CA Rouen, 1re ch. civ., 5 novembre 2025, n° 24/01539
ROUEN
Arrêt
Autre
N° RG 24/01539 - N° Portalis DBV2-V-B7I-JUSI
COUR D'APPEL DE ROUEN
1ERE CHAMBRE CIVILE
ARRET DU 5 NOVEMBRE 2025
DÉCISION DÉFÉRÉE :
22/01388
Tribunal judiciaire de Dieppe du 25 mars 2024
APPELANTS :
Monsieur [D] [B]
ès qualités d'héritier de Mme [X] [R]
né le 20 août 1950 à [Localité 10]
[Adresse 3]
[Localité 9]
représenté et assisté de Me Caroline ROTH de la SELARL NOMOS AVOCATS, avocat au barreau de Dieppe
Monsieur [O] [I]
ès qualités d'héritier de Mme [X] [R]
né le 31 mars 1942 à [Localité 11]
[Adresse 5]
[Localité 8]
représenté et assisté de Me Caroline ROTH de la SELARL NOMOS AVOCATS, avocat au barreau de Dieppe
INTIMES :
Monsieur [O] [W]
[Adresse 4]
[Localité 7]
représenté par Me Céline BART de la SELARL EMMANUELLE BOURDON- CÉLINE BART AVOCATS ASSOCIÉS, avocat au barreau de Rouen et assisté de Me Widad CHATRAOUI avocat au barreau du Havre
SCI MARBRERIE [W]
[Adresse 1]
[Localité 6]
représentée par Me Céline BART de la SELARL EMMANUELLE BOURDON- CÉLINE BART AVOCATS ASSOCIÉS, avocat au barreau de Rouen et assistée de Me Widad CHATRAOUI avocat au barreau du Havre
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 1er septembre 2025 sans opposition des avocats devant Mme DEGUETTE, conseillère, rapporteur,
Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour composée de :
Mme Edwige WITTRANT, présidente de chambre
Mme Véronique BERTHIAU-JEZEQUEL, présidente de chambre
Mme Magali DEGUETTE, conseillère
GREFFIER LORS DES DEBATS :
Mme Catherine CHEVALIER
DEBATS :
A l'audience publique du 1er septembre 2025, où l'affaire a été mise en délibéré au 5 novembre 2025
ARRET :
CONTRADICTOIRE
Prononcé publiquement le 5 novembre 2025 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,
signé par Mme WITTRANT, présidente de chambre et par Mme CHEVALIER, greffier présent lors de la mise à disposition.
* * * *
* * *
EXPOS'' DES FAITS ET DE LA PROC''DURE
Par acte notarié du 2 février 1993, M. [K] [I] et Mme [X] [R], son épouse, ont vendu à la Sci Marbrerie [W] un ensemble immobilier à usage d'habitation et de commerce situé [Adresse 2], moyennant une rente annuelle et viagère de 9 146,94 euros (60 000 francs).
La Sci Marbrerie [W] a loué cet ensemble immobilier à la Sarl Les Pompes Funèbres Dieppoises pour neuf années à compter du 1er juillet 1999, aux termes d'un contrat de bail commercial conclu le 5 juillet 1999 qui s'est renouvelé tacitement.
A compter de septembre 2005, la Sarl Les Pompes Funèbres Dieppoises, devenue Sarl Pompes Funèbres Dieppoises Privées (Pfdp), a sous-loué à M. et Mme [E] le logement d'habitation situé au-dessus du fonds de commerce.
Une action judiciaire a été engagée le 13 janvier 2015 par Mme [R] veuve [I], représentée par son neveu M. [O] [I], contre la Sci Marbrerie [W] devant le tribunal de grande instance de Dieppe aux fins de résolution du contrat du 2 février 1993 pour absence d'indexation de la rente viagère.
Mme [R] veuve [I], décédée le 10 juillet 2015, a laissé pour lui succéder ses neveux MM. [D] [B] et [O] [I].
Le 21 septembre 2016, ces derniers ont fait assigner devant le même tribunal
M. [O] [W], caution solidaire de la Sci Marbrerie [W].
Ces deux instances ont été jointes.
Par jugement irrévocable du 25 janvier 2021, le tribunal judiciaire de Dieppe a notamment :
- constaté l'acquisition de la clause résolutoire contenue dans le contrat du 2 février 1993,
- dit que MM. [D] [B] et [O] [I] conserveront la moitié des arrérages perçus en exécution du contrat au titre des dommages et intérêts et devront restituer l'autre moitié à la Sci Marbrerie [W],
- condamné solidairement la Sci Marbrerie [W] et M. [O] [W], en sa qualité de caution, à payer à MM. [D] [B] et [O] [I] la somme de 18 198,42 euros avec intérêts au taux légal à compter du 15 novembre 2014, correspondant à la revalorisation de la rente viagère pour les années 2009 à 2014.
