présidente,
Emmanuel BREARD, conseiller,
Bénédicte LAMARQUE, conseiller,
Greffier lors des débats : Vincent BRUGERE
ARRÊT :
- contradictoire
- prononcé publiquement par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues à l'article 450 alinéa 2 du code de procédure civile.
* * *
EXPOSE DU LITIGE ET DE LA PROCÉDURE.
1. Entre le 7 septembre 2017 et le 17 juillet 2018, M. [E] [D], géomètre, a donné l'ordre à la SA Caisse d'Épargne et de Prévoyance Aquitaine Poitou-Charentes de réaliser plusieurs virements sur un compte détenu à l'étranger au profit de la société Group Diamonds, puis de la société Lenglet Finances, pour un total de 186 815 euros, en vue d'une opération d'investissement consistant en l'acquisition de diamants.
Afin de financer ces virements, M. [D] a sollicité le 5 juillet 2018 de la banque un prêt de 45 000 euros et une autorisation de découvert de 9 000 euros.
M. [D] a perdu l'intégralité des fonds, et a déposé plainte le 2 août 2018 pour escroquerie, non suivie d'effet.
Par acte du 18 octobre 2019, M. [D] a mis en demeure la société Caisse d'Épargne Aquitaine Poitou-Charentes de procéder au remboursement des sommes investies.
2. Par acte du 11 février 2020, M. [D] a fait assigner la société Caisse d'Épargne Aquitaine Poitou-Charentes devant le tribunal judiciaire de Bordeaux aux fins, notamment, d'obtenir sa condamnation au paiement des sommes de 185 865 euros au titre de son investissement et de 5 000 euros au titre de son préjudice moral.
3. Par jugement contradictoire du 27 avril 2023, le tribunal judiciaire de Bordeaux a :
- débouté M. [D] de l'ensemble de ses demandes ;
- condamné M. [D] au paiement à la Caisse d'Epargne de la somme de 1 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;
- condamné M. [D] aux dépens.
4. M. [D] a relevé appel de ce jugement par déclaration du 1er juin 2023, en ce qu'il a :
- débouté M. [D] de l'ensemble de ses demandes ;
- condamné M. [D] au paiement de la Caisse d'Epargne de la somme de 1 000 euros en application de l'article 700 du code de procédure civile ;
- débouté les parties de leurs demandes plus amples ou contraires ;
- condamné M. [D] aux dépens.
5. Par dernières conclusions déposées le 6 août 2025, M. [D] demande à la cour de :
- d'infirmer le jugement du 27 avril 2023 le tribunal judiciaire de Bordeaux qui a :
- débouté M. [D] de l'ensemble de ses demandes ;
- condamné M. [D] à payer 1 000 euros à la société Caisse d'Epargne au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamné M. [D] aux dépens avec application de l'article 699 du code de procédure civile.
Et statuant à nouveau :
à titre principal :
- condamner la société Caisse d'Epargne à payer à M. [D] la somme de 185 865 euros, outre les intérêts légaux à compter de la mise en demeure adressée à cette dernière, en réparation de son préjudice financier.
À titre subsidiaire :
- condamner la société Caisse d'Epargne à payer à M. [D] la somme de 148 692 euros, outre les intérêts légaux à compter de la mise en demeure adressée à cette dernière, en réparation de son préjudice de perte de chance.
En tout état de cause :
- condamner la société Caisse d'Epargne à payer à M. [D] la somme de 10 000 euros en réparation de son préjudice moral ;
- condamner la société Caisse d'Epargne à payer à M. [D] la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
- condamner la banque Caisse d'Epargne aux entiers dépens dont distraction au profit de Me Anne Bernard-Dussaulx, Avocat au Barreau de Paris.
6. Par dernières conclusions déposées le 28 juillet 2025, la société Caisse d'Épargne Aquitaine Poitou-Charentes demande à la cour de :
- constater que la société Caisse d'Epargne n'a commis aucune faute génératrice de
responsabilité dans le cadre des opérations de paiement initiées par M. [D].
En conséquence :
- débouter M. [D] de l'intégralité de ses demandes ;
- condamner M. [D] au paiement d'une indemnité de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 ainsi qu'aux entiers dépens.
7. L'affaire a été fixée à l'audience rapporteur du 15 septembre 2025.
L'instruction a été clôturée par ordonnance du 1er septembre 2025.
MOTIFS DE LA DÉCISION.
8. Sollicitant l'infirmation du jugement entrepris, M. [D] fait valoir, à titre principal et au visa des articles 1231-1 du code civil, L. 133-10 et suivants du code monétaire et financier, le manquement de la banque à son obligation de vigilance et de surveillance des comptes de son client, alors qu'elle disposait de nombreux éléments susceptibles de l'alerter :
* les fichiers à sa disposition afin de contrôler la situation de son client, notamment ceux de banque de France et détecter toute anomalie,
* les anomalies apparentes affectant les virements opérés du fait de leur montant et de leur caractère inhabituel et disproportionné par rapport aux opérations habituelles et aux revenus annuels du foyer ;
* l'information donnée par ses soins à la banque quant aux opérations objets du présent litige qui ne peut se prévaloir de son obligation de non-ingérence,
* le fonctionnement anormal de son compte bancaire au regard de ce que les virements ont été d'un montant total de 185.815 €, qu'il n'a jamais été mis en garde contre les risques de fraude alors que les noms des bénéficiaires étaient atypiques et les virements à destination de pays étrangers, à savoir la Hongrie et le Portugal, que l'intitulé du mail de son correspondant ne comportait pas de nom de domaine, que le destinataire des fonds ne correspondait pas au niveau du nom au bénéficiaire,
* l'usage de la majorité de son épargne et la souscription d'un prêt étudiant et d'un découvert pour financer les mouvements effectués.
Il précise que les réponses données à sa banque lors de ces opérations ne montrent pas sa détermination à les mener, mais à suivre les conseils de cette professionnelle qui ne l'a pas alerté sur le risque de fraude auquel il était confronté, ni mis en garde à cette occasion alors qu'il agissait à titre privé.
Il met encore en avant les mises en garde de l'AMF contre les offres de placements financiers alors que la parties adverse avait connaissance de la destination des fonds par ses mails des 30 mai, 8 juin, 5 juillet 2018 ; les alertes de l'AMF, de TRACFIN et de l'ACPR sur les escroqueries relatifs aux produits financiers faisant l'objet de promesses de rendements élevés, de contacts uniquement à distance entre l'investisseur et son intermédiaire, aux sociétés implantées dans des places offshore, utilisant des comptes bancaires éphémères à l'étranger.
9. De surcroît, il conclut que le lien de causalité est certain en ce que l'inaction de la société caisse d'épargne a permis la réalisation de faits relevant du droit pénal à son préjudice en ce qu'ils ont généré la perte de ses économies.
10. Sur les préjudices subis, M. [D] estime qu'en n'effectuant aucun contrôle ni aucune mesure de vigilance, la société caisse d'épargne est responsable de la perte financière subie par lui et réclame en conséquence la somme de 185.865 euros en réparation de son préjudice matériel.
A titre subsidiaire, il entend qu'il soit reconnu une perte de chance de ne pas avoir investi ses fonds sur la plate-forme frauduleuse, donc de les avoir conservés au final, en l'absence de mise en garde par son adversaire. Il affirme que la probabilité était très élevée si la banque adverse l'avait informé des risques sur son épargne, ce qui lui permet de le chiffrer à 80% des sommes perdues, soit 148.692 €.
Il sollicite en outre, en réparation de son préjudice moral et de jouissance, la somme de 10.000 euros correspondant au stress lié au sentiment d'avoir été escroqué et à l'incertitude quant à sa situation financière.
Il soutient encore qu'il n'a pas existé d'imprudence de sa part, ayant été victime d'une escroquerie en bande organisée depuis l'étranger, donc d'opérations ayant trompé sa vigilance et amené à effectuer des opérations à son propre préjudice. Il n'existe pas de faute de sa part selon ses dires.
11. La société caisse d'épargne conteste avoir manqué à son devoir de vigilance, en particulier en ce qu'elle n'était que mandataire de son client afin de réaliser des opérations de paiement et n'avait pas, au titre des articles L.133-3 et suivants du code monétaire et financier, à s'interroger sur l'obligation sous-jacente souscrite par son client, ne devant que vérifier le consentement à l'opération.
Elle rappelle n'être que le dépositaire des fonds de son client et qu'elle ne doit à ce titre que vérifier que l'ordre émane de son client, d'où son devoir de vigilance, n'ayant pas à vérifier l'usage de ses propres fonds par son client au titre de son obligation de non immixtion dans ses affaires.
12. Elle remarque ne pas avoir été informée des accords passés entre l'appelant et la société Lenglet Finances et le fait de réaliser des achats de crypto monnaies n'est pas en soi anormal, alors que les ordres de virement ont été vérifiés avant d'être réalisés, en particulier les autorisations de son client, l'importance des sommes concernées ne devant pas être prise en compte tant qu'elle ne remet pas en cause le fonctionnement et l'approvisionnement du compte de son client.
De même, elle insiste sur le fait que la société Group Diamonds n'a été placée sur la liste noire de l'AMF que postérieurement à l'opération d'un montant de 27.285 €, mais que son adversaire en sollicite néanmoins le paiement et que toutes les autres opérations de virement ont été réalisées vers d'autres banques et non une société d'investissement, l'empêchant de connaître la destination des fonds concernés.
13. A titre subsidiaire, la société caisse d'épargne entend qu'il soit retenu l'imprudence manifeste de son adversaire et que cette faute puisse être opposée à son adversaire afin de l'exonérer de sa propre responsabilité.
Sur ce,
14. Les obligations de vigilance et de déclaration imposées aux organismes financiers en application des articles L. 561-4 et suivants du code monétaire et financier ont pour seule finalité la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.
15. Il résulte de l'article L. 561-19 du code monétaire et financier que la déclaration de soupçon mentionnée à l'article L. 561-15 est confidentielle et qu'il est interdit de divulguer l'existence et le contenu d'une déclaration faite auprès du service mentionné à l'article L. 561-23, ainsi que les suites qui lui ont été réservées, au propriétaire des sommes ou à l'auteur de l'une des opérations mentionnées à l'article L. 561-15 ou à des tiers, autres que les autorités de contrôle, ordres professionnels et instances représentatives nationales visés à l'article L. 561-36. Aux termes de ce dernier article, ces autorités sont seules chargées d'assurer le contrôle des obligations de vigilance et de déclaration mentionnées ci-dessus et de sanctionner leur méconnaissance sur le fondement des règlements professionnels ou administratifs. Selon l'article L. 561-29, I, du même code, sous réserve de l'application de l'article 40 du code de procédure pénale, les informations détenues par le service mentionné à l'article L. 561-23 ne peuvent être utilisées à d'autres fins que la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement des activités terroristes.
16. Il s'en déduit que la victime d'agissements frauduleux ne peut se prévaloir de l'inobservation des obligations de vigilance et de déclaration précitées pour réclamer des dommages-intérêts à l'organisme financier (Com., 21 septembre 2022, pourvoi n° 21-12.335).
17. C'est en conséquence à bon droit que le tribunal a jugé que M. [D] était mal fondé à se prévaloir de l'inobservation des dispositions des articles L. 561-4 du code monétaire et financier pour réclamer des dommages et intérêts, ces dispositions régissant l'obligation de vigilance de la banque dans le seul cadre de ses obligations légales relatives à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme.
18. En effet, le banquier a l'obligation d'exécuter un virement que son client lui ordonne, pourvu que l'ordre soit régulier et que le compte contienne une somme disponible suffisante.
19. Si le devoir de non-immixtion trouve sa limite dans le devoir de vigilance incombant au banquier, celui-ci est limité à la détection des seules anomalies apparentes, qu'elles soient matérielles, lorsqu'elles affectent les mentions figurant sur les documents ou effets communiqués au banquier, ou intellectuelles, lorsqu'elles portent sur la nature des opérations effectuées par le client et le fonctionnement du compte.
20. En l'espèce, M. [D] invoque plusieurs anomalies intellectuelles qui auraient dû, selon lui, pousser la société caisse d'épargne à exercer son devoir de vigilance.
L'appelant soutient tout d'abord que le caractère atypique des opérations litigieuses aurait dû alerter la banque, laquelle ne pouvait ignorer les mises en garde de l'AMF quant au placement réalisé, notamment du fait de son rendement.
21. Cependant, outre le fait que l'AMF a inscrit postérieurement à la plupart des opérations la société Group Diamonds sur sa liste noire, l'indemnisation de tous les mouvements sont sollicités, alors même que les opérations concernées ne comportent aucun objet dans leur intitulé et concernent des établissements bancaires européens dont il n'est pas établi qu'ils aient attiré l'attention en terme de sécurité et donc une anomalie intellectuelle.
22. Par ailleurs, bien que les virements soient certes importants au regard du fonctionnement habituel du compte de M. [D], ils ne sauraient pour autant constituer des anomalies puisque ce compte a toujours présenté un solde créditeur, alimenté par plusieurs emprunts, ou ne dépassait pas le découvert autorisé.
23. Enfin, si M. [D] soutient que la société caisse d'épargne était avisée de ce que l'autorisation de découvert et l'emprunt étudiant souscrit par son fils ont été effectué afin de financer les opérations objets du présent litige (pièce 6 de l'appelant), il ne communique aucun élément allant dans ce sens, ni aucune correspondance attirant l'attention du prêteur sur cette anomalie. Il ne saurait à ce titre se prévaloir de sa propre intention de tromper son cocontractant en ce qu'il ne démontre pas avoir attirer son attention sur le fait qu'il s'agissait en réalité d'emprunts destinés à assurer les placements effectués et non pour assurer un découvert en trésorerie ou un financement d'études.
24. L'appelant ne saurait davantage contester, comme l'ont exactement relevé les premiers juges, qu'il a lors de son message du 5 juillet 2018, après interrogation de la partie intimée, confirmé son intention d'effectuer l'opération de placement, mais également, s'il fait référence aux opérations de prêt accordé par son adversaire, qu'il ne fait aucun lien entre celles-ci et le financement de ses placements détournés (pièce 5 de l'appelant).
25. Par conséquent, aucun manquement à son obligation de vigilance ne peut être reproché à la société caisse d'épargne.
26. En outre, M. [D] a ouvert un compte courant dans les livres de la Société caisse d'épargne et s'est limité à effectuer des opérations de crédit et de débit sur ce compte, sans avoir jamais sollicité la banque en sa qualité de prestataire des services d'investissements à l'occasion de ces opérations. La banque n'est ainsi intervenue qu'en tant que simple prestataire de services de paiement. Or, il n'est pas démontré ni même soutenu que la société caisse d'épargne n'aurait pas rempli son obligation d'information en matière d'instruments de paiement telle qu'elle résulte des articles L. 133-15 et suivants du code monétaire et financier.
27. M. [D] reproche à la banque de ne l'avoir pas informé des risques des placements objets du présent litige
Toutefois, ainsi que le relève justement la décision attaquée, la banque, prestataire de services de paiement et tiers à la relation d'investissement, n'est pas débitrice d'une telle obligation d'information.
28. Aucun manquement de la Société caisse d'épargne à son obligation contractuelle d'information n'est donc caractérisé.
Au regard des développements qui précèdent, le jugement entrepris mérite pleine confirmation en ce qu'il a débouté M. [D] de ses demandes.
Sur les dépens et les frais irrépétibles
29. M. [D], succombant en son recours, en supportera les dépens et sera équitablement condamné à payer à la société caisse d'épargne la somme de 2.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
Confirme le jugement entrepris,
Y ajoutant,
Condamne M. [D] à payer à la société Caisse d'Épargne et de Prévoyance Aquitaine Poitou-Charente la somme de 2.000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamne M. [D] aux dépens d'appel.
Le présent arrêt a été signé par Laurence MICHEL, présidente, et par Vincent BRUGERE, greffier, auquel la minute de la décision a été remise par le magistrat signataire.
Le Greffier, La Présidente,