Livv
Décisions

CA Montpellier, ch. com., 4 novembre 2025, n° 24/00966

MONTPELLIER

Arrêt

Infirmation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Demont

Conseillers :

M. Graffin, M. Vetu

Avocats :

Me Boucher, Me Bertrand

T. com. Montpellier, du 7 déc. 2023, n° …

7 décembre 2023

FAITS ET PROCEDURE :

La SARL [7] (ci-après SARL [6]), qui dispense des formations certifiées par un diplôme d'Etat dans les domaines des jeux vidéo, de l'animation 3D, du web développement, du design graphique et du cinéma audiovisuel, a été créée le 20 avril 2006 par Mme [S] [T], qui en a été la gérante.

Sur déclaration de la SARL [6], le tribunal de commerce de Montpellier a prononcé, par jugement du 24 septembre 2018, une mesure de redressement judiciaire et fixé la date provisoire de cessation des paiements au même jour.

Par jugement du 28 juin 2019, le tribunal de commerce de Montpellier, constatant l'existence de plusieurs loyers impayés, nés postérieurement à l'ouverture de la procédure de redressement judiciaire, a mis fin à la période d'observation, a prononcé l'ouverture d'une procédure de liquidation judiciaire à l'égard de la SARL [6], et désigné M. [Z] [P] en qualité de liquidateur.

Par exploit du 27 juin 2022, M. [Z] [P], ès qualités, a assigné Mme [S] [T] et M. [N] [M] aux fins de les voir condamner solidairement à payer les sommes de 282 841 euros en comblement de passif au titre de leur fautes de gestion et de 20 000 euros au titre du préjudice subi résultant de leur délit de banqueroute visé par l'article L. 654-2 du code de commerce.

Par jugement contradictoire du 7 décembre 2023, le tribunal de commerce de Montpellier a :

In limine litis,

donné acte à M. [Z] [P], ès qualités, de ce qu'il ne réclame plus les sanctions de banqueroute ;

débouté M. [Z] [P], ès qualités, de sa demande indemnitaire à l'encontre de Mme [S] [T] et de M. [N] [M] solidairement ;

donné acte à Mme [S] [T] et de M. [N] [M] de ce que M. [Z] [P], ès qualités, ne réclame plus les sanctions de faillite personne et d'interdiction de gérer à leur encontre au titre des articles L. 653-1 et suivants, L. 653-5 et suivants et L. 653-11 du code de commerce ;

dit que Mme [S] [T] dans sa demande d'irrecevabilité pour être prescrite de l'action tendant à prononcer la faillite personnelle ou l'interdiction de gérer n'a pas lieu d'être et est de nul effet ;

dit que M. [N] [M] au titre de ses autres demandes sur la faillite personnelle et l'interdiction de gérer n'ont pas lieu d'être et sont de nul effet ;

dit que Mme [S] [T] est dirigeante de droit ;

dit que M. [N] [M] n'a pas exercé au sein de la société [6] une activité de dirigeant de fait ;

débouté M. [Z] [P], ès qualités, de son action en responsabilité pour insuffisance d'actif à l'encontre de M. [N] [M] ;

débouté M. [N] [M] de ses autres demandes à l'encontre de M. [Z] [P], ès qualités ;

condamné Mme [S] [T] à payer la somme de 100 000 euros à titre principal et au titre de sa contribution au comblement de passif de la société [6], assorti des intérêts au taux légal sur cette somme à compter de l'assignation ;

débouté Mme [S] [T] de sa demande subsidiaire de réduire à néant le montant de la condamnation ;

rappelé que l'exécution provisoire est de droit ;

condamné Mme [S] [T] à payer la somme de 2 500 euros à M. [Z] [P], ès qualités, au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens ;

et condamné M. [Z] [P], ès qualités, qui perd son procès à l'encontre de M. [N] [M], à lui payer la somme de 1 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile.

Par déclaration du 22 février 2024, Mme [S] [T] a relevé appel limité de ce jugement.

