CA Paris, Pôle 5 ch. 4, 29 octobre 2025, n° 25/00095
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
M. LE MINISTRE MINISTRE DE L'ECONOMIE DES FINANCES ET DE LA SOUVERAINETE INDUSTRIELLE
Défendeur :
Système U Centrale Nationale (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Brun-Lallemand
Conseillers :
M. Gouarin, M. Douvreleur
Avocats :
Me Baechlin, Me Buquet
FAITS ET PROCÉDURE
La Cour d'appel est saisie d'une requête en interprétation du dispositif de l'arrêt du 29 juin 2016 (RG n° 14/09786) par lequel elle a confirmé le jugement du tribunal de commerce de Créteil, en date du 24 octobre 2006, qui avait statué sur les demandes que le ministre avait formées, sur le fondement des articles L. 442-6 et L. 442-4 du code de commerce, contre la société « Système U Centrale Nationale ».
Devenue « Coopérative U », cette société est la tête de réseau du groupement de commerçants indépendants Système U dont elle est la centrale de référencement et d'achat. Il lui était reproché par le ministre d'avoir, en 2002 et 2003, facturé à certains de ses fournisseurs ' Danone, Nestlé, Yoplait, Lavazza ' des services de coopération commerciale qui n'avaient pas été effectivement fournis.
Ces services étaient dénommés « Action de construction, diffusion du Tronc d'Assortiment Commun » et ont été facturés pour des montants de l'ordre de 36 millions d' euros en 2002 et 40 millions d' euros en 2003.
Une enquête menée par la DGCCRF auprès de la société Système U Centrale Nationale et des fournisseurs avait révélé que les prestations ainsi facturées intervenaient en amont des achats faits par les commerçants du réseau auprès de la centrale et qu'elles ne relevaient donc pas de la coopération commerciale. Le ministre en avait conclu qu'elles étaient contraires à l'article L. 442-6 I 1° du code de commerce - dont les dispositions, légèrement modifiées, figurent aujourd'hui à l'article L. 442-1 du même code -, lequel prohibe le fait « [d]'obtenir ou de tenter d'obtenir d'un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu ». Il décida de faire usage des pouvoirs qui lui sont reconnus par l'article L. 442-6, aujourd'hui L. 442-4 et, sur le fondement de ce texte, assigna le 25 novembre 2004 la société Système U devant le tribunal de commerce de Créteil.
Par jugement du 24 octobre 2006, le tribunal a fait droit aux demandes du ministre : reconnaissant le caractère fautif des facturations dénoncées, il a prononcé la nullité des contrats qui en étaient le fondement, ordonné la cessation des pratiques et le « remboursement au Trésor public de la somme de 76 871 390,28 euros, à charge pour celui-ci de reverser les sommes suivantes, à Danone 34 358 956,32 €, à Nestlé 22 523 511,80 €, à Yoplait 18 994 616,75 €, à Lavazza 994 305,41 € » ; enfin, il a prononcé une amende civile de 100 000 euros.
Saisie par la société Système U Centrale Nationale, la cour d'appel de Paris a confirmé le jugement du tribunal, par un arrêt du 29 juin 2016 dont le dispositif est ainsi rédigé :
« La Cour,
Confirme le jugement,
Condamne la société Système U Centrale Nationale à payer au Ministre la somme de 5 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile,
Condamne la société Système U Centrale Nationale aux dépens. »
Par arrêt du 28 septembre 2018, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé contre cet arrêt.
L'affaire étant définitivement réglée, l'administration a, par courrier du 3 décembre 2018, demandé à la société Système U Centrale Nationale de procéder, dans un délai de trente jours, au paiement des sommes dues, « soit un total de 76 979 520,92 euros » (courrier DGCCRF, 3 déc. 2018, pièce Coopérative U n° 5).
La société Système U Centrale Nationale a payé cette somme au Trésor public le 4 janvier 2019 (pièces Coopérative U n° 5 et 6).
Le 14 février 2025, le ministre a déposé la présente requête en interprétation, par laquelle il demande à la cour d'appel de :
« Juger que le dispositif de l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 29 juin 2016 précité doit être interprété afin d'éviter toute ambiguïté ,
En conséquence,
Juger que la somme totale de 76 871 390,28 euros dont la société Système U s'est vue ordonner le remboursement au Trésor public par le jugement du 24 octobre 2006, confirmé par l'arrêt du 26 juin 2016 de la cour d'appel de Paris, doit s'entendre hors taxes (HT),
Juger qu'en conséquence s'entendent également hors taxes (HT) les sommes devant être reversées par le Trésor public, à savoir :
' à Danone 34 358 956,32 €
' à Nestlé (devenue LNUF Marques) 22 523 511,80 €
' à Yoplait 18 994 616,75 €
' à Lavazza 994 305,41 €
Statuer ce que de droit sur les dépens afférents à la présente requête. »
Par des conclusions en réponse du 30 juillet 2025, le ministre demande en outre à la cour d'appel de :
« En tout état de cause,
Débouter Système U de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions,
Débouter Système U de sa demande visant à faire condamner le Ministre à lui payer la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
Débouter Système U de sa demande visant à faire condamner le Ministre aux entiers dépens,
Condamner Système U à payer au Ministre la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile »
La requête du ministre fait valoir que si les dispositifs du jugement et de l'arrêt sont silencieux sur ce point, il ressort clairement des motifs de ces décisions que la somme de 76 871 390,28 euros, objet de la condamnation, et les sommes devant être versées aux fournisseurs doivent s'entendre « hors taxes (HT) », de sorte que la société Coopérative U n'a pas complètement exécuté sa condamnation et reste devoir une somme d'un montant de l'ordre de 15 millions d' euros.
La société Coopérative U s'oppose à cette requête en demandant à la cour d'appel de :
« Dire que les demandes d'interprétation du jugement du tribunal de commerce de Créteil du ministre de l'économie sont irrecevables en ce qu'elles méconnaissent le principe de l'autorité de la chose jugée,
- Dire que l'exécution des condamnations par Coopérative U, conformément aux instructions données par le ministre de l'économie, et l'acquiescement du ministre de l'économie rendent irrecevable toute demande en interprétation,
- Dire que la requête en interprétation du ministre de l'économie est tardive car le ministre de l'économie ne peut plus contester l'exécution des condamnations en raison de la prescription,
- Dire qu'en toute hypothèse le ministre de l'économie n'a aucun intérêt à agir, les prétendues créances qu'il souhaite voir exécuter étant également prescrites,
Par conséquent :
- Déclarer irrecevable la requête en interprétation du ministre de l'économie,
En tout état de cause,
- Débouter le ministre de l'économie de l'ensemble de ses demandes, fins et prétentions,
- Débouter le ministre de l'économie de sa demande visant à condamner Coopérative U au paiement de la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- Condamner le ministre de l'économie à payer à Coopérative U la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- Condamner le ministre de l'économie aux entiers dépens. »
Motifs
La requête en interprétation du ministre a pour fondement l'article 461 du code de procédure civile aux termes duquel « [I]l appartient à tout juge d'interpréter sa décision si elle n'est pas frappée d'appel. La demande en interprétation est formée par simple requête de l'une des parties ou par requête commune. Le juge se prononce les parties entendues ou appelées. »
La société Coopérative U en conteste la recevabilité en soutenant qu'elle est contraire à l'autorité de la chose jugée, que le ministre ayant acquiescé à l'exécution de la condamnation ne peut la remettre en cause et, enfin, qu'il n'a pas d'intérêt à agir.
Sur la recevabilité de la requête
En premier lieu, la requête est, selon la société Coopérative U, irrecevable en ce qu'elle porte en réalité sur le jugement du tribunal et qu'elle se heurte, en conséquence, à l'autorité de chose jugée qui s'y attache. En effet, elle fait valoir que l'arrêt de la cour d'appel n'aborde pas la question de savoir si les sommes en cause doivent s'entendre « TTC » ou « HT », ni dans son dispositif ' qui se borne à « confirmer » le jugement entrepris -, ni dans ses motifs. La requête serait donc une invitation faite à la cour d'appel de revenir sur le jugement du tribunal et, sous couvert d'interprétation, de faire trancher un point qui n'était pas en débat, alors qu'il est de règle, d'une part, qu'une décision une fois frappée d'appel ne peut plus être interprétée par son auteur et, d'autre part, que c'est au juge même ayant rendu la décision qu'il revient d'interpréter celle-ci , et non au juge d'appel.
Mais force est de constater que la requête porte bien sur l'arrêt de la cour d'appel qui, en confirmant sans réserve le jugement dans toutes ses dispositions, en a adopté les motifs. Il convient par ailleurs de préciser que le fait que le point soulevé par la requête ' à savoir l'expression « HT » du montant de la condamnation - n'ait pas été discuté ni contesté et que dans son dispositif la cour d'appel n'ait pas repris cette précision et se soit bornée à « confirmer » le jugement entrepris ne rend pas la requête irrecevable.
En deuxième lieu, la société Coopérative U fait valoir qu'elle a payé « au centime près » la somme qui lui était réclamée, en exécution de l'arrêt, par l'administration sans que celle-ci ait émis aucune réserve ni contestation, de sorte que le ministre ne saurait aujourd'hui remettre en cause l'exécution de la condamnation à laquelle il a acquiescé.
Cette circonstance ne saurait cependant être considérée comme frappant d'irrecevabilité la requête. En effet, un acquiescement supposerait de démontrer que le ministre a considéré, expressément ou tacitement, que la somme à payer s'entendait « TTC » . Or, tel n'est évidemment pas le cas, le ministre venant au contraire contester, certes tardivement, une telle interprétation
Enfin, et en troisième lieu, la société Coopérative U invoque le défaut d'intérêt du ministre à agir en exécution d'un droit qu'elle considère prescrit. En effet, elle fait valoir que la requête a pour intérêt de permettre au ministre de lui réclamer, au titre de la TVA qui resterait à percevoir, une somme complémentaire à celle déjà versée. Or, elle soutient que la créance dont elle serait ainsi redevable peut être comprise soit comme une créance de répétition de l'indu au profit des fournisseurs, soit comme une créance de TVA, mais que dans les deux cas elle est prescrite : en effet, la créance de TVA est, par l'effet de l'article L. 169 du livre des procédures fiscales, prescrite depuis le 31 décembre 2022 qui correspond à la « fin de la troisième année qui suit celle au titre de laquelle l'imposition est due » ; la créance de répétition de l'indu quant à elle, étant soumise à la prescription quinquennale de droit commun de l'article 2224 du code civil, est prescrite depuis le 4 janvier 2024 puisque le paiement est intervenu le 4 janvier 2019.
Mais pas plus que les précédents, ce moyen d'irrecevabilité ne saurait être retenu. En effet, l'interprétation d'une décision de justice ne relève pas des textes instituant une prescription et peut être sollicitée sans condition de délai. C'est ainsi qu'au cas d'espèce, la requête sollicitant l'interprétation de la cour n'est ni l'exercice d'une « action » au sens de l'article 2224 du code civil, ni l'exercice d'un « droit de reprise » au sens du livre des procédures fiscales, de sorte que les prescriptions prévues par ces textes ne peuvent être opposées à la requête.
Il en résulte que la requête est recevable.
Sur l'interprétation de l'arrêt du 29 juin 2016
Comme on l'a relevé plus haut, l'arrêt de la cour d'appel ne dit rien de la question de savoir si les montants s'entendent « hors taxes (HT) » ou « toutes taxes comprises (TTC) » et se borne à confirmer le jugement qui lui-même n'apportait sur ce point aucune précision, ni dans son dispositif ni dans ses motifs.
En revanche, la demande du ministre, à laquelle le tribunal et la cour d'appel ont fait droit, était, exprimée « hors taxes (HT) », comme en attestent les énonciations de l'arrêt qui, dans sa partie liminaire « Faits et procédure » (arrêt p. 6), cite textuellement le dispositif des conclusions du ministre, lequel demandait à la cour d'appel d' » ordonner la répétition des sommes indûment perçues, par le paiement par la société Système U Centrale Nationale entre les mains du Trésor public, qui les reversera aux fournisseurs concernés, au titre des contrats susvisés :
Montants 2002
( euros HT)
Montants 2003
( euros HT)
Total par fournisseur
( euros HT)
LAVAZZA
512 369,55
481 935,86
994 305,91
NESTLE
10 896 278,00
11 627 233,80
22 523 511,8
DANONE
16 230 825,60
18 128 130,72
34 358 956,32
YOPLAIT
8 827 439,76
10 167 176,99
18 994 616,75
TOTAL
76 871 390,28
Or, en faisant droit, par voie de confirmation du jugement, à cette demande intégralement et sans réserve, la cour d'appel, comme avant elle le tribunal, a implicitement mais nécessairement adopté les modalités de la condamnation qui en était l'objet, et donc considéré que son montant devait s'entendre « HT ».
Cette interprétation est, au demeurant, seule conforme à la nature juridique de l'action exercée par le ministre, telle que les textes qui en sont le fondement la définissent. En effet, l'article L. 442-6, applicable en l'espèce, permet au ministre de demander, notamment, la « répétition de l'indu », tandis que l'article L. 442-4 qui lui a succédé prévoit aujourd'hui que le ministre peut demander au juge « la restitution des avantages indument obtenus ».
Dès lors, conformément au principe général posé par l'article 1302 du code civil, selon lequel « ce qui a été reçu sans être dû est sujet à restitution », la demande du ministre a pour objet de restituer aux fournisseurs ce qu'ils ont payé indûment, de sorte que ce qui a été payé indûment étant exprimé « hors taxes (HT) », ce qui doit être restitué s'exprime aussi « hors taxes (HT) ».
Il convient donc de faire droit à la requête du ministre et d'interpréter l'arrêt du 26 juin 2016 dans les termes du dispositif ci-dessous.
Sur la demande de condamnation au titre de l'article 700 du code de procédure civile
L'équité ne commande pas de faire droit à la demande du ministre tendant à la condamnation de la société Coopérative U au titre de l'article 700 du code de procédure civile.
PAR CES MOTIFS
La Cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire mis à disposition au greffe,
Dit que la somme totale de 76 871 390,28 euros dont la société Système U s'est vue ordonner le remboursement au Trésor public par le jugement du 24 octobre 2006, confirmé par l'arrêt du 26 juin 2016 de la cour d'appel de Paris, doit s'entendre hors taxes (HT) et que s'entendent également hors taxes (HT) les sommes devant être reversées par le Trésor public, à savoir :
' à Danone 34 358 956,32 €
' à Nestlé (devenue LNUF Marques) 22 523 511,80 €
' à Yoplait 18 994 616,75 €
' à Lavazza 994 305,41 € ;
Rejette la demande de condamnation au titre de l'article 700 du code de procédure civile ;
Condamne la société Coopérative U aux dépens.