Par jugement du 14 septembre 2022, ce même tribunal, saisi d'une demande en interprétation de la Sci Marbrerie [W] et de M. [O] [W] relative au versement des loyers perçus par la Sci Marbrerie [W] avant la résolution de la vente, les en a déboutés au motif que la question du remboursement de ces loyers n'avait pas été soumise au tribunal et constituait une nouvelle demande au fond.
Par acte de commissaire de justice du 7 novembre 2022, MM. [B] et [I] ont fait assigner la Sci Marbrerie [W] et M. [O] [W] devant le tribunal judiciaire de Dieppe en restitution des loyers perçus avant la résolution de la vente d'un montant total de 406 065,16 euros, qui serait compensé avec les sommes dues à ces derniers.
Par jugement du 25 mars 2024, le tribunal a :
- rejeté les fins de non-recevoir tirées de la prescription et du défaut d'intérêt à agir à l'encontre de M. [O] [W] formulées par M. [D] [B] et M. [O] [I],
- débouté M. [D] [B] et M. [O] [I] de l'intégralité de leurs demandes,
- condamné solidairement M. [D] [B] et M. [O] [I] aux dépens,
- condamné solidairement M. [D] [B] et M. [O] [I] à payer à la Sci Marbrerie [W] et à M. [O] [W] la somme totale de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouté les parties de leurs plus amples demandes,
- rappelé que l'exécution provisoire est de droit.
Par déclaration du 26 avril 2024, MM. [B] et [I] ont formé un appel contre ce jugement.
EXPOS'' DES PR''TENTIONS ET DES MOYENS DES PARTIES
Par conclusions notifiées le 24 juillet 2024, MM. [B] et [I] ès qualités d'héritiers de Mme [R] veuve [I] demandent de voir en application des articles 1302 et suivants du code civil :
- infirmer le jugement du tribunal judiciaire de Dieppe du 25 mars 2024 en ce qu'il a :
. débouté M. [D] [B] et M. [O] [I] de l'intégralité de leurs demandes,
. condamné solidairement M. [D] [B] et M. [O] [I] aux dépens,
. condamné solidairement M. [D] [B] et M. [O] [I] à payer à la Sci Marbrerie [W] et M. [O] [W] la somme totale de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
. débouté les parties de leurs plus amples demandes,
statuant à nouveau :
- condamner la Sci Marbrerie [W] et M. [W] solidairement à leur régler la somme totale de 406 065,16 euros au titre des loyers indûment perçus,
- ordonner la compensation des sommes dues par la Sci Marbrerie [W] et
M. [W] avec celles dues par eux-mêmes pour la somme totale de
297 193,32 euros (406 065,16 euros ' 111621,84 euros + 1 000 euros +
1 000 euros + 750 euros),
- condamner la Sci Marbrerie [W] et M. [W] solidairement à leur régler la somme de 6 000 euros sur le fondement de la résistance abusive et la somme de 6 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel,
- débouter la Sci Marbrerie [W] et M. [W] de l'ensemble de leurs demandes,
- condamner la Sci Marbrerie [W] et M. [W] aux dépens de première instance et d'appel.
Ils font valoir que, du fait de la résolution du contrat viager, ils retrouvent l'ensemble des attributs inhérents au propriétaire de l'immeuble ; qu'a contrario la Sci Marbrerie [W] a perdu l'ensemble des attributs de propriétaire rétroactivement à la date de signature du contrat de viager le 2 février 1993 ; qu'en conséquence, les fruits qu'elle a pu récolter durant la période où elle agissait en qualité de propriétaire sont indus et doivent être restitués, ces derniers ne constituant pas une indemnisation de la résolution du contrat viager, mais une conséquence résultant du changement de propriétaire rétroactivement.
Ils ajoutent que leur demande fondée sur le droit commun n'est pas indemnitaire contrairement à ce qu'avancent les intimés qui confondent l'indemnisation de la résolution de la vente et ses conséquences ; que, dans son jugement du 25 janvier 2021, le tribunal a définitivement fixé l'indemnisation de leurs préjudices ; qu'en conséquence, l'article 1978 du code civil n'est pas applicable en l'espèce et ne doit l'être que dans le cadre des dispositions du contrat viager ; qu'au surplus, la question des loyers perçus par la Sci Marbrerie [W] n'ayant jamais été évoquée dans le cadre du litige jugé par le tribunal le 25 janvier 2021, celui-ci ne peut les avoir pris en compte pour fixer l'indemnisation qui leur est due.
Ils indiquent que la Sci Marbrerie [W] a perçu au titre du contrat de viager des loyers de deux locataires : la Sarl Pfdp d'une part du 1er juillet 1999 au 24 janvier 2021 (259 mois) pour un montant total de 313 565,16 euros, et M. et Mme [E] d'autre part, du 5 septembre 2005 au 21 janvier 2021 (185 mois) pour un montant total de 92 500 euros ; qu'eu égard à l'interdiction de sous-location stipulée dans le bail commercial du 5 juillet 1999, la Sarl Pfdp ne pouvait pas sous-louer à M. et Mme [E], de sorte que le bailleur de ces derniers ne pouvait donc qu'être la Sci Marbrerie [W] qui a perçu les loyers.
Ils précisent qu'ils sont redevables à la Sci Marbrerie [W] et M. [W] de la moitié des arrérages payés dans le cadre du viager entre le 2 février 1993 et le 10 juillet 2015 égale à 102 522,63 euros, ainsi que de la moitié de la somme de 18 198,42 euros au titre de l'indexation ordonnée par le jugement du 25 janvier 2021, soit la somme de 9 099,21 euros ; que la somme totale due de
111 621,84 euros doit être compensée avec la dette des loyers indûment perçus de 406 065,16 euros et les frais des procédures antérieures à la charge des intimés.
Par conclusions notifiées le 8 octobre 2024, M. [O] [W] et la Sci Marbrerie [W] sollicitent de voir sur la base des articles 122 et 202 du code de procédure civile, 1978 et 2224 du code civil :
- confirmer en toutes ses dispositions le jugement du tribunal judiciaire de Dieppe rendu le 25 mars 2024,
- débouter MM. [B] et [I] de toutes leurs demandes,
- condamner solidairement MM. [B] et [I] à leur régler la somme de 6 000 euros chacun sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, en plus des entiers dépens,
- à défaut de règlement spontané des condamnations prononcées dans l'arrêt à intervenir, condamner solidairement MM. [B] et [I] à leur payer le montant des sommes retenues par l'huissier chargé de l'exécution forcée au titre de l'article 10 du décret n°96-1080 du 12 décembre 1996 (tarif des huissiers), modifié par le décret n°2001-212 du 8 mars 2001, en plus de l'application de l'article 700 du code de procédure civile.
Ils exposent que la Sci Marbrerie [W] n'a perçu aucun loyer de la part de M. et Mme [E], de sorte que la demande de remboursement à ce titre n'est pas fondée ; que l'attestation de M. [E] produite est irrecevable car, d'une part, elle ne comporte pas les mentions obligatoires prévues par l'article 202 du code de procédure civile et, d'autre part, n'indique pas que ce dernier et son épouse auraient versé un loyer de 500 euros à la Sci Marbrerie [W] ; qu'en outre, la seule quittance a été établie par la Sarl Pfdp.
Ils concluent également au rejet de la demande de restitution de loyers versés par la Sarl Pfdp, aux motifs que l'acte de vente du 2 février 1993, qui déroge à l'article 1978 du code civil, contient une clause pénale qualifiée d''indemnité forfaitaire' qui régit les conséquences de la résolution et exclut toute indemnisation supplémentaire ; que l'indemnisation allouée par le tribunal dans son jugement du 25 janvier 2021 et égale à la moitié des arrérages versés est exclusive de toute autre indemnisation.
Ils se réfèrent aux motifs du jugement du 25 mars 2024 selon lesquels la preuve d'un préjudice distinct de MM. [B] et [I] n'est pas rapportée et la mauvaise foi de la Sci Marbrerie [W] n'est pas établie.
Pour un plus ample exposé des faits et des moyens, il est renvoyé aux écritures des parties ci-dessus.
La clôture de l'instruction a été ordonnée le 2 juillet 2025.
MOTIFS
Sur la demande de restitution des loyers
L'article 1302 alinéa 1er du code civil énonce que tout paiement suppose une dette ; ce qui a été reçu sans être dû est sujet à restitution.
Selon l'article 1302-1 du même code, celui qui reçoit par erreur ou sciemment ce qui ne lui est pas dû doit le restituer à celui de qui il l'a indûment reçu.
L'article 1302-3 du même code précise que la restitution est soumise aux règles fixées aux articles 1352 à 1352-9.
Elle peut être réduite si le paiement procède d'une faute.
En l'espèce, le contrat de vente du 2 février 1993 ne prévoit pas, en cas de résolution, le sort des fruits du bien vendu qui auraient été perçus par l'acquéreur la Sci Marbrerie [W] jusqu'à la résolution. A seulement été envisagé par les parties, à la page 13, le sort de 'tous les arrérages perçus par le vendeur et tous embellissements et améliorations apportés à l'immeuble vendu [lesquels] seront de plein droit et définitivement acquis au vendeur, sans recours ni répétition de la part de l'acquéreur défaillant, à titre de dommages-intérêts et d'indemnité forfaitaire.'.
Cette clause pénale n'exclut donc pas la faculté pour le vendeur de demander la restitution des fruits du bien dont la vente a été résolue ultérieurement.
A cet effet, il incombe aux ayants droit des vendeurs de prouver que les conditions de l'action en répétition de l'indu sur laquelle ils fondent leurs demandes sont réunies.
Or, cette action appartient au 'solvens', c'est-à-dire celui qui a effectué le paiement, ses cessionnaires ou subrogés, ou encore celui pour le compte duquel et au nom duquel il a été fait.
Les loyers réclamés par les appelants ont été versés :
- d'une part, par la Sarl Pfdp à la Sci Marbrerie [W] en exécution du bail commercial du 5 juillet 1999,
- d'autre part, par M. et Mme [E] à la Sarl Pfdp en exécution d'un contrat non écrit de sous-location ayant pris effet à compter de septembre 2005. Contrairement à ce qu'avancent les appelants, le règlement du loyer mensuel de 500 euros a été effectué au profit de la Sarl Pfdp, et non pas de la Sci Marbrerie [W], comme il ressort de la quittance de loyer établie le 6 janvier 2021 par la Sarl 'PF Dieppoises' pour le mois de décembre 2020. De plus, dans leur attestation dont l'irrégularité n'est pas démontrée, M. et Mme [E] indiquent qu'ils ont payé un loyer de 500 euros par mois de septembre 2005 jusqu'en 2014 pour leur occupation de l'appartement situé au [Adresse 1], au-dessus de la marbrerie, sans préciser son destinataire et bénéficiaire. Enfin, l'interdiction de la sous-location stipulée dans le contrat de bail du 5 juillet 1999, invoquée par les appelants, ne remet pas en cause le versement de loyers par M. et Mme [E].
Dès lors, M. et Mme [I] n'ayant à aucun moment effectué un paiement indu au profit de la Sci Marbrerie [W] et/ou de M. [O] [W], leurs ayants droit ne sont pas fondés à réclamer la restitution de loyers à ces derniers. La décision du tribunal ayant rejeté leur demande en ce sens sera confirmée.
Sur la demande de dommages et intérêts pour résistance abusive
L'article 1240 du code civil précise que tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
En l'espèce, l'exercice par la Sci Marbrerie [W] et M. [O] [W] de leur droit de se défendre et d'opposer un refus aux demandes de paiement de MM. [B] et [I] qui, au final, ont été rejetées n'a pas été abusif.
La faute de la Sci Marbrerie [W] et de M. [O] [W] n'étant pas démontrée, la réclamation indemnitaire des appelants sera rejetée. La décision du tribunal ayant statué en ce sens sera confirmée.
Sur les demandes accessoires
Les dispositions de première instance sur les dépens et les frais de procédure seront confirmées.
Parties perdantes, les appelants seront condamnés solidairement aux dépens d'appel, incluant les frais de commissaire de justice et les éventuels frais de recouvrement prévus à l'article L.111-8 du code des procédures civiles d'exécution.
Il est équitable également de les condamner solidairement à payer aux intimés chacun la somme de 2 500 euros au titre des frais non compris dans les dépens que ces derniers ont exposés pour cette instance d'appel. Les appelants seront déboutés de leur demande présentée à ce titre.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire, mis à disposition au greffe,
Dans les limites de l'appel formé,
Confirme le jugement entrepris,
Y ajoutant,
Condamne solidairement M. [D] [B] et M. [O] [I] à payer à la Sci Marbrerie [W] et à M. [O] [W] chacun la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre de la procédure d'appel,
Déboute les parties du surplus des demandes,
Condamne solidairement M. [D] [B] et M. [O] [I] aux dépens d'appel, incluant les frais de commissaire de justice et les éventuels frais de recouvrement prévus à l'article L.111-8 du code des procédures civiles d'exécution.
Le greffier, La présidente de chambre,
COUR D'APPEL DE ROUEN
1ERE CHAMBRE CIVILE
ARRET DU 5 NOVEMBRE 2025
DÉCISION DÉFÉRÉE :
22/01388
Tribunal judiciaire de Dieppe du 25 mars 2024
APPELANTS :
Monsieur [D] [B]
ès qualités d'héritier de Mme [X] [R]
né le 20 août 1950 à [Localité 10]
[Adresse 3]
[Localité 9]
représenté et assisté de Me Caroline ROTH de la SELARL NOMOS AVOCATS, avocat au barreau de Dieppe
Monsieur [O] [I]
ès qualités d'héritier de Mme [X] [R]
né le 31 mars 1942 à [Localité 11]
[Adresse 5]
[Localité 8]
représenté et assisté de Me Caroline ROTH de la SELARL NOMOS AVOCATS, avocat au barreau de Dieppe
INTIMES :
Monsieur [O] [W]
[Adresse 4]
[Localité 7]
représenté par Me Céline BART de la SELARL EMMANUELLE BOURDON- CÉLINE BART AVOCATS ASSOCIÉS, avocat au barreau de Rouen et assisté de Me Widad CHATRAOUI avocat au barreau du Havre
SCI MARBRERIE [W]
[Adresse 1]
[Localité 6]
représentée par Me Céline BART de la SELARL EMMANUELLE BOURDON- CÉLINE BART AVOCATS ASSOCIÉS, avocat au barreau de Rouen et assistée de Me Widad CHATRAOUI avocat au barreau du Havre
COMPOSITION DE LA COUR :
En application des dispositions de l'article 805 du code de procédure civile, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 1er septembre 2025 sans opposition des avocats devant Mme DEGUETTE, conseillère, rapporteur,
Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la cour composée de :
Mme Edwige WITTRANT, présidente de chambre
Mme Véronique BERTHIAU-JEZEQUEL, présidente de chambre
Mme Magali DEGUETTE, conseillère
GREFFIER LORS DES DEBATS :
Mme Catherine CHEVALIER
DEBATS :
A l'audience publique du 1er septembre 2025, où l'affaire a été mise en délibéré au 5 novembre 2025
ARRET :
CONTRADICTOIRE
Prononcé publiquement le 5 novembre 2025 par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du code de procédure civile,
signé par Mme WITTRANT, présidente de chambre et par Mme CHEVALIER, greffier présent lors de la mise à disposition.
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EXPOS'' DES FAITS ET DE LA PROC''DURE
Par acte notarié du 2 février 1993, M. [K] [I] et Mme [X] [R], son épouse, ont vendu à la Sci Marbrerie [W] un ensemble immobilier à usage d'habitation et de commerce situé [Adresse 2], moyennant une rente annuelle et viagère de 9 146,94 euros (60 000 francs).
La Sci Marbrerie [W] a loué cet ensemble immobilier à la Sarl Les Pompes Funèbres Dieppoises pour neuf années à compter du 1er juillet 1999, aux termes d'un contrat de bail commercial conclu le 5 juillet 1999 qui s'est renouvelé tacitement.
A compter de septembre 2005, la Sarl Les Pompes Funèbres Dieppoises, devenue Sarl Pompes Funèbres Dieppoises Privées (Pfdp), a sous-loué à M. et Mme [E] le logement d'habitation situé au-dessus du fonds de commerce.
Une action judiciaire a été engagée le 13 janvier 2015 par Mme [R] veuve [I], représentée par son neveu M. [O] [I], contre la Sci Marbrerie [W] devant le tribunal de grande instance de Dieppe aux fins de résolution du contrat du 2 février 1993 pour absence d'indexation de la rente viagère.
Mme [R] veuve [I], décédée le 10 juillet 2015, a laissé pour lui succéder ses neveux MM. [D] [B] et [O] [I].
Le 21 septembre 2016, ces derniers ont fait assigner devant le même tribunal
M. [O] [W], caution solidaire de la Sci Marbrerie [W].
Ces deux instances ont été jointes.
Par jugement irrévocable du 25 janvier 2021, le tribunal judiciaire de Dieppe a notamment :
- constaté l'acquisition de la clause résolutoire contenue dans le contrat du 2 février 1993,
- dit que MM. [D] [B] et [O] [I] conserveront la moitié des arrérages perçus en exécution du contrat au titre des dommages et intérêts et devront restituer l'autre moitié à la Sci Marbrerie [W],
- condamné solidairement la Sci Marbrerie [W] et M. [O] [W], en sa qualité de caution, à payer à MM. [D] [B] et [O] [I] la somme de 18 198,42 euros avec intérêts au taux légal à compter du 15 novembre 2014, correspondant à la revalorisation de la rente viagère pour les années 2009 à 2014.
Par jugement du 14 septembre 2022, ce même tribunal, saisi d'une demande en interprétation de la Sci Marbrerie [W] et de M. [O] [W] relative au versement des loyers perçus par la Sci Marbrerie [W] avant la résolution de la vente, les en a déboutés au motif que la question du remboursement de ces loyers n'avait pas été soumise au tribunal et constituait une nouvelle demande au fond.
Par acte de commissaire de justice du 7 novembre 2022, MM. [B] et [I] ont fait assigner la Sci Marbrerie [W] et M. [O] [W] devant le tribunal judiciaire de Dieppe en restitution des loyers perçus avant la résolution de la vente d'un montant total de 406 065,16 euros, qui serait compensé avec les sommes dues à ces derniers.
Par jugement du 25 mars 2024, le tribunal a :
- rejeté les fins de non-recevoir tirées de la prescription et du défaut d'intérêt à agir à l'encontre de M. [O] [W] formulées par M. [D] [B] et M. [O] [I],
- débouté M. [D] [B] et M. [O] [I] de l'intégralité de leurs demandes,
- condamné solidairement M. [D] [B] et M. [O] [I] aux dépens,
- condamné solidairement M. [D] [B] et M. [O] [I] à payer à la Sci Marbrerie [W] et à M. [O] [W] la somme totale de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
- débouté les parties de leurs plus amples demandes,
- rappelé que l'exécution provisoire est de droit.
Par déclaration du 26 avril 2024, MM. [B] et [I] ont formé un appel contre ce jugement.
EXPOS'' DES PR''TENTIONS ET DES MOYENS DES PARTIES
Par conclusions notifiées le 24 juillet 2024, MM. [B] et [I] ès qualités d'héritiers de Mme [R] veuve [I] demandent de voir en application des articles 1302 et suivants du code civil :
- infirmer le jugement du tribunal judiciaire de Dieppe du 25 mars 2024 en ce qu'il a :
. débouté M. [D] [B] et M. [O] [I] de l'intégralité de leurs demandes,
. condamné solidairement M. [D] [B] et M. [O] [I] aux dépens,
. condamné solidairement M. [D] [B] et M. [O] [I] à payer à la Sci Marbrerie [W] et M. [O] [W] la somme totale de 4 000 euros au titre de l'article 700 du code de procédure civile,
. débouté les parties de leurs plus amples demandes,
statuant à nouveau :
- condamner la Sci Marbrerie [W] et M. [W] solidairement à leur régler la somme totale de 406 065,16 euros au titre des loyers indûment perçus,
- ordonner la compensation des sommes dues par la Sci Marbrerie [W] et
M. [W] avec celles dues par eux-mêmes pour la somme totale de
297 193,32 euros (406 065,16 euros ' 111621,84 euros + 1 000 euros +
1 000 euros + 750 euros),
- condamner la Sci Marbrerie [W] et M. [W] solidairement à leur régler la somme de 6 000 euros sur le fondement de la résistance abusive et la somme de 6 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile en cause d'appel,
- débouter la Sci Marbrerie [W] et M. [W] de l'ensemble de leurs demandes,
- condamner la Sci Marbrerie [W] et M. [W] aux dépens de première instance et d'appel.
Ils font valoir que, du fait de la résolution du contrat viager, ils retrouvent l'ensemble des attributs inhérents au propriétaire de l'immeuble ; qu'a contrario la Sci Marbrerie [W] a perdu l'ensemble des attributs de propriétaire rétroactivement à la date de signature du contrat de viager le 2 février 1993 ; qu'en conséquence, les fruits qu'elle a pu récolter durant la période où elle agissait en qualité de propriétaire sont indus et doivent être restitués, ces derniers ne constituant pas une indemnisation de la résolution du contrat viager, mais une conséquence résultant du changement de propriétaire rétroactivement.
Ils ajoutent que leur demande fondée sur le droit commun n'est pas indemnitaire contrairement à ce qu'avancent les intimés qui confondent l'indemnisation de la résolution de la vente et ses conséquences ; que, dans son jugement du 25 janvier 2021, le tribunal a définitivement fixé l'indemnisation de leurs préjudices ; qu'en conséquence, l'article 1978 du code civil n'est pas applicable en l'espèce et ne doit l'être que dans le cadre des dispositions du contrat viager ; qu'au surplus, la question des loyers perçus par la Sci Marbrerie [W] n'ayant jamais été évoquée dans le cadre du litige jugé par le tribunal le 25 janvier 2021, celui-ci ne peut les avoir pris en compte pour fixer l'indemnisation qui leur est due.
Ils indiquent que la Sci Marbrerie [W] a perçu au titre du contrat de viager des loyers de deux locataires : la Sarl Pfdp d'une part du 1er juillet 1999 au 24 janvier 2021 (259 mois) pour un montant total de 313 565,16 euros, et M. et Mme [E] d'autre part, du 5 septembre 2005 au 21 janvier 2021 (185 mois) pour un montant total de 92 500 euros ; qu'eu égard à l'interdiction de sous-location stipulée dans le bail commercial du 5 juillet 1999, la Sarl Pfdp ne pouvait pas sous-louer à M. et Mme [E], de sorte que le bailleur de ces derniers ne pouvait donc qu'être la Sci Marbrerie [W] qui a perçu les loyers.
Ils précisent qu'ils sont redevables à la Sci Marbrerie [W] et M. [W] de la moitié des arrérages payés dans le cadre du viager entre le 2 février 1993 et le 10 juillet 2015 égale à 102 522,63 euros, ainsi que de la moitié de la somme de 18 198,42 euros au titre de l'indexation ordonnée par le jugement du 25 janvier 2021, soit la somme de 9 099,21 euros ; que la somme totale due de
111 621,84 euros doit être compensée avec la dette des loyers indûment perçus de 406 065,16 euros et les frais des procédures antérieures à la charge des intimés.
Par conclusions notifiées le 8 octobre 2024, M. [O] [W] et la Sci Marbrerie [W] sollicitent de voir sur la base des articles 122 et 202 du code de procédure civile, 1978 et 2224 du code civil :
- confirmer en toutes ses dispositions le jugement du tribunal judiciaire de Dieppe rendu le 25 mars 2024,
- débouter MM. [B] et [I] de toutes leurs demandes,
- condamner solidairement MM. [B] et [I] à leur régler la somme de 6 000 euros chacun sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile, en plus des entiers dépens,
- à défaut de règlement spontané des condamnations prononcées dans l'arrêt à intervenir, condamner solidairement MM. [B] et [I] à leur payer le montant des sommes retenues par l'huissier chargé de l'exécution forcée au titre de l'article 10 du décret n°96-1080 du 12 décembre 1996 (tarif des huissiers), modifié par le décret n°2001-212 du 8 mars 2001, en plus de l'application de l'article 700 du code de procédure civile.
Ils exposent que la Sci Marbrerie [W] n'a perçu aucun loyer de la part de M. et Mme [E], de sorte que la demande de remboursement à ce titre n'est pas fondée ; que l'attestation de M. [E] produite est irrecevable car, d'une part, elle ne comporte pas les mentions obligatoires prévues par l'article 202 du code de procédure civile et, d'autre part, n'indique pas que ce dernier et son épouse auraient versé un loyer de 500 euros à la Sci Marbrerie [W] ; qu'en outre, la seule quittance a été établie par la Sarl Pfdp.
Ils concluent également au rejet de la demande de restitution de loyers versés par la Sarl Pfdp, aux motifs que l'acte de vente du 2 février 1993, qui déroge à l'article 1978 du code civil, contient une clause pénale qualifiée d''indemnité forfaitaire' qui régit les conséquences de la résolution et exclut toute indemnisation supplémentaire ; que l'indemnisation allouée par le tribunal dans son jugement du 25 janvier 2021 et égale à la moitié des arrérages versés est exclusive de toute autre indemnisation.
Ils se réfèrent aux motifs du jugement du 25 mars 2024 selon lesquels la preuve d'un préjudice distinct de MM. [B] et [I] n'est pas rapportée et la mauvaise foi de la Sci Marbrerie [W] n'est pas établie.
Pour un plus ample exposé des faits et des moyens, il est renvoyé aux écritures des parties ci-dessus.
La clôture de l'instruction a été ordonnée le 2 juillet 2025.
MOTIFS
Sur la demande de restitution des loyers
L'article 1302 alinéa 1er du code civil énonce que tout paiement suppose une dette ; ce qui a été reçu sans être dû est sujet à restitution.
Selon l'article 1302-1 du même code, celui qui reçoit par erreur ou sciemment ce qui ne lui est pas dû doit le restituer à celui de qui il l'a indûment reçu.
L'article 1302-3 du même code précise que la restitution est soumise aux règles fixées aux articles 1352 à 1352-9.
Elle peut être réduite si le paiement procède d'une faute.
En l'espèce, le contrat de vente du 2 février 1993 ne prévoit pas, en cas de résolution, le sort des fruits du bien vendu qui auraient été perçus par l'acquéreur la Sci Marbrerie [W] jusqu'à la résolution. A seulement été envisagé par les parties, à la page 13, le sort de 'tous les arrérages perçus par le vendeur et tous embellissements et améliorations apportés à l'immeuble vendu [lesquels] seront de plein droit et définitivement acquis au vendeur, sans recours ni répétition de la part de l'acquéreur défaillant, à titre de dommages-intérêts et d'indemnité forfaitaire.'.
Cette clause pénale n'exclut donc pas la faculté pour le vendeur de demander la restitution des fruits du bien dont la vente a été résolue ultérieurement.
A cet effet, il incombe aux ayants droit des vendeurs de prouver que les conditions de l'action en répétition de l'indu sur laquelle ils fondent leurs demandes sont réunies.
Or, cette action appartient au 'solvens', c'est-à-dire celui qui a effectué le paiement, ses cessionnaires ou subrogés, ou encore celui pour le compte duquel et au nom duquel il a été fait.
Les loyers réclamés par les appelants ont été versés :
- d'une part, par la Sarl Pfdp à la Sci Marbrerie [W] en exécution du bail commercial du 5 juillet 1999,
- d'autre part, par M. et Mme [E] à la Sarl Pfdp en exécution d'un contrat non écrit de sous-location ayant pris effet à compter de septembre 2005. Contrairement à ce qu'avancent les appelants, le règlement du loyer mensuel de 500 euros a été effectué au profit de la Sarl Pfdp, et non pas de la Sci Marbrerie [W], comme il ressort de la quittance de loyer établie le 6 janvier 2021 par la Sarl 'PF Dieppoises' pour le mois de décembre 2020. De plus, dans leur attestation dont l'irrégularité n'est pas démontrée, M. et Mme [E] indiquent qu'ils ont payé un loyer de 500 euros par mois de septembre 2005 jusqu'en 2014 pour leur occupation de l'appartement situé au [Adresse 1], au-dessus de la marbrerie, sans préciser son destinataire et bénéficiaire. Enfin, l'interdiction de la sous-location stipulée dans le contrat de bail du 5 juillet 1999, invoquée par les appelants, ne remet pas en cause le versement de loyers par M. et Mme [E].
Dès lors, M. et Mme [I] n'ayant à aucun moment effectué un paiement indu au profit de la Sci Marbrerie [W] et/ou de M. [O] [W], leurs ayants droit ne sont pas fondés à réclamer la restitution de loyers à ces derniers. La décision du tribunal ayant rejeté leur demande en ce sens sera confirmée.
Sur la demande de dommages et intérêts pour résistance abusive
L'article 1240 du code civil précise que tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.
En l'espèce, l'exercice par la Sci Marbrerie [W] et M. [O] [W] de leur droit de se défendre et d'opposer un refus aux demandes de paiement de MM. [B] et [I] qui, au final, ont été rejetées n'a pas été abusif.
La faute de la Sci Marbrerie [W] et de M. [O] [W] n'étant pas démontrée, la réclamation indemnitaire des appelants sera rejetée. La décision du tribunal ayant statué en ce sens sera confirmée.
Sur les demandes accessoires
Les dispositions de première instance sur les dépens et les frais de procédure seront confirmées.
Parties perdantes, les appelants seront condamnés solidairement aux dépens d'appel, incluant les frais de commissaire de justice et les éventuels frais de recouvrement prévus à l'article L.111-8 du code des procédures civiles d'exécution.
Il est équitable également de les condamner solidairement à payer aux intimés chacun la somme de 2 500 euros au titre des frais non compris dans les dépens que ces derniers ont exposés pour cette instance d'appel. Les appelants seront déboutés de leur demande présentée à ce titre.
PAR CES MOTIFS
La cour, statuant par arrêt contradictoire, mis à disposition au greffe,
Dans les limites de l'appel formé,
Confirme le jugement entrepris,
Y ajoutant,
Condamne solidairement M. [D] [B] et M. [O] [I] à payer à la Sci Marbrerie [W] et à M. [O] [W] chacun la somme de 2 500 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile au titre de la procédure d'appel,
Déboute les parties du surplus des demandes,
Condamne solidairement M. [D] [B] et M. [O] [I] aux dépens d'appel, incluant les frais de commissaire de justice et les éventuels frais de recouvrement prévus à l'article L.111-8 du code des procédures civiles d'exécution.
Le greffier, La présidente de chambre,