Par conclusions du 13 novembre 2024, Mme [S] [T] demande à la cour de :

déclarer son appel recevable et bien fondé ;

infirmer le jugement entrepris en ce qu'il l'a condamnée à payer les sommes de 100 000 euros à titre principal et au titre de sa contribution au comblement de passif de la société [6] assorti des intérêts au taux légal sur cette somme à compter de l'assignation, 2 500 euros à M. [Z] [P], ès qualités, au titre de l'article 700 du code de procédure civile ainsi qu'aux entiers dépens, l'a déboutée de sa demande subsidiaire de réduire à néant le montant de sa condamnation et a rappelé que l'exécution provisoire est de droit ;

Statuant à nouveau,

juger que seules des fautes de gestion antérieures à l'ouverture de la procédure collective peuvent être prises en compte pour engager la responsabilité pour insuffisance d'actif du dirigeant fautif ;

juger qu'une simple négligence dans la gestion de la société ne peut pas être qualifiée de faute de gestion ;

juger que M. [Z] [P], ès qualités, ne rapporte pas la preuve de fautes de gestion et du lien de causalité entre l'insuffisance d'actif et les fautes de gestion reprochées ;

juger que les actions qu'elle a initiée n'ont eu pour seule finalité que de permettre de redresser la société ;

débouter M. [Z] [P], ès qualités de ses demandes à son encontre ;

À titre subsidiaire, si par extraordinaire la cour devait faire droit à la demande de M. [Z] [P], ès qualités, au titre de l'action en responsabilité pour insuffisance d'actif,

réduire à néant le montant de sa condamnation tenant l'application du principe de proportionnalité de la sanction et sa situation de surendettement ;

À titre plus subsidiaire,

réduire le montant de la condamnation à de plus justes proportions ;

En tout état de cause,

débouter M. [Z] [P], ès qualités, de ses demandes à son encontre ;

et le condamner à payer la somme de 3 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ains qu'aux entiers dépens de première instance et d'appel.

Par conclusions du 12 août 2024, formant appel incident, Me [Z] [P], ès qualités de liquidateur de la SARL [8], demande à la cour de :

dire l'appel interjeté par Mme [S] [T] infondé et le rejeter ;

confirmer en son principe de condamnation le jugement entrepris ;

Y ajoutant et faisant droit à son appel incident,

réformer le jugement entrepris en ce qu'il ne lui a octroyé que la seule somme de 100 000 euros ;

condamner Mme [S] [T] à payer la somme de 282 841 euros assorti des intérêts sur cette somme à compter de l'assignation ;

et la condamner à payer la somme de 5 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile ains qu'aux entiers dépens de première instance et d'appel, dont distraction.

Il est renvoyé, pour l'exposé exhaustif des moyens des parties, aux conclusions susvisées, conformément aux dispositions de l'article 455 du code de procédure civile.

Le ministère public s'en rapporte à l'appréciation de la cour de céans, suivant avis RPVA du 25 octobre 2025.

L'ordonnance de clôture est datée du 16 septembre 2025.

MOTIFS :

1. Aux termes de l'article L. 651-2 du code de commerce, en sa version en vigueur du 11 décembre 2016 au 03 juillet 2021, lorsque la liquidation judiciaire d'une personne morale fait apparaître une insuffisance d'actif, le tribunal peut, en cas de faute de gestion ayant contribué à cette insuffisance d'actif, décider que le montant de cette insuffisance d'actif sera supporté, en tout ou en partie, par tous les dirigeants de droit ou de fait, ou par certains d'entre eux, ayant contribué à la faute de gestion. Toutefois, en cas de simple négligence du dirigeant de droit ou de fait dans la gestion de la société, sa responsabilité au titre de l'insuffisance d'actif ne peut être engagée.

2. À la différence des sanctions civiles et pénales pour lesquelles la loi énumère dans le détail les faits susceptibles d'être retenus, toutes les fautes de gestion peuvent être prises en considération, sous la réserve, s'agissant d'une action en responsabilité civile délictuelle ayant pour objet la réparation du préjudice subi par la collectivité des créanciers, que soient prouvés, outre l'existence au moins d'une telle faute, celle d'un préjudice consistant en une insuffisance d'actif en lien avec la faute du dirigeant.

3. L'action en responsabilité pour insuffisance d'actif déroge cependant au droit commun de la responsabilité en ce que, même si les conditions de fond de l'action en responsabilité pour insuffisance d'actif sont réunies, les juges du fond apprécient souverainement le montant et la nécessité de la sanction, et peuvent même, en cas de faute établie, décider de ne prononcer aucune condamnation à ce titre.

4. En outre, le dirigeant peut être condamné à supporter la totalité de l'insuffisance d'actif, même si sa ou ses fautes ne sont à l'origine que d'une partie de celle-ci.

5. Les fautes ou les abstentions, exclusives de fautes de simple négligence, doivent avoir été commises antérieurement à l'ouverture de la procédure et en application de ce texte et il appartient au liquidateur de démontrer que le dirigeant de droit ou de fait a personnellement commis celles-ci.

Sur le préjudice

Moyens des parties :

6. Mme [S] [T] fait valoir que la demande de condamnation à payer la somme de 282 841 euros au titre de l'insuffisance d'actif à titre d'appel incident ne serait pas justifiée dès lors qu'aucune critique du jugement n'est formulée sur ce point, ce d'autant, et de manière contradictoire, que le mandataire indique laisser à l'appréciation de la cour le quantum de la condamnation qui doit être prononcé.

7. M. [Z] [P], ès qualités de liquidateur de la SARL [6], réplique qu'au titre de l'exercice clos au 30 juin 2018, le résultat de la société qu'il représente a été déficitaire de 282 841 euros.

Réponse de la cour :

8. La preuve de l'existence d'une insuffisance d'actif s'apprécie au regard de la situation globale du passif et de l'actif de la société à la date à laquelle le dirigeant a cessé ses fonctions et le mandataire doit établir qu'à cette date, l'existence d'un passif excédait l'actif.

9. Mme [S] [T] ne conteste pas dans ses écritures le montant retenu par le mandataire et la méthode utilisée pour parvenir à la somme de 282 841 euros mais sollicite seulement sa réduction au regard de sa condamnation à payer au mandataire la somme de 100 000 euros et opère ainsi une confusion entre le montant de l'insuffisance d'actif et les sommes qui seraient à mettre à sa charge au regard de ses fautes.

10. M. [Z] [P], ès qualités, n'établit pas davantage l'existence d'un passif qui excéderait l'actif et, ce faisant, une insuffisance d'actif, en ne considérant que le seul résultat négatif de l'exercice 2018, pour un montant de 282 841 euros, ceci, sans retrancher le montant des actifs réalisés ou qui seraient réalisables.

11. Les productions (pièce n°25 de l'intimé) révèlent un actif réalisé pour la somme de 4 735 euros.

12. Ainsi, au jour où la cour statue, il sera retenu que l'insuffisance d'actif, au moment où Mme [S] [T] a cessé ses fonctions de dirigeantes de droit de la SARL [6], doit être établie à la somme de 278 106 euros (282 841 ' 4 735).

Sur les fautes de gestion

Moyens des parties :

13. L'appelante fait valoir que la poursuite d'une activité déficitaire qui été retenue à son encontre par le tribunal ne serait pas caractérisée :

d'une part, parce que les difficultés éprouvée par la société de formation qu'elle gérait provenaient des actes de concurrence déloyales d'un ancien collaborateur pour lesquels elle a assigné en référé le 18 août 2017 en vue d'obtenir une indemnisation et dont l'épilogue n'a été connu que par un arrêt infirmatif de la cour de céans en date du 7 juin 2018, de sorte qu'elle a tenté d'y remédier et n'a pu intenter d'action au fond dès lors qu'elle avait déclaré la cessation des paiements de SARL [6] ;

d'autre part, car en dépit de ces actes de concurrence déloyale, qui avaient eu pour conséquence de vider les rangs de ses étudiants (avec des remboursements conséquents à la clef), la structure qu'elle dirigeait demeurait pérenne, l'ouverture d'une procédure de redressement judiciaire et la poursuite de l'activité pendant près d'une année, en attestant ;

enfin, car la connaissance de la situation comptable déficitaire n'est apparue qu'à la vue de la situation comptable du 30 juin 2018 et que la date de cessation des paiements a bien été fixée au jour de la déclaration de cessation des paiements qu'elle a elle-même effectuée.

14. S'agissant de la dette locative, Mme [S] [T] plaide que l'analyse des premiers juges est contestable dès lors que le tribunal a pris en compte des dettes nées postérieurement au jugement d'ouverture de la procédure collective, que le mandataire ne prétendait pas à l'existence d'une dette locative de 122 250,70 euros mais de 87 957,04 euros et qu'il n'avait pas été pris en compte l'existence d'un accord avec le bailleur.

15. Elle soutient enfin que sa rémunération mensuelle, au regard des difficultés de la structure qu'elle dirigeait, était passée de 5 041,66 euros du 1er juin 2016 au 30 juin 2017, à 2 396,67 euros du 1er juillet 2018 au 30 juin 2019, soit, une diminution de 52,47 %.

16. Me [Z] [P], ès qualités, réplique que l'appelante a poursuivi une activité déficitaire alors même que la SARL [6] qu'elle dirigeait s'était trouvée, dès le mois de juillet 2017, en grande difficulté en l'état de la création de cette école concurrente et de la rupture de nombreux contrats survenus à même date et qu'elle ne pouvait ignorer que ses démarches devant le juge des référés ne pouvaient permettre de redresser la situation financière de l'entreprise et que la poursuite de l'activité, gravement déficitaire dès le mois de juillet 2017, corrélée à l'accroissement de la dette locative et une baisse peu significative de sa rémunération constitueraient trois fautes de gestion distinctes qu'il convient de retenir à son encontre.

Réponse de la cour :

17. A titre liminaire, il sera rappelé que seules les fautes de gestion antérieures au jugement d'ouverture de la procédure collective peuvent être prises en compte pour l'application de l'article L. 651-2 du code de commerce.

18. Ainsi, lorsque la liquidation judiciaire d'un débiteur est prononcée, au cours ou à l'issue de la période d'observation d'un redressement judiciaire, le jugement de conversion du redressement en liquidation judiciaire n'ouvre pas une nouvelle procédure.

19. Au regard de ces règles, une sanction ne peut, dans cette dernière hypothèse, être prononcée sur le fondement de ce texte en raison de fautes commises pendant la période d'observation du redressement judiciaire.

20. En outre, la poursuite d'une activité déficitaire ne peut résulter du seul constat d'une augmentation du montant des dettes.

21. Il est ainsi inopérant pour Me [Z] [P], ès qualités, de soutenir « qu'entre le mois de juin 2017 et le 24 septembre 2018, date du jugement d'ouverture de la procédure de redressement judiciaire, il a été enregistré 122 250,70 € (16 mois de loyer) au débit contre 34 293,66 € au crédit, ce qui constitue une augmentation du passif de 87 957,04 € », sans expliquer en quoi, compte tenu des circonstances, cette augmentation de la dette de loyer caractériserait un faute de gestion « qui aurait pu être évitée si la déclaration de cessation des paiements avait été effectuée (bien) plus tôt et que l'activité déficitaire n'avait pas été maintenue ».

22. Faute de démonstration, il est tout aussi inopérant de soutenir que la réaction de la dirigeante, consistant à saisir le juge des référés pour obtenir une indemnisation des actes de concurrence déloyale (à l'origine de l'activité déficitaire), était vouée à l'échec et que la dirigeante ne pouvait ignorer que cette action ne permettrait pas de redresser la structure, le tribunal de commerce dans son ordonnance du 21 septembre 2017 ayant, au contraire, caractérisé les actes de concurrence déloyale commis par l'ancien collaborateur, à l'origine du départ de plusieurs élèves et ayant condamné celui-ci par provision.

23. La cour retient, à l'opposé, que la déstabilisation de l'entreprise a été provoquée par le départ d'un collaborateur, lui-même, parti avec plusieurs étudiants (apporteurs de chiffre d'affaires) et que Mme [S] [T] a pris sans délai les mesures propres à rétablir la situation financière de la SARL [6] en saisissant une juridiction afin de le faire constater et obtenir réparation, le tout, en consentant de surcroît des efforts personnels importants, consistant en une baisse de rémunération et en entamant des négociations avec le bailleur afin de faire diminuer la créance de loyer.

24. Surtout, Mme [S] [T] a très exactement indiqué que seul l'arrêt de la cour de céans, daté du 7 juin 2018, et la situation intermédiaire du 30 juin 2018 qui a été établie à la suite, a permis de prendre la mesure d'une absence de perspectives en ce qui concerne l'avenir de la SARL [6] et que sa réaction, consistant à « déposer le bilan » peu après l'été 2018, ne peut caractériser la poursuite abusive d'une activité déficitaire au sens de l'article L. 651-2 du code de commerce.

25. Le jugement déféré sera entièrement réformé et Me [Z] [P], débouté de son appel incident.

PAR CES MOTIFS

La cour,

Infirme le jugement déféré en toutes ses dispositions,

Statuant à nouveau et ajoutant,

Déboute Me [Z] [P], ès qualités de liquidateur de la SARL [8], de toutes ses demandes,

Fixe au passif de la procédure collective de la SARL [8] les dépens de première instance et d'appel,

Dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du code de procédure civile.

© LIVV - 2025

 

[email protected]

CGUCGVMentions légalesPlan